Couverture de SOCIO_142

Article de revue

In memoriam

Michel Pinçon (1942-2022)

Pages 147 à 148

Notes

  • [1]
    Pinçon M. (1987), Désarrois ouvriers : familles de métallurgistes dans les mutations industrielles et sociales, Paris, L’Harmattan.
  • [2]
    Pinçon M. (1981), « Habitat et modes de vie. La cohabitation des groupes sociaux dans un ensemble HLM », Revue française de sociologie, vol. 22, no 4, p. 523- 547.
  • [3]
    Pinçon M. & Pinçon-Charlot M. (1997), Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Puf.
  • [4]
    Pinçon M. & Pinçon-Charlot M. (1989), Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil.
  • [5]
    Une de Télérama, no 3166, septembre 2010.
  • [6]
    « À demain mon amour », documentaire réalisé par Basile Carré-Agostini, 2022.
  • [7]
    « À demain mon amour », idem.
English version
« Pas meilleurs que vous »

1 Michel Pinçon nous a quittés le 26 septembre 2022. Figure marquante dans le paysage sociologique français, personnage attachant autant qu’homme engagé, il faisait partie des rares sociologues dont l’audience aura dépassé les frontières académiques pour occuper une place spécifique au cœur du débat public. Indissociable du couple qu’il a formé pendant plus de cinquante ans avec Monique Pinçon-Charlot, ce fils d’ouvrier devenu sociologue de la grande bourgeoisie aura marqué la discipline d’un sillon singulier auquel le comité de rédaction de Sociologie rend hommage.

2 Né en 1942 à Lonny dans les Ardennes, Michel Pinçon suit des études de sociologie à l’Université de Lille où il reçoit notamment l’enseignement de Pierre Bourdieu et rencontre celle qui deviendra sa femme et sa compagne d’enquête et d’écriture, Monique Charlot. Après avoir fait sa coopération au Maroc, il termine ses études de sociologie à l’Université de Vincennes, puis, comme d’autres jeunes sociologues de sa génération, intègre le CNRS en 1970 et rejoint alors le Centre de sociologie urbaine. Ses premiers travaux portent sur le monde ouvrier, dont il est originaire, un monde bouleversé par les mutations profondes du secteur industriel. Dans la vallée de la Meuse, ces transformations déstabilisent les structures familiales et les ancrages locaux plongeant ainsi les ouvriers dans un profond « désarroi » que Michel Pinçon restitue et analyse à travers des monographies familiales dans le premier ouvrage qu’il publie en 1987 [1]. L’intérêt pour les dimensions spatiales des styles de vie et des appartenances de classe y est déjà bien visible, tout comme dans ses travaux des années 1970 sur la production du logement et le monde HLM. L’enquête conduite sur un grand ensemble nantais, le Sillon de Bretagne, montre bien cet ancrage au croisement d’une sociologie des classes sociales et d’une sociologie urbaine critique [2]. Il s’inscrit aussi dans l’émergence, en France, des travaux portant sur les grands ensembles, les conditions de vie des catégories populaires et les débuts des politiques de la ville. Au sein du Centre de sociologie urbaine, Michel Pinçon conjugue la recherche scientifique aux engagements sociaux, il milite activement pour l’intégration des « hors-statut » et participe à toutes les mobilisations sociales du moment.

3 Les années 1980 confirment l’importance des dimensions spatiales des rapports de domination dans les travaux de Michel Pinçon. Mais les terrains et les objets changent. Si les recherches restent profondément marquées par la sociologie de Pierre Bourdieu et par l’analyse des rapports de domination, elles se déplacent du côté des dominants. Michel Pinçon s’engage alors dans un « voyage en grande bourgeoisie [3] » qu’il mènera avec son épouse et qui occupera une grande partie de sa carrière. Pendant deux décennies, le couple dissèque méthodiquement les moyens et les manières par lesquelles les ultra-dominants reproduisent leurs positions tout en contrôlant étroitement l’accès à un entre-soi exclusif. Ce qui frappe dans ces travaux c’est la capacité à pénétrer un milieu soigneusement fermé tout en dévoilant les mécanismes et les stratégies de clôture d’un monde social où s’accumulent les ressources (économiques, sociales et symboliques). À travers une production scientifique abondante, la grande bourgeoisie française se découvre et se dévoile ainsi, livre après livre : son capital social tentaculaire, ses stratégies économiques et patrimoniales, mais aussi et surtout, ses alliances matrimoniales, ses pratiques distinctives et ses espaces d’implantation. Dans les beaux quartiers[4], c’est toute une vie mondaine et une sociabilité de cercles et de réseaux qui se déploient et participent d’une appropriation matérielle et symbolique de l’espace urbain. Il faut lire et relire ce qui se joue alors dans l’inscription sur le Bottin mondain, dans les mariages entre héritiers ou dans les fameux rallyes de la jeunesse dorée, célébrant en même temps qu’ils préparent les générations suivantes aux sentiers cachés de la domination. Ces textes sont devenus des classiques de la sociologie française non seulement parce qu’ils s’aventurent dans des mondes sociaux jusqu’ici invisibles mais aussi parce qu’ils offrent des exemples – parfois spectaculaires – du métier de sociologue et du travail d’enquête. Quel enseignant n’a pas donné à lire des pages de leurs travaux sur la grande bourgeoisie pour sensibiliser les étudiants à l’observation ou à la réflexivité sur le travail de terrain ? Quel manuel de sociologie ne comporte pas un extrait des époux Pinçon illustrant l’idée de violence symbolique ? Quelle étudiante n’a pas souri à la lecture des passages sur les rallyes, mesurant alors à la fois la distance la séparant de cette classe sociale et l’exotisme de ces sociabilités juvéniles ? C’est aussi la force d’un travail sociologique sans équivalent encore aujourd’hui que d’avoir largement exploré les cercles impénétrables de la domination sociale et donné à voir leur fonctionnement, bien au-delà des frontières académiques.

