Notes
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[1]
En 2013, le député de Savoie Hervé Gaymard alerte la ministre de la Culture dans le cadre d’une question posée à l’Assemblé nationale. Il préconise la taxation des plateformes de revente de livres et de jeux vidéo (Journal Officiel, 30 avril 2013). Aucun projet législatif n’est à l’ordre du jour.
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[2]
La valeur marchande d’un livre de collection se fonde sur sa rareté et/ou sa date de parution, son contenu et sa matérialité (reliure, papier). Un livre dit « ancien » a été imprimé entre 1501 et 1801, un livre moderne au xix e siècle tandis qu’un livre d’occasion se définit comme un ouvrage paru aux xx e et xxi e siècles.
-
[3]
Le « courant » ou encore la « bouquinerie » selon le vocabulaire des professionnels.
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[4]
Parmi les 230 librairies adhérentes du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM), 37 sont dirigées par des femmes (16 %).
-
[5]
Pour les ouvrages neufs, le prix de vente est fixé par l’éditeur dans le cadre de la loi Lang.
-
[6]
Hervé Hugueny, Clarisse Normand, « Les libraires vont-ils sauter sur l’occasion », Livres Hebdo, no 1024, 9 janvier 2015, p. 18-21.
-
[7]
Aucune réglementation n’empêche les exemplaires transmis par l’éditeur aux journalistes (services de presse) d’être vendus à un acteur de l’occasion. En ce qui concerne les exemplaires fournis gracieusement à l’auteur par l’éditeur, le contrat d’édition stipule qu’ils ne peuvent donner lieu à des opérations commerciales.
-
[8]
Nous laissons de côté les transactions entre particuliers qui se réalisent sans le moindre intermédiaire (circuit direct), sans plateforme, ni association de quartier organisant un vide-grenier. Nous n’avons pas non plus pris en compte – et nous doutons d’ailleurs de leur existence pour le livre – les systèmes de dépôt-vente comme les ont observés, pour le cas des articles de sport, Pascal Chantelat et Bénédicte Vignal (2002).
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[9]
Depuis 2016, le tarif « Colissimo », plus coûteux que le tarif « lettre », est appliqué quand l’épaisseur du pli est supérieure à 3 cm.
-
[10]
Le Bon Coin regroupe près de 28 millions d’annonces. La part d’annonces de livre s’élève à 7 %.
-
[11]
Traduction de l’auteur.
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[12]
Deux jeunes diplômés souhaitant revendre leurs propres ouvrages à la fin de l’année universitaire ont lancé un service de collecte de livres auprès de particuliers et des bibliothèques pour les revendre en ligne. Better World Books est devenu l’un des acteurs majeurs du marché de l’occasion et finance, par ses recettes, des programmes d’alphabétisation à travers le monde (Anne Field, « Secrets of successful social enterprise », Forbes, 4 mai 2013).
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[13]
Depuis 2014 et le complément apporté à un article de la loi Lang sur le prix unique du livre, la remise de 5 % et la gratuité des frais de port ne peuvent plus être consenties lorsque le livre est expédié au lecteur.
1 Fondamental pour la circulation de la culture imprimée, le marché du livre d’occasion reste méconnu. Les premières mesures de son poids révèlent son dynamisme : plus d’un acheteur de livres neufs sur quatre acquiert aussi des volumes d’occasion et près de deux livres achetés sur dix le sont sur ce marché de seconde main (Ministère de la Culture et de la Communication, 2017, p. 3 et 5). Preuve de cette vitalité, l’inquiétude des titulaires de droits commence à s’exprimer ; ces transactions ne leur procurant aucun revenu direct (Farchy & Jutant, 2015, p. 207) [1]. Si ce marché secondaire constitue un substitut très imparfait à l’offre de neufs – seulement 16 % des livres d’occasion cannibaliseraient des ventes de volumes neufs (Ghose et al., 2006) –, la multiplication des acteurs augmente considérablement la capacité de ce marché à parasiter celui du livre neuf.
2 S’il n’est évidemment pas nouveau, le marché du livre d’occasion subit, depuis la fin des années 1990, une profonde reconstruction liée à l’essor des plateformes. Cette modification du champ des réseaux de commercialisation a étendu ce marché en levant un certain nombre de barrières pour des professionnels comme pour des amateurs. Les plateformes ont facilité les achats et démocratisé les rôles marchands pour la revente de volumes, comme l’illustre le succès de l’entreprise « Le Bon coin » (Garcia-Bardidia, 2014). D’autres facteurs peuvent expliquer la croissance de ce marché. D’une part, la crise économique a pu déplacer certaines dépenses des Français vers des réseaux de distribution alternatifs (Decrop, 2017). Et, d’autre part, les achats de livres, comme le prêt-à-porter ou l’ameublement, sont aujourd’hui encadrés par de nouvelles normes attentives à la circulation des biens durables. Au côté de particuliers revendant des ouvrages, de nouvelles associations et entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) ont investi le marché en revendiquant un engagement environnemental.
3 Face à cette transformation numérique et à l’arrivée de nouveaux détaillants, cet article propose une analyse du fonctionnement de ce marché attentive à sa structuration et au travail d’intermédiation (Chantelat & Vignal, 2002). Plus directement, il s’agit d’examiner ses recompositions en se focalisant sur le travail de formation des prix de revente des volumes. Essentielle à la compréhension des marchés et des rapports sociaux dans lesquels ils sont « encastrés » (Granovetter & Swedberg, 1992), l’étude des modalités de formation des prix cherche, en considérant le calcul comme un travail à part entière, à définir les éléments qui entrent en compte dans cette activité comme les raisonnements mis en place dans un contexte concurrentiel (Chiffoleau & Laporte, 2004 ; Barrey, 2006 ; Beckert, 2011 ; Beckert & Aspers, 2011).
4 Cette contribution à l’analyse sociologique d’un marché concret (Garcia, 1986 ; Steiner, 1999 ; Le Velly, 2012) repose sur un matériau tiré de multiples investigations approfondies menées auprès de détaillants variés, des libraires indépendants comme des particuliers revendant leur propre bibliothèque ou le produit de leur glanage, de la direction de plateformes numériques comme des entreprises de l’ESS et des boutiques d’associations caritatives.
5 Notre propos s’articule autour de trois points. Il s’agit dans un premier temps de caractériser les biens échangés et de présenter succinctement des éléments relatifs au métier de libraire, en le comparant notamment à celui de libraire de nouveautés. Nous présenterons dans un deuxième temps une typologie des acteurs de l’offre en examinant leur fonctionnement et les systèmes d’approvisionnement. Puis, dans une troisième partie, il s’agit d’examiner les modalités de formation des prix. Les plateformes commercialisant leur propre assortiment (Chapitre.com, Momox, Recyclivre) ou celles mettant en relation détaillants et lecteurs (marketplace : Amazon, Price Minister) ne forment pas seulement une nouvelle concurrence. Si elles ont permis à des indépendants d’être présents sur les sites marchands – présence indispensable à leur survie –, elles ont aussi imposé la cote internet comme élément fondateur de la formation des prix.
6 Ces transformations liées à la modification des réseaux de commercialisation font ainsi apparaître de nouveaux rapports de force traversant ce marché : des plateformes, des vendeurs non-libraires (associations, entreprises de l’ESS et particuliers enrôlés) viennent aujourd’hui remettre en cause l’une des règles les plus essentielles du métier, celle contribuant à définir les « occasions de gain » (Sciardet, 2003, p. 162).
7 Notre analyse vise plus largement à contribuer à une réflexion inscrite dans deux domaines majeurs de la recherche sociologique : le travail et ses mutations engendrées par la transformation numérique du commerce et de la consommation, d’une part, et les conditions de circulation des œuvres et le rapport marchand aux biens culturels, d’autre part.
L’enquête
Des observations répétées ont par ailleurs été réalisées dans plusieurs endroits stratégiques : le service d’achat de l’occasion chez Gibert Jeune à Paris, la salle des ventes de Drouot-Nord située dans le quartier de la Goutte d’Or, le marché Georges Brassens. À ces observations s’ajoute enfin la fréquentation de dizaines de librairies d’occasion en France et à l’étranger en tant que client ou simple flâneur, ce qui donne l’occasion de mener des observations « diffuses » conduisant à recueillir des données concernant la description de lieux et de comportements saisis de manière globale et « sous les modalités de l’usuel, du typique ou encore de la règle » (Chapoulie, 2000, p. 6 et 7).
