Sociologie 2017/2 Vol. 8

Couverture de SOCIO_082

Article de revue

Le poids des émotions

Une réflexion sur les variations de l’intensité de l’(entr)aide familiale auprès de proches dépendants

Pages 121 à 138

Notes

  • [1]
    Les enquêtes Handicap santé ménages et aidants de 2008 (DRESS, Insee) évaluent à 8,3 millions le nombre de personnes de plus de 16 ans aidant régulièrement un proche pour sa vie quotidienne, quel que soit l’âge de ce dernier.
  • [2]
    Le terme est à dessein accordé au féminin, tant le secteur des services à la personne est presque exclusivement féminin.
  • [3]
    Les deux enquêtes HID (1998-2001) et HSM (2008-2009) en France ont mis en évidence la coexistence de conséquences négatives et positives de
    l’aide prodiguée par les proches de personnes âgées dépendantes (Dutheil, 2001), quel que soit le niveau de charge ressenti (Soullier, 2012).
  • [4]
    À l’exception de l’article de Michel Castra et Geneviève Cresson (2008) cité.
  • [5]
    Les noms et prénoms des enquêté(e)s sont fictifs, afin de garantir leur anonymat.

1 Depuis une quinzaine d’années, les « aidants » des personnes ayant besoin de soins au long cours (enfants, personnes en situation de handicap, malades confronté(e)s à des pathologies chroniques et évolutives) sont l’objet d’une visibilité nouvelle dans le débat public. Différentes associations, généralistes ou spécialisées, de proches aidant des enfants ou des parents ayant besoin d’une aide régulière dans leur vie quotidienne, ont en effet porté au cours des années 2000 un projet politique de reconnaissance de la place et du rôle de ces « proches aidants ». Pour ces associations, il s’agit de faire connaître et reconnaître le soutien des proches, invisibilisé dans l’expression « aidant naturel » en vigueur dans le Code de la santé, par exemple. La construction du problème public des aidants s’appuie classiquement sur la mise en évidence du caractère très répandu de cette situation d’aidant [1], sur le nombre croissant de personnes concernées et sur des travaux scientifiques qui ont évalué les effets de cette aide sur le travail, la santé ou les loisirs des personnes aidantes. Peu à peu, une vulgate ou un « sens commun savant » (Champagne, 1989) s’est cristallisée, qui a constitué l’aide comme un fardeau pour l’aidant, particulièrement problématique lorsqu’elle atteint de hauts niveaux d’intensité, soit parce qu’elle l’écarte durablement du marché du travail, soit parce qu’elle a des effets délétères sur sa santé. Le « risque d’épuisement de l’aidant » s’est progressivement imposé comme un motif d’intervention de la puissance publique et des professionnels des secteurs médicaux, socio-médicaux et sociaux dans deux directions : la fourniture d’aides directes (aides à la toilette, au ménage, à l’approvisionnement et au déplacement) à la personne en situation de handicap par des professionnelles [2], afin de soulager les proches aidants dans leur accompagnement ; et la mise en place de dispositifs « d’aide aux aidants », destinés à soutenir leur investissement dans la durée, en leur accordant des temps de répit, de discussion (café des aidants) ou de formation pour prendre en charge leur proche.

2 Les choix successifs opérés d’une intervention publique dans une direction plutôt qu’une autre sont déterminants pour appréhender le rôle des aidants familiaux. De tradition familialiste, la situation de la France a évolué avec le développement des établissements d’hébergement de personnes âgées dépendantes, des services d’aide et de soins à domicile et, à la fin des années 1990, la création d’une allocation spécifique visant à aider les familles à financer des services professionnels. La logique d’intervention est alors celle de l’externalisation des tâches d’aide et de soins vers les services professionnels. Pour les personnes âgées ayant besoin d’aide, l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) a ainsi permis d’élargir le recours aux professionnelles pour certaines tâches (hygiène personnelle, tâches ménagères, approvisionnement), en solvabilisant une partie des ménages ayant besoin d’aide. L’aide apportée par les proches se combine alors souvent, en particulier lorsque les handicaps sont importants, avec une aide professionnelle et, nous le verrons, transforme le soutien prodigué. Le débat, introduit dès la fin des années 1980 concernant la création d’un cinquième risque « dépendance » de sécurité sociale, repris dans la seconde moitié des années 2000 au moment où s’amorce le projet de réforme du dispositif existant, est finalement abandonné (Ennuyer, 2014). Dans un contexte budgétaire contraint, qui rend difficile la remise à plat du système existant, l’intervention publique se tourne aujourd’hui explicitement vers les aidants familiaux. La direction prise est celle du développement de dispositifs d’aide aux aidants, dans un mouvement de redéfinition du modèle familialiste traditionnel français (Le Bihan, 2012) qui s’apparente au passage d’un « familialisme par défaut » à un « familialisme soutenu » (Saraceno & Keck, 2010). Le rôle pivot des aidants familiaux dans l’accompagnement des proches en perte d’autonomie et la nécessité de les soutenir dans leurs activités d’aide et de soins a d’abord été mise en avant dans le cadre du troisième plan Alzheimer (2008-2012). La loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement institutionnalise ce report sur les familles de l’accompagnement des difficultés liées à l’avancée en âge. Elle consacre et formalise l’orientation des politiques publiques de la vieillesse vers une aide aux aidants plutôt que vers une prise en charge socialisée de la compensation des handicaps ou de l’accompagnement au long cours des pathologies chroniques et évolutives, dont l’incidence et la prévalence augmentent avec l’avancée en âge. Définissant explicitement ce qu’est un « proche aidant », elle propose en effet pour « accompagner la perte d’autonomie » de « soutenir et valoriser les proches aidants », en instituant un « droit au répit », afin de rendre leur accompagnement soutenable sur le long terme. Ainsi, la publicisation de la situation des aidants et des difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans l’accompagnement de leurs proches a conforté la représentation familialiste qui irrigue les politiques de la vieillesse (Lenoir, 2003 ; Walker, 1991 ; Martin 2003, 2004), selon laquelle ils sont en première ligne de cet accompagnement en leur qualité de parents – au sens de membre de la parenté.

3 Cette aide aux aidants, réclamée par les associations, prend des formes diverses, des plus personnalisées, mises en œuvre dans les plateformes de répit, aux plus standardisées, comme les hébergements temporaires ou les accueils de jour de personnes âgées dépendantes. Pourtant, le recours des proches aidants à des services ou à des dispositifs permettant d’alléger leur fardeau reste limité. Ainsi les structures de répit et, en particulier, les plus anciennes et les plus répandues d’entre elles, comme les accueils de jour, sont sous-utilisées (Kenigsberg et al., 2013 ; CNSA, 2012). Comment expliquer cette sous- utilisation des dispositifs de répit, alors que les besoins identifiés sont importants (Soullier, 2012) ? Une diffusion insuffisante de l’information auprès des personnes qui pourraient utiliser ces dispositifs constitue une première hypothèse. Nous souhaitons dans cet article en proposer et en discuter une autre : la sous-utilisation des dispositifs de répit pourrait renvoyer à une méconnaissance de l’activité d’aide, de la diversité des aidants engagés dans l’accompagnement au quotidien d’une personne ayant des difficultés de santé et des dimensions qui modulent l’intensité de l’aide et le besoin de répit.

4 Cet article entend ainsi contribuer à une meilleure connaissance de l’aide ordinaire apportée de manière régulière à un parent. Il s’inscrit dans une série de travaux sociologiques, qui déconstruisent la « naturalité » de l’entraide entre parents, analysent les conditions sociales de l’engagement et du maintien dans l’aide au long cours à un membre de la parenté, et en discernent les effets sur les acteurs de l’entraide. Appuyé sur une enquête par entretiens auprès de personnes ayant eu recours à différents dispositifs de répit durant l’accompagnement d’un parent âgé souffrant d’une pathologie singulière, il discute les appréhensions classiques de l’intensité de l’aide dans la littérature scientifique, au principe des propositions de répit offertes aux aidants. Il propose ainsi de prendre en considération des dimensions sous-estimées de l’activité d’aide : ses composantes organisationnelle et émotionnelle, en montrant les manières dont elles modulent l’intensité ressentie de l’accompagnement d’un proche âgé. Au-delà du cas particulier des personnes âgées, mobilisant certaines analyses des travaux menés sur le care et le travail domestique, notre réflexion invite à intégrer davantage ces dimensions émotionnelle et organisationnelle dans l’analyse de l’aide, qu’elle soit professionnelle ou profane, systématique ou ponctuelle. Elle entend contribuer à partir de ce cas singulier à une sociologie des émotions, de leur rôle et de leur poids dans la structuration des relations et des activités sociales.

