Sociologie 2018/4 Vol. 9

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Article de revue

« Ça n’a pas de sens de compter comme ça ». Difficultés et limites d’une approche comptable des aides financières et matérielles apportées aux jeunes adultes dans la famille

Pages 417 à 436

Notes

  • [1]
    Les normes de solidarité intergénérationnelles sont entendues ici comme un ensemble de valeurs et de principes moraux qui orientent la façon dont les enquêtés pensent la prise en charge des personnes vulnérables et/ou dépendantes dans la famille (jeunes adultes non autonomes, personnes âgées vieillissantes, handicapées, etc.).
  • [2]
    Transferts du vivant de la personne.
  • [3]
    Dans l’enquête 2004, trois périodes étaient distinguées : « pendant les études », « une fois installé », ou « pendant la recherche d’un emploi » (Cordier et al., 2007).
  • [4]
    La question porte sur l’« envoi d’argent dans la famille », « le loyer des enfants ayant quitté le logement » et « la pension des parents en maison de retraite ».
  • [5]
    C’est aussi l’année de mise en place pour cette enquête d’un questionnaire assisté par un ordinateur qui réduit le temps de passation et permet le développement de nouvelles thématiques.
  • [6]
    Une enquête complémentaire Jeunes a également été réalisée en 1986 mais elle n’intègre pas de questionnement fin sur l’entraide parentale.
  • [7]
    Cette construction d’un champ de pratiques, complet sans être anecdotique, se pose également dans les enquêtes qualitatives. Cependant, la
    durée limitée d’un questionnaire statistique oblige à être davantage vigilant sur cette question.
  • [8]
    La décohabitation du logement parental au cours de l’année, comme la sortie des études et l’insertion sur le marché du travail peuvent modifier du tout au tout le volume et la composition de l’aide parentale.
  • [9]
    Stratifiés selon plusieurs critères : âge, sexe, cohabitation, situation professionnelle, etc.
  • [10]
    L’accès à ce matériau a été rendu possible du fait de l’appartenance de deux des auteurs à la DREES. Une convention a été signée concernant l’exploitation de ces matériaux. La plupart du temps, les données issues des tests préparatoires à l’enquête statistique sont inutilisées une fois le questionnaire amendé et terminé.
  • [11]
    Sans être exhaustifs, on citera les travaux fondateurs de Jean Peneff (1984) ou ceux plus récents de Céline Bessière et Frédérique Housseaux (1997).
  • [12]
    Répondant à des enjeux pratiques, l’identification d’une personne de référence amenait cependant à sous-estimer la dimension collective du travail du care dans la famille (Gramain et al., 2006).
  • [13]
    Historiquement l’amélioration des ressources des retraités a eu non seulement pour conséquences qu’ils ne soient plus à la charge de leurs enfants – permettant ainsi à ces derniers de concentrer leurs aides sur leurs propres enfants – mais aussi qu’ils puissent aider à leur tour leurs enfants et petits-enfants (Attias-Donfut & Segalen, 2007).
  • [14]
    On peut prendre pour exemples le plat que le jeune rapporte le dimanche soir lorsqu’il quitte le domicile parental et qui sera recodé par le statisticien comme une aide alimentaire, ou le trajet que le parent effectue pour ramener son enfant à son logement étudiant et qui sera catégorisé comme une aide aux transports.
  • [15]
    La négociation des termes de cet accord dépend des caractéristiques sociales des parents, de la situation du jeune qui reçoit cette aide monétaire mais aussi de la culture familiale autour de l’argent.
  • [16]
    Les prénoms figurant dans cet article sont fictifs, dans un souci de préserver l’anonymat des enquêtés.
  • [17]
    L’âge des parents enquêtés n’était pas systématiquement demandé lors des entretiens. Nous indiquons cette information lorsque nous en disposons. Il en est de même pour l’âge de chacun des enfants de l’enquêté ou pour leur lieu de résidence. Il s’agit ici d’une des limites de l’analyse secondaire de
    données même si certaines informations biographiques peuvent être récupérées à l’occasion de ce qui est dit dans les entretiens.
  • [18]
    On ne reviendra pas ici sur la maximisation par les parents de l’aide apportée, qui est un constat bien connu des enquêtes statistiques sur l’aide familiale.
  • [19]
    Cette émancipation du protocole a déjà été décrite dans le travail des enquêteurs des instituts de sondage, notamment quand les questions posées leur semblent contre-productives pour l’enquête (Caveng, 2009).
  • [20]
    Les travaux méthodologiques sur l’enquête Patrimoine de l’Insee font classiquement état de cette difficulté. Il est surprenant de constater que ce point n’est pas abordé dans les manuels classiques de sociologie quantitative.
  • [21]
    Jean-Hugues Déchaux donne pour exemple le fait de se manifester ou de demander des nouvelles dans des circonstances difficiles ou sortant de l’ordinaire.
  • [22]
    L’enquête « SOLIGENE » (Relations entre générations au prisme des normes de solidarité et de justice sociale) interroge de manière longitudinale un panel d’enquêtés représentatif de la population française (le panel internet mobile ELIPSS – Étude longitudinale par internet pour les sciences sociales) sur les aides données et reçues dans la famille ainsi que sur leurs conceptions de la solidarité familiale.
  • [23]
    57 % des répondants ont choisi cette modalité, devant l’aide à la maison (53 %) ou encore la garde d’enfants (34 %).

1La question des inégalités et de leur reproduction est au cœur de l’analyse sociologique et suppose de parvenir à mesurer finement les ressources individuelles. Or, parmi les différentes ressources dont disposent les individus, celles qui viennent de la famille représentent une part importante, particulièrement pour les jeunes adultes. Par exemple, en France, en 2014, 30 % des ressources des jeunes de 18-24 ans proviennent de transferts financiers de leurs parents (Castell et al., 2016a). Ils représentent même les trois quarts des ressources pour les jeunes en études et sans activité professionnelle.

2Pour les politiques publiques, appréhender ces aides le plus précisément possible est un enjeu, notamment dans une perspective de redistribution. Des grandes enquêtes statistiques nationales se multiplient ainsi depuis une quarantaine d’années afin de comptabiliser ces transferts, allant parfois jusqu’à chercher une compensation monétaire à tout service rendu. Toutefois, un tel perfectionnement comptable dans les grandes enquêtes statistiques n’est pas sans poser problème, parce qu’il entre parfois en conflit avec les manières de compter en famille, et peut amener in fine à sous- ou surestimer certaines formes d’aide, ou à nuire à la relation d’enquête, en provoquant des résistances de la part des enquêtés. À partir de l’analyse secondaire d’une enquête exploratoire menée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC) en préparation de l’Enquête nationale sur les ressources des jeunes (ENRJ), menée en 2014 par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère des Solidarités et de la Santé (DREES) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), cet article questionne les différents biais méthodologiques qui peuvent amener les parents à calculer (et à raisonner) différemment de ce qui est attendu d’eux dans les enquêtes statistiques. En mettant en évidence les résistances aux injonctions comptables, telles qu’elles sont notamment véhiculées par les enquêtes de la statistique publique, cet article vise à mieux appréhender les normes de solidarité intergénérationnelles [1] qui orientent les modes de calcul effectif des parents.

3Après avoir rappelé, dans un premier temps, les manières dont se sont construites et ont évolué les enquêtes portant sur les aides matérielles et financières apportées aux jeunes adultes, nous présenterons, dans un deuxième temps, les implicites et les conséquences méthodologiques liés à l’utilisation de certains protocoles de recherche reposant sur une vision comptable de l’aide apportée, à l’instar de l’enquête exploratoire menée par le CRÉDOC. On montrera enfin comment les critères mobilisés par les parents pour expliciter leur propre mode de calcul vont au-delà de l’approche par postes budgétaires qui est généralement mobilisée dans les recherches statistiques sur les transferts intergénérationnels. En exposant les normes de solidarité intergénérationnelles qui orientent leurs façons de compter, les parents montrent que l’aide apportée aux jeunes adultes est une équation plus complexe qu’un modèle fondé sur les seules ressources du ménage.

Vers le « bon chiffre » ? Des enquêtes statistiques sur les aides matérielles et financières apportées aux jeunes adultes de plus en plus élaborées

La découverte ou redécouverte intéressée de l’entraide familiale

4S’inscrivant dans la lignée des travaux sur la compréhension du rôle des échanges au sein des sociétés (Malinowski, 1922 ; Mauss, 1925), les premières études à faire date sur le thème de l’entraide familiale dans les sociétés occidentales modernes sont majoritairement l’œuvre d’anthropologues anglo-saxons, parmi lesquels les recherches de Michael Young et Peter Willmott (1957), d’Elizabeth Bott (1957) ou encore de Raymond Firth (1956) restent emblématiques. En France, l’étude sociologique des aides données et reçues au sein des familles est plus tardive. Elle s’est inscrite dans le dépassement de la thèse parsonienne (Parsons & Bales, 1955) qui prédisait un isolement de la famille nucléaire et un amenuisement des relations entre membres de la famille dès lors que les enfants la quittent pour fonder leur propre foyer. A contrario de cette thèse, les enquêtes successivement menées par Agnès Pitrou (1976), Louis Roussel et Odile Bourguignon (1976), et Catherine Gokalp (1978) montrent que les aides et services apportés par les parents à leurs enfants restent fréquents malgré le départ de ces derniers du domicile parental. À partir de ce constat, une nouvelle sociologie de la jeunesse française s’est notamment construite dans les années 1990 en insistant sur l’allongement de la jeunesse et l’« étirement de la dépendance », y compris après le départ de domicile parental (Galland, 2000 ; Van de Velde, 2008). Les liens entre générations se maintiennent ainsi au-delà d’un seul effet de cohabitation familiale.