4 Car peu de sociologues auront vu leur nom et leur visage finir par devenir familiers aux yeux du grand public. Devenant indissociable de sa partenaire de vie et de travail, la carrière et le parcours se sont alors ouverts bien plus largement et de multiples manières. Tout en continuant à explorer les ressorts du pouvoir des élites, les années 2000 voient en effet les publications se diversifier, des dynasties patronales aux châtelains, des gagnants du loto aux promenades sociologiques dans Paris, des ghettos du ghota au « président des riches ». Surtout, les contributions au débat public se multiplient : conférences, interventions médiatiques, documentaires et émissions, invitations dans des événements politiques, mais aussi interventions auprès de lycéens, de militants, d’ouvriers en grève dans les usines, Michel Pinçon est sur tous les fronts. De documentaires en bande dessinée, « le couple qui fait trembler l’Élysée [5] » contribue surtout à présent à populariser une sociologie critique. Michel Pinçon prend officiellement sa retraite du CNRS en 2007, mais son travail continue sur un mode plus ouvertement engagé, se sentant libéré du devoir de réserve de son ancien statut de fonctionnaire. Aux formes économiques, symboliques et sociales de domination, s’ajoutent à présent l’analyse du champ politique et celles des liens entre pouvoir économique et pouvoir politique. Les Pinçon participent alors pleinement au débat public, prolongeant leurs engagements dans le monde social et prenant part aux débats politiques du moment. Un documentaire sorti au printemps 2022 [6] montre un Michel Pinçon toujours actif, sac sur le dos, plongé au cœur de l’actualité sociale et politique du pays, observant au plus près le mouvement des Gilets Jaunes ou arpentant les allées d’une énième Fête de l’Huma dont il était fidèle. Accompagné de Monique, il y cultive aussi le goût de la transmission et du partage d’un savoir sociologique incarné, dans une séquence touchante. Accompagnant une classe de lycée dans les beaux quartiers de la capitale, il y délivre une leçon de sociologie en pleine rue, à de jeunes adolescents en jeans et casquettes médusés par le monde social qui se déploie sous leurs yeux : « Ils sont pas meilleurs que vous ou moi, ils sont pas meilleurs, simplement ils ont eu une trajectoire telle qu’ils sont passés où il fallait au bon moment pour faire leurs études, pour entrer dans le monde du travail. Ils sont pris en main pour être toujours au diapason. Ils parlent bien, mais c’est pas parce qu’ils sont plus intelligents, c’est pas du tout ça, c’est jamais ça ! [7] ».

5 Représentant d’une génération qu’il qualifiait souvent de « chanceuse » parce qu’elle avait pu bénéficier d’un statut stable et durable pour conduire des recherches pionnières et de long terme, il incarnait aussi une sociologie critique, impertinente et audacieuse. Nul ne sait s’il aura « fait trembler l’Élysée », mais il aura travaillé inlassablement à déconstruire, pendant plus de cinquante ans, les évidences d’un ordre social établi et légitime parce que naturalisé sous le sceau de l’évidence. Puisse cette entreprise se poursuivre malgré la disparition de Michel Pinçon et son héritage rester bien vivant. Nous adressons toutes nos condoléances et notre sympathie à Monique Pinçon-Charlot.


Date de mise en ligne : 01/08/2023.

Notes

  • [1]
    Pinçon M. (1987), Désarrois ouvriers : familles de métallurgistes dans les mutations industrielles et sociales, Paris, L’Harmattan.
  • [2]
    Pinçon M. (1981), « Habitat et modes de vie. La cohabitation des groupes sociaux dans un ensemble HLM », Revue française de sociologie, vol. 22, no 4, p. 523- 547.
  • [3]
    Pinçon M. & Pinçon-Charlot M. (1997), Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Puf.
  • [4]
    Pinçon M. & Pinçon-Charlot M. (1989), Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil.
  • [5]
    Une de Télérama, no 3166, septembre 2010.
  • [6]
    « À demain mon amour », documentaire réalisé par Basile Carré-Agostini, 2022.
  • [7]
    « À demain mon amour », idem.
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