5 Après une analyse critique des perspectives dominantes dans l’analyse de l’intensité de l’aide dans la littérature scientifique, nous mettrons en évidence que l’intensité de l’aide varie selon les situations, les appartenances et les trajectoires sociales diversifiées des aidants, et selon les tâches qu’ils assument. Nous montrerons ensuite l’importance du travail émotionnel contenu dans l’accompagnement au quotidien et constitutif de la charge mentale qu’il implique.

Comment évaluer l’intensité de l’aide ?

6 Si les aidants ont reçu récemment une nouvelle visibilité dans l’espace public, leur situation a été l’objet de nombreuses études et enquêtes depuis le début des années 1980, à partir du moment où les sciences sociales et humaines ont redécouvert l’existence de solidarités familiales dans les sociétés contemporaines (Pitrou, 1978), notamment entre les générations (Attias-Donfut, 1995). Pourtant, dans le champ de l’aide aux personnes âgées, ce sont moins les résultats des sciences sociales qui ont structuré l’appréhension de la situation et de l’activité des aidants, que des perspectives psychologiques, qui ont analysé le soutien à un proche sous l’angle du « fardeau ». Si les nombreuses études engagées dans la perspective du fardeau ont permis une quantification des activités et des perceptions de l’aide par les aidants, et par là une reconnaissance de leur situation et la définition de programmes de soutien à cette aide, elles en ont documenté surtout les difficultés et invisibilisé d’autres dimensions, mises en évidence plus récemment par les travaux de sociologues.

Méthodologie de la recherche

L’analyse rend compte d’une partie des résultats d’une enquête qualitative menée en 2012-2013 sur l’impact des dispositifs de répit (accueil de jour et plateforme de répit) sur les aidants familiaux de proches souffrant de la maladie d’Alzheimer ou maladies apparentées. Menée par des chercheurs de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) en partenariat avec une chercheure de l’université Lyon-II, cette enquête a été financée par la Fondation de coopération scientifique du Plan Alzheimer.
Le corpus comporte 42 entretiens dont 41 exploitables, menés auprès de personnes ayant recours à des accueils de jour et à des plateformes de répit. Nous avons ainsi retenu deux plateformes de répit, un accueil de jour et deux sites de consultation dirigeant les malades vers un réseau d’accueil de jour. Parmi les 41 enquêtés la majorité des aidants sont des aidantes puisque nous comptons 29 femmes pour 12 hommes. 14 aidants sont des enfants (entre 42 et 69 ans, âge moyen 56 ans), notamment des filles (12 filles pour 2 fils) et 27 aidants sont des conjoints (17 femmes et 10 hommes, entre 58 et 89 ans, âge moyen 86,4 ans). Parmi la population des personnes souffrant d’une maladie d’Alzheimer ou d’un trouble apparenté, on dénombre 19 hommes aidés et 21 femmes. Ils ont entre 70 et 95 ans, pour une moyenne d’âge de 82 ans. Dans au moins 5 cas, les aidant(e)s rencontré(e)s sont en situation de « double-front », c’est-à-dire qu’elles sont amenées à s’occuper à la fois de leur parent(e) âgé(e) et d’une autre personne de leur entourage dont elles ont, à des degrés divers, la responsabilité. Il s’agit de leurs propres enfants en situation de handicap, qu’ils hébergent parfois, ou de leurs beaux-parents.
Dans 17 cas sur 41, ils ne cohabitent pas avec la personne malade (13 enfants et 4 personnes dont le(la) conjoint(e) est en établissement). En termes de catégorie socio-professionnelle, 14 aidants font partie des catégories supérieures ou moyennes supérieures (chirurgien-dentiste, cadre de santé, ingénieur, etc.). 12 appartiennent aux classes intermédiaires (infirmières, institutrice, techniciens), 6 à la catégorie employés et 4 à celle des artisans, commerçants, chefs d’entreprise. 5 aidantes sont des conjointes âgées ayant été mères au foyer. Parmi les personnes aidées, 12 appartiennent aux catégories supérieures (pédopsychiatre, ingénieur, chercheur, chefs d’entreprise), 14 étaient employé(e)s (secrétaires, couturières, pompier), 3 professions intermédiaires et 4 artisans ou commerçants (boulanger, chauffeur de taxi). Les autres personnes aidées sont des femmes n’ayant pas ou peu travaillé. L’information est manquante pour un des hommes aidés. Les revenus du ménage de l’aidant se décomposent de la manière suivante : 2 cas inférieurs à 1000 euros, 13 cas entre 1000 et 2000 euros, 15 cas entre 2000 et 3000 euros et 12 cas supérieur à 3000 euros. Pour la personne aidée, ils se répartissent ainsi : 1 cas inférieur à 1000 euros, 6 cas entre 1000 et 2000 euros, 22 cas entre 2000 et 3000 euros et 12 cas supérieur à 3000 euros. La maladie est avancée, voire sévère, dans la moitié des cas, plutôt modérée pour l’autre moitié. Si cet échantillon n’est évidemment pas représentatif des situations des personnes démentes et de leurs aidants, il est cependant suffisamment diversifié pour analyser de manière précise les logiques sociales qui font varier l’intensité de l’aide.

De la mise en évidence du fardeau à la quantification de l’aide

7 Dans un article fondateur publié dans la revue The Gerontologist (Zarit et al., 1980), des psychologues mettent en évidence les effets délétères de l’accompagnement au quotidien d’un parent malade sur la santé et l’estime de soi des proches qui les prennent en charge. Cette approche initie une conceptualisation de l’aide comme un « fardeau » (burden) pour les proches des personnes âgées, qui constitue ces derniers en « secondes victimes » ou « victimes cachées » de la pathologie, et invite à saisir l’aide prodiguée essentiellement par ses retentissements négatifs sur la santé, psychique et physique, des aidants. Ces résultats ont par la suite été traduits par différentes échelles, afin de mesurer les difficultés associées au soutien d’un proche, telles la dépression, l’anxiété, l’apathie ou la santé somatique (Coudin, 2004). Cette perspective s’est diffusée assez rapidement dans la littérature scientifique internationale psychologique, médicale et épidémiologique, et auprès des décideurs publics, en raison du mouvement plus général de « bio-médicalisation » de la vieillesse (Estes & Binney, 1989) qui a remis entre les mains des médecins le traitement social de la vieillesse. Ces différentes échelles sont alors devenues des « outils » permettant d’évaluer la santé psychique et somatique des aidants, très utilisés dans la recherche et la littérature médicales consacrées aux aidants, et au-delà dans leur prise en charge (notamment en milieu gériatrique). La sensibilisation au « risque d’épuisement » des aidants familiaux est montée en puissance dans les années 2000 avec le développement de programmes de formation des soignants et des professionnels de l’action sociale.

8 Cette sensibilisation a été d’autant plus forte que la quantification de l’aide, par le recensement détaillé des différentes activités de soutien accomplies par les aidants, constituant le « fardeau objectif », et de ses effets négatifs (le « fardeau subjectif »), a donné lieu à un ensemble de travaux économiques, permettant d’en évaluer les coûts pour la collectivité. La mesure de l’intensité de l’aide s’est essentiellement fondée sur la quantification du temps passé à s’occuper du proche malade, ce qui a conduit ces recherches à se centrer sur l’aide instrumentale apportée au proche, « dans une analogie fondatrice entre aide formelle et informelle » (Lavoie, 2000). Dans cette perspective, différents travaux économiques ont mis en évidence les conséquences négatives d’une forte intensité de l’aide, c’est-à-dire d’un nombre important d’heures consacrées à un parent âgé, sur la participation au marché du travail. Fiona Carmichael et Susan Charles (1998) montrent ainsi qu’on observe pour les aidants dispensant plus de vingt heures d’aide par semaine une diminution du salaire de 10 % et une faible diminution (2 %) de la participation au marché du travail. Roméo Fontaine (2009) établit à partir des données de l’enquête Share une relation décroissante entre le nombre d’heures d’aide et le taux d’emploi, qui passe de 63 % pour ceux apportant en moyenne moins d’une heure par jour à 5 % pour ceux apportant plus de huit heures d’aide par jour. Au-delà de cet effet sur l’emploi, un grand nombre d’études économiques ont cherché à mesurer le coût de cette aide informelle, non valorisée sur un marché, en l’approchant soit par son coût de remplacement par une professionnelle, soit par un coût d’opportunité (Paraponaris & Davin, 2012 ; Davin et al., 2015). Ces différents travaux économiques indiquent cependant de manière convergente des limites à l’évaluation quantifiée de l’aide : certaines composantes de cette aide, comme le soutien psychologique ou la charge mentale, sont difficilement objectivables ou isolables en tâches distinctes, circonscrites temporellement. Ainsi que le souligne Monique Haicault (1984) à propos de la charge mentale, « l’enjeu consiste à organiser, donc faire tenir ensemble, les successions de charge de travail, de les imbriquer, les superposer, ou au contraire, de les désimbriquer, de fabriquer des continuités : sortes de fondus enchaînés, de jouer sans cesse sur ce qui marche ensemble et ce qui est incompatible » (idem, p. 272). Différents facteurs difficiles à prendre en compte de manière standardisée, comme la nature de la relation entre la personne aidée et la personne aidante, les habitudes familiales ou encore la distance géographique, pèsent également sur l’évaluation de la situation par les aidants et modulent l’intensité de l’aide. Ces limites rejoignent d’autres critiques adressées à la perspective du fardeau qui obscurcit les dimensions relationnelles de l’aide informelle prodiguée au quotidien.