5Mais la littérature en sciences sociales sur les pratiques d’entraide familiale ne prendra réellement toute son ampleur – tout du moins au vu du nombre de recherches menées – qu’au milieu des années 1990 et au début des années 2000, avec l’extension de la pauvreté à de nouvelles catégories de la population et la crise de l’État-providence intervenue à l’issue des années 1970. D’enjeux scientifiques on passe alors à un débat politique (Martin, 1996) où la tentation est forte de voir dans la parenté une nouvelle forme de solidarité sociale (Déchaux, 1994). Les résultats des recherches menées pendant cette décennie sont pourtant loin de confirmer la vision optimiste que sous-entend l’emploi du terme de « solidarités familiales » dans la mesure où les catégories populaires sont celles où les échanges sont les moins développés (Déchaux, 1994 ; Déchaux & Herpin, 2004a). La question de la finalité des aides au sein des familles y est par ailleurs analysée en termes de reproduction sociale : aide dite de « compensation » (maintien du niveau de vie) pour les jeunes chômeurs ou les jeunes en mobilité sociale descendante, registre de « l’émancipation sociale » pour l’aide apportée par les personnes d’origine modeste à leurs enfants les plus diplômés (Paugam & Zoyem, 1997).

6Sur ces mêmes fondations, les économistes ont commencé à analyser la question des solidarités familiales dans les années 1970, afin de mieux comprendre les arbitrages entre transferts publics et transferts privés, ainsi que les motifs de transmission des individus. Dans ces recherches, trois types de comportements individuels sont à l’origine des transferts des parents vers leurs enfants. Tout d’abord, l’altruisme des parents expliquerait qu’ils cherchent à réduire les inégalités entre les générations afin de maximiser leur bien-être (Becker, 1991). Ensuite, l’attente de réciprocité part du principe que les parents rémunèrent, par leurs transferts, des services actuels ou anticipent les services futurs rendus par leurs enfants (Cox, 1987). Un troisième type de comportement, moins développé, mobilise le concept de réciprocité indirecte. La génération des parents est ici favorable aux transferts privés ou publics pour leurs enfants, parce qu’elle désire inculquer à la jeune génération le principe de ces transferts et ainsi les maintenir (Masson, 2002). Dans ces trois modèles, la mesure des ressources des parents comme de celles des enfants est essentielle à la compréhension des transferts.

Mesurer statistiquement les transferts : variations et perfectionnement d’une approche comptable

7En écho à ces préoccupations publiques et scientifiques sur les enjeux de l’entraide familiale, les enquêtes statistiques sur les transferts intergénérationnels financiers se développent à la fin des années 1970 en France. Dans un premier temps, les transferts intergénérationnels sont davantage appréhendés sous l’angle de la transmission patrimoniale. À notre connaissance, la première étude utilisant des données françaises a été réalisée au Centre de recherche économique sur l’épargne par Denis Kessler (1979) et utilise une enquête particulièrement innovante créée pour la circonstance : l’enquêteHéritage 1975. Celle‑ci interroge un échantillon représentatif de ménages français sur les héritages, les donations ainsi que les transferts monétaires réguliers reçus ou versés par les parents, dont les jeunes interrogés étaient déjà les principaux bénéficiaires. Dans la continuité de ces travaux, d’autres articles se sont intéressés aux transferts intergénérationnels dits inter vivos[2] utilisant toujours des données d’enquête sur l’épargne et le patrimoine. Les enquêtes Actifs financiers 1986 et 1991 de l’Insee sont ainsi mobilisées dans l’optique de mieux comprendre les motifs et les pratiques de transmission des Français (Arrondel & Masson, 1991 ; Arrondel & Wolff, 1998). En plus des donations, quatre types d’aides différents ont été introduits : « prêt d’un logement ou paiement d’un loyer », « aide en argent », « prêt d’argent », « caution ou cession de droits à emprunt ». Mais les montants de ces aides ne sont pas disponibles. Dans les enquêtesPatrimoine qui ont succédé aux enquêtes Actifs financiers, on retrouve le même type de question sur la nature de l’aide avec cette fois des éléments sur sa périodicité [3], répondant ainsi en partie aux critiques sur l’absence d’information sur la temporalité du transfert.

8À la fin des années 1980, les enjeux théoriques se renouvellent et à une analyse essentiellement centrée sur les donations et les héritages, se substitue un traitement statistique davantage axé sur les ressources procurées aux enfants, et au « coût » que cela engendre pour leurs parents. Les enquêtes Budget de famille sont particulièrement révélatrices de cette transformation. Alors que dans l’enquête de 1979, les questions sur les transferts sont absentes, la prise en compte des transferts intergénérationnels devient plus centrale en 1985 et 1989, même si les aides financières à destination des jeunes ne peuvent être analysées que très partiellement [4]. À partir de 1995 [5], le questionnement sur les aides reçues et données est largement étoffé, précisant un ensemble de biens donnés ou reçus (onze postes), ainsi que les versements ou dons financiers. Ces nouvelles données donnent lieu à plusieurs articles sur les aides apportées aux jeunes adultes, notamment sur les variations du montant et la fréquence de l’aide reçue selon leur origine familiale. Les chiffres obtenus montrent que l’aide financière apportée par les familles aux jeunes adultes renforce les inégalités sociales (Paugam & Zoyem, 1997 ; Déchaux & Herpin, 2004a). Toutefois, l’absence d’informations simultanées sur le donneur et le receveur limitent l’analyse des logiques sous-jacentes à l’aide apportée, et une indétermination sur la provenance de l’aide (les parents sont regroupés avec les grands-parents) amène à interpréter les résultats obtenus avec précaution.

9Le début des années 1990 est également marqué par des enquêtes portant plus spécifiquement sur la population des jeunes adultes, avec une attention particulière à la catégorie des étudiants. Il s’agit de comprendre le cheminement différencié des jeunes vers l’indépendance, en intégrant l’aide reçue par les jeunes comme critère de passage à l’âge adulte (Galland, 2000). La première d’entre elles est l’enquête complémentaire à l’enquête Emploi sur les Jeunes [6], réalisée par l’Insee en 1992, qui est renouvelée en 1997 dans le cadre de l’enquête Jeunes et Carrière. Dans cette dernière, plusieurs postes d’aides sont identifiés (frais de scolarité, achat de véhicule, entretien ou assurance du véhicule, achat de biens d’équipement et de vêtements) ainsi que le financement autonome du logement. Sans connaître le détail de chacun de ces postes, un montant global pour l’ensemble de ces aides est demandé. Cette enquête permet pour la première fois de répondre à des interrogations sur la part des aides dans le revenu de jeunes adultes (17 % pour les jeunes de 19-29 ans en 1997), et d’identifier l’aide parentale comme une ressource essentielle du budget des jeunes adultes (Herpin & Verger, 1997). Elle cible aussi les études comme la situation et la période principale de recours à l’aide parentale (Robert-Bobée, 2002). L’Observatoire de la vie étudiante s’empare également de cette problématique en proposant, depuis 1994, une enquête sur les Conditions de vie des étudiants, dans laquelle le questionnement sur l’aide parentale financière ou en nature est particulièrement développé. La prise en charge parentale de certaines dépenses et le montant de l’aide régulière versée y est détaillé (Wolff, 2012 ; Le Pape & Tenret, 2016). Néanmoins, l’enquête ne permet pas d’estimer l’ensemble des aides reçues car tous les transferts parentaux ne sont pas « monétisés » (c’est le cas des « gros et petits cadeaux » par exemple).

Interroger et comparer ce que dit chaque génération : deux enquêtes expérimentales

10Au début des années 1990, une nouvelle enquête à caractère expérimental vient confirmer cet intérêt pour le rôle joué par les parents de jeunes adultes et plus largement pour les solidarités et échanges familiaux dans la société moderne, ce « nouvel esprit de famille » (Attias-Donfut et al., 2002). Réalisée en 1993, à l’initiative de Claudine Attias-Donfut qui travaille à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), l’enquête Trois générations impulse une nouvelle mesure des transferts (monétaires et en nature) entre ascendants et descendants : elle est unique car trois générations d’adultes d’une même famille y sont interrogés, les questions posées à chaque enquêté étant identiques ou complémentaires (Attias-Donfut, 2006). De nouvelles aides sont également intégrées comme les « aides en temps », jusqu’alors peu comptabilisées dans les enquêtes traditionnelles. Trois générations permet ainsi de mieux comprendre le soutien familial apporté aux jeunes adultes en le replaçant dans un système d’échanges plus global, qui peut inclure, dans le même temps, pour la « génération pivot » (celle des parents), la prise en charge des personnes âgées, dépendantes ou non.

11Plus récemment, l’Enquête nationale sur les ressources des jeunes (ENRJ), réalisée par la DREES et l’Insee en 2014, a fait de la question des transferts et des aides reçues par les jeunes interrogés l’un des enjeux prioritaires de son protocole de recherche. Cette enquête s’inscrit en partie dans la lignée de l’enquête Trois générations en interrogeant les jeunes adultes et les parents (deux générations). Elle adopte toutefois un point de vue différent, mettant les jeunes adultes âgés de 18 à 24 ans au centre des préoccupations de recherche, alors que l’enquête Trois générations privilégiait la « génération pivot ». Son objectif est d’identifier l’ensemble des ressources perçues par les jeunes, en détaillant les aides familiales reçues, qu’elles soient directement versées ou qu’il s’agisse d’un financement des dépenses par les parents (dont les montants sont également identifiés). Elle propose un questionnement sans précédent de par le nombre important de questions sur cette thématique et la description systématique des sommes reçues.

Les angles morts de la statistique

12D’une quantification approximative, on est donc passé en une trentaine d’années à des enquêtes plus précises dans l’estimation budgétaire du coût de l’aide apportée, d’une part, et plus riches du fait des nombreux postes d’aide identifiés, d’autre part. Cette approche comptable pose néanmoins des difficultés théoriques et méthodologiques, tant dans la mesure fine des dépenses faites par les parents pour leur(s) enfant(s) que dans la réduction de l’analyse des aides matérielles et financières apportées aux jeunes adultes à cette seule perspective.