Vendre des livres d’occasion
Le livre d’occasion : ni solde, ni livre de collection
8 Le marché du livre d’occasion renvoie au rachat et à la revente d’ouvrages après une première acquisition par un lecteur. Sur le plan juridique, ce marché est organisé sur une base claire, celle de l’épuisement des droits. Dès lors que la première vente d’un exemplaire d’une œuvre est autorisée par l’éditeur, ce dernier ne peut plus s’opposer aux ventes successives du même exemplaire (Farchy & Jutant, 2015, p. 209). Les ouvrages alimentant ce marché ne doivent pas être confondus avec ceux des solderies provenant de lots de volumes invendus d’éditeurs (Renard, 1983). Cette offre se distingue également de la bibliophilie composée de livres de collection, anciens et modernes [2]. Recherché pour le texte qu’il contient, le livre d’occasion [3] ne fait pas l’objet d’une convoitise exceptionnelle et sa valeur marchande est dégressive (Crave, 2008a, b, p. 296 et p. 654). Si un même détaillant peut parfois commercialiser livres de collection et livres d’occasion, les volumes sont entreposés dans des bacs distincts, souvent situés à l’extérieur pour capter le passant mais aussi pour signifier leur faible valeur. Par ailleurs, les réseaux d’approvisionnement, la formation du prix (enchère/fixe), l’existence ou non de dispositifs d’information et de fidélisation comme le catalogue (Goujet, 2010, p. 260), le public (bibliophiles/grand public) mais aussi le sexe des professionnels – de très rares femmes dans le monde de la bibliophilie [4] – sont des caractéristiques structurant deux univers distincts.
9 Le marché du livre d’occasion a par ailleurs une origine scolaire. La dynastie des libraires Gibert en est une bonne illustration. Son activité épouse dès 1886 le cycle du manuel : il est acheté pour la rentrée puis revendu à la fin de l’année par les familles d’écoliers avant que le célèbre libraire du quartier latin ne le re-commercialise de nouveau.
Libraire d’occasion : le profit avant la passion ?
10 Contrairement aux libraires de nouveautés, qui peuvent renvoyer aux distributeurs des volumes invendus, les professionnels de l’occasion réalisent leurs achats en compte ferme. Ils réalisent leurs achats par des paiements comptants et doivent aussi fixer le prix de revente des ouvrages en dehors de tout cadre réglementaire [5]. Pour reprendre les propos d’un libraire parisien, le métier correspond à « du vrai commerce [6] » par opposition à celui des libraires de nouveautés.
C’est dangereux l’occasion, il n’y a pas de retour. C’est des achats en compte ferme. Les libraires vivent avec cette faculté de déstockage avec les retours qui est à double tranchant… ça arrange les libraires et les éditeurs d’ailleurs. Sur l’occasion, vous n’avez pas ce flux-là. Il y a des libraires qui ont pris le bouillon sur l’occasion. La dynamique de prix fait que vous pouvez vous retrouver à vendre moins cher que vous avez acheté puisque vous baissez la cote… (directeur commercial et logistique de Gibert Jeune).
12 Les revendeurs doivent respecter deux obligations. Il leur faut tenir un « livre de brocante » répertoriant leurs achats et l’identité de leurs fournisseurs pour éviter toute accusation de recel ou d’infraction à la loi Lang [7]. En ce qui concerne la TVA, celle-ci est prélevée sur la marge réalisée par les professionnels (5,5 % pour la France métropolitaine).
13 Pour être complet, il faut préciser que, contrairement à la librairie classique, les marges de l’occasion sont d’un niveau supérieur : d’au moins 50 % pour l’occasion contre 35 % à 40 % pour le neuf.
14 L’élément fondamental du métier est la recherche d’occasion de gains. Ce principe, qui rapproche nettement ces professionnels des brocanteurs davantage que des libraires de nouveautés, se construit à partir des possibilités d’accéder à une diversité de cadre d’échanges (Sciardet, 2003, p. 162). En d’autres termes, il s’agit de tirer profit des opportunités offertes par les différences de règles d’évaluation et d’échange entre tel ou tel sous-espace de marché. Pour la construction d’une occasion de gain, l’élément décisif est de réaliser son approvisionnement de manière rationnelle du point de vue du contenu, en fonction d’une hypothétique demande qui permettra d’écouler rapidement les volumes et en fonction du prix de rachat aussi bas que possible – « dans le métier, le nerf de la guerre c’est d’acheter des livres », déclare Dominique Vallet, libraire parisien. Cette activité essentielle repose sur un « capital de connaissances » (Garcia, 1986, p. 8), accumulé progressivement depuis l’entrée dans le métier, qui s’appuie sur un réseau de relations indispensables notamment pour détecter et entretenir des sources d’approvisionnement.
15 L’une des façons de se placer dans une situation de gain est l’achat par lots. Ils interviennent dans différents cadres. Les « mortuaires » désignent, selon le langage des bouquinistes, le rachat de bibliothèques après le décès ou lors du déménagement de son propriétaire. Elles constituent les meilleures affaires (Silva, 2000, p. 42). Jacques Vannier, grand libraire parisien depuis 1961, se rend régulièrement dans des appartements que les anciens propriétaires ou les membres de la famille doivent débarrasser. L’enjeu va être de racheter l’ensemble du lot et de réaliser ensuite un tri entre les invendables et les « pépites ». L’écart entre le prix du lot, fixé souvent en toute méconnaissance par les vendeurs d’un jour, et le prix de revente des ouvrages, fixé à l’unité par le professionnel, va générer une opportunité de gain.
Imaginez que vous avez un appartement de 200 mètres carrés et que vous déménagez dans 80 mètres carrés. Les gens, ils vendent les meubles… Mais les livres, plus personne ne veut des livres ! Plus personne ! C’est ingrat parce qu’on voit des livres… les états d’âme de nos hommes politiques… tout ça. Mais, les appartements, c’est une assez bonne source, on trouve des bons livres. On fait ça simplement. Je fais une expertise. Elle vous agrée, je fais le chèque, je prends. Elle ne vous agrée pas, je repars, j’ai d’autres choses à faire ! 99 % des gens acceptent. Bon, il faut être raisonnable. Il ne faut pas arnaquer les gens (Jacques Vannier, quatre-vingt ans).
17 L’achat de lots se fait également dans des salles des ventes comme celle de Drout-Nord, réputée pour vendre des meubles, des tableaux et des objets hétéroclites sans grande valeur (Quemin, 1994). Fréquentée par des brocanteurs, cette salle des ventes organise régulièrement des ventes d’ensembles de livres. Placés dans des mannettes, ces lots sont constitués par un membre de la société de vente aux enchères et regroupent des volumes d’une valeur commerciale limitée. La description par le commissaire-priseur est brève. Les assistants ne montrent pas les volumes au public et se contentent de donner le titre d’un ou deux ouvrages présents dans la panière. Une libraire acheta, le jour d’une séance d’observation, deux mannettes pour 80 euros (mise à prix 30 euros). Je l’interroge après qu’elle a retiré ses deux lots contenant une soixantaine de livres : « Là je vais en jeter la moitié, c’est des livres de clubs mais il y en a quelques-uns que je vais revendre à 10 euros, des belles reliures, c’est du commerce ! »
18 L’achat par lots ne constitue que l’une des opérations par laquelle s’élabore un assortiment. D’autres existent comme l’achat raisonné par unité – modèle Gibert, Momox ou Boulinier : des cotes internes déterminent les prix de rachat et le prix de revente – ou comme la re-commercialisation de dons, processus sur lequel nous reviendrons et qui révèle l’existence d’autres types d’échanges en dehors du marché. Une dernière forme d’approvisionnement des professionnels est enfin constituée par les transactions entre professionnels. Jacques Vannier ne se rend plus guère en salle des ventes. En revanche, un confrère situé à proximité de sa grande librairie s’y rend beaucoup plus régulièrement et achète des ouvrages dont il sait qu’ils intéresseront J. Vannier pour sa clientèle fidèle et plus nombreuse (ce dernier précise : « je lui laisse plusieurs chèques par mois à lui »).
19 Une enquête menée sur l’identité professionnelle des libraires de jeunesse montrait les différents aspects du métier par lesquels les professionnels se définissaient (la sélection du « bon » livre, la transmission du goût de la lecture, la production du conseil personnalisé) (Chabault, 2017). Ces éléments sont nettement moins visibles dans des propos des libraires d’occasion. Seule Muriel Fanon, quarante-trois ans, libraire lyonnaise depuis 2003, met en avant son engagement pour la démocratisation de l’accès au livre avant d’ajouter que cette motivation est plus rare chez ses confrères, attirés par le profit :
Ce qui m’intéresse, c’est de faire circuler le livre, c’est d’avoir des livres à prix accessibles pour que les parents, par exemple… on dit « les jeunes ne lisent plus » , c’est faux… que les parents puisent en acheter. Bon, je veux bien aussi gagner ma vie ! Quand je vous dis que je ne suis pas une vraie bouquiniste, c’est que j’essaie de mettre le prix le plus bas pour que le livre circule.