Les dimensions cachées de l’aide

9 Un des reproches les plus évidents adressés à la conceptualisation de l’aide comme un « fardeau » concerne son caractère négatif et la recherche systématique de ses effets délétères. Cette définition « pathologique » (Bocquet & Andrieu, 1999 ; Nolan et al., 1996) de l’aide en a durablement obscurci les dimensions positives, que des travaux encore marginaux ont récemment décrites [3]. En outre, la comptabilisation des heures consacrées aux tâches instrumentales focalise l’analyse sur l’aidant, paradoxalement considéré comme l’acteur principal de l’aide, la personne aidée étant réduite à un objet de soins ou d’attentions. Enfin, une approche en termes de tâches concrètes ne permet pas d’appréhender l’engagement des aidants dans l’accompagnement de leur proche car elle laisse de côté ou « invisibilise » (Damamme & Paperman, 2009a) la charge mentale induite par l’activité d’aide. En interrogeant ce « sens commun savant » à propos de l’aide, différents travaux sociologiques ont fait émerger des dimensions cachées de l’aide. Ils ont en premier lieu questionné l’allant de soi qui la caractérise comme une relation dyadique entre une personne aidante et une personne aidée. Les travaux récents, qu’ils soient quantitatifs (par exemple, Soullier & Weber, 2011) ou qualitatifs (Pennec, 2012), cherchent plutôt à identifier comment s’articulent aide professionnelle et aide profane auprès de la personne qui en a besoin et décomposent l’aide profane entre les différents acteurs qui y sont investis, en réintégrant au sein de « configurations d’aide » (Joël & Martin, 1998) non seulement les différents proches aidants au sein de la parenté (Weber et al., 2003), mais également les amis, ou encore les voisins (Membrado & Mantovani, 2014). L’aide est alors resituée dans le parcours de vie de la personne aidée et dans l’histoire de ses relations avec celles ou ceux qui l’aident. À partir d’une enquête qualitative, Vincent Caradec (2009) montre ainsi que l’aide peut disparaître de la conscience de l’aidé et de l’aidant, tant elle est immergée dans la relation qui lui préexiste et qui a au fil du temps reposé sur une entraide (dans le cas de la relation conjugale ou filiale). L’usage d’une perspective de genre montre également comment au sein des couples la conscience de l’aide et sa pénibilité varient en fonction des habitudes forgées durant la vie commune jusqu’à la survenue de la maladie ou du handicap (Russel, 2001 ; Calasanti & Bowen, 2006). Dans une perspective élargie aux mobilisations de la parenté dans l’aide, les travaux de l’équipe Medips ont insisté sur les conditions sociales de ces mobilisations et sur les variations d’implication des membres de la configuration familiale dans les différentes tâches de soutien d’un parent âgé ou en situation de handicap au quotidien (Weber et al., 2003 ; Eideliman & Gojard, 2008 ; Billaud & Gramain, 2014). Selon les situations générationnelles, le sexe, mais aussi les positions sociales des différents membres de la configuration, certain(e)s sont exclu(e)s de l’aide, d’autres spécialisé(e)s dans certaines tâches, d’autres encore davantage en charge de son organisation globale. D’autres enfin ne s’y investissent pas. En outre, ces implications différenciées ne sont pas figées : elles varient au fil du temps et selon certains moments de l’accompagnement de la personne en besoin d’aide, qui peut durer de nombreuses années (Billaud, 2015). D’autres travaux enfin réintègrent la personne âgée aidée dans l’analyse de l’aide ou des soins de longue durée. Les travaux de Natalie Rigaux (2005, 2009) insistent ainsi sur l’existence d’échanges entre aidant(e)s et aidé(e)s et pas seulement sous la forme d’un contre-don différé ou du règlement d’une dette intergénérationnelle. Blanche Leider (2014) analyse finement les manières dont les personnes âgées influencent le soutien qu’elles reçoivent, parce qu’elles se placent au centre de la configuration d’aide, de manière active ou plus passive, sollicitant, déclenchant ou orientant l’aide de leurs enfants. Comme le précisent Aurélie Damamme et Patricia Paperman (2009a), ces relations entre proches et apparentés doivent être analysées sur le temps long de l’histoire de vie avant que ne se posent les problèmes liés à l’état de santé du proche et au fil des années d’accompagnement.

10 Si ces analyses soulignent les tensions, parfois les conflits, et plus rarement la concorde, dans les dynamiques relationnelles familiales, elles insistent peu sur les émotions qui permettent, expriment et suivent ces dynamiques relationnelles, et sur la manière dont elles peuvent entraver l’accompagnement, susciter l’engagement comme le désengagement dans le soutien ou encore soutenir sur la durée l’attention au proche âgé. Alors que les émotions font l’objet d’un renouveau d’attention récent en sociologie (Fernandez et al., 2013), leur analyse a davantage concerné les situations et les activités professionnelles que l’univers familial. Les analyses sociologiques de la maladie et de la santé ont particulièrement investi ce registre des émotions comme un prisme analytique des transformations du soin et des pratiques professionnelles (Drulhe, 2008). Les sociologues ont notamment réexaminé la neutralité affective postulée par l’analyse fonctionnaliste et mis en évidence le « travail émotionnel » mis en œuvre pour réguler la relation de soin, qu’il concerne la neutralisation des émotions des professionnels eux-mêmes ou le contrôle de celles des patients (Castra & Cresson, 2008). Peu d’analyses cependant ont concerné les formes et les effets de ce travail émotionnel pour les personnes en charge de l’accompagnement d’un proche malade ou en situation de handicap [4]. Or, ce travail émotionnel concerne non seulement les sentiments des personnes accompagnées, mais également ceux des différents membres de la configuration d’aide, profanes et professionnels. Analyser le travail émotionnel dans ses multiples dimensions suppose alors une attention aux dimensions organisationnelles de l’aide, peu abordées dans les approches évoquées jusqu’ici. La délégation accrue des soins d’hygiène, des tâches domestiques et de l’accompagnement social à des professionnels met en effet davantage en lumière le temps et les activités consacrées à l’organisation au jour le jour de l’accompagnement du parent âgé.

Les multiples tâches des aidants familiaux et le renforcement de leur activité de coordination

11 Les « aidants familiaux » constituent une catégorie homogénéisante à l’excès, qui englobe à la fois des enfants adultes de parents âgés en perte d’autonomie, qui ont leur propre vie familiale et professionnelle et ne résident pas forcément à proximité, des conjoints cohabitant, qui n’ont pas ou plus d’activité professionnelle, mais n’en sont pas moins soumis à des situations de stress, mais aussi des parents plus éloignés (frères ou sœurs, petits-enfants, neveux ou nièces). Ces aidants, d’âges et de sexes différents, peuvent en outre avoir des responsabilités de care envers un autre proche. Enfin, ils appartiennent à des catégories sociales différentes et ont des manières socialement différenciées d’appréhender l’aide (Grobon, 2014).

Soutenir, suppléer, stimuler

12 L’hétérogénéité des aidants provient aussi du type d’aide qu’ils prodiguent, de la diversité des tâches qu’ils assument à la place ou en soutien de leur parent dépendant, toutes choses qui varient selon qu’ils cohabitent (ou non) avec la personne. L’analyse des entretiens réalisés dans le cadre de notre enquête (voir encadré) confirme d’abord l’idée de la multiplicité des tâches décrite dans la littérature spécialisée. Dans toutes les configurations étudiées, s’occuper d’un proche souffrant de la maladie d’Alzheimer implique une augmentation du temps consacré aux tâches domestiques pour suppléer son parent malade dans certaines activités ou réaliser certains actes nécessaires à son bien être : effectuer des soins d’hygiène, aider à l’accomplissement des activités de la vie quotidienne (se lever, se laver, s’habiller, se coucher, etc.), contribuer aux tâches ménagères, faire les courses, aider aux déplacements de la personne malade. À ces tâches domestiques visibles s’ajoutent ce que Françoise Le Borgne et Simone Pennec (2005) ont appelé « le travail de papiers », concernant la gestion administrative de la situation du parent, tant sa situation courante comme ses impôts que l’ensemble des dossiers administratifs induits par la maladie et ses prises en charge, médicales et sociales. Les dossiers d’allocation personnalisée d’autonomie (Apa), les demandes de tutelle et de curatelle, les remboursements des transports vers les accueils de jour occupent ainsi une partie non négligeable du temps des aidants.

