Notes
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[1]
En euros constants 2010.
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[2]
Sur la question en particulier de l’ouverture sociale des grandes écoles, voir : Allouch & Van Zanten, 2008 ; Van Zanten, 2010 ; Pasquali, 2014.
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[3]
En matière de pratiques culturelles, Philippe Coulangeon consacre ainsi les derniers paragraphes de son ouvrage aux « fondements matériels de la différence culturelle » (Coulangeon, 2011, pp. 132 153).
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[4]
Les étudiants rencontrés étaient cependant boursiers à des échelons relativement élevés – de quatre à six (le maximum en 2011) – ce qui correspond à des revenus imposables du foyer fiscal inférieurs à 20 000 euros annuels.
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[5]
Les logiques de croissance interne et externe des ESC ont entraîné une ouverture de leur recrutement scolaire vers les titulaires d’un brevet de technicien supérieur (BTS) ou d’un diplôme universitaire de technologie (DUT), de sorte que la part d’étudiants provenant des classes préparatoires constitue aujourd’hui un critère pertinent de hiérarchisation scolaire des ESC.
-
[6]
Un exemple parmi d’autres possibles caractéristique de ce type de relation d’enquête est le courriel que Sophie m’écrit suite au deuxième entretien mené avec elle pendant toute une après midi : « Ça m’a fait plaisir de te revoir et de discuter avec toi. Même si j’ai l’impression de parler beaucoup à chaque fois... Mais j’aime beaucoup ces discussions, j’en ai que très rarement et elles me font un bien fou ».
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[7]
À titre de comparaison, parmi les admis à l’École normale supérieure de Paris de 2008 à 2013, 4 % ont un père chef d’entreprise, 12 % cadre commercial du privé contre 18 % de père professeur. Il est possible que des données plus récentes pour HEC permettraient de voir une légère atténuation du clivage école de pouvoir/école de savoir, sans pour autant que celui ci ne soit totalement effacé (Wagner, 2012, pp. 169 191).
-
[8]
Avec l’élévation générale des exigences scolaires à l’entrée des ESC disparaît le caractère de « filières refuges » de ces établissements, du moins pour ceux dont le diplôme est visé par l’État. La hiérarchie scolaire des ESC est aujourd’hui congruente avec la hiérarchie de leur recrutement social (Blanchard, 2012, p. 512, « La proximité des hiérarchies »).
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[9]
Pour une synthèse, voir Florence Weber (2013). Appliquée au thème de la jeunesse scolarisée, cette approche est alors complémentaire des travaux mettant l’accent sur l’accès à l’âge adulte comme « autonomisation » par rapport à la famille d’origine (Cicchelli, 2001 ; Van de Velde, 2008).
-
[10]
Tests standardisés édités par des sociétés privées, dont les acronymes signifient respectivement Test of English as a Foreign Language et Graduate Management Admission Test.
-
[11]
Il existe certes des prêts étudiants garantis par l’État, mais dont les plafonds d’emprunt (15 000 euros) sont inférieurs au montant des frais de scolarité des ESC.
-
[12]
Les guillemets aux termes de proximité et distance ont pour but d’indiquer la pluralité des dimensions qu’ils recouvrent : proximité ou distance affective, sociale, géographique – ces trois dimensions s’imbriquant les unes aux autres dans l’histoire sociale familiale.
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[13]
Pierre Bourdieu définit la parenté pratique comme « l’ensemble des relations généalogiques maintenues en état de marche » (Bourdieu, 1980, p. 282), afin de souligner que « la simple relation généalogique ne prédétermine jamais complètement la relation entre les individus qu’elle unit » (ibid., p. 285).
-
[14]
Nous verrons dans la deuxième partie de l’article que c’est l’appartenance du père de Sophie à sa parenté pratique qui est elle même en question.
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[15]
Le degré d’hétérogénéité sociale des fratries constitue une variable clé de la logique des mobilisations économiques familiales également en matière de prise en charge des personnes dépendantes (Weber, 2012).
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[16]
De manière générale, ce phénomène de déstabilisation des budgets domestiques s’explique d’abord par une baisse conséquente des revenus des femmes suite à un divorce (Uunk, 2004).
-
[17]
La délégation des tâches administratives dans les familles immigrées aux filles aînées, ou uniques, a été mise en évidence par Yasmine Siblot (2006) à qui nous empruntons cette expression.