21 Le métier de libraire d’occasion ne semble pas uniquement animé par la passion du gain mais les nombreux entretiens menés ne rendent pas visible sa dimension intellectuelle. Il reste toutefois éloigné d’autres métiers exercés par les cols blancs du commerce. L’expérience du monde social des libraires semble par exemple moins structurée par une logique lucrative que celle des agents immobiliers (Bernard, 2017, p. 18). Face à l’enquêteur, si les aspects économiques du métier sont évoqués, la possibilité d’afficher l’appât du gain se limite toutefois aux représentations d’un métier au contact d’un bien culturel à haute valeur symbolique.
Des acteurs de l’offre sur un marché partiellement structuré et « plateformisé »
22 L’exploration du marché du livre d’occasion a conduit à l’élaboration d’une typologie des acteurs de l’offre. Elle distingue les indépendants selon leur type de lectorat, les boutiques des opérateurs numériques, les libraires des autres professionnels – associations, entreprises de l’ESS –, les professionnels des particuliers, les opérateurs numériques ayant leur propre assortiment de ceux occupant uniquement une fonction relationnelle – marketplace (Bauhain-Roux & Guiot, 2001, p. 27-29) – et les vendeurs de volumes achetés de ceux constituant leur assortiment par des dons ou de la récupération [8].
23 Cette typologie témoigne du déplacement du marché sur Internet avec l’essor d’opérateurs internationaux, que ce soit pour des transactions entre professionnels et lecteurs ou pour celles renvoyant à la vente de biens entre particuliers (online selling) ; une forme d’échange définissant aujourd’hui la consommation collaborative (Beauvisage et al., 2018, p. 4).
L’élite des librairies d’occasion pour un lectorat initié
24 Une première catégorie de libraires rassemble des professionnels de deux types. Un premier groupe est celui des libraires pour les bibliophiles. Si la quasi-totalité de leur chiffre d’affaires est réalisée par des volumes de collection, certains vendent également des ouvrages d’occasion à des prix inférieurs au neuf. Pour la totalité des cas observés, les livres d’occasion sont entreposés dans des bacs ou sur des étagères distinctes de l’offre de bibliophilie. Ils ont été acquis dans des salles des ventes ou directement auprès de particuliers dans le cadre de rachat de bibliothèques complètes où cohabitaient des volumes rares et de moindre valeur. C’est le cas de la librairie Jousseaume, fondée en 1826 à Paris dans la galerie Vivienne ou de celle fondée par Pierre-François Dutilleux située dans le seizième arrondissement. Né en 1934 d’un père haut dirigeant d’une grande banque française, P.-F. Dutilleux appartient indiscutablement aux fractions culturelles de la grande bourgeoisie parisienne. Il fait ses études à l’École libre des sciences politiques et rédige son mémoire de fin d’étude sur son grand-père journaliste, connu pour ses interviews de grands écrivains du xix e siècle. Puis il mène une carrière de cadre dirigeant au sein du groupe Hachette jusqu’au début des années 1970. Faisant partie des quatre experts marketing de la direction du groupe, il est notamment secrétaire général du mensuel Réalités (1946-1978) et s’occupe du lancement de Paris Match au Canada. Il démissionne en 1973 après que la direction lui demande de licencier 250 personnes en raison des méventes de certains titres de presse. En 1973, il fonde une librairie spécialisée dans la vente d’ouvrages d’occasion, épuisés ou difficilement trouvables. Pendant plus de vingt ans, des petites annonces sont publiées dans Le Figaro et Le Monde : « Vous recherchez un livre épuisé, appelez nous. » La librairie répond à près de 2000 demandes par mois grâce à son stock de 100 000 livres achetés en salles des ventes et aux Puces. Parallèlement, P.-F. Dutilleux, qui vit dans les quartiers les plus huppés de la capitale, possède un entrepôt à Saint-Cloud ainsi qu’une résidence secondaire dans une commune prisée de la côte atlantique, devient un libraire reconnu pour livres anciens et modernes. Il dirige pendant plusieurs années le Syndicat de la librairie ancienne et moderne, organe structurant la profession. Voyant l’essor d’Internet et ayant de plus en plus de difficultés à stocker les ouvrages, il réussit, à la fin des années 1990, à vendre son assortiment et sa base informatisée à la FNAC, tentée par investir le marché de l’occasion. C’est finalement Chapitre.com qui récupère auprès de la FNAC le stock pour lancer son site de vente en ligne. Tout en poursuivant son activité pour les collectionneurs, P.-F. Dutilleux se repositionne en 2016 sur le marché de l’occasion en éditant un catalogue de « Bons titres à petit prix » qui n’est diffusée qu’à sa clientèle bibliophile et donc initiée.
25 Un deuxième groupe est composé de libraires d’occasion dont l’assortiment est clairement sélectionné pour un lectorat initié. C’est le cas de la grande librairie de Jacques Vannier, dont l’assortiment est composé de nombreux livres d’arts – « des choses très pointues comme l’art rupestre du Sahara » –, ou de celle de Christophe Delage située dans le premier arrondissement de Lyon. Spécialisé en littérature, sciences humaines, théâtre, C. Delage « communique peu », ne croit pas « être référencé sur les Pages jaunes » et vend « par connaissance ». Une partie de son assortiment est référencé sur un site pionnier du commerce en ligne (1995) mais connu des seuls passionnés.
Moi je suis sur livre-rare-book, c’est pas très visible. Ce site, c’est un peu l’équivalent de la rue ici [une petite rue du centre de Lyon] alors qu’Amazon ou Abebooks, c’est les Champs-Élysées ou la rue de la République ici ! C’est un site pour des gens qui savent, des passionnés. Je refuse Amazon moi.
Les détaillants « grand public »
27 Le deuxième groupe de détaillants s’adresse à un lectorat plus vaste. Les prix pratiqués sont relativement bas et tous les secteurs éditoriaux y sont représentés. Boulinier (7 boutiques à Paris), Book-Off (1 boutique à Paris), Gibert Jeune (9 magasins à Paris) et Gibert Joseph (40 magasins dont 3 à Paris) sont connues de tous les lecteurs qui s’y rendent aussi bien pour acquérir des volumes à prix cassés que pour revendre leurs ouvrages. La principale source d’approvisionnement de ces détaillants est le rachat d’unités à des particuliers.
Les opérateurs numériques internationaux
28 L’essor des librairies en ligne depuis la fin des années 1990 a ancré progressivement le marché du livre sur des espaces à la fois nationaux et internationaux (Chabault, 2013). Chapitre.com (1997) et Amazon (1994, 2000 en France) vendent leurs propres ouvrages d’occasion par leur plateforme. Le premier rachète des volumes auprès des clients du Furet du Nord, enseigne avec laquelle il a noué un partenariat, et des boutiques France Loisirs, filiale de la maison mère de Chapitre. Le second a mené une campagne de rachat par son site en 2015 auprès de ses clients qu’il rémunérait en bons d’achat.
29 La transformation numérique du marché s’incarne également dans la multiplication d’applications numériques de rachat de livres. Gibert Jeune mais surtout l’opérateur allemand Momox (2006, 120 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015) ont développé ce type de service : l’internaute scanne le code-barres du livre et l’opérateur fixe directement le prix de rachat. Si la personne accepte, Momox lui transmet un document pour identifier le colis et lui adresse un virement bancaire de la somme prévue à l’arrivée du colis. Momox est l’un des premiers vendeurs tiers présents sur la marketplace d’Amazon ou celle de Price Minister (2000) pour laquelle il a réalisé plus d’1,5 million de transactions.
Professionnels et particuliers sur les marketplaces : planche de salut, prise au jeu et gain économique
30 La marketplace est un intermédiaire numérique qui n’assure ni la production, ni le stockage, ni la distribution du produit acheté (Benavent, 2016, p. 99). Elle occupe un rôle « relationnel » et assure des tâches d’organisation du marché dans la mesure où elle contribue à produire de la confiance entre vendeurs et acheteurs par les systèmes d’évaluation ayant trait aussi bien à l’état du produit qu’au délai de livraison. Quatre familles de détaillants sont en concurrence sur ces plateformes : des indépendants, des opérateurs numériques, des particuliers, des marchands du don.
31 La concurrence du commerce en ligne a contraint les libraires traditionnels à être présents sur les plateformes. Ils y réalisent aujourd’hui une part significative de leur chiffre d’affaires – de 10 % à 50 % selon nos enquêtés – en y référençant leur assortiment. Planche de salut de ces indépendants, cette activité implique une série de nouvelles contraintes et d’obligations. La marketplace leur prélève environ 15 % du prix de chaque transaction et, selon les cas, un forfait mensuel de plusieurs dizaines d’euros selon leur volume de ventes. Elle aspire également les données bibliographiques que les professionnels déposent sur la plateforme lorsqu’ils y référencent leur assortiment. La marge sur chaque transaction est également réduite à cause des frais de port. Malgré une contribution des clients reversée aux libraires – 2,99 euros pour Amazon, entre 2,90 euros et 4,90 euros sur Price Minister –, les nouveaux tarifs de la Poste les contraignent à devoir contribuer aux frais d’envoi pour les plis dépassant trois centimètres d’épaisseur [9].