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Tous les papiers administratifs et tout, c’est moi qui ai tout fait. Ça a été une charge très, très lourde. Très compliquée. [A quel niveau, c’est compliqué ?] Voyez par exemple, pour la carte handicapé, j’ai rien compris. Les formulaires… j’étais devant les formulaires, je ne comprenais pas les formulaires. J’ai été voir l’assistante sociale qui s’en occupe de ça, elle me l’a fait très gentiment mais elle m’a dit : « vous êtes pas la seule, ne vous inquiétez pas… ». J’ai trouvé ça très compliqué (Angèle Manbut [5], 58 ans, préparatrice en pharmacie, épouse de Gérard, 73 ans, ancien entrepreneur).

14 Ces tâches accomplies pour le parent malade s’ajoutent aux tâches assumées de manière routinière par les proches et densifient leur emploi du temps. Cet alourdissement de la gestion du quotidien se fait de manière plus progressive pour les conjoints, qui remplacent leur proche tâche après tâche, au fur et à mesure des défaillances constatées dans leur gestion.

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Avant, il faisait beaucoup de choses, que maintenant, il ne fait plus. Mais enfin... Je suis constamment avec lui, alors je ne sais pas. Je lui prépare ses médicaments, je prépare les repas, je m’occupe de la machine à laver le linge. […] Il s’intéressait, c’était lui qui s’occupait de toute la correspondance, les papiers... Par exemple, moi je ne m’étais jamais servie de la machine à laver le linge, c’était lui qui s’en servait. J’aime mieux vous dire que j’ai appris (Eléonore Le Dantu, 80 ans, ancienne employée, épouse de Maurice, 73 ans ancien entrepreneur).

16 Pour les enfants, la gestion domestique du ménage du parent âgé s’opère souvent très brutalement, lorsque la maladie est découverte, souvent à l’occasion du décès de l’autre parent. À la mort de sa mère, Soizic Le Gaellic (62 ans, ancienne cadre de santé) est sommée par son père (87 ans, ancien inspecteur de travaux) de prendre en charge sa maison et sa vie : « maintenant, c’est toi qui gères tout ! » lui a-t-il dit. « Tout est à toi, c’est à toi de prendre la maison en mains ». « Donc, j’ai fait ! ». À ces tâches instrumentales, communes à toutes les situations de handicap, il faut ajouter deux activités plus spécifiques des situations de démence : la stimulation des capacités restantes de la personne et sa surveillance, d’importance très variable selon les stades et le degré de sévérité de la pathologie, mais aussi selon la proximité géographique et les relations préexistantes à la maladie et leur reconfiguration au fil du temps. La cohabitation incite en effet les proches à mettre la personne malade en situation de continuer à faire par elle-même, dans une stimulation régulière et une supervision rapprochée de la personne malade. Les conjoints décrivent très finement ce soutien à l’autonomie fonctionnelle tout autant qu’à la présentation de soi, notamment dans les soins d’hygiène ou l’habillement :

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Et puis, après, la toilette, il faut que je dise ce qu’il y a à faire, que je vérifie que c’est fait. Elle ne fait pas la toilette seule, je suis là, obligatoirement pour compléter les gestes qu’elle ne fait pas (François Delabatte, 73 ans, ancien chirurgien-dentiste, époux de Mireille, 74 ans, ancienne pédopsychiatre).
Quand il se lave les dents – il a deux appareils : un en haut, un en bas. En bas, c’est relativement nouveau, ça fait à peu près six mois. Alors, celui d’en haut, ça date depuis déjà très longtemps donc, il est très habitué. C’est des gestes automatiques. Mais celui d’en bas, ça fait que six mois qu’il l’a. Alors, pour l’enlever déjà, je dis « tu mets ta main, un doigt de chaque côté pour le soulever ». Bon. Ça demande quelques minutes mais enfin, il y arrive. Après, pour le remettre, c’est pareil, il sait jamais le tourner du bon côté. Il le met à l’envers. Un tas de choses comme ça qui sont embêtantes (Martine Laffont, 78 ans, ancienne commerçante, épouse d’Auguste, 81 ans, ancien commerçant).

18 Les enfants décrivent plus rapidement de telles stimulations de l’autonomie fonctionnelle de leur parent, leur accompagnement étant plus discontinu et fractionné. Ce sont alors principalement l’incitation à la marche et la surveillance de la santé, notamment du poids, qui sont l’objet de leur attention.

Stabiliser l’aide et garantir sa continuité : une activité de care manager

19 Aider son parent en perte d’autonomie suppose enfin un autre type d’activité, beaucoup plus difficile à appréhender et qui n’implique pas forcément un investissement concret dans les tâches d’aide et de soins, à savoir la coordination des aides, profanes et professionnelles, auprès de la personne aidée (Damamme & Paperman, 2009a, 2009b ; Le Bihan et al., 2013). Cette activité, qui s’intensifie avec les possibilités de délégation à des professionnelles, est plus organisationnelle et échappe facilement à une évaluation stricte du « temps passé » à s’occuper de son proche âgé. Une partie est en effet plus discrète que l’aide quotidienne, revenant à intervalles irréguliers dans la trajectoire de la maladie, tandis qu’une autre partie forme au contraire une tâche de fond de l’accompagnement et exige une vérification régulière de la stabilité des arrangements d’aide et de l’étayage des personnes accompagnées, difficilement appréciable par un décompte en heures. L’approche qualitative montre que, même lorsqu’ils ne sont pas présents au quotidien, lorsqu’ils n’effectuent pas toujours eux-mêmes les activités d’aide et de soins ou lorsqu’ils n’habitent pas à proximité, les aidants peuvent être très investis dans l’accompagnement de leur proche. Ils endossent progressivement un rôle de care manager (Da Roit & Le Bihan, 2009, 2011). Il ne s’agit plus uniquement pour l’aidant de faire directement des choses pour le proche âgé ou d’assurer lui-même son bien-être quotidien, mais d’organiser le réseau des proches et des professionnels assurant une continuité ou une présence « suffisantes » auprès du parent âgé et par là-même de lier les divers segments de cette organisation qui mobilise les secteurs très cloisonnés du social, du médico-social et de la santé. Un certain nombre d’actes, notamment les soins personnels et les tâches ménagères, sont délégués à des professionnels (Soullier & Weber, 2011), ce qui facilite certes l’activité d’aide et de soins pour l’aidant, mais introduit de nouvelles contraintes. Dans notre échantillon, l’ensemble des aidants enfants et une partie des conjoints ont ainsi recours à des professionnels pour effectuer les soins d’hygiène, fournir les repas, aider au lever et au coucher. Cette intervention de tiers extérieurs à la famille, rémunérés pour réaliser les tâches souvent les plus contraignantes, ne signifie pas qu’il n’y a plus aucune aide informelle, mais plutôt que ses formes évoluent. D’une part, l’aide professionnelle n’est pas toujours continue :

20

Le jour où l’auxiliaire de vie ne vient pas, par exemple le dimanche, je suis obligée de lui faire son traitement d’insuline évidemment, et puis de l’aider à prendre sa douche, à se brosser les dents parce qu’il est incapable de le faire tout seul (Martine Laffont).

21 D’autre part, même s’ils ne réalisent plus la toilette de leur proche quotidiennement, c’est encore aux aidants familiaux de trouver le professionnel, aide-soignant(e) ou infirmier(ière), qui interviendra auprès de leur parent, non sans difficultés :

22

Ça n’a pas été facile à mettre en place parce que le cabinet infirmier… il y avait des hommes et des femmes. Donc, lorsque c’était un homme, c’était hors de question : « vous faites la toilette à votre femme, à votre fille, à votre belle-mère, à qui vous voulez, mais pas à moi ! ». Donc, on a changé de cabinet (Florence Lebrun, 67 ans, ancienne con­trôleuse de gestion, fille de Liliane, 90 ans, ancienne mère au foyer).