13La première question méthodologique – qui n’est pas nouvelle (Bonvalet & Ogg, 2005 ; Le Pape & Jonas, 2008) mais qui est sans cesse réactualisée du fait de l’évolution des modes de vie des jeunes – est celle du choix des postes retenus pour évaluer l’aide matérielle et financière apportée aux jeunes adultes. Le soutien parental prend en effet des formes très variées. Cela peut commencer par l’ouverture d’un compte bancaire alimenté dès le plus jeune âge au gré des anniversaires, des réussites scolaires, des Noëls (Herpin & Verger, 1996), ou le financement du permis de conduire ou des études (Castell et al., 2016b). De même, l’hébergement gratuit dans le foyer familial constitue un poste important à prendre en considération en plus des transferts financiers. Le départ du domicile parental n’est, en effet, pas toujours possible, en raison de difficultés d’insertion sur le marché du travail (Portela & Dezenaire, 2014) et de la faiblesse des revenus du jeune hébergé (Solard & Coppoletta, 2014). L’accompagnement du départ du domicile parental forme d’ailleurs une autre facette de l’aide apportée par les parents, qui prennent alors en charge le paiement de la caution, l’avance des premiers loyers, l’assurance du logement (Portela et al., 2014). Une fois que l’enfant est parti, les aides apportées par les parents demeurent fréquentes : les frais de mutuelle, de complémentaire santé, certaines factures de téléphone restent bien souvent à leur charge dans un premier temps. Dans les enquêtes statistiques, la sélection des postes budgétaires – des services retenus et de ceux à laisser de côté – est donc un choix difficile dès lors que se pose la question de la mesure de l’aide apportée [7].

14La limitation du réseau de parentèle à deux générations (parents aidants et enfants aidés) peut en outre sembler restrictive, au vu de la manière dont l’aide matérielle et financière circule dans la famille au-delà des transmissions des parents vers leurs enfants. Bien que les parents demeurent les principaux pourvoyeurs de l’aide apportée, saisir le rôle des grands-parents (Attias-Donfut, 1995), de la fratrie (Déchaux & Herpin, 2004b), voire du nouveau conjoint des parents lorsque ces derniers sont séparés (Cadolle, 2003) peut être primordial pour comprendre comment évoluent les relations familiales au moment de l’entrée dans la vie adulte, comme l’ont montré également les travaux cherchant à reconstituer le réseau d’entraide du jeune enquêté (Petite, 2005), en étendant l’analyse à tous les acteurs impliqués (grands-parents, fratrie, conjoints, beaux-parents…).

15La question de la temporalité couverte par l’enquête est également cruciale. Comme l’a déjà souligné Ana Perrin-Heredia (2011), l’unité de référence adoptée par les institutions est souvent celle du mois, ce qui ne permet pas d’appréhender les variations de revenu et de transferts, notamment dans les milieux populaires. À l’opposé, retenir celle de l’année pose problème, notamment du fait de la difficulté pour les enquêtés de se souvenir précisément et d’énumérer ce qui a été versé au cours des douze derniers mois. La stratégie consistant à multiplier par 12 ce qui a été déclaré pour les 30 derniers jours n’est guère plus satisfaisante car elle suppose une répétition des séquences alors même que les jeunes constituent une population dont les sources de revenu et les conditions de vie sont complexes et changeantes [8] (Portela et al., 2014). Si détaillée soit-elle, la connaissance des contours de l’aide familiale apportée à un moment t est donc insuffisante dès lors que l’on souhaite identifier des trajectoires d’aide et leurs incidences en termes d’insertion sociale. Cet aspect longitudinal constitue un enjeu méthodologique pour les enquêtes statistiques sur l’aide familiale à destination des jeunes.

16Or, malgré la multiplication des sources disponibles à partir des années 1990, aucune des enquêtes mentionnées précédemment ne permet une analyse en panel de l’aide reçue par les jeunes adultes. L’enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie (SRCV-Insee), le Survey on Health, Aging and Retirement in Europe (SHARE-Université de Paris-Dauphine), ou encore l’enquête ERFI réalisée par l’Ined (Étude des relations familiales et intergénérationnelles) disposent d’informations sur les aides reçues ou versées mais le suivi longitudinal est difficile pour les jeunes adultes. Avec ERFI, une étude rétrospective à partir de la première vague d’enquête est possible (Le Goff et al., 2016), mais l’utilisation des différentes vagues pour une étude de la relation entre transferts et évènements familiaux n’est pas adaptée pour le sous-champ de la jeunesse, compte tenu de la faiblesse des effectifs. Dans SRCV, trois questions permettent d’étudier les aides reçues comme une composante des ressources des jeunes. Cependant les évènements familiaux, comme les déménagements, sont souvent à l’origine de la sortie des individus interrogés du panel. Or, ces évènements sont fréquents chez les jeunes. Enfin, dans SHARE, c’est uniquement le point de vue des parents qui est retenu (les personnes interrogées ont 50 ans ou plus) et la mesure du montant des dons disparaît après la deuxième vague de l’enquête. Elle permet toutefois d’identifier pour la première fois des particularités nationales en matière de transferts intergénérationnels (Attias-Donfut et al., 2005) et de montrer que les inégalités sociales liées à ces transferts semblent se renforcer au fil des années (Papuchon, 2014).

17Enfin, une perspective strictement budgétaire de l’aide apportée peut sembler réductrice pour évaluer le coût de l’aide apportée aux jeunes adultes. En effet, le soutien matériel et financier peut aussi engendrer un coût « moral » ou psychologique. Seuls les protocoles de recherche les plus récents (du type de celui de l’ENRJ) s’intéressent également au vécu et aux éventuelles difficultés du parent aidant. Alors que l’appréhension de la « charge subjective » (Soullier, 2012) que peut représenter l’implication familiale pour l’aidant, parfois même qualifiée de « fardeau » (Zarit et al., 1980), est un enjeu méthodologique très prégnant dans les questionnaires portant sur la prise en charge des personnes en situation de handicap ou en perte d’autonomie, cet enjeu est peu traité dans les enquêtes statistiques sur les jeunes adultes. Bien évidemment, cette charge est différente et n’est probablement pas perçue comme telle par de nombreux parents. Cette notion n’en a pas moins de sens lorsque l’aide s’adresse, par exemple, à de jeunes adultes ayant des difficultés d’insertion sociale et professionnelle. La peur de voir ses enfants déclassés est une préoccupation importante pour les parents.

18Au-delà des « angles morts » induits par une certaine tradition d’enquêtes quantitatives, nous voudrions souligner dans la partie suivante les biais qu’un questionnement comptable peut induire. Celui-ci est en effet non seulement partiel, étant donné le caractère polymorphe de l’aide, mais il exerce aussi un effet d’imposition sur les enquêtés. Celle-ci se perçoit à travers la résistance de certains d’entre eux, telle qu’elle a pu être observée lors de l’enquête exploratoire ayant précédé l’ENRJ.

Obstacles et résistances à une approche budgétaire de l’aide familiale

Exploiter un matériau préparatoire aux enquêtes statistiques : de l’objectif initial de vérification des sommes données à l’analyse secondaire du refus de l’injonction comptable

19À l’initiative de la DREES, le CRÉDOC a mené en 2013 une enquête préparatoire à l’enquête statistique ENRJ : l’Enquête qualitative sur les ressources des jeunes (EQRJ). Le but de cette enquête exploratoire visait initialement à vérifier la fiabilité et l’exactitude des réponses données quant aux aides apportées dans la famille : en comparant ce qui était déclaré par le jeune et les parents, d’une part, et en s’assurant, d’autre part, que les enquêtés étaient bien à même de quantifier ce qu’ils donnaient ou recevaient (éventuels problèmes de mémoire, de sous ou de sur-estimation de certains postes budgétaires, etc.). Plus de 150 jeunes adultes [9] âgés de 18 à 24 ans et environ 50 personnes identifiées comme leur aidant principal (c’est-à-dire le principal pourvoyeur de ressources de ces jeunes adultes, soit le ou les parent(s) pour 60 % des jeunes enquêtés) ont ainsi été interrogés.

20Cette enquête préparatoire suivait un questionnement directif puisqu’elle se donnait pour objectif d’identifier l’ensemble des sources de revenus composant les ressources des jeunes adultes, et particulièrement les aides des parents (ou des autres aidants quand il ne s’agissait pas des parents), leur fréquence et leur montant. À cet effet, une liste quasiment exhaustive des postes d’aides avait été dressée dans le but de renseigner le plus finement possible chacun d’entre eux : nature, montant total, provenance, fréquence. Cette grille, utilisée tant dans l’enquête avec les jeunes que dans celle avec les parents, s’inspirait fortement de l’outil de comptabilisation utilisé dans les enquêtes Budget de famille, présentées dans la partie précédente.

21La construction de ces outils de comptabilisation repose sur trois présupposés méthodologiques et normatifs, qui sont rarement énoncés comme tels mais qui révèlent selon nous la domination de l’approche comptable, développée notamment par les économistes, dans les grandes enquêtes de la statistique publique sur les transferts dans la famille. Le premier implicite de ces protocoles de recueil des données est celui qu’on peut tout compter, d’où le perfectionnement des postes retenus pour mesurer l’aide familiale. Le deuxième repose sur l’idée que tout le monde compte de la même manière, ce qui explique l’utilisation d’un même questionnement standardisé pour tous. Le troisième résulte des deux précédents et traduit l’injonction normative qui sous-tend ce type d’enquête, à savoir que les parents aident d’une façon ou d’une autre, d’où la multiplication des aides matérielles et financières proposées dans ces outils.

22Dans EQRJ, les enquêteurs avaient pour consigne de suivre ce questionnement directif en renseignant l’intégralité des aides recensées, tout en laissant la possibilité aux parents enquêtés de s’exprimer, notamment concernant le sens apporté à cette aide. La grille présentée en figure 1 montre un exemple de la retranscription des postes déclarés par Frank, le père d’un étudiant âgé de 19 ans. Actuellement cadre en développement numérique, il est âgé de 45 ans. Si cet enquêté renseigne facilement certains d’entre eux, les points d’interrogation, dans la colonne « montant », témoignent aussi de ses difficultés à évaluer très précisément le montant de certaines dépenses (liées par exemple à l’aménagement et à la location d’un studio ou aux courses réalisées dans le mois pour son fils). Les commentaires faits par Frank, lors du remplissage de la grille, montrent également son embarras concernant des dépenses qu’il n’arrive pas à détailler et à isoler : alors que l’enquêtrice lui demande de distinguer les frais liés au loyer, à la mutuelle, au téléphone, aux transports ou aux factures EDF, Frank répond par une somme globale (500 euros), qui correspond au versement mensuel qu’il effectue pour son fils au moment de l’enquête.