32 Leur présence sur Internet a enfin eu pour conséquence d’adopter des règles de comptabilité plus claires que celles pour les ventes « physiques » : « c’est simple, tout est transparent sur le net. Moi je déclare tout ce que je fais sur le net. Ici, par contre, je dépose des chèques sur mon compte donc je déclare mais le cash, je ne déclare pas, très peu » (libraire du marché Georges Brassens).
33 Hormis le caractère rébarbatif des allers et venues à la Poste pour expédier les plis, la vente en ligne disqualifie leur métier dans la mesure où elle revêt un intérêt intellectuel limité. Né en 1968, Dominique Vallet est libraire depuis 1992 après avoir réalisé sa scolarité dans une institution jésuite parisienne et suivi des études d’histoire à la Sorbonne. Il occupa un stand au marché Georges Brassens puis géra une librairie dans les Hauts-de-Seine avant de rejoindre le cinquième arrondissement de Paris. En 2017, il décide de conserver son offre de livres rares dans son magasin et de déplacer son offre d’occasion dans une vaste demeure près du Massif Central dont il a hérité pour les stocker et les vendre sur les plateformes – dix commandes quotidiennes. Il admet que la vente en ligne, qu’il délègue à deux employés, ne l’intéresse pas et qu’il regrette la disparition du contact avec le public.
34 Le deuxième groupe de vendeurs est composé d’opérateurs tirant leur bénéfice des volumes élevés expédiés. C’est le cas de Chapitre.com ou de Momox, présents sur Price Minister ou Amazon. D’autres acteurs étrangers opèrent sur le marché de l’occasion comme La librairie du Château basée à Round Rock au Texas.
35 De nouveaux entrants sur le marché ont également investi les plateformes. D’une part, des particuliers revendent leurs propres ouvrages. Contrairement aux professionnels, ils n’achètent pas de livres pour les revendre et la remise sur le marché se réalise la plupart du temps après la lecture du livre.
36 Sylvie Hilairet, 33 ans, titulaire d’un master d’histoire du droit, est secrétaire administrative dans une université depuis plus de six ans. Elle revend sur le Bon Coin ses propres ouvrages – essentiellement des séries de plusieurs tomes –, les bandes dessinées et les comics de son mari – 26 annonces en cours lors de l’entretien. Durant les quatre derniers mois avant l’entretien, elle a vendu une cinquantaine de livres et avait un rendez-vous quotidien à une bouche de métro avec un client. Si elle reconnait que les sommes perçues ne sont pas mirobolantes et que la gestion des interactions marchandes peut s’avérer contraignante, elle considère que ça lui « fait clairement de l’argent en plus » qu’elle investit dans l’achat d’autres livres ou de vinyles.
37 Enfin, des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) ont également investi le commerce du livre d’occasion en revendiquant un engagement environnemental. Recyclivre est sans doute la plus connue. Fondée en 2008, Recyclivre a développé un service de collecte d’ouvrages usagés auprès des particuliers et des associations caritatives, les trie et les revend sur Amazon et Price Minister pour 90 % des transactions. Revendiquant un chiffre d’affaires de plus de six millions d’euros en 2017 et doté d’un entrepôt regroupant 500 000 titres collectés, Recyclivre s’engage à reverser 10 % de ses gains à des associations de lutte pour la reforestation, contre l’illettrisme ou des structures caritatives, celles en particulier auprès de qui elle récupère des dons de livres – 600 000 euros ont été reversés depuis 2008. Elle sous-traite la logistique, le rangement du stock et la préparation des commandes à une association dont l’activité vise à développer l’emploi de personnes en situation d’exclusion.
38 D’un point de vue général, les structures qui re-commecialisent des dons deviennent des acteurs de plus en plus importants sur le marché du livre de seconde main. L’analyse des modalités de formation des prix permettra de justifier cette affirmation.
Les marchands du don en voie de transformation numérique
39 Comme Recyclivre, les boutiques d’associations comme Emmaüs ou le réseau des Ressourceries voient leur assortiment alimenter par les dons des particuliers ou les désherbages des bibliothèques Selon les estimations, Emmaüs collecte vingt-sept millions de livres par an ; la moitié seulement est commercialisée. Si l’essentiel des ventes se réalise en boutique, leur offre est progressivement re-commercialisée sur les marketplaces. D’une part, le rebut des collectes est récupéré, trié et revendu par des acteurs comme Recyclivre. D’autre part, le réseau des communautés Emmaüs vend désormais ses ouvrages en ligne – 280 000 références en décembre 2018 sur label-emmaus.co.
Les marchands de la récup’ : du « gagne-pain » à l’activité de survie
40 Parmi les vendeurs amateurs, on a déjà évoqué des lecteurs qui revendent les volumes qu’ils ont lus sur des vide-greniers ou par l’intermédiaire de la plateforme Le Bon Coin, . Ce site de petites annonces regroupe 1,9 million d’annonces proposant un ou plusieurs livres [10]. 99,96 % d’entre-elles sont rédigées par des amateurs et les prix fixés sont relativement bas – 55 % des annonces de livres sont entre 0 et 5 euros ; 85 % entre 0 et 20 euros (données de juin 2018).
41 D’autres particuliers développent une activité à la frontière du travail et du loisir qui va générer un revenu d’appoint et qui consiste en la commercialisation d’ouvrages qu’ils n’ont pas achetés. Il s’agit d’un « travail à côté », que Florence Weber avait étudié chez les ouvriers, dans sa forme « gagne-pain » et non « passe-temps ». La forme « gagne-pain » désigne un travail d’appoint, sans rapport salarial, qui s’insère, contrairement à la « bricole », dans l’économie marchande (Weber, 2001 [1989], p. 48). Si, à l’instar de l’enquête de Thomas Beauvisage et ses collègues (2018), les logiques de professionnalisation des amateurs sont très rares et les revenus tirés du travail de plateforme sont insuffisants pour vivre, le cas de Jean-Jacques Durand, retraité d’un opérateur public de l’Éducation nationale, illustre une autre figure de revendeur amateur, distincte de celle des « occasionnels » qui, comme Sylvie Hilairet, ont acquis les ouvrages avant de les revendre.
42 Jean-Jacques Durand collecte depuis 2012 des ouvrages ramassés sur les trottoirs de son quartier parisien situé dans un arrondissement dont la population appartient en grande partie aux fractions intellectuelles des catégories supérieures. Le plus souvent, ils ont été entreposés lors de déménagements. Une autre source de son assortiment provient également de volumes neufs jetés régulièrement dans le local poubelle de sa résidence par une personne chargée de comptes-rendus de livres pour une émission télévisée ou radiophonique. Six ans après le démarrage de son activité alors qu’il n’était pas encore retraité, J.-J. Durand possède aujourd’hui plus de trois cents livres et a actuellement deux-cent trente annonces publiées sur Le Bon Coin pour des ouvrages vendus à des prix extrêmement bas, entre un et cinq euros. Le rythme des transactions est soutenu : une à deux ventes quotidiennes en moyenne qui se traduit par un rendez-vous dans son quartier ou l’envoi d’un colis. Hormis les tâches de collecte, de manutention, de tri et d’expédition, il gère son journal des ventes par l’intermédiaire d’un imposant fichier excel qui répertorie, depuis 2012, les références vendues, l’identité des acquéreurs et le montant des transactions. Variables selon les années, celles-ci lui ont rapporté entre 50 euros et 380 euros nets par mois ; le Bon Coin ne prélevant aucune commission sur les ventes. Si Jean-Jacques ne masque pas la dimension rémunératrice de ce « travail à-côté », il avance d’autres motifs :
C’est un jeu, c’est clair… c’est aussi un intérêt pour les livres, c’est les faire circuler, c’est satisfaire la demande… d’ailleurs c’est marrant ce jeu […]. Je ne suis pas un littéraire, j’ai fait un BTS d’électrotechnique, je n’ai pas du tout une formation littéraire mais je me suis intéressé comme ça… aux objets d’abord et puis aux livres après.
44 L’intérêt pour le contact quotidien avec les livres de ce « revendeur-entrepreneur » doit être aussi relié à sa trajectoire. Titulaire d’un BTS d’électrotechnique et s’occupant de formations aux nouvelles technologies au sein d’un opérateur public du secteur scolaire, il considère que son investissement dans cette forme de commerce culturel traduit sa découverte tardive du livre et de la littérature. Ce qui peut s’apparenter à un rattrapage culturel s’illustre aussi dans le fait qu’il a totalement abandonné la vente d’autres objets sur la plateforme pour se consacrer exclusivement à un bien à haute valeur symbolique.