23 Comme l’explique François Delabatte qui continue à s’occuper de la toilette de son épouse et n’a délégué que les tâches domestiques : « je le fais pour le moment [la toilette] parce que je ne sais pas comment faire intervenir une tierce personne ; je ne sais pas comment elle [ma femme] le prendrait ». Ce sont eux également qui prennent contact avec les services d’aide à domicile, gèrent les rendez-vous de la personne malade, auprès des médecins généralistes et spécialistes, mais également auprès des coiffeurs, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des institutions spécialisées dans la prise en charge des troubles de la mémoire.

24 Si la délégation soulage les aidants d’un certain nombre de tâches concrètes, ils doivent désormais orchestrer cette délégation et une fois organisée, ils doivent veiller à son bon déroulement au quotidien. Ils cherchent à s’assurer de la continuité de l’aide comme de la qualité des soins dispensés :

25

Si demain la fille dit : « je suis devant la porte, je n’ai pas la clé ! », elle m’appelle et normalement, l’organisme, ils savent, ils ouvrent, c’est tout. Sinon, on n’a pas d’autre possibilité. Je suis venu trois, quatre fois, tout au début, mais ce n’est pas faisable. Je ne peux pas venir que pour une histoire de clé. Là, ce n’est pas gérable. Donc, j’ai mis le système : il y a une clé permanente qui est en dessous. La gardienne en a une aussi, la voisine aussi (Charles Fayol, 58 ans, technicien informatique, fils de Marguerite, 83 ans, ancienne femme de ménage).

26 L’aidant assure le lien entre les différents intervenants et les différents services :

27

Déjà moi, je suis le standard téléphonique c’est-à-dire tous les intervenants, tous, tous, tous ont mon numéro de téléphone et m’appellent moi. Les trois professionnels, les organismes, les infirmiers, l’hôpital, etc. Et il y a le kiné aussi. En fait ça je le gère. Et quasiment tous les jours, j’ai au moins un coup de fil. Il y a toujours un truc à voir : un changement d’horaires [...], il y a énormément de choses à gérer, ce qui n’est pas toujours simple... (Pierrette Corbier, 56 ans, artiste plasticienne, fille de Jean, 86 ans, ancien ingénieur).

28 Il est aussi l’interlocuteur vers lequel se tournent les autres membres de la famille et les proches désireux de prendre des nouvelles :

29

Ils m’appellent beaucoup [...] ; en fait, maintenant, ils ont du mal à l’appeler. Je pense même qu’ils ne l’appellent plus. Ils m’appellent moi mais pas mon père.

30 Comme le montre la grande majorité des situations étudiées, le téléphone devient un outil indispensable pour assurer la coordination des aides. La gestion des imprévus alourdit considérablement ce travail : le turn-over élevé dans le secteur des services à la personne (Avril, 2014) et l’absentéisme des personnels, obligent souvent les proches à remplacer les professionnels au pied levé ou à bricoler en urgence des solutions de prise en charge. Charles Fayol souligne à plusieurs reprises dans son entretien cette vigilance nécessaire dans la délégation de l’aide :

31

Je vais donner un exemple : ce mois-ci, j’ai été obligé d’intervenir dix fois ! On m’a appelé [pour dire] que personne ne pouvait venir le midi, ou le soir, lui donner à manger. Donc, je suis obligé de quitter vite fait mon travail, je passe chez moi, je viens tout de suite ici, je lui donne à manger, je la couche, parce que… Je comprends, ce n’est pas facile, on n’est pas tout seul dans le cas. Bon, je me fais une raison.

32 Lorsqu’ils ne vivent pas avec la personne âgée, ce qui est le cas des treize enfants aidants de notre échantillon, cette gestion des imprévus s’effectue aussi à distance, en mobilisant un membre de la configuration d’aide plus disponible ou qui vit à proximité : autre membre de la famille, professionnel(le), voisin, concierge. Les aidants doivent également « former » les intervenants, en prenant le temps de leur expliquer quel est le besoin de leur proche, quelles sont précisément ses difficultés et comment interpréter certaines de ses réactions. Le recrutement, quoique très contraint par le fonctionnement du marché de l’aide et du soin à domicile, qui laisse en définitive peu de choix aux aidants dans les personnels embauchés, est dès lors une étape essentielle de l’activité de délégation et de coordination. Marguerite Duvernois (76 ans, ancienne enseignante) raconte ainsi comment elle a attiré l’attention des aides- soignantes sur les multiples angiomes crâniaux de son mari (82 ans, ancien magistrat). Or, la multiplicité des intervenantes mobilisées par les services pour une personne âgée ne facilite pas le développement d’une relation de confiance et la stabilisation de l’arrangement d’aide. Le turn-over est également source de tension, par la répétition de la délégation de l’accompagnement. À chaque changement d’intervenante, les aidants sont conduits à rappeler les consignes, expliquer la situation, préciser ce qu’il faut faire ou ne pas faire et comment le faire.

33

Parce que les personnes qui remplacent, elles ne connaissent pas ma mère, elles ne connaissent pas ce qu’il faut faire, les habitudes, où sont les affaires, ce qu’elle mange… (Marie Lutran, 58 ans, cadre de santé, fille de Jeanne, ancienne secrétaire).

34 À l’inverse, les situations où l’organisation mise en place repose sur les mêmes professionnelles est un atout majeur pour faciliter l’accompagnement :

35

Là où il [mon père] a une chance énorme, c’est que c’est installé depuis un moment tout ça et que les gens se connaissent, les infirmiers, les infirmières, l’aide-soignant, l’auxiliaire de vie, etc., et manifestement les gens s’entendent bien et c’est un vrai petit groupe... ça c’est une chance énorme pour lui (Pierrette Corbier).

36 Cet investissement dans le suivi de la situation est d’autant plus exigeant que l’organisation mise en place par les familles pour prendre soin d’un parent âgé dépendant n’est pas définie une fois pour toute. Elle est instable, soumise aux évolutions de la situation de la personne âgée et de la configuration d’aide, ponctuée par des périodes de crise (Le Bihan & Martin, 2006 ; Damamme & Paperman, 2009b). L’âge élevé des patients souffrant de démence rend statistiquement plus probables des difficultés de santé des proches aidants eux-mêmes. Par ailleurs, les épreuves biographiques vécues par les différents membres de la configuration d’aide (difficultés professionnelles, chômage, ruptures conjugales) peuvent déstabiliser les arrangements d’aide. Enfin, bien des aidants appartiennent à la génération-pivot et se retrouvent en situation de double-front d’aide, auprès de leur parent ou conjoint âgé et de leurs enfants ou petits-enfants. L’hospitalisation du parent âgé, l’indisponibilité temporaire ou prolongée d’un enfant ou d’un conjoint entrainent des réorganisations contingentes de l’arrangement d’aide. Les aidants doivent donc souvent prendre dans l’urgence des décisions et effectuer des démarches administratives qui prennent beaucoup de temps et d’énergie. Ces périodes au cours desquelles les aidants sont amenés à tout cumuler augmentent la pression et le stress vécus au quotidien. Le souci d’anticiper les crises est très présent chez certains, conscients des difficultés qui les attendent et des différentes étapes de leur parcours d’aidant :

37

Entre la mise dans un établissement et maintenant, il y aura forcément le passage par une association d’aide. Je dis association, disons, une structure qui permette d’avoir une aide-ménagère, une aide qui vient à la maison.

38 La question de la décision et du moment le plus opportun pour la prendre est également au cœur des préoccupations de Simona Guiere (65 ans, ancienne comptable, épouse de Jules, 77 ans, ancien ingénieur) :

39

Pour la maison de retraite, je ne veux pas le mettre tout de suite, ils disent… « tout de suite, qu’il soit entré… ». J’ai dit : « non, il est encore très bien, je ne veux pas… ». « Dans six mois ? » je ne peux pas programmer dans six mois… Alors, moi, j’ai mis : « plus tard ».

40 En définitive, l’investissement des aidants auprès de leurs proches âgés change de nature : il devient moins physique et plus mental ; il est davantage marqué par l’incertitude, avec des tâches plus diffuses et il est plus difficile à routiniser.

Les variations sociales de l’expérience

41 Si la diversité des facettes de l’aide contribue à sa plus ou moins grande intensité, quelle que soit la nature de l’aide apportée, les aidants familiaux ne vivent pas tous leur investissement de la même façon. La différence de genre, souvent évoquée à propos de l’aide – et analysée de manière détaillée par Danielle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax (1985) pour le travail domestique –, se manifeste sous la forme d’une naturalisation de la féminisation de la prise en charge au sein des fratries mixtes. Le sous-investissement ou le désinvestissement des frères est justifié par leur sexe :

42

Mon autre frère de Rennes, bon ben lui, s’en rendait compte et puis me suivait totalement dans mes démarches mais bon ! C’est un garçon. C’est pas pareil, pas proche de… pas aussi proche d’une mère que peut être une fille. Je pense… je le vois comme ça, moi (Florence Lebrun).