23L’analyse secondaire des entretiens avec les parents, intégralement enregistrés et retranscrits, constitue le support empirique sur lequel est fondé la suite de cet article. Dans une perspective méthodologique, ce corpus d’entretiens constitue un matériau empirique original. Données confidentielles souvent inaccessibles à ceux qui ne travaillent pas dans l’institution [10], les entretiens préparatoires à l’enquête statistique permettent cependant d’appréhender et de questionner tout ce qui devient invisible pour le chercheur travaillant directement sur les données chiffrées de l’aide familiale, a fortiori quand il les utilise de seconde main comme le font souvent les sociologues à partir des enquêtes de la statistique publique. En donnant à voir de l’intérieur comment ces enquêtes sont construites, ce travail s’inscrit dans la continuité des travaux réflexifs et critiques sur le recueil des données dans les méthodes quantitatives [11].

Figure 1 : Grille utilisée dans l’enquête EQRJ – exemple de Frank, père de deux enfants (19 ans, 18 mois), cadre en développement numérique pour un groupe de presse

Figure 1 : Grille utilisée dans l’enquête EQRJ – exemple de Frank, père de deux enfants (19 ans, 18 mois), cadre en développement numérique pour un groupe de presse

Figure 1 : Grille utilisée dans l’enquête EQRJ – exemple de Frank, père de deux enfants (19 ans, 18 mois), cadre en développement numérique pour un groupe de presse

24Ces travaux critiques partent souvent d’un étonnement ou d’une expérience désagréable survenue lors de la passation d’une enquête par questionnaires. Dans notre cas, ce sont les oppositions multiples exprimées par les parents qui nous ont interpellées, et notamment leurs hésitations ou leur refus à détailler ce qu’ils donnent à leurs enfants. En effet, bien qu’ils finissent la plupart du temps par répondre, nous avons été frappés par les résistances des parents, tant sur les conditions de passation de l’enquête à laquelle ils devaient répondre (une interrogation en miroir) que sur ses modalités de questionnement (comptabiliser les formes d’aide).

Interrogation en miroir et identification d’un aidant principal : deux modalités de passation de l’enquête qui créent de l’embarras

25Si elle vise à mieux contextualiser l’aide et, in fine à mieux la mesurer, l’interrogation en miroir, sur laquelle est fondée l’enquête EQRJ, a pu être perçue comme intrusive par certains enquêtés.

26De telles réticences se sont exprimées dès le début de l’enquête, quand il était demandé aux jeunes adultes d’identifier formellement un « aidant principal » à la fin de la passation de la grille budgétaire, dans la perspective de le contacter. Ce type de demande s’inspire d’une tradition longtemps ancrée dans les enquêtes de la statistique publique sur la prise en charge de la dépendance [12]. Dans le cas présent, les critères de sélection de l’aidant principal – identifié comme le principal pourvoyeur de ressources – ont amené à se centrer essentiellement sur les parents, en laissant dans l’ombre tout le soutien économique et matériel apporté par le reste du réseau de parenté, notamment les grands-parents [13].

27Cette réticence des jeunes à donner les coordonnées de « leur aidant principal » tient, pour une part, à la difficulté de reconnaître la relation de dépendance qui les lie à cette personne. En effet, dans les sociétés occidentales contemporaines, les liens familiaux sont censés reposer sur un caractère électif, qui préserve l’autonomie de chacun (De Singly, 2000). En demandant de nommer un « aidant », le protocole d’enquête met le bénéficiaire (ici le jeune) dans une position de dépendance, qui peut être inconfortable tant pour lui que pour la personne désignée. L’atténuation ou l’euphémisation de cette dépendance est d’ailleurs un constat récurrent des enquêtes sur les aides reçues dans la famille. Tandis que les jeunes ont tendance à minimiser l’aide qu’ils reçoivent, l’aide déclarée par leurs parents semble au contraire maximisée (Attias-Donfut, 1995, 2006 ; Grobon, 2018).

28Le terme d’« aidant » lui-même, peu usuel dans le vocabulaire courant, peut également sembler chargé d’une connotation négative, voire infantilisante pour certains jeunes. Un quart d’entre eux ont ainsi déclaré n’avoir aucun aidant. Cette catégorie ne se résume probablement pas à ceux qui sont autonomes financièrement ou à ceux qui ne bénéficient d’aucun soutien familial ou amical. Elle peut également refléter une lecture différente des échanges qui lient les jeunes à leurs parents : là où les catégories statistiques les désignent comme « aides [14] », certains jeunes ne voient sans doute que des actes banals du quotidien, tandis que d’autres les perçoivent comme la manifestation d’un lien de dépendance dont ils se passeraient bien. Le regard subjectif sur l’aide apportée par la famille dépend en effet de la situation du jeune et de ses propres normes de solidarité familiale (Van de Velde, 2008).

29Enfin, si les jeunes avancent le manque de temps disponible ou le désintérêt présumé de celles ou ceux qui les aident pour ne pas donner suite à l’enquête, on peut se demander si ces refus ne sont pas aussi le signe que la relation d’aide fonctionne le plus souvent sur le registre de l’implicite et du non-dit. Comme le montre Gilles Lazuech (2012), les transferts financiers intergénérationnels font l’objet d’un accord tacite plus qu’explicite [15], caractéristique selon lui d’un « idéal de la non-transparence » qui régit les questions d’argent dans la famille. Plus l’enfant grandit, moins il est d’ailleurs tenu de se justifier de l’usage qu’il fait de l’argent donné par ses parents.

30La construction en miroir ne suscite pas uniquement des réticences chez le jeune enquêté. Quoique très intéressant pour comparer la perception de l’aide parmi les « aidants » et les « aidés », cette double interrogation a pu donner l’impression à certains parents, notamment lorsque l’enquêteur insistait sur ce double questionnement, que l’objectif était de confronter les réponses dans un objectif de vérification. L’extrait d’entretien présenté dans le paragraphe suivant illustre bien comment le croisement des points de vue, mal explicité, fait naître une inquiétude chez les individus interrogés, quant au caractère « vérifiable » de leurs propos.

31Cette inquiétude est davantage marquée parmi ceux qui ne sont pas familiers de ce type d’interrogation et pour qui la finalité de l’enquête (même si elle est explicitée en début d’entretien) reste floue. C’est le cas d’Éric [16] qui s’interroge sur l’éventuelle redondance de certaines questions dont les réponses pourraient avoir déjà été données par sa fille (« vous ne lui avez pas demandé ? »). Dans ce cas, il interprète le dispositif d’enquête comme un dispositif visant à « contrôler » les réponses données (« vous comparez ce que je vous ai dit avec ce que vous a dit ma fille ? »), ce que l’enquêtrice ne dément pas tout à fait (« moi j’ai les réponses »… « voilà on croise »), et seul le rire en fin d’intervention laisse supposer une certaine distance avec ce dispositif d’enquête :

32

Enquêtrice : Pour les transports, elle fait comment ?
Éric : Pour les transports à Marseille ?
Enquêtrice : Oui.
Éric : Eh bien vous ne lui avez pas demandé ?
Enquêtrice : Ah si, si enfin moi j’ai les réponses (rires).
Éric : Oui oui vous comparez ce que je vous dis avec ce que vous a dit ma fille ?
Enquêtrice : Voilà on croise (rires).
Éric : Oui ben écoutez je n’en sais rien je crois qu’elle y va à pieds parce que c’est à côté de la fac (Éric, 59 ans [17], divorcé, trois enfants de 32, 30 et 20 ans, ouvrier qualifié dans la métallurgie).

33Toutefois, au-delà de ces maladresses ponctuelles, il nous est apparu que la question des solidarités familiales est également un thème qui renforce le caractère intrusif, voire gênant du questionnement pour deux raisons, qui seront abordées ici tour à tour : l’intériorisation de l’injonction à l’aide et la peur du jugement, ainsi que le passage de l’incommensurable, censé caractériser les preuves d’amour parental, au calcul comptable et rationnel.

L’intériorisation de l’injonction à l’aide et la peur du jugement

34Aider son enfant demeure une norme largement partagée (voir pour le cas français Le Pape et al., 2018). Dans le cadre de l’EQRJ, l’intériorisation, par la plupart des parents, de l’injonction à l’aide produit deux effets dans les réponses apportées [18]. Elle se manifeste tout d’abord par des réponses marquées du sceau de l’évidence, qui trahissent le biais de désirabilité sociale du questionnement. Dans l’extrait d’entretien suivant, la réponse à la question posée par l’enquêtrice est induite par la façon dont elle la formule. Carine, l’enquêtée, y fait face en tentant de se conformer à l’image du « bon parent » implicitement véhiculée par la définition de l’aide proposée par l’enquêtrice. C’est sur le mode de la comparaison, notamment par rapport aux parents dont le soutien n’est pas inconditionnel, que Carine définit son propre rôle :

35

Enquêtrice : Et donc c’est quoi pour vous aider vos enfants ? Les aider jusqu’à ce qu’ils puissent s’en sortir ?
Carine : Oui, c’est normal en tant que parent… il y en a qui les laissent se débrouiller tout seuls, mais enfin bon, moi, ce n’est pas mon point de vue. C’est normal de soutenir ses enfants, on fait pas des enfants pour les laisser comme ça (Carine, 55 ans, divorcée, six enfants, âge des aînés non communiqué, le dernier a 18 ans, actuellement au RSA, demandeuse d’emploi depuis 2006).

36Le même registre de l’évidence est également utilisé par Hugues quand l’enquêteur lui demande s’il est étonné d’avoir été identifié comme « aidant principal » par sa fille. C’est le caractère supposé universel et naturel de l’amour filial que Hugues met en avant pour justifier le soutien apporté par les parents :

37

Mais quand on peut aider, ça va de soi. Ça, c’est le côté parental… le côté père ou le côté mère… C’est instinctif. Je pense que tous les parents, c’est pareil. Enfin, je pense, j’espère (Hugues, 49 ans, père de deux enfants de 19 et 12 ans, cadre dans une entreprise de transport en commun).