45 Une autre figure de vendeur amateur, certes marginale, a été observée. Il s’agit d’individus en situation de pauvreté re-commercialisant des ouvrages de qualité médiocre à la périphérie des puces de Saint-Ouen ou sur certaines grandes artères parisiennes. L’assortiment provient de deux principaux canaux. L’un est constitué du rebut des associations caritatives ou des magasins Gibert à proximité desquels les individus se postent pour solliciter, à la sortie du service d’achat de l’occasion, les particuliers dont certains livres n’ont pas été rachetés par l’enseigne. Interrogés à plusieurs reprises, des hommes, originaires d’Afrique subsaharienne, m’expliquent qu’ils revendent eux-mêmes ces livres usagés au marché de la porte de Clignancourt et de la porte de Montreuil à des prix compris entre 30 centimes et 1 euro. Nous possédons des informations très limitées sur cette filière mais des manuels scolaires, que Gibert a refusés, sont par ailleurs collectés devant l’enseigne et expédiés en grande quantité vers le Cameroun pour être revendus sur des marchés à des parents d’élèves (Lieugomg, 2009, p. 44-45). L’autre source est le glanage effectué dans les poubelles parisiennes par des revendeurs qui, semblables aux books vendors de Greenwich Village (Duneier, 2000), alignent sur le macadam leur assortiment de volumes classés bien souvent selon leur format et pour lesquels ils espèrent tirer quelques euros. Ce type d’activité, qui témoigne de la circulation perpétuelle du livre, s’assimile à celle des biffins et implique un savoir-faire pour la collecte comme pour la re-commercialisation (Rullac & Bazin, 2014, p. 69).
46 La quasi-totalité des libraires ont investi le commerce en ligne et des détaillants d’un nouveau type ont émergé sur les plateformes. Cette transformation numérique du marché a fait évoluer l’un des aspects fondamentaux du métier de libraire : la formation du prix de revente des ouvrages.
Des occasions de gain limitées par l’imposition de la cote Internet
47 Les travaux sociologiques menés sur la formation des prix ont montré qu’elle ne résultait pas directement d’une rencontre entre l’offre et la demande mais d’un « travail de tarification » (Barrey, 2006 ; Finez, 2014). Nous souhaiterions dans cette dernière partie identifier les outils et les raisonnements auxquels ont recours les détaillants du livre d’occasion pour exercer cette tâche.
48 Les livres appartiennent à la catégorie des « biens singuliers ». Leur prix agit comme une contrainte financière mais ne constitue en aucun cas un signal marchand de la qualité du contenu (Karpik, 2007). Leur échange marchand est caractérisé par une incertitude liée à l’adaptation entre le contenu de l’ouvrage et l’attente du lecteur. Des dispositifs de jugement tentent de réduire cette incertitude en servant de repère à l’achat (idem, p. 68-69) : critique journalistique, prix littéraire, bouche-à-oreille, avis du libraire, prescription de l’enseignant, etc.
49 Lucien Karpik explore également les liens entre la qualité des biens singuliers et les prix. L’association entre valeur économique et valeur symbolique donne lieu à trois modèles. Les « gradations » correspondent aux singularités qui, comme le livre, font l’objet de jugements variés, variables et parfois contradictoires sur des supports et par des acteurs différents. Les effets de ces dispositifs « produisent des gradations des qualités disparates et inégalement influentes » (idem, p. 293). La valeur peut tour à tour être attachée à l’auteur et à sa réputation, à l’éditeur, à une collection, sans que l’objectivation des qualités ne soit complète et stabilisée. Dans ce modèle, les prix ne dépendent pas de la valeur symbolique des œuvres et leur fixation prend appui sur des « supports industriels » (types d’ouvrages, collections, formats, épaisseur des volumes) (idem, p. 295).
50 Les déterminants des prix ont été examinés pour les secteurs de la littérature et de la poésie néerlandaises parues entre 1980 et 2009 (Franssen & Velthuis, 2016). Comme c’est le cas dans de nombreux pays, les éditeurs ont recours au compte d’exploitation prévisionnel (profit & loss statement) pour traduire les coûts de production du livre en prix de vente selon le tirage. Thomas Franssen et Olav Velthuis observent que cet outil de calcul est aussi utilisé pour ajuster les propriétés matérielles – couverture, nombre de pages, jaquette, reliure, papier – afin de rendre le prix du livre neuf légitime aux yeux des lecteurs. « Par exemple, afin d’intégrer au prix du livre les coûts nécessaires à la traduction d’un texte, un éditeur peut rendre le livre plus volumineux et lui donner une couverture rigide [11] » (idem, p. 367). Le prix de vente du livre peut être revu à la hausse, sans nécessiter des coûts de fabrication plus élevés, et l’édition soignée du volume justifiera ainsi sa valeur monétaire auprès des lecteurs. Alors même que la fabrication d’un livre ne constitue qu’une petite partie des coûts globaux (15 % en moyenne), les critères matériels sont donc centraux dans la détermination des prix au même titre que les genres éditoriaux et leur hiérarchisation (idem, p. 378).
51 Pour le marché de l’occasion, qui ne constitue pas une filière de création, ce sont les détaillants qui fixent le prix de revente en fonction de différents critères que nous souhaiterions étudiés. La transformation numérique du marché semble avoir imposé d’autres modalités que les formules de calcul des libraires ; chaque détaillant – de l’indépendant à la multinationale – étant, sur les plateformes, inscrit dans un système de relations d’interdépendance pour fixer ses tarifs.
Des pratiques partagées par les libraires
52 Même si certains éludaient poliment nos questions sur ce point précis, plusieurs libraires – notamment ceux qui ont été interrogés ou simplement rencontrés à plusieurs reprises – nous ont livré quelques éléments sur le travail de tarification.
53 Âgé de 42 ans au moment de l’entretien, présent au marché Georges Brassens depuis treize ans, Philippe Bradieu a suivi des études d’anglais après son bac puis a enchaîné « plein de petits boulots » : « J’ai tout fait, de l’usine, du bâtiment, puis j’ai été grouillot dans une société de vente aux enchères et, vers 28 ans, je suis arrivé ici. » Bien qu’éprouvante, son expérience de « monteur-installateur » lui fait découvrir le milieu professionnel des collectionneurs au sein duquel il accumule des ressources et construit un réseau indispensable à la constitution de son assortiment initial et à la maîtrise des opérations économiques pour le rachat et la revente des volumes. D’un côté, P. Bradieu considère que le métier de libraire s’apprend seul, sur « le tas ». De l’autre, il admet que, lors de son installation au marché Georges Brassens, il a bénéficié de conseils de ses confrères.
54 Parmi les apprentissages, il évoque les sources d’approvisionnement et la nécessité d’avoir accès aux informations quant à l’accès à la « came », c’est-à-dire la marchandise vitale au commerce. Son stock initial de 2003 a été constitué d’ouvrages collectés lors de son expérience au sein de la société de vente aux enchères sans préciser les modalités économiques d’obtention – « j’ai rentré pas mal de came comme ça… comme ça, hein, par le réseau ». Il juge aujourd’hui que l’achat de livres en salles des ventes est « verrouillé » comme à Drouot-Nord où d’autres libraires profitent des personnes qu’ils connaissant du côté des commissaires-priseurs pour découvrir la marchandise avant la vente et d’enchérir sans risque de déception. Philippe Bradieu rachète des ouvrages que certains particuliers lui proposent au marché. Il s’est également construit un réseau en déposant, depuis quinze ans, des cartes de visite dans des boites aux lettres pour attirer des personnes souhaitant se débarrasser de leur bibliothèque personnelle. Sa présence sur le marché, c’est-à-dire son inscription de longue durée dans ce milieu d’interconnaissances – il est encore à 42 ans le plus jeune libraire parmi la cinquantaine de vendeurs –, lui a fait comprendre que la réputation était essentielle à son activité. Il s’agit d’être honnête face aux personnes à qui il rachète les livres afin d’éviter de traîner une réputation négative auprès de ses concurrents :
L’idéal bien sûr, c’est de payer le moins cher possible mais, en même temps, il faut être honnête… moi je considère que quand c’est bon, il faut payer. Il faut payer parce que, sinon, le risque c’est d’avoir une pub pourrie après. Moi, je ne veux pas, je n’ai pas de dette par exemple, je n’ai jamais entubé personne. Sur le business, il faut être clean… parce qu’il y a des mecs ici, ils traînent des réput’… ils doivent du pognon à des gens. Ah, la réputation, ça joue. Il y a un moment si tout le monde sait que tu ne payes pas ou tu payes mal, plus personne ne va te proposer quoi que ce soit (Philippe Bardieu, libraire du marché Georges Brassens).
56 En ce qui concerne les règles relatives à la formation des prix, P. Bardieu expose également des méthodes qui semblent être partagées. Il utilise d’une part le « nous » du collectif et, d’autre part, des calculs similaires ont été observés chez des concurrents. Un prix de revente est, chez ces indépendants, déterminé en multipliant le prix de rachat par un nombre entre 4 et 8. Multiplier le prix de rachat par 10 est vu comme une escroquerie et ne permettrait pas d’écouler les volumes. En dessous de quatre, la marge est jugée insuffisante comme pour le cas des services de presse vendus par des journalistes à des prix jugés excessifs. Le prix de rachat est ici déterminant pour fixer le prix de revente :
Tu as des règles toutes connes mais faire fois quatre, c’est le minimum sur un bouquin. Je parle des romans, des sciences humaines, des poches… Les Pléiades, par exemple, on travaille tous de la même manière. Tout le monde va les payer 10 euros et on les revend 30, 35, 40 plutôt. Le reste, c’est pareil, dans l’ensemble, la socio, la psychanalyse, c’est toujours pareil.