43 C’est également en référence au genre que Pierrette Corbier, seule fille d’une fratrie de quatre enfants, explique pourquoi elle est devenue l’aidante principale de son père : « je suis la seule fille déjà. Je pense que ça joue ». Une différence de genre est aussi nettement perceptible dans les sentiments associés à la délégation de la prise en charge : les femmes apparaissent plus ambivalentes que les hommes dans leur rapport aux aides professionnelles. Elles confient le soulagement que procure le passage d’une infirmière pour la toilette ou la mise en place de journées régulières à l’accueil de jour, mais mentionnent également des difficultés à laisser d’autres qu’elles prendre en charge leur parent ou leur conjoint. L’assignation des femmes au care est un des ressorts de cette perception ambivalente de la délégation. Soizic Le Gaellic indique bien comment elle a reçu la proposition de la psychologue de la plateforme de répit d’une deuxième journée d’accueil de jour pour son père :

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C’est vrai que sur le coup, je me suis dit : « zut, je le lâche ! » et puis, j’en ai parlé avec mon mari qui m’a dit : « c’est une maladie longue » et j’ai dit : « bon, on le fait ». [Vous aviez vraiment le sentiment de le lâcher ?] Oui. De me dire : « tu ne gères pas ; ta mère gérait et toi tu ne gères pas, ou tu ne veux pas gérer ».

45 D’autres filles comparent le jour où elles ont accompagné leur parent pour la première fois à l’accueil de jour au premier jour de classe ou de garderie de leur enfant. Cette liaison opérée entre différents temps et relations de care est très spécifique des femmes et réactive des dispositions forgées dans d’autres contextes. Aucun fils n’a opéré un tel rapprochement avec d’autres situations d’aide.

46 Les positions de parent ou de conjoint différencient également les perceptions de la prise en charge, notamment des soins d’hygiène. Aux difficultés, voire à l’impossibilité, pour les enfants d’aider à la toilette de leur parent s’opposent la naturalisation de ces soins par les conjoints, dans la poursuite ou le réaménagement d’une intimité ancienne. Les épouses inscrivent leur aide dans un registre relationnel, voire amoureux. Sarah Leclerc (66 ans, ancienne cadre, épouse d’André, 72 ans, ancien ingénieur) passe chaque jour du temps avec son conjoint hébergé en maison de retraite :

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Actuellement, j’arrive, il n’est pas propre parce qu’il faut le changer. Je le douche, ça ne pose aucun problème : j’aime mon mari, je l’ai toujours aimé.

48 En revanche, les époux mobilisent un registre beaucoup plus fonctionnel, qui autorise la délégation sans états d’âme. Ainsi François Delabatte qui est « là pour compléter les gestes qui manquent ». Ou Maurice Cochet (82 ans, ancien chef d’entreprise), qui décrit les derniers temps de vie de sa femme (Micheline, 82 ans, ancienne secrétaire) au domicile, avant l’entrée en institution :

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Bon, le matin, il y avait la toilette, ensuite le petit-déjeuner, le repas, enfin bref, il y a tout quoi. Et l’incontinence avec. Donc, je l’ai fait un certain temps. Il n’y a pas de problème. Mais, c’est lourd ça.

50 Le pragmatisme des hommes facilite certainement la délégation. Jean-Manuel Leconiat (75 ans, ancien professeur de médecine, époux d’Éléonore, 70 ans ancienne chercheure) souligne ainsi les effets bénéfiques de la mise en place de la toilette par des professionnelles sur l’état de santé de sa femme : « leur efficacité m’a sauté aux yeux immédiatement ; au point de vue hygiène, propreté, allure générale ». Il faut ainsi prendre en compte dans l’accompagnement, non seulement le travail matériel, quantifiable et objectivable, mais également le travail émotionnel lié à la perception de la situation par l’aidant et à la nature des relations avec le proche accompagné, avec les autres membres de l’entourage, plus ou moins proches géographiquement et affectivement, et avec les professionnels.

Le travail émotionnel : clé de compréhension de l’intensité de l’aide

51 Souligner la part de la dimension émotionnelle dans l’aide n’est pas une manière de masquer le travail que représente l’activité d’aide pour les aidants familiaux et dont l’importance a été soulignée dès les années 1980 dans les travaux féministes (Ungerson, 1983 ; Chabaud-Rychter et al., 1985 ; Daly & Lewis, 1998). L’émotion est une dimension supplémentaire qui peut alléger le travail d’aide ou compenser la fatigue, mais aussi peser lourdement sur la réalisation des différentes tâches. Le « travail émotionnel » (Hochschild, 2003) exigé par la situation peut alors être plus ou moins important. L’accompagnement d’un parent âgé souffrant de troubles cognitifs est non seulement un travail, rarement reconnu en tant que tel, mais aussi un travail effectué dans un contexte émotionnel spécifique puisque l’aidant familial s’occupe de son conjoint ou de son parent. La charge ressentie ne se réduit donc pas à l’accumulation des contraintes et l’activité d’aide s’inscrit dans une histoire relationnelle et donc émotionnelle bien spécifique (Campéon & Le Bihan, 2013). Ce « travail émotionnel » – le terme est également utilisé par Marcel Drulhe (2000  – concerne tous les acteurs de la trajectoire de maladie : le malade, l’aidant familial et l’ensemble des intervenants de la configuration d’aide, profanes comme professionnels.

Le travail émotionnel engendré par la pathologie

52 Les états émotionnels de la personne malade apparaissent aux yeux de ses proches comme des traits de son caractère, mais également lorsqu’ils sont inhabituels, comme des expressions de la maladie ou des réactions aux troubles éprouvés, et enfin comme des indices de son bien-être et des indicateurs d’un accompagnement plus ou moins adéquat. Cette lecture des émotions appelle leur gestion : certaines manifestations d’humeur (l’agressivité, l’apathie, l’angoisse, la tristesse) sont combattues ou fuies, d’autres (la quiétude, le rire, la joie) sont valorisées et activement recherchées. En effet, le domicile est conçu comme un lieu de détente, d’accomplissement de soi, de sérénité. Les « règles de sentiments » (Hochschild, 2003) qui y ont cours le caractérisent comme un lieu où l’individu peut vivre sereinement, entouré de l’affection des siens. Si des éclats (colère, énervement) ou des absences (indifférence, retrait) peuvent ponctuer la vie domestique, ils ne sauraient devenir permanents et menacer durablement ces normes du « foyer ». Ces émotions et leur gestion, plus ou moins simple, contribuent à alourdir la charge de l’aide, car elles fragilisent les allants-de-soi de l’existence, les habitudes, souvent cristallisées de longue date. Elle ne se situe pas seulement dans la sphère émotionnelle mais a des incidences tout à fait concrètes sur la vie quotidienne. Angèle Manbut et son fils décrivent ainsi les effets des sautes d’humeur de leur conjoint et père, sur leur vie :

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Un exemple tout bête : quand il est en train de s’énerver, on se casse, nous. [La mère ] : oui, on s’en va. Oui, on s’en va. [Le fils] : on le laisse s’énerver tout seul. Plus tard, quand on revient, quand on voit qu’il est calmé, on reste avec lui, s’il est pas calmé, on repart.

54 Au-delà de la gestion des émotions du malade, les aidants doivent également « modeler » leurs propres émotions : réprimer l’énervement, lorsque la même question ou les mêmes gestes se répètent, parfois indéfiniment, ou lorsqu’un incident survient une fois de plus, lézardant les routines quotidiennes ; surmonter la tristesse, lorsque les dégradations du comportement sont manifestes ; réajuster les témoignages d’amour, conjugal ou filial, aux possibilités relationnelles du malade ; supporter l’angoisse lors des crises – qui peuvent être aussi bien des crises comportementales du proche (angoisse, violence) que des crises de la configuration d’aide (absence d’une auxiliaire de vie ou d’un taxi, disparition ou hospitalisation d’un proche aidant) –, ou a contrario profiter des moments de quiétude, d’apaisement dans la relation ; s’appuyer sur l’amour ressenti durant les périodes de répit que laisse la maladie ; savourer le plaisir de faire quelque chose de signifiant pour sa mère ou pour son mari. Là encore, le « travail émotionnel », ou son évitement, a des effets très concrets dans l’aide prodiguée :

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Je sais qu’une fois, je l’ai ramenée plus tôt chez elle, parce que j’avais peur de m’énerver et puis d’être « méchante ». Je devais la ramener vers six heures chez elle et je l’ai ramenée vers cinq heures parce que je me suis dit que j’allais « péter les plombs ». Elle me répétait trente-six mille fois… (Catherine Liger, 53 ans, médecin, fille de Bernadette, 91 ans).