38Le caractère évident de l’aide apportée par les parents est notamment justifié par l’insistance sur le caractère vulnérable du jeune et la mise en avant du critère du « besoin ». L’aide relève de l’évidence car un jeune sans ressource dépend entièrement de sa famille, comme le présente Isabelle :

39

Enquêtrice : Vous l’aidez pour autre chose ?
Isabelle : C’est quoi les autres choses ?
Enquêtrice : Ben, je ne sais pas, est-ce que vous l’aidez pour ses sorties, pour s’habiller...
Isabelle : Forcément puisqu’elle n’a pas de revenus, comment voulez-vous qu’elle fasse ? […] Ce n’est pas facile quoi ! Je l’aide pour tout vu que c’est quelqu’un qui n’a pas de revenu.
Enquêtrice : Du coup vous l’avez toujours aidée de la même façon ?
Isabelle : Ah ben bien sûr ! Un enfant à partir de ses deux ans jusqu’à ses vingt ans, à partir du moment où il n’a pas de revenu, il faut bien qu’on l’aide ! On est des parents ! (Isabelle, divorcée, mère de deux enfants de 23 et 28 ans, directrice d’agence dans une banque).

40Pour nombre de parents, toutefois, le critère de besoin n’est pas inconditionnel. Dans l’extrait précédent, Isabelle indique une borne temporelle (20 ans) qui suggère une construction sociale des seuils de définition de la jeunesse.

41Le caractère évident de l’aide produit un deuxième effet sur la situation d’enquête : un sentiment de malaise, notamment chez les catégories sociales les plus vulnérables, quand elles ne sont pas en mesure de donner autant qu’elles le souhaiteraient. Par exemple, dans l’extrait d’entretien suivant, Éric, après s’être longuement justifié pour expliquer qu’il ne donne pas beaucoup à sa fille, témoigne d’une certaine frustration à ne pouvoir aider plus (« pécuniairement, je fais ce que je peux »). Cette frustration se manifeste aussi par le désir d’écourter l’entretien (« on arrive au bout peut-être là, non ? ») :

42

Enquêtrice : Qu’est-ce que ça recouvre pour vous le fait d’aider votre fille ? Est-ce que vous l’aidez financièrement ? Vous l’aidez moralement aussi ?
Éric : Financièrement et moralement surtout, et ça je pense qu’elle en aura besoin parce que c’est une fille qui est très émotive. Donc dès qu’elle a des partiels, elle se ronge les sangs donc il faut la pousser… pas la booster, mais la soulager... bon elle est en troisième année de fac donc c’est quand même bien. Et puis pécuniairement je fais ce que je peux, parce que moi je gagne 1 600 euros par mois, et comme ma femme elle ne me donne rien du tout parce que pour vous expliquer, l’appartement que l’on occupe, on l’a acheté il y a 13 ans avec ma femme, et il est pas fini de payer, donc moi je prends en charge tout le reste des crédits et ma femme ne me donne rien du tout, chose que d’après la loi elle a le droit, donc je fais comme je peux pour envoyer des sous pour... donc c’est vrai il y a des mois c’est pas facile donc quand je peux je le fais quoi. […]
Enquêtrice : Très bien... ok... et par exemple elle a besoin par exemple d’une aide financière ou d’un petit coup de pouce, est-ce qu’elle va venir vous demander ou pas du tout ?
Éric : Pas du tout, pas du tout, parce qu’elle sait très bien que j’arrive tout juste à joindre les deux bouts alors elle sait que je n’aurais pas les moyens ! J’ai une comptabilité qui est tellement serrée que je ne peux pas me permettre des écarts quoi. Alors par contre si je touche une prime, quelque chose comme ça ou j’ai une augmentation, alors hop ! Je lui envoie... mais sinon je ne peux pas, vraiment je suis bloqué.
Enquêtrice : Oui d’accord très bien...
Éric : On arrive au bout peut-être là, non ? (Éric, 59 ans, divorcé, trois enfants de 32, 30 et 20 ans, ouvrier qualifié dans la métallurgie).

43Cette gêne évidente est bien perçue par les enquêteurs qui convoquent parfois une approche très globalisante de l’aide afin de ne pas mettre davantage l’enquêté dans l’embarras (« Est-ce que vous l’aidez financièrement ? Vous l’aidez moralement aussi ? »). D’autres se détachent mêmes du protocole d’enquête pour réduire la tension que provoque l’énumération de l’ensemble des postes budgétaires [19]. Face à une mère embarrassée de ne pas pouvoir apporter tout ce qu’elle souhaiterait à son fils, l’enquêtrice choisit malicieusement la carte de l’humour pour mettre à distance le caractère culpabilisant de l’enquête :

44

Enquêtrice : Au niveau des vacances, il part en vacances ? Vous l’aidez à ce niveau-là ?
Françoise : Non. Mais nous, on part pas en vacances non plus.
Enquêtrice, sur un ton ironique : Vous ne lui payez pas le club Med ?
Françoise : Non [Elle rit de bon cœur et semble se détendre] (Françoise, mariée, mère de six enfants, âge des aînés non communiqué, le dernier a 21 ans, assistante maternelle).

Limites et refus d’une approche quantifiée des aides financières et matérielles

45Outre le fait d’être mis face à ses propres difficultés ou limites financières, l’exercice demandé par le remplissage d’une grille budgétaire heurte certains parents dans la mesure où il les « force » à faire un calcul qu’ils ne font pas volontiers. En 1985 déjà, Viviana Zelizer soulignait combien il est difficile, dans les sociétés occidentales contemporaines, de donner une « valeur marchande » à un lien familial qui est pensé d’ordinaire sur le registre de l’intime et de l’émotionnel (Zelizer, 1985). Pour un certain nombre de parents, l’aide qu’ils apportent à leurs enfants entre donc dans le domaine de l’incommensurable : « quand on aime, on ne compte pas » (Journet, 2005 ; Lazarus, 2009).

46Or, la question des solidarités familiales, telle qu’elle est abordée dans la grille budgétaire utilisée, incite l’enquêté à passer de l’incommensurable qui devrait être le caractère a priori de l’aide – conformément au régime de l’Agapè décrit par Luc Boltanski (1990) pour ce qui concerne les relations affectives – au domaine comptable, ce qui renforce le caractère inductif et artificiel du questionnement. Ce constat est particulièrement visible dans l’extrait d’entretien suivant, où Françoise formule explicitement que « ça n’a pas de sens » de compter combien lui coûte son enfant :

47

Enquêtrice : Au final, quelle part de vos revenus correspond à l’aide totale que vous lui apportez ? Vous m’avez dit 300 pour la voiture…
Françoise : J’ai pas compté combien il me coûte en nourriture, je ne peux pas compter. Je fais mes courses. On mange tous à notre faim. Il n’y a pas de souci.
Enquêtrice : Au final, ce que ça vous coûte, c’est 10 % ? 20 % ?
Françoise : J’en sais rien. Ça n’a pas de sens de le compter comme ça (Françoise, mariée, mère de six enfants, âge des aînés non communiqué, le dernier a 21 ans, assistante maternelle).

48Le caractère systématique de la grille d’entretien, qui examine poste par poste les dépenses faites par les parents pour leurs enfants, crée une dynamique d’entretien fondée sur l’énumération des aides apportées de la part des enquêtés qui contribue à « braquer » ceux qui ne peuvent pas aider beaucoup sur chaque poste.

49Cependant, la difficulté à quantifier se retrouve également dans les catégories sociales plus aisées. Ainsi, cette directrice d’agence dans une banque sait simplement qu’elle n’a pas à se priver pour aider sa fille, mais refuse à plusieurs reprises d’entrer dans une logique comptable :

50

Enquêtrice : Est-ce que vous arriveriez à dire à peu près par mois ou par semaine ?
Isabelle : Pas du tout, je ne sais pas ! Je ne compte pas, j’en sais rien du tout.
Enquêtrice : Même pas une idée ?
Isabelle : Non non, non non ! Je paye tout de toute façon, elle paye rien, tout ce dont elle a besoin, je paye. […]
Enquêtrice : Et pour les habits ?
Isabelle : Au niveau de l’habillement, je suis incapable de chiffrer. Parfois elle s’achète des trucs que je lui rembourse pas, des babioles, des parfums, des choses comme ça.
Enquêtrice : Et les sorties ?
Isabelle : Quand elle me dit « tiens je sors », je lui dis « tu fais quoi, tu veux quoi ? Je te donne 20 euros pour aller boire un pot ou manger au restau ». Mais elle a quand même son compte et comme elle a travaillé, elle s’en sert pour acheter, pour faire des petits cadeaux, des choses comme ça. De temps en temps je lui dis « tiens je vais te faire le plein d’essence, des choses comme ça quoi » (Isabelle, divorcée, mère de deux enfants de 28 et 23 ans, directrice d’agence dans une banque).

51De même que certains parents se refusent à rendre « calculatoire » l’aide apportée à leurs enfants, d’autres s’interdisent de présenter l’aide apportée comme une contrepartie d’un contre-don attendu plus tard de la part de leur descendance. Ainsi, Bruno s’avoue dans l’impossibilité d’identifier ce que sous-entend la relation d’aide financière qu’il apporte à sa fille : « J’aime ma fille, donc je ne me suis pas posé la question ». Toutefois, plus tard dans l’entretien, Bruno finit par évoquer la contrepartie de l’aide donnée :

52

Elle m’en avait parlé d’un prêt à taux zéro, mais moi, je suis pas pour. J’ai dit « non, j’ai la somme sur un compte, je ne vois pas pourquoi tu devrais… ». Je préfère, à la limite, qu’elle me soit reconnaissante avec les années qui viennent. Bon, je ne sais pas la reconnaissance que je vais avoir… mais au moins j’ai ma satisfaction de savoir qu’elle n’a pas dû galérer spécialement pour ses études (Bruno, divorcé, trois enfants de 24, 22 et 20 ans, employé dans l’imprimerie).