58 Nous avons identifié d’autres formes de calcul. Il peut s’agir de livres à bas prix revendus dans des bacs par des libraires d’occasion ou des libraires de collection. Sans classement particulier, les ouvrages sont proposés à prix bas, fixés par le libraire, entre 1 euro et 5 euros, et peuvent aussi faire l’objet de pratiques commerciales particulières visant, pour le professionnel, à écouler plus rapidement la marchandise – 4 euros le livre, 10 euros les 3 ; 1 livre : 2 euros / 3 livres : 5 euros / 7 livre : 10 euros).
59 Un autre cas de figure est celui des enseignes Gibert et Boulinier. Il révèle l’existence de règles propres fixées par ces deux acteurs sans la moindre connaissance des prix pratiqués par les concurrents. Chez Gibert Jeune, qui pratique l’interclassement d’une offre d’occasion avec des volumes neufs, l’approvisionnement vient essentiellement des ouvrages rachetés aux particuliers par le service d’achat de l’occasion. Gibert a mis en place un système de cotations interne, fondé, pour chaque référence, sur plusieurs critères : l’état physique du livre, l’état des stocks, les ventes enregistrées de la référence en question dans les magasins et le prix du livre neuf. Un prix de rachat non-négociable est proposé au particulier et ce montant sera majoré de 10 % si la personne préfère un bon d’achat. Il revient à chaque chef de rayon de la librairie, via un logiciel interne et selon son journal hebdomadaire de ventes, d’autoriser au non le rachat du titre – « ouvrir ou fermer l’achat » –, de déterminer le prix de rachat – cote basse : titre peu convoité par Gibert – puis celui de revente après l’ajout d’une marge. L’enjeu principal étant de capter une clientèle toujours intéressée par l’offre d’occasion tout en évitant la cannibalisation du marché du neuf sur lequel Gibert Jeune est aussi présent et reconnu – « le miracle de notre magasin, c’est l’alchimie entre le neuf et l’occasion : vous recherchez de l’occasion et, au final, vous repartez aussi avec du neuf ! », selon un cadre de l’enseigne. Le calcul interne veille ainsi à équilibrer les deux types d’offre, à maintenir en particulier l’assortiment d’occasion pour capter la clientèle.
60 Entreprise familiale fondée au milieu du xix e siècle, Boulinier occupe un rôle qui peut apparaitre marginal sur le marché du livre d’occasion. Seulement cinq boutiques existent, dont quatre dans la capitale, et les prix extrêmement bas pratiqués ne permettent pas de générer un chiffre d’affaires équivalent à l’enseigne concurrente du boulevard Saint-Michel. Toutefois, sa localisation et sa politique de prix orientée vers la démocratisation du livre ont construit une forte image de l’enseigne auprès des générations de lecteurs familiers du quartier. Boulinier reprend l’ensemble des ouvrages proposés par des particuliers mais n’en rachète qu’une infime partie, selon les besoins des magasins et du niveau de l’offre répartie en catégories internes – romans, essais, biographies, histoire, pratique, jeunesse, etc. Les employés ne disposent pas d’ordinateur : ils fixent seuls les prix de rachat, de 5 ou 10 centimes, comme de revente, entre 20 centimes et 4 euros, et l’assortiment n’est pas référencé dans une base informatisée – « tout fonctionne à la mémoire », selon une employée. Notons que Boulinier détermine des marges d’un niveau très élevé pour les volumes re-commercialisés. Le prix de rachat au particulier étant multiplié par un nombre entre 16 et 40 pour fixer le prix de revente – rachat : 5 centimes pour une revente à 1 euros ; rachat : 5 centimes pour une revente à 2 euros. Les volumes de la Pléiade sont quant à eux commercialisés de la même façon que chez les indépendants : rachetés 5 euros, ils sont revendus aux alentours de 35 euros. Les prix de revente sont fixés selon les secteurs éditoriaux et les formats, avec quelques variations selon la date de parution du livre ; les plus anciens, autour de 20 centimes d’euros sont entreposés dans des bacs à l’extérieur de la boutique. La clé du succès réside dans deux caractéristiques de l’enseigne : le service gratuit de débarras qu’elle fournit – 40 % des volumes repris rejoignent une déchèterie – et la rotation rapide de l’assortiment ; chaque client repartant toujours avec un ou plusieurs livres en raison d’une politique commerciale attractive.
61 Les prix bas sont également pratiqués par les boutiques d’associations qui revendent des volumes donnés par des particuliers. L’objectif est ici d’obtenir des revenus nécessaires au fonctionnement de structures d’action sociale et d’insertion par l’emploi ou, comme c’est le cas du réseau des Ressourceries, d’encourager le réemploi et de valoriser les déchets (Benelli et al., 2017). Dans la plupart des cas observés, le prix de revente n’est pas similaire pour tous les ouvrages. Des catégories sont créées selon le format des livres et/ou le secteur éditorial auxquels ils se rattachent comme c’est le cas dans une Ressourcerie : « tous les livres à 2 euros sauf Poche (1 euro), Livres d’art, photo, voyage, cuisine (4 euros), Beaux livres (prix indiqué).
L’imposition d’une cote internet par les particuliers et les acteurs numériques
62 Le déplacement du marché du livre d’occasion sur Internet a engendré une connaissance des prix pratiqués sur les plateformes, notamment par l’intermédiaire de dispositifs d’information tels que des comparateurs (used.AddALL.com ; vialibri.net).
63 Les détaillants connectés sont aujourd’hui nettement plus contraints pour fixer le prix de revente des ouvrages. Leur capacité de créer des opportunités de gain est limitée par leur inscription dans un système de relations construit par les plateformes, lesquelles regroupent aujourd’hui un nombre considérable d’acteurs. Les routines du métier sont progressivement remplacées par la consultation des références sur les sites avant de fixer le prix de revente.
Lorsque je pénètre dans son magasin du quartier de la Croix Rousse, Muriel Fanon est en train de fixer le prix des livres d’un nouveau stock acheté dans les brocantes qu’elle fréquente le week-end. Alors que j’aperçois son écran d’ordinateur et plusieurs onglets de plateformes, elle déclare: « Le prix de revente, c’est simple et là je suis en plein dedans. Je regarde sur Gibert, sur Price, sur Amazon, et j’essaie d’être le plus bas possible pour que les gens s’y retrouvent » (Journal de terrain, 20 janvier 2016).
65 Du côté des détaillants numériques ou des vendeurs tiers présents sur les marketplaces comme Momox, des programmes informatiques ont été mis en place pour fixer automatiquement le prix d’un titre en dessous du tarif pratiqué par un autre vendeur sur la même plateforme. Ce système adopté par d’autres acteurs engendre, selon le directeur général d’un grand pure player, une traque tarifaire infinie conduisant à faire baisser les prix : « Vous trouverez toujours un vendeur moins cher. »
66 Du côté des particuliers, la massification des ventes de livres a également contribué à la baisse des prix. Pour Sylvie Hilairet, le but de ses ventes est clair : se débarrasser des ouvrages, gagner de l’argent pour de nouveaux achats. Par conséquent, les prix de revente sont peu élevés et en dessous de la concurrence.
Sylvie Hilairet : Je revends que des brochés… je connais les prix de vente en neuf et je veux que ça parte rapidement… Et je regarde aussi ce qu’il y a sur le Bon Coin, voir à quel prix. Si c’est sur la région parisienne parce que moi je ne vends qu’à Paris. S’il y a le même livre dans la même zone géographique, même dans le même arrondissement que moi, je baisse pour être compétitive en fait. […] Les prix sont bas, en fait. C’est un tiers du prix de vente, je fais ça à peu près. Il y a des périodes où je veux vendre pour me débarrasser mais aussi pour acheter d’autres livres ou des vinyles.
Enquêteur : Quand ça ne part pas, vous baissez les prix ?
Sylvie Hilairet : Oui, je peux baisser les prix, bien sûr.
68 Jean-Jacques Durand, nous l’avons vu, s’est pris au jeu de la revente d’ouvrages glanés dans les rues de son quartier depuis 2012. Comparé à celui de Sylvie, son investissement est permanent, les transactions plus nombreuses et elles concernent des ouvrages qu’il n’a ni achetés, ni lus. Il maîtrise le fonctionnement de la plateforme et republie chaque jour des annonces que le site retire faute de vente durant un délai de deux mois. Lui aussi modifie à la baisse le prix des ouvrages (« dix fois s’il le faut ») lorsqu’il republie l’annonce et participe ainsi à la traque tarifaire.