56 Il ne module pas que les émotions ressenties sans toucher les pratiques d’accompagnement. Les enjeux de préservation de la relation avec la personne aidée, mais aussi de la « paix des ménages », sont forts et orientent le travail émotionnel et la perception de l’intensité de la charge. Inversement, la reconnaissance ou l’affection manifestée soutiennent l’engagement dans l’aide. C’est ce qu’indique Hugo Thébault (55 ans, informaticien, fils de Magalie, 85 ans, ancienne aide-soignante) :

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C’est vrai que c’est des périodes qui sont intéressantes parce qu’on a eu à être très, très proches. [Plutôt positivement, du coup…] Oui, oui. C’est très affectueux, c’est très… c’est très… on voit bien qu’elle sent que c’est un passage de témoin. Mais je suis le centre du monde. C’est vrai qu’il y a… c’est touchant, quoi. Touchant… beaucoup de tendresse, en fin de compte, qui arrive à ce moment-là, qu’il faut que… faut pas avoir peur de s’occuper de ses parents.

58 La plus ou moins grande familiarité avec les tâches à effectuer est également génératrice d’émotions, qui modulent la charge ressentie. Ainsi, reprendre certaines tâches auparavant assumées par le conjoint malade peut sembler inquiétant :

59

Alors, oui, même pour la voiture, j’étais assez ennuyée, je me disais : « il va falloir, je vais avoir le contrôle technique à faire » et une fois par an, on amène la voiture au garage pour l’entretien. Alors, j’étais bien en peine parce que je me disais : « par quoi faut-il commencer ? (Marthe Robert, 85 ans, ancienne institutrice, épouse de Jean, 89 ans, ancien instituteur).

60 Les soins d’hygiène corporelle ou les tâches domestiques sont également sources d’émotions déplaisantes lorsque la personne aidée s’est souillée ou a sali son domicile.

61

Mais, à 11 heures, 11 heures et demie, bien souvent, elle se fait dessus. Alors, le plaisir, à 11 heures et demie, c’est d’aller là-bas, toute la faire déshabiller, et c’est compliqué de la faire déshabiller, de l’aider à se déshabiller, la mettre dans la baignoire, la laver dans la baignoire, la rhabiller. Et voilà, tout… le plaisir de la maladie (Robert Castin, 85 ans, ancien restaurateur, époux de Brigitte, 89 ans, ancienne coiffeuse).

62 Ces émotions s’inscrivent en outre dans une histoire relationnelle avec la personne aidée – histoire filiale ou conjugale – qui a construit les relations présentes. Le degré d’investissement dans les activités d’aide, le souci d’être présent auprès de son conjoint ou de son parent, les difficultés ou l’aisance à déléguer certaines tâches doivent être analysés en tenant compte de cette histoire de vie, socialement située, qui oriente de manière déterminante la définition par les aidants de la situation et du rôle qu’ils y jouent. Une conception exigeante du rôle d’aidant peut ainsi contribuer à l’intensité de la charge ressentie. L’inscription de ce rôle dans les relations conjugales ou filiales peut également rendre graduel l’investissement dans l’aide et moins perceptibles les difficultés. Il est assez significatif que, dans notre échantillon, certains conjoints et quelques enfants n’aient réalisé le poids de l’aide qu’une fois bénéficiaires de dispositifs de répit. Le soulagement éprouvé permet de prendre conscience d’une charge qui n’était pas ressentie comme telle, puisqu’immergée dans la relation et notamment dans la relation conjugale.

Le travail émotionnel entraîné par la délégation de l’aide

63 En outre, la délégation de l’aide n’est pas qu’une délégation instrumentale : elle est d’autant mieux vécue et apporte un soulagement d’autant plus prononcé que les aidants sont assurés que leur proche sera pris en charge de manière bienveillante, dans la reconnaissance de ses singularités, de sa personnalité, mais aussi lorsqu’il est devenu impossible d’échanger avec la personne de son humanité. Une partie de la délégation consiste alors à s’assurer que les professionnels sont non seulement compétents techniquement, mais également bienveillants, et qu’ils incluent attention et chaleur dans les soins prodigués à la personne. Les proches attendent, particulièrement à propos des soins personnels, un service individualisé qui tient compte des caractéristiques physiques, des habitudes et de l’histoire singulière de la personne malade. Les attentes sont même celles d’un « jeu en profondeur » (Hochschild, 2003), c’est-à-dire un soin non seulement technique, mais aussi prodigué avec humanité, avec attention, avec une émotion adéquate, c’est-à-dire sans dégoût, sans distance marquée, mais avec bienveillance, voire avec empathie. Nous ne voulons pas seulement que nos proches soient pris en charge de manière compétente, c’est-à-dire que les professionnelles soient ponctuelles, vigilantes sur leur sécurité, leur bien-être matériel ou leurs préférences, qu’elles respectent leurs singularités ou des particularités de leur situation de vie, mais nous voulons, en plus, qu’elles reconnaissent leurs qualités et qu’elles nouent avec eux ou elles un lien d’affection, construite dans une « juste distance ». L’information de l’intervenant(e), centrale au moment du recrutement et dans l’organisation de l’accompagnement du parent âgé, comporte une dimension émotionnelle très importante. Il implique en effet de donner les clés du comportement de la personne malade à ceux qui prennent le relais de l’accompagnement, pour mettre les professionnelles dans de bonnes dispositions, relationnelles et émotionnelles, vis-à-vis de la personne malade. Il s’agit par-là de repérer les professionnelles compétentes des deux points de vue. Ce travail n’est jamais acquis une fois pour toutes. D’abord parce que, comme nous l’avons déjà évoqué, les conditions d’emploi du secteur des services à la personne font que le turn-over et l’organisation du travail obligent à recommencer régulièrement le travail de mise en (bonne) relation entre malade et professionnel. Mais aussi parce que la gestion professionnelle des émotions invite les intervenantes auprès des personnes âgées à ne pas s’attacher, à ne pas entrer dans un trop fort investissement dans la relation (Benelli & Modak, 2010 ; Castra & Cresson, 2008). Ensuite parce que l’état de santé de la personne malade évolue et peut transformer la relation. Enfin, parce que les résultats de ces investissements ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. Marguerite Duvernois commente ainsi les interventions des aides-soignantes qui réalisent la toilette de son conjoint :

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Bon, alors, je laisse les aides-soignantes quand elles viennent faire sa toilette, trois fois par semaine. Mais, si j’étais exigeante, je dirais que je ne peux faire que moi-même. […] Les cheveux, elles lui lavent les cheveux. Bon, il a des boutons, beaucoup de petits angiomes. Elles lui écorchent en le coiffant. On coiffe rudement, les angiomes sont écorchés. […] Elles ne rincent pas le savon. Ou les cheveux aussi, elles ne rincent pas bien. Ça mousse trop, elles sont pressées. […] Ça tourne, hein ! Elles sont combien ? Une dizaine. Sur la dizaine, il y en a deux qui vraiment… Mais bon, je ne peux rien dire quand elles viennent. Je leur ai dit une ou deux fois : « il faut rincer mieux ». Ou : « il faut faire attention, il a des boutons, il ne faut pas l’écorcher ». Alors, il y en a deux… Quand on voit qu’il est traité comme ça, on a envie de le faire soi-même, quand il faut passer par derrière.

65 Inversement, Jean-Manuel Leconiat apprécie les interventions des infirmières auprès de son épouse :

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Ce matin, l’infirmière la raccompagnant depuis la salle de bains a dit « est-ce que vous ne trouvez pas qu’on dirait une vraie jeune fille ? » [il rit]. Elle lui avait trouvé les vêtements que ma femme n’est plus capable de trouver dans ses armoires, ça lui allait très bien, et quand elle est arrivée à [l’accueil de jour], on lui a dit la même chose.

67 Dans la première situation évoquée, la sollicitation de professionnelles oblige à travailler de manière importante les émotions ressenties à propos de la prise en charge : il s’agit de réprimer sa déception pour permettre la continuité de l’intervention en centrant son attention sur les bénéfices de l’allègement du poids physique de l’accompagnement du proche. Dans le deuxième cas, Monsieur Leconiat n’a pas à effectuer de travail émotionnel, la professionnelle s’ajustant à ses attentes. Si les interventions allègent le poids matériel ou physique de l’aide, elles peuvent également en moduler la charge mentale et émotionnelle.