53L’impossibilité de chiffrer ou d’estimer les sommes données, de même que la minimisation de ce que ce soutien matériel et financier implique, est une difficulté méthodologique qui ne doit pas être sous-estimée dans les protocoles de recueil des données sur les aides apportées aux jeunes adultes. Ces logiques d’évitement se retrouvent dans les catégories les plus modestes comme dans les plus aisées. Ce type de rejet, qui se traduit dans les statistiques par des non-réponses, ou des réponses allusives et incomplètes, ne résulte donc pas uniquement d’un refus classique de parler d’argent [20]. Il peut également exprimer un possible sentiment d’impuissance parental ou manifester une vision désintéressée de la famille.

Le « soutien moral », modalité « refuge »

54Tant l’intériorisation de l’injonction à l’aide que l’énumération des postes au moment de l’enquête produisent également, au-delà de certaines résistances exprimées, un repli de certains enquêtés sur la modalité « refuge » que constitue, parmi la liste proposée des aides recensées, le « soutien moral ».

55Très souvent présente dans les enquêtes statistiques pour contrebalancer, à moindre frais, le côté budgétaire du questionnement, cette catégorie du « soutien moral » est généralement formulée comme telle, sans autre précision sur ses modalités. Par ce concept flottant, l’enquêté peut donc désigner des pratiques différentes, allant pour certains d’une « aide élémentaire de réconfort [21] », à un véritable accompagnement et soutien psychologique des proches en difficulté pour d’autres (Déchaux, 2007). On note ainsi une grande variabilité des pratiques associées au soutien moral dans les entretiens que nous avons analysés. Tandis qu’il se traduit par un investissement important des parents dans certaines situations qu’ils jugent préoccupantes – par le temps qu’ils y consacrent mais aussi par la charge mentale que le soutien de leur enfant représente –, il recouvre, dans d’autres, une forme de considération bienveillante à l’égard du jeune adulte. C’est le cas du père de Clément qui y range ici pêle-mêle et dans une vision très globalisante, un suivi dans les études et une attention à la santé physique et morale de son fils :

56

Enquêtrice : Et alors qu’est-ce que ça implique pour toi d’être l’aidant de Clément ? On a vu au niveau financier mais ça peut être aussi au niveau moral, ça peut être aussi un soutien moral…
Frank : Le côté moral, c’est le fait d’être là, ben ça implique de le suivre dans ses études, faire attention qu’il reste bien impliqué, de veiller à sa santé générale on va dire, que ce soit physique ou morale mais ça c’est pareil, avec sa maman on le suit à distance, parce que à 19 ans il y a des passages à vide, comme toujours, mais comme ça peut se comprendre à cet âge-là ! On le voit tous les jours, quasiment, donc... ça c’est le plus important, les sous... euh...
Enquêtrice : D’accord oui les sous c’est accessoire !
Frank : C’est accessoire (Frank, 45 ans, divorcé de la mère de Clément, vit en concubinage, père de deux enfants de 19 ans, 18 mois, cadre en développement numérique pour un groupe de presse).

57L’investissement de l’item « soutien moral » n’est pas spécifique à EQRJ et à son mode de questionnement. Dans le cadre d’une autre enquête en population générale, l’enquête SOLIGENE, mobilisant le panel ELIPSS [22], il était par exemple demandé aux personnes interrogées de mentionner les aides apportées à leurs proches parmi une liste de huit types d’aide. De toutes les formes d’aide proposées, c’est le « soutien moral » qui a été le plus souvent retenu [23]. La propension des enquêtés à investir massivement ce type de réponse semble donc récurrente dans les enquêtes portant sur l’ensemble des aides apportées et reçues dans la famille.

58Au final, le succès de la modalité de réponse « soutien moral » peut s’interpréter de deux manières. Il montre tout d’abord la prégnance, en France, des normes familialistes, qui valorisent la famille comme première forme de soutien pour les jeunes adultes (Van de Velde, 2008 ; Chevalier, 2017). L’investissement dans le soutien moral – tant dans les scores obtenus dans les enquêtes statistiques que par les longs commentaires auxquels il donne lieu dans EQRJ – peut également se lire comme une résistance à l’approche strictement comptable de l’aide familiale telle qu’elle est finalement construite par les grilles budgétaires utilisées dans les enquêtes statistiques. En détaillant les autres aspects du soutien qu’ils apportent à leurs enfants, les parents manifestent leur opposition à une vision très matérialiste de l’aide familiale. Ces résultats plaident donc pour une meilleure prise en considération des enjeux affectifs et moraux des relations de parenté dans les enquêtes statistiques sur la famille, sans qu’ils ne soient renvoyés à une unique question sur le « soutien moral », dont le caractère flottant et polymorphe rend ensuite l’exploitation difficile voire sans intérêt.

Expliquer l’aide apportée : une équation complexe

59Ces enjeux affectifs et moraux transparaissent également quand les parents justifient l’aide apportée à leurs enfants. Loin de se référer uniquement à leurs revenus, que l’outil de comptabilisation les amène implicitement à mobiliser, la plupart des parents montrent que les sommes données reposent sur un calcul complexe qui dépasse la seule variable des ressources disponibles dans le ménage.

L’explication par les ressources, un critère insuffisant ?

60Dans l’enquête EQRJ, la contrainte des ressources est très fréquemment mentionnée par les parents, notamment lorsqu’ils sont invités à détailler le soutien financier apporté à leur(s) enfant(s). Pour montrer sa bonne volonté, Éric glisse ainsi qu’« il ne gagne que 1 600 euros par mois », ou Frank qu’il est « à sec » et qu’il ne peut donner plus. Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, Anne justifie également le fait qu’elle n’ait pas pu payer un BTS privé en alternance à son fils avec les « petits salaires » du couple. C’est donc quand il faut justifier un renoncement que ce critère des ressources est le plus souvent utilisé, les enquêtés le mobilisant comme un argument légitime :

61

Moi, j’avais déjà des soucis financiers, donc ce n’était pas possible ; mon ex-compagnon, c’était pareil : nous n’aurions pas pu lui payer son école de commerce. Et puis, je suis contre, ayant un a priori envers ces écoles privées. Je pense qu’il y a toujours des privilégiés. Pour un couple qui gagne peut-être 5 000 euros par mois, d’accord, pas de souci. Mais avec de petits salaires à 1 600 euros, je ne vois pas bien comment on peut payer une école privée à son enfant (Anne, séparée, deux enfants de 25 et 21 ans, gestionnaire dans une banque).

62Ce rapport des sommes données aux sommes gagnées résulte aussi du protocole d’enquête lui-même. Comme nous l’avons montré, la plupart des enquêtes statistiques sont construites de manière à calculer la part de l’aide dans le revenu total du ménage des parents (le taux d’effort), et à mettre en relation les ressources du jeune et celles de ses parents (en contrôlant leurs autres caractéristiques). Cela trahit le regard très « économique » porté sur la relation d’aide, et les fondements théoriques des modèles utilisés pour lesquels le revenu et les ressources seraient au centre de la mesure de l’« utilité ». Or, en énumérant de manière comptable l’aide apportée, les enquêtés eux-mêmes semblent prendre conscience de l’effort financier que représente cette aide.

63Cependant, du point de vue des enquêtés, ce critère des ressources est rarement le seul à rentrer dans l’équation. Pour justifier les sommes données, les parents mobilisent d’autres arguments, qui renvoient parfois la question du budget à un aspect secondaire dans leurs normes de calcul de la somme octroyée au jeune adulte.

Les normes de solidarité sous-jacentes au mode de calcul des parents

64Au-delà du critère des ressources, d’autres critères d’appréciation plus subjectifs de la situation déterminent aussi l’investissement financier et matériel des parents. Le plus souvent, c’est le critère du mérite qui est utilisé par les parents pour justifier le fort investissement (ou au contraire le faible investissement) dans l’aide apportée. Bruno explique, par exemple, qu’il est prêt à aider Sophie, sa fille de 20 ans, car elle est persévérante dans ses choix (elle « maintient son idée ») et dans ses efforts (« elle est studieuse ») et qu’elle se donne, selon lui, les moyens de réussir :

65

Elle est studieuse, alors ça me dérange pas du tout de l’aider. En plus, elle maintient son idée […] déjà quand elle était au lycée, elle savait ce qu’elle voulait faire (Bruno, divorcé, trois enfants de 24, 22, 20 ans, employé dans l’imprimerie).

66Irène semble partager la même logique et fait plus explicitement que Bruno la différence entre deux catégories de jeunes : les travailleurs et les autres. Pour elle, l’investissement financier des parents ne se justifie que lorsque les jeunes fournissent eux aussi des efforts pour réussir. L’opposition entre soutien financier et soutien moral montre de nouveau à quel point ce dernier est une catégorie « autre », qui n’entre pas dans la même logique que l’aide monétaire :

67

Irène : Ben il y en a des qui méritent d’être aidés, oui !
Enquêtrice : C’est-à-dire qui méritent d’être aidés ?
Irène : Ben ceux qui travaillent, qui font voir qu’ils ont de la bonne volonté, oui, ça vaut le coup de les aider !
Enquêtrice : D’accord, par contre ceux qui font rien…
Irène : Qui font des conneries non ça sert à rien... enfin, ça sert à rien. Les aider moralement peut-être oui mais financièrement non, ça sert à rien ! (Irène, 43 ans, mariée, un enfant de 23 ans, agent de propreté).

68Ainsi, les efforts déployés par les jeunes dans leurs études sont valorisés par les parents et justifient, selon eux, l’aide qu’ils leur apportent. Derrière cette logique de mérite – terme lui aussi aux significations multiples qui en permettent une utilisation plastique (Tenret, 2011) – certains enquêtés mobilisent également l’argument des débouchés permis par les études : sont ainsi considérés comme méritants des enfants qui ont choisi des voies scolaires bien connectées au monde professionnel. Bruno, par exemple, explique qu’il aide aussi sa fille dans la mesure où elle ne fait pas « des études pour des études » et parce qu’elle a choisi une voie dans laquelle « on voit qu’il y a du potentiel » :

69

Je me vois mal lui payer des études pour la retrouver à la fin en tant que caissière dans un supermarché, ça me ferait mal au cœur, que je me sacrifie d’une certaine manière, et de savoir que son ambition d’étude n’aboutirait à rien. Je sais que ce n’est pas le cas. Quand vous regardez un peu sur le marché du travail les aboutissements de ce qu’elle fait, on voit qu’il y a du potentiel. C’est déterminant aussi par rapport à ça. Si elle avait voulu faire des études pour des études, ma mentalité serait différente, mais là, ce n’est pas le cas (Bruno, divorcé, trois enfants de 24, 22, 20 ans, employé dans l’imprimerie).