69 L’usage d’outils technologiques pour la formation des prix et la croissance massive de particuliers sur les plateformes conduisent les professionnels à voir leur marge se réduire. D’autres types d’acteurs viennent amplifier ces transformations par le fait que leur approvisionnement provienne de donateurs et non de revendeurs.
La fixation du prix par les nouveaux acteurs dominants ou la relation triangulaire entre le stock, la concurrence et la Poste
70 Le cas de l’entreprise Recyclivre (2008) est emblématique à la fois de la transformation du marché du livre d’occasion et d’une nouvelle génération d’entrepreneurs. Diplômé du DESS Banque-Finance de l’Université Dauphine en 1996, trader à Londres puis cadre dans la communication, son fondateur ne vient pas comme il le précise lui-même « du monde du bouquin ». Formé en autodidacte à la programmation et au développement informatique, il incarne cette figure d’entrepreneur numérique bousculant un marché par l’introduction des nouvelles technologies mais aussi par la compréhension des nouvelles valeurs de consommation axées sur la protection de l’environnement (10 % des revenus de l’entreprise sont reversés à des associations de reforestation et de lutte contre l’illettrisme).
71 Proche de celui de l’entreprise américaine Better World Books fondée en 2002 [12], le modèle de Recyclivre renvoie à deux activités. La mise en place d’un système de collecte à domicile répond, selon le fondateur, à une demande qu’il avait lui-même exprimée lors de son retour à Paris dans un appartement trop exigu pour entreposer la totalité de ses livres. Puis ce service s’est accompagné de l’intégration de programmes informatiques encadrant de manière rationnelle le tri des ouvrages et la fixation du prix de revente. Le but est de savoir si l’ouvrage collecté a un intérêt commercial, en interrogeant son stock et celui des concurrents, puis de fixer un prix de revente compétitif.
Mathieu Papin (Recyclivre) : Un, quand on scanne le bouquin, on va récupérer l’état de nos stocks et de notre historique de vente aujourd’hui. On a vendu plus d’un million de bouquins donc on commence à avoir déjà quelques petites informations (souriant). Mais aussi par rapport à l’état du marché, dans huit secondes on sait s’il y en a 150 en vente sur Amazon avec le premier prix à un centime et que le bouquin il se vend en six mois. Dans ce cas-là, on va en prendre un exemplaire pour faire de la référence, mais, pour tous ceux qui vont arriver derrière, on va dire « Stop, on ne les prend pas. » Donc, on ne va pas stocker des choses pour lesquelles on a vu ailleurs qu’il n’y avait pas un potentiel de vente. On a un algorithme qui tourne et qui, en fonction de notre stock et de notre historique, va nous dire s’il faut garder le livre ou pas et va lui attribuer un prix de revente. Ça, c’est sur l’amont.
Après sur l’aval, sur la vente, ça dépend de plein de choses, ça dépend de qui il y a en face. Est-ce que le vendeur qui a mis à 10 euros alors que tout le monde est à 25… est-ce que c’est un nouveau vendeur et qu’il n’a réalisé aucune vente. Á ce moment-là, je ne vais pas le prendre en considération dans ma fixation du prix et je vais mettre juste en dessous de 25 euros. Est-ce que c’est un vendeur étranger et que, du coup, je peux le vendre un peu plus cher que lui parce que, son bouquin, il va mettre plus de temps à arriver.
Nos concurrents, on les suit en fait. On les suit… pareil en ayant développé des outils qui nous permettent, en fonction de différentes choses, par exemple, sur Price Minister, ils annoncent très clairement qui est le vendeur, son nombre de ventes, il est identifié. Nous, on regarde et ça nous permet de voir s’il y’a des gros vendeurs qui arrivent…
Enquêteur : Un libraire d’occasion de grande envergure comme vous, c’est un informaticien ?
Mathieu Papin : C’est d’abord un informaticien. Sans l’informatique, je veux dire, on ne serait pas là en train de discuter ensemble.
73 Le travail des algorithmes pour fixer les prix en dessous des tarifs pratiqués par les concurrents et l’état des stocks apportent une gestion rationnelle de son approvisionnement sans commune mesure avec celle des acteurs traditionnels. Elle est d’autant plus rationnelle qu’il s’agit d’ouvrages non achetés par Recyclivre. Ces programmes informatiques ne sont toutefois pas totalement libres et les ajustements réalisés prennent en compte un ensemble de frais incompressibles parmi lesquels les commissions reversées aux plateformes (15 % du prix de vente) mais surtout ceux liés à l’expédition du livre (30 % des coûts). Le fondateur souligne ce point : « les frais de port, ça peut tuer tout le monde ! » et rappelle que les nouvelles pratiques de la Poste ont engendré, chez ses concurrents, une hausse du prix des livres afin de compenser l’augmentation des tarifs postaux.
74 Le poids pris par Recyclivre sur le marché du livre d’occasion (840 000 colis expédiés en 2017) place le fondateur dans une position où il peut habilement négocier ses tarifs d’expédition auprès de la Poste ou de son concurrent, détenu en partie par Amazon, Colis Privé. Ce rapport de force tournant en faveur de Recyclivre a entraîné la baisse de ses coûts d’expédition et donc une augmentation de sa marge finale.
Tableau 1 : Acteurs de l’offre et modalités de formation des prix
Tableau 1 : Acteurs de l’offre et modalités de formation des prix
La démocratisation du marché : entre la paupérisation et la déqualification du métier
75 La reconstruction du marché du livre d’occasion s’incarne par la plateformisation, la multiplication des détaillants, professionnels et particuliers non-libraires, l’installation de la cote internet comme référence à la fixation du prix et la cohabitation, de manière plus visible, d’acteurs aux sources d’approvisionnement marchandes et non marchandes. La compétition apparait donc faussée face à des acteurs traditionnels qui ne disposent pas de système informatique d’ajustement des prix et qui composent leur assortiment par le biais d’acquisitions.
76 Cette démocratisation du marché apparait ambivalente à bien des égards. Du côté des acteurs traditionnels, dont la présence sur les plateformes est devenue vitale, la consultation de la cote internet est indispensable même si elle est jugée parfois fantaisiste et illégitime. Jacques Vannier explique :
Avant on fixait nous-mêmes [les prix]… maintenant, on est obligés de tenir compte d’Internet. Alors là, ça me sidère parce qu’il y a beaucoup de livres et, avec la concurrence, les gens les vendent pour rien du tout. Et puis il y a d’autres livres que je ne voudrais pas pour un empire et qu’ils vendent cher !
78 Dominique Vallet, libraire à Paris depuis 1992, souligne quant à lui la déqualification du métier à laquelle la prise en compte de cette cote conduit : « Oui alors, le fait d’aller chercher les prix sur Internet, c’est un truc que je ne faisais jamais ou pas souvent il y a encore deux ans et, maintenant, je le fais de manière… enfin très souvent. » Il reconnait qu’il y a une forme d’amateurisme et d’irrationalité aux dépens de la profession et de l’expertise.
79 D’autres professionnels émettent des jugements plus lapidaires. Internet a démultiplié les concurrents qui vendent « trop bas » et les « tuent ». Plateforme et particuliers sont accusés de tuer les libraires.
Il y a trop de vendeurs et pas assez de marchandise ! Et puis Internet, ça nous tue ! Price Minister nous avait démarchés il y a 15 ans. Ils nous disaient de vendre nos BD à moitié prix du neuf ! On ne peut pas : Il faut plus de marge ! C’est des prix trop bas et, en plus, ils prennent une commission. Et puis les amateurs, ils vendent trop bas par rapport à nous, on ne peut pas s’en sortir (libraire du cinquième arrondissement de Paris).
81 Le constat est similaire chez Philippe Bradieu, libraire au marché Georges Brassens. Il déplore à la fois la forte baisse de fréquentation sur le marché et le pouvoir des grands marchands accusés de casser les prix en ligne (« Momox casse, Momox tue » insiste-t-il) Il ne souhaite pas évaluer la part des ventes réalisées au marché et celle sur Internet (« si je compte, je déprime ») comme pour mieux signifier que le marché est en train de se déplacer totalement sur les plateformes et que la vente « physique » est condamnée à disparaître.
82 D’un côté, Philippe avoue être « drogué » à cet endroit et « accro » à ce boulot. Il évoque le « relationnel » comme source de satisfaction ainsi que le sentiment de liberté éprouvé par le fait d’être son « propre patron ». De l’autre, il admet à plusieurs reprises qu’il occupe un métier de « galérien ». Il insiste sur ses frais (« les frais, ça va vite : ma place sur le marché, la location de mon box derrière, le RSI, l’achat des livres ») puis les conditions de travail difficilement supportables en hiver lorsqu’il travaille dans son box où sont entreposés ses ouvrages et à partir duquel il prépare les commandes reçues par les plateformes (« tu as un petit radiateur, c’est un peu un métier de galérien quand même »). Les variations de son moral et l’appauvrissement du métier le conduisent aujourd’hui à vouloir se reconvertir dans le livre neuf et à chercher une place de libraire jugée plus confortable du point de vue des conditions d’emploi.