68 Cette dimension émotionnelle de l’aide concerne enfin les autres membres de la configuration d’aide familiale : les décisions à propos de la personne aidée ne sont pas seulement gouvernées par des évaluations rationnelles de sa situation, mais mettent en jeux des sentiments puissants (jalousie, culpabilité, tendresse, amour, fraternité, etc.), liés aux positions familiales, enracinées dans des histoires longues. Ces sentiments doivent être gérés de manière à maintenir une relation vivable entre les personnes concernées. Il s’agit en particulier des relations entre ceux qui sont directement aux prises avec la situation. La maladie agit comme un révélateur de complicités ou de tensions antérieurement nouées, et que les exigences de l’aide cristallisent parfois en conflits plus ou moins ouverts. C’est le cas de Fabienne Levallois (58 ans, formation de psychologue, sans emploi) qui a accueilli sa mère de 91 ans, ancienne commerçante, à son domicile. L’aide qu’elle lui a prodiguée et lui prodigue encore (entretien du linge, préparation des repas et hébergement à son domicile) lui pèse d’autant plus qu’elle ne la rattache pas à une quelconque forme d’amour. À plusieurs reprises dans l’entretien, elle insiste au contraire sur les paroles et les sentiments violents qu’a entrainés l’aide à sa mère : entre elle et sa mère, mais aussi entre elle et sa sœur. Ces sentiments sont inscrits dans une histoire longue :

69

Ma sœur m’a toujours détestée. Depuis l’âge de douze ans, j’ai appris… c’est pas ma sœur. On fait ça comme ça par devoir mais c’est une personne, pour moi, c’est pas une sœur. C’est même pas la moitié d’une sœur, c’est une personne avec qui je dois faire des affaires mais franchement…

70 Leurs contributions respectives à l’accompagnement de leur mère lui apparaissent comme fondamentalement déséquilibrées, lues à l’aune de leurs trajectoires sociales, ascendante pour sa sœur, professeure mariée à un médecin, descendante pour elle, confrontée à l’autisme de son fils, qui l’a conduite à abandonner son métier de psychologue avant d’enchaîner, suite à son divorce, des petits boulots puis le chômage. La charge de l’aide lui paraît d’autant plus lourde qu’elle dispose de moins de ressources, financières, matérielles, informationnelles, que sa sœur dans cet accompagnement objectivement intense, par la cohabitation. Elle ne peut cependant s’affranchir de toute relation avec sa sœur, également engagée dans l’accompagnement de sa mère et partie prenante des décisions concernant cette dernière. D’où la nécessité de « faire bonne figure », notamment vis-à-vis de l’animatrice de la plateforme de répit, et de réprimer ces sentiments violents. De manière moins aiguë, les membres de la parenté plus à distance de l’aide (les conjoints des filles aidantes, les enfants ou petits-enfants, les germains) modulent également la charge ressentie, par leurs contributions plus ou moins importantes à l’accompagnement, mais également par leurs regards et leurs commentaires sur la situation, qui font varier le travail émotionnel des proches en première ligne.

Conclusion

71 Prendre en considération le travail émotionnel qu’exige l’accompagnement d’un parent dépendant permet d’enrichir les analyses classiques de l’intensité de l’aide prodiguée à un proche. Les contraintes et les ressources des configurations d’aide singulières doivent ainsi être replacées dans un contexte relationnel modelé par l’histoire partagée de ses membres et producteur d’émotions spécifiques qui va, selon les situations, renforcer ou au contraire alléger le sentiment de pression. C’est bien le sens donné à l’aide, et la définition de ce que les aidants désirent par leur soutien préserver chez la personne aidée, dans leur relation avec elle et dans leur vie quotidienne, qui peut éclairer les décisions relatives à la délégation, à la mobilisation d’offres de répit, mais également ce qui fait ressource ou contrainte selon les moments de l’accompagnement.

72 L’analyse qualitative des situations d’accompagnement des personnes démentes souligne ainsi le rôle majeur des émotions et du travail émotionnel dans les variations de l’intensité de l’aide apportée par les proches. Le partage de l’accompagnement de la personne entre les différents acteurs, profanes et professionnels de la configuration d’aide n’est pas une simple répartition des tâches instrumentales : il suppose des ajustements relationnels entre les différents protagonistes de la relation et il est attendu de chacun(e) qu’il ou elle contribue au bien-être de la personne, en suivant les règles de sentiments en vigueur dans nos sociétés. Ainsi, la situation d’aide doit être stabilisée, les actes de soutien prodigués par les personnes, dans les formes et aux moments prévus. Mais il faut aussi que les professionnelles se soucient du bien-être de la personne qu’elles aident, en lui prodiguant leurs soins ou leurs services avec une émotion adéquate, ni trop distante, ni trop familière ; que les frères et sœurs œuvrent de concert et en bonne harmonie ; que les conjoints protègent leurs enfants d’une partie de leurs inquiétudes – et réciproquement. Ce travail émotionnel est socialement construit et est différemment accompli par les hommes et par les femmes, par les enfants et par les conjoints. Les émotions et leur gestion, chez soi et chez autrui, modulent en particulier la charge mentale de l’accompagnement : hommes et femmes, enfants et conjoints n’abordent pas l’aide dans les mêmes dispositions émotionnelles, ce qui entraîne des variations dans leurs difficultés ou leurs facilités à en assumer certaines dimensions, dans leurs manières d’aider et dans leurs capacités à déléguer certaines activités d’accompagnement de leur proche.

73 La prise en compte des émotions et du travail émotionnel présents dans l’accompagnement des personnes âgées interroge la relation de causalité établie de manière un peu mécanique, d’une part, entre le nombre d’heures passées à s’occuper d’un proche et l’intensité de l’aide prodiguée et, d’autre part, entre l’intensité de l’aide apportée par les aidants et leurs besoins de répit, eux-mêmes diversifiés en fonction de leurs appartenances et de leurs trajectoires sociales (Le Bihan et al., 2014). Une telle analyse, attentive à intégrer toutes les dimensions de la situation d’aide et tous ses protagonistes, permet alors de rompre avec la rhétorique du fardeau et de souligner les contributions des personnes âgées elles-mêmes dans l’aide fournie à celles et ceux qui ont besoin d’être aidé(e)s. Il y a ainsi un véritable enjeu à réintégrer l’ensemble des dimensions – instrumentale, organisationnelle et émotionnelle – et des protagonistes de l’aide aux personnes âgées dépendantes dans des enquêtes quantitatives, qui jusqu’à présent reposaient sur une définition strictement instrumentale et quantitative de l’aide et s’intéressaient davantage au poids de l’aide pour des personnes actives, c’est-à-dire implicitement pour les enfants aidants.

74 Enfin, si la situation singulière des personnes âgées dépendantes atteintes de maladies neuro-dégénératives offre un miroir grossissant du travail émotionnel et organisationnel engagé dans l’aide, les logiques sociales qui structurent et orientent ce travail semblent à l’œuvre de manière plus discrète dans d’autres situations d’aide ou d’entraide ordinaires, dont la vie conjugale ou familiale regorge. Ces situations ordinaires apparaissent en retour comme des points d’observation précieux de la construction des dispositions de care et de la socialisation des émotions associées au souci ou au soutien d’autrui. Il serait alors nécessaire de comprendre et d’analyser comment se forment et se transforment dans la répétition et la variation de ces situations, les manières d’appréhender l’aide et de la prodiguer, telles qu’elles sont socialement différenciées selon les positions et les trajectoires sociales et familiales, selon les fonctionnements familiaux et selon les interactions avec différents professionnels.

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Mots-clés éditeurs : care, émotions, personnes âgées, organisation, aidants, Alzheimer

Mise en ligne 25/07/2017

https://doi.org/10.3917/socio.082.0121

Notes

  • [1]
    Les enquêtes Handicap santé ménages et aidants de 2008 (DRESS, Insee) évaluent à 8,3 millions le nombre de personnes de plus de 16 ans aidant régulièrement un proche pour sa vie quotidienne, quel que soit l’âge de ce dernier.
  • [2]
    Le terme est à dessein accordé au féminin, tant le secteur des services à la personne est presque exclusivement féminin.
  • [3]
    Les deux enquêtes HID (1998-2001) et HSM (2008-2009) en France ont mis en évidence la coexistence de conséquences négatives et positives de
    l’aide prodiguée par les proches de personnes âgées dépendantes (Dutheil, 2001), quel que soit le niveau de charge ressenti (Soullier, 2012).
  • [4]
    À l’exception de l’article de Michel Castra et Geneviève Cresson (2008) cité.
  • [5]
    Les noms et prénoms des enquêté(e)s sont fictifs, afin de garantir leur anonymat.
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