70Cette attention portée aux débouchés de la formation peut traduire, d’une part, une forme d’intériorisation du discours médiatique ambiant sur la crise et les difficultés des jeunes à s’insérer professionnellement malgré l’obtention d’un diplôme – même si celui-ci demeure une protection contre le chômage (voir Barret et al., 2014). D’autre part, elle peut être le signe d’une conception plus instrumentale des études pour les familles de milieux populaires, qui considèrent l’investissement dans les études des enfants comme un sacrifice pour une ascension sociale ultérieure. Cette notion de « sacrifice » est d’ailleurs explicitement présente dans le discours de Bruno :

71

Bruno : L’aider financièrement ça ne me met pas dans le besoin, donc je ne me suis pas posé la question, je continue à partir en vacances […] Je ne me sacrifie pas, je pars en vacances, enfin, je pourrais travailler moins, mais ça ne me dérange pas trop.
Enquêtrice : Vous employez tout de même souvent le mot « sacrifice » …
Bruno : Oui, c’est quand même un sacrifice. Oui, c’est plus de 2 000 euros par mois. C’est quand même une belle somme. C’est quand même un beau salaire de quelqu’un. Cet argent, je pourrais dire « je le garde sur un compte, pour ma retraite, pour être plus à l’aise… ». Après, comme je lui dis, ça ne dérange pas, parce que je sais qu’elle est motivée, par la suite elle va avoir un travail qui lui plaît, et pour moi c’est une satisfaction (Bruno, divorcé, trois enfants de 24, 22, 20 ans, employé dans l’imprimerie).

72L’effort réalisé est ainsi perçu comme rationnel par Bruno dans la mesure où sa fille s’investit dans les études, où ces études présentent des débouchés, et où les débouchés « plaisent » à sa fille, autant de dimensions que l’on peut inscrire dans la logique méritocratique, dans la mesure où elles renvoient aux qualités propres de l’enfant (sa volonté, ses efforts, ses capacités).

73Cependant, les modalités de l’investissement parental ne dépendent pas uniquement de l’évaluation de la situation dans laquelle se trouve le jeune adulte. Lorsque les parents ont plusieurs enfants, la comparaison avec les frères et sœurs devient – implicitement ou explicitement – une des variables de l’équation concernant la somme à donner. Le critère d’égalité, pourtant mis en évidence dans les travaux de psychologie sociale comme principe de justice prégnant dans le contexte familial (Kellerhals et al., 1988), est présenté par les enquêtés comme un horizon difficile à atteindre dans une fratrie de jeunes adultes, dans la mesure où tous les enfants sont pensés comme différents dans leur parcours, leurs aspirations, leurs possibilités. Bruno, par exemple, a deux filles un peu plus âgées que Sophie, qu’il aide moins. Pour lui, le statut d’étudiante de Sophie justifie qu’il la soutienne davantage financièrement :

74

Bruno, en parlant de ses filles aînées : Je les aide parfois, malheureusement, parce que la vie fait que c’est comme ça… mais c’est pas au même niveau que Sophie. Il n’y a pas de jalousie. Elles le savent, on en a discuté.
Enquêtrice : Pourquoi ce n’est pas au même niveau ?
Bruno : Parce que c’est la seule qui a fait de longues études (Bruno, divorcé, trois enfants de 24, 22, 20 ans, employé dans l’imprimerie).

75Toutefois, cet horizon égalitaire n’est pas absent des considérations parentales. D’une part, comme le montre l’extrait d’entretien précédent, les traitements différenciés sont souvent discutés ou justifiés par les parents, qui craignent que des sentiments de jalousie et d’injustice se développent dans la fratrie. D’autre part, si les parents sont conscients que le soutien global diffère en fonction de la trajectoire sociale de chacun de leurs enfants, le montant des versements plus occasionnels (et donc plus facilement comparables) est bien souvent strictement identique :

76

Françoise : Moi, je donne 50 euros à son anniversaire, 50 euros à Noël. Après, on peut pas faire plus.
Enquêtrice : Quand bien même vous pourriez, est-ce que vous feriez plus ?
Françoise : Ben non, parce que j’estime qu’il faut qu’il se prenne en charge. Donc faut pas pousser non plus. Ben oui, parce que si on l’aide lui, pourquoi on n’aiderait pas ses autres frères et sœurs ? (Françoise, mariée, six enfants, âge des aînés non communiqué, le dernier a 21 ans, assistante maternelle).

77Enfin, le dernier terme de l’équation, qui ressort de l’exploitation secondaire de l’EQRJ, est lié à l’aide que le parent interrogé a lui-même reçue quand il était jeune. Ce « contre-don différé » est un constat classique des recherches sur l’entraide familiale (Attias-Donfut, 1995). Isabelle l’exprime très clairement au sujet du financement des études de sa fille :

78

Ben, en fait, je reproduis un peu ce que j’ai eu. J’ai eu la même vie avec moins… parce qu’il y a quand même un certain temps, c’était pas la même chose. Mais on m’a aidée du temps que j’étais en études. De la même manière (Isabelle, divorcée, mère de deux enfants de 23 et 28 ans, directrice d’agence dans une banque).

79Souvent, il ne s’agit pas tant de reproduire strictement ce qui a été donné que de s’inscrire dans une certaine filiation, qui valorise la solidarité familiale. Olivier justifie l’aide financière qu’il apporte à Emmanuelle (étudiante) par le fait d’avoir bénéficié lui-même d’autres formes de soutien parental :

80

Je suis issu d’une grande famille, on était huit enfants, mon papa travaillait à l’usine et je n’ai pas fait de longues études, je suis rentré dans un parcours d’apprentissage et ensuite un métier. Donc y a pas eu d’argent à donner… mais le fait de vivre chez eux et de ne pas avoir de frais, c’est aussi une aide je trouve. C’est aussi une aide, pas une aide financière comme pour Emmanuelle, mais c’est aussi une aide. Ils nous ont appris à avoir les valeurs des choses, le sens de la famille (Olivier, 45 ans, marié, trois enfants de 12, 18, 23 ans, ouvrier).

81Frank insiste, quant à lui, sur le fait que ses parents n’ont jamais conditionné leur aide à une quelconque attente ou à un retour particulier de sa part. C’est dans ce même esprit qu’il entend soutenir son fils Clément. Ici, ce n’est donc pas tant l’aide apportée que la façon d’aider qui est valorisée :

82

Enquêtrice : Donc on va reprendre : tu m’as dit que tu as été beaucoup aidé par tes parents.
Frank : Oui.
Enquêtrice : Quand tu étais jeune, pour prendre ton autonomie ?
Frank : Pas que jeune. Il y a encore pas très longtemps. C’est à dire que mes parents m’ont toujours aidé dans les coups durs, ils m’ont aidé à acheter quand j’ai pu acheter.
Enquêtrice : Un logement tu veux dire ?
Frank : Ouais. Quand j’étais en difficulté financière, par exemple au moment de la séparation avec Céline, il a fallu me reloger tout seul, remeubler, tout quoi ! Donc bon c’est toujours un peu des moments tendus...
Enquêtrice : En tout cas ils étaient là pour toi.
Frank : Oui. En tout cas ce que m’ont transmis mes parents c’est... enfin je sais pas comment dire... ils ont jamais... en tout cas il n’y a jamais eu de chantage à l’argent quoi, ils ne m’ont pas dit « il faut que tu réussisses ça pour que... » et moi je n’ai pas mis de chantage à l’argent à Clément, pas de pression de ce côté-là (Frank, 45 ans, divorcé de la mère de Clément, vit en concubinage, deux enfants de 19 ans et de 18 mois, cadre en développement numérique pour un groupe de presse).

83Ces exemples ne doivent cependant pas amener à percevoir cette transmission intergénérationnelle comme mécanique. Certains enquêtés prennent le contre-pied éducatif de leurs parents. En aidant financièrement sa fille, Éric souhaite ne pas reproduire sa propre situation. Il reproche à sa famille de ne pas lui avoir donné les moyens pour s’inscrire dans la filière professionnelle qu’il aurait aimé suivre :

84

Enquêtrice : Est-ce que vous même quand vous étiez jeune vous avez été aidé pour débuter dans la vie ?
Éric : Non.
Enquêtrice : D’accord.
Éric : Non, j’ai passé mon CAP et je suis allé au boulot tout de suite. Il faut dire que c’était en 1971 et en 1971 les parents ils n’étaient pas comme nous maintenant, tu finissais l’école et tu allais au boulot. J’ai pas fait ce que je voulais… mon père n’a pas voulu parce qu’à l’époque c’était eux qui choisissaient la carrière en fait un peu... peut-être pas chez tout le monde mais chez moi c’était comme ça.
Enquêtrice : D’accord et vous auriez aimé faire quoi ?
Éric : Moi j’aurais aimé être cuisinier. Voilà et puis ça posait problème parce que l’école d’hôtelière elle était à la ville d’à côté de Saint-Étienne donc ça posait des problèmes de bus. Mais mes parents ils n’étaient pas pauvres ; ils avaient quand même bien de quoi me payer la scolarité. Mais mon père a dit « non non tu prendras pas le bus pour aller là-bas, c’est trop compliqué, tu iras à cette école-là, tu feras ton heure et ça ira très bien ». Et moi, je me dis « tu ne vas pas faire comme tes parents ont fait ».
Enquêtrice : Oui voilà justement…
Éric : Je veux l’aider ! Moi j’ai des choses à reprocher à mes parents à ce niveau-là et j’aimerais bien que ma fille elle ne me reproche rien de ce côté-là.
Enquêtrice : D’accord.
Éric : Bon c’est vrai que ce que je lui donne n’est peut-être pas énorme, mais elle sait que je fais un maximum pour l’aider quoi (Éric, 59 ans, divorcé, trois enfants de 32, 30 et 20 ans, ouvrier qualifié dans la métallurgie).