83 Hormis la réduction des marges provoquée par l’alignement des prix à la cote internet, la déqualification du métier s’observe par les nouvelles figures du libraire d’occasion. De moins en moins un indépendant qualifié, il est concurrencé par des particuliers non qualifiés, des bénévoles ou des employés recrutés sur un contrat d’insertion dans une association (Benelli et al., p. 37) et des préparateurs de commandes travaillant dans les entrepôts d’opérateurs numériques à la tête desquels se trouvent des programmateurs informatiques et des logisticiens.
Conclusion : le pouvoir de marché des nouveaux détaillants pour des lecteurs-consommateurs
84 La question de la formation des prix a servi de porte d’entrée à l’analyse des recompositions du marché du livre d’occasion sous l’effet de sa transformation numérique. Á partir d’une configuration marquée par l’existence de pratiques communément partagées par la profession, le déplacement des transactions sur les plateformes, l’arrivée de nouveaux détaillants et l’usage des nouvelles technologies ont contribué à bouleverser le marché. Les particuliers, de plus en plus nombreux sur les plateformes et le développement d’acteurs ne payant pas leur marchandise constituent une nouvelle concurrence. Mais plus qu’une nouvelle concurrence, c’est la traque tarifaire menée par l’utilisation de programmes informatiques nécessaires à la création de prix compétitifs qui a créé de nouveaux rapports de force appauvrissant, de façon inéluctable, les revenus des libraires et leur métier. D’un savoir-faire nécessaire à la sélection de l’assortiment et à la définition du prix selon les sommes déboursées et les repères professionnels pour l’acquisition des volumes, le libraire est aujourd’hui pris dans un système de relations construit par les plateformes au sein duquel il est difficile de maintenir ses intérêts économiques.
85 Le marché échappe progressivement aux libraires dans la mesure ou trois ou quatre vendeurs disposent aujourd’hui du pouvoir d’imposer le prix de nombreuses références. Contrairement aux tarifs de la SNCF fondés, depuis les années 2000, sur la confrontation en temps réel des algorithmes d’optimisation commerciale et des clients potentiels (Finez, 2014, p. 32), ceux du livre de seconde main se sont simplifiés : les détaillants dominants ont aujourd’hui le pouvoir d’ajuster leurs tarifs en dessous de ceux déjà fixés par d’autres pour une même référence.
86 Ce système de relations entre les acteurs des plateformes est au fondement d’un nouveau modèle de fixation des prix pour les produits singuliers que sont les livres d’occasion. Les prix sont toujours indépendants de la valeur symbolique des œuvres mais les « supports industriels » (formats, collections, genres, épaisseur) (Karpik, 2007, p. 295) cèdent progressivement leur place, dans les pratiques de tarification, à la connaissance en temps réel et pour chaque référence, des prix, des stocks et des transactions réalisées par les concurrents.
87 Plus globalement, le marché du livre d’occasion intègre le « capitalisme de plateforme » par une série de ruptures, tant au niveau de l’emploi que du travail, que cet article a mises en évidence. Le cas des particuliers du Bon Coin (près de deux millions d’annonces de livres) dessine par exemple les contours de cette nouvelle concurrence : les libraires ne sont ni des indépendants, ni des salariés, ni des professionnels. De leurs côtés, les libraires ont été contraints d’intégrer à contre-cœur l’espace marchand des plateformes. S’ils peuvent rendre visible leur assortiment auprès d’une masse d’internautes, cette présence a pour conséquence, d’une part, la perte de leur autonomie professionnelle par rapport aux algorithmes de formation des prix mis en place par les concurrents et, d’autre part, la sujétion aux opérateurs incarnée par le prélèvement d’une commission sur chacune des transactions ainsi que par la captation de leurs données bibliographiques. Ces évolutions révèlent plusieurs caractéristiques du « capitalisme de plateforme » telles que l’innovation technologique, l’affaiblissement du salariat et la promotion de travailleurs non-professionnels (Abdelnour & Bernard, 2018).
88 Cet article a enfin mis en lumière de nouveaux modèles de vente à grande échelle portés, sur les plateformes, par des particuliers, des glaneurs, des marchands du don. En contribuant à la diminution des prix, il semble qu’ils participent plus largement à faire évoluer les normes encadrant le rapport marchand aux biens culturels. Même pour les livres neufs, dont le prix est semblable chez tous les détaillants, il avait été observé que le commerce en ligne, et les dispositifs marchands élaborés – avis de lecteurs, recommandations automatiques, remises [13] – avaient contribué à une forme de rationalisation de l’échange marchand de livre et à l’essor de la figure du « lecteur-consommateur » (Chabault, 2013, p. 144-147). Pour d’autres marchés culturels tels que celui de la musique enregistrée, les mutations technologiques (dématérialisation via la numérisation des contenus) ont déstabilisé les revenus d’un ensemble d’acteurs – artistes, producteurs, ayants-droits, détaillants. Elles ont également contribué à réduire le consentement à payer en permettant aux consommateurs de trouver une offre légale payante mais aussi une offre illégale gratuite (Suire et al., 2010).
89 Pour le livre, la multiplication des modèles de vente et la démocratisation des usages marchands (achat/revente) peuvent aboutir, chez un nombre croissant de lecteurs, à la disparition progressive du consentement à payer le prix du neuf. Cette lente mutation constitue un nouveau défi lancé aux éditeurs et aux libraires de nouveautés au même titre que la baisse de la lecture d’imprimés, observée depuis les années 1990.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : livre, plateforme, marché de l’occasion, formation des prix
Mise en ligne 17/12/2019
https://doi.org/10.3917/socio.104.0359Notes
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[1]
En 2013, le député de Savoie Hervé Gaymard alerte la ministre de la Culture dans le cadre d’une question posée à l’Assemblé nationale. Il préconise la taxation des plateformes de revente de livres et de jeux vidéo (Journal Officiel, 30 avril 2013). Aucun projet législatif n’est à l’ordre du jour.
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[2]
La valeur marchande d’un livre de collection se fonde sur sa rareté et/ou sa date de parution, son contenu et sa matérialité (reliure, papier). Un livre dit « ancien » a été imprimé entre 1501 et 1801, un livre moderne au xix e siècle tandis qu’un livre d’occasion se définit comme un ouvrage paru aux xx e et xxi e siècles.
-
[3]
Le « courant » ou encore la « bouquinerie » selon le vocabulaire des professionnels.
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[4]
Parmi les 230 librairies adhérentes du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM), 37 sont dirigées par des femmes (16 %).
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[5]
Pour les ouvrages neufs, le prix de vente est fixé par l’éditeur dans le cadre de la loi Lang.
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[6]
Hervé Hugueny, Clarisse Normand, « Les libraires vont-ils sauter sur l’occasion », Livres Hebdo, no 1024, 9 janvier 2015, p. 18-21.
-
[7]
Aucune réglementation n’empêche les exemplaires transmis par l’éditeur aux journalistes (services de presse) d’être vendus à un acteur de l’occasion. En ce qui concerne les exemplaires fournis gracieusement à l’auteur par l’éditeur, le contrat d’édition stipule qu’ils ne peuvent donner lieu à des opérations commerciales.
-
[8]
Nous laissons de côté les transactions entre particuliers qui se réalisent sans le moindre intermédiaire (circuit direct), sans plateforme, ni association de quartier organisant un vide-grenier. Nous n’avons pas non plus pris en compte – et nous doutons d’ailleurs de leur existence pour le livre – les systèmes de dépôt-vente comme les ont observés, pour le cas des articles de sport, Pascal Chantelat et Bénédicte Vignal (2002).
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[9]
Depuis 2016, le tarif « Colissimo », plus coûteux que le tarif « lettre », est appliqué quand l’épaisseur du pli est supérieure à 3 cm.
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[10]
Le Bon Coin regroupe près de 28 millions d’annonces. La part d’annonces de livre s’élève à 7 %.
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[11]
Traduction de l’auteur.
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[12]
Deux jeunes diplômés souhaitant revendre leurs propres ouvrages à la fin de l’année universitaire ont lancé un service de collecte de livres auprès de particuliers et des bibliothèques pour les revendre en ligne. Better World Books est devenu l’un des acteurs majeurs du marché de l’occasion et finance, par ses recettes, des programmes d’alphabétisation à travers le monde (Anne Field, « Secrets of successful social enterprise », Forbes, 4 mai 2013).
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[13]
Depuis 2014 et le complément apporté à un article de la loi Lang sur le prix unique du livre, la remise de 5 % et la gratuité des frais de port ne peuvent plus être consenties lorsque le livre est expédié au lecteur.