85Comme le montre l’extrait précédant, ce ne sont pas les moyens financiers qui sont le principal obstacle pour les parents d’Éric. Le critère budgétaire n’est ici pas pertinent mais c’est la représentation des études qui oriente leur raisonnement. À l’inverse d’Éric qui les associe à un libre choix, son père les considère dans une perspective utilitariste. Il n’est donc pas besoin d’aider davantage puisque les formations à proximité permettent une insertion professionnelle satisfaisante (« tu iras à cette école-là, tu feras ton heure et ça ira très bien »).

Mesurer l’incommensurable : équation et inconnues

86Longtemps peu traitée par les enquêtes statistiques, la question des aides matérielles et financières apportées par la famille aux jeunes adultes est un axe de recherche émergent dans les années 1980. Celui-ci devient central à partir des années 1990, au moment où la quantification la plus précise possible des aides parentales constitue un enjeu important pour les politiques publiques. Pourtant, un recensement exhaustif des aides apportées dans le cadre d’une enquête statistique pose de nombreuses difficultés méthodologiques, tant dans l’inventaire des postes retenus, que dans la façon dont les parents répondent au questionnement qui leur est proposé.

87L’analyse secondaire de l’enquête EQRJ montre ainsi les limites d’une approche purement comptable dans le domaine particulier de l’aide apportée par les parents à leurs enfants adultes. En effet, le recensement de plus en plus précis, dans les enquêtes statistiques, des aides versées et reçues, à travers l’enrichissement progressif des postes, la prise en compte de la diversification des profils des aidants et l’interrogation en miroir des aidants et des aidés, n’aboutit pas nécessairement à une connaissance de plus en plus fine de l’entraide familiale : au contraire, le perfectionnement de l’appareil statistique autour des sommes versées par les parents à leurs enfants vient, dans une certaine mesure, renforcer l’injonction à l’aide et accroît la violence symbolique du questionnement. Celle-ci se perçoit notamment dans les réticences dont témoignent plusieurs parents à évaluer le coût des aides versées à leur enfant, qui peuvent prendre différentes formes. Certains refusent ainsi la logique comptable de l’aide qui sous-tend la construction d’un protocole de recherche axé sur la mesure monétaire de l’aide apportée ; d’autres se réfugient dans la catégorie très large et difficilement quantifiable du « soutien moral ».

88Doit-on pour autant renoncer à compter et à faire compter l’aide familiale ? Ce rejet de la quantification nous semble une position excessive qui ne tient pas compte de toutes les possibilités méthodologiques qui se développent actuellement avec l’émergence d’une ethnographie économique du quotidien (Dufy & Weber, 2007). Ce que ces travaux ont en commun est de partir du postulat qu’il ne faut pas dissocier le fait de compter du sens donné à cet acte, ce que nous reprenons, à travers la citation d’une enquêtée, dans le titre éponyme de notre article. Or, les outils de comptabilisation, tels qu’ils sont actuellement administrés dans la statistique publique, sont construits autour de présupposés normatifs forts, notamment celui que tout le monde compte de la même manière, d’où l’utilisation d’une même grille standardisée pour tous qui laisse peu de place à l’évaluation de la situation que les enquêtés ont à renseigner. C’est contre ces présupposés normatifs que certains sociologues, à l’instar d’Alain Cottereau, ont développé des outils méthodologiques alternatifs qui permettent de « faire compter comme les gens comptent » (Cottereau, 2017). L’ethnocomptabilité propose ainsi de prendre en considération « les cadres de référence » qui orientent les modes de calcul des enquêtés. Nous rejoignons ici cette position puisque notre article montre que derrière la façade affichée de l’incommensurable, les parents comptent bien l’aide apportée, mais pas nécessairement au moyen d’une équation simple, dans laquelle les sommes données seraient exclusivement fonction des ressources du ménage. En réalité, de nombreuses « inconnues » demeurent pour comprendre et expliquer les sommes données, telles que les besoins perçus du jeune, ses mérites éventuels, les caractéristiques de sa fratrie ou encore l’aide reçue par les parents dans leur propre jeunesse. Il serait également pertinent d’approfondir la qualité des relations entre le jeune et ses parents et de développer tous les enjeux affectifs et moraux qui se jouent dans l’aide familiale. Ces « inconnues », difficiles à saisir dans des enquêtes statistiques classiques sur l’aide familiale, méritent pourtant une attention toute particulière pour saisir, dans toute sa complexité, la solidarité familiale intergénérationnelle.

89Au-delà des enjeux méthodologiques de recueil de données quantifiées sur l’aide familiale, notre article invite également à approfondir l’analyse des normes de solidarités intergénérationnelles. Les limites liées à l’analyse secondaire de données ne permettent pas d’en étudier davantage les variations sociales et familiales. Cet axe de recherche nous semble néanmoins central afin de comprendre les questions éducatives qui se posent aujourd’hui aux parents de jeunes adultes.

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Mots-clés éditeurs : transferts, jeunes adultes, normes de solidarités intergénérationnelles, famille, sociologie économique, enquêtes statistiques

Date de mise en ligne : 30/11/2018

https://doi.org/10.3917/socio.094.0417

Notes

  • [1]
    Les normes de solidarité intergénérationnelles sont entendues ici comme un ensemble de valeurs et de principes moraux qui orientent la façon dont les enquêtés pensent la prise en charge des personnes vulnérables et/ou dépendantes dans la famille (jeunes adultes non autonomes, personnes âgées vieillissantes, handicapées, etc.).
  • [2]
    Transferts du vivant de la personne.
  • [3]
    Dans l’enquête 2004, trois périodes étaient distinguées : « pendant les études », « une fois installé », ou « pendant la recherche d’un emploi » (Cordier et al., 2007).
  • [4]
    La question porte sur l’« envoi d’argent dans la famille », « le loyer des enfants ayant quitté le logement » et « la pension des parents en maison de retraite ».
  • [5]
    C’est aussi l’année de mise en place pour cette enquête d’un questionnaire assisté par un ordinateur qui réduit le temps de passation et permet le développement de nouvelles thématiques.
  • [6]
    Une enquête complémentaire Jeunes a également été réalisée en 1986 mais elle n’intègre pas de questionnement fin sur l’entraide parentale.
  • [7]
    Cette construction d’un champ de pratiques, complet sans être anecdotique, se pose également dans les enquêtes qualitatives. Cependant, la
    durée limitée d’un questionnaire statistique oblige à être davantage vigilant sur cette question.
  • [8]
    La décohabitation du logement parental au cours de l’année, comme la sortie des études et l’insertion sur le marché du travail peuvent modifier du tout au tout le volume et la composition de l’aide parentale.
  • [9]
    Stratifiés selon plusieurs critères : âge, sexe, cohabitation, situation professionnelle, etc.
  • [10]
    L’accès à ce matériau a été rendu possible du fait de l’appartenance de deux des auteurs à la DREES. Une convention a été signée concernant l’exploitation de ces matériaux. La plupart du temps, les données issues des tests préparatoires à l’enquête statistique sont inutilisées une fois le questionnaire amendé et terminé.
  • [11]
    Sans être exhaustifs, on citera les travaux fondateurs de Jean Peneff (1984) ou ceux plus récents de Céline Bessière et Frédérique Housseaux (1997).
  • [12]
    Répondant à des enjeux pratiques, l’identification d’une personne de référence amenait cependant à sous-estimer la dimension collective du travail du care dans la famille (Gramain et al., 2006).
  • [13]
    Historiquement l’amélioration des ressources des retraités a eu non seulement pour conséquences qu’ils ne soient plus à la charge de leurs enfants – permettant ainsi à ces derniers de concentrer leurs aides sur leurs propres enfants – mais aussi qu’ils puissent aider à leur tour leurs enfants et petits-enfants (Attias-Donfut & Segalen, 2007).
  • [14]
    On peut prendre pour exemples le plat que le jeune rapporte le dimanche soir lorsqu’il quitte le domicile parental et qui sera recodé par le statisticien comme une aide alimentaire, ou le trajet que le parent effectue pour ramener son enfant à son logement étudiant et qui sera catégorisé comme une aide aux transports.
  • [15]
    La négociation des termes de cet accord dépend des caractéristiques sociales des parents, de la situation du jeune qui reçoit cette aide monétaire mais aussi de la culture familiale autour de l’argent.
  • [16]
    Les prénoms figurant dans cet article sont fictifs, dans un souci de préserver l’anonymat des enquêtés.
  • [17]
    L’âge des parents enquêtés n’était pas systématiquement demandé lors des entretiens. Nous indiquons cette information lorsque nous en disposons. Il en est de même pour l’âge de chacun des enfants de l’enquêté ou pour leur lieu de résidence. Il s’agit ici d’une des limites de l’analyse secondaire de
    données même si certaines informations biographiques peuvent être récupérées à l’occasion de ce qui est dit dans les entretiens.
  • [18]
    On ne reviendra pas ici sur la maximisation par les parents de l’aide apportée, qui est un constat bien connu des enquêtes statistiques sur l’aide familiale.
  • [19]
    Cette émancipation du protocole a déjà été décrite dans le travail des enquêteurs des instituts de sondage, notamment quand les questions posées leur semblent contre-productives pour l’enquête (Caveng, 2009).
  • [20]
    Les travaux méthodologiques sur l’enquête Patrimoine de l’Insee font classiquement état de cette difficulté. Il est surprenant de constater que ce point n’est pas abordé dans les manuels classiques de sociologie quantitative.
  • [21]
    Jean-Hugues Déchaux donne pour exemple le fait de se manifester ou de demander des nouvelles dans des circonstances difficiles ou sortant de l’ordinaire.
  • [22]
    L’enquête « SOLIGENE » (Relations entre générations au prisme des normes de solidarité et de justice sociale) interroge de manière longitudinale un panel d’enquêtés représentatif de la population française (le panel internet mobile ELIPSS – Étude longitudinale par internet pour les sciences sociales) sur les aides données et reçues dans la famille ainsi que sur leurs conceptions de la solidarité familiale.
  • [23]
    57 % des répondants ont choisi cette modalité, devant l’aide à la maison (53 %) ou encore la garde d’enfants (34 %).

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