-
[18]
Certaines ESC ont en effet mis en place, pour les boursiers du Crous, des dispositifs d’exonération partielle de frais de scolarité, généralement modulée en fonction de l’échelon de bourse de l’étudiant. Compte tenu des montants élevés des frais de scolarité avant exonérations, ces dernières ne sont toutefois pas d’ampleur à lever totalement la barrière du financement pour les étudiants aux moyens modestes.
-
[19]
Une belle description de la logique mutualiste, en contraste avec celle du don/contre don, est donnée par Christian et Olga Baudelot dans leur témoignage sur la transplantation rénale avec donneur vivant (Baudelot & Baudelot, 2008, pp. 87 88).
-
[20]
Qu’on s’autorise à qualifier ici le capital économique, comme Edmond Goblot (2010 [1925]) caractérisait le latin, vise à susciter la réflexion sur l’éventuel
« raccourcissement des circuits de légitimation » de la reproduction sociale à l’œuvre aujourd’hui, comme le suggère Anne Catherine Wagner (2012). -
[21]
Ce marché du soutien scolaire concerne un million d’élèves, pour une moyenne de quarante heures de cours annuels par élève, et représente un
chiffre d’affaire de plus de deux milliards d’euros (Clément et al., 2011, pp. 159 162).
« Je venais de passer vingt ans de ma vie à faire tout ce qu’il faut quoi. Enfin, sans fantaisie, sans rien, j’ai été bon élève, […] j’ai été en prépa, je fais ma prépa, j’étais bon, j’ai eu mes notes, j’arrive en école, “t’es parmi les trois Parisiennes, t’es le roi du monde” – c’est un peu ce qu’on nous fait croire ; t’arrives à la banque, on te rappelle, boum, que voilà quoi, ton père n’a pas gagné sa vie comme il faut pour que tu aies le droit d’aller en école »
1 L’ouverture sociale des grandes écoles, de commerce ou d’ingénieur, est avant tout pensée, par les administrations de ces établissements, mais aussi par de nombreux sociologues, en termes de réduction des inégalités d’accès, comme si, une fois les portes des grandes écoles franchies, les inégalités sociales s’effaçaient par la magie de l’épreuve scolaire comme consécration sociale (Bourdieu, 1981).
2 Cette focalisation sur les conditions d’accès – au détriment de ce qui se passe en aval des trajectoires scolaires des étudiants – constitue, pour les administrations d’écoles supérieures de commerce (ESC) un moyen de déplacer le débat en amont et d’éluder ainsi la question de ce que le montant de leurs frais de scolarité fait à leur recrutement social. Ceux ci ont d’ailleurs connu une hausse généralisée et continue, de 1980 à aujourd’hui, passant de 6 000 euros [1] en moyenne pour les trois années d’études à 25 000 euros aujourd’hui, voire plus de 30 000 euros pour les écoles les plus prestigieuses et ces frais de scolarité représentent en moyenne 60 % des ressources des ESC (Blanchard, 2012). Du côté des sociologues, cette focalisation sur les inégalités sociales d’accès aux filières élitistes s’explique, en partie, par l’influence de la réception des travaux fondateurs de Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron (1964, 1970) sur les études ultérieures de sociologie de l’éducation. En effet, si l’intention des auteurs des Héritiers n’était pas de faire jouer un capital contre un autre – mais au contraire d’appréhender la manière dont ils forment système – l’ouvrage a le plus souvent été lu comme si capital économique et capital culturel constituaient les deux branches d’une alternative pour expliquer les destinées scolaires (Passeron, 2005, p. 55). Il faut alors redire que la mise au jour des probabilités différenciées d’accès aux différents segments de l’enseignement supérieur en fonction du capital culturel (incorporé, objectivé ou institutionnalisé) est, certes, une condition nécessaire de l’analyse des divergences de trajectoires scolaires [2] ; mais non la condition suffisante. Ici comme ailleurs, les questions matérielles et financières importent également et c’est à une réhabilitation de leur prise en compte que le présent article voudrait contribuer [3].
3 Les matériaux mobilisés sont issus d’une enquête de terrain effectuée de septembre 2011 à avril 2012, dans le cadre d’un travail de mémoire de master 1 sur les étudiants des ESC boursiers de l’enseignement supérieur (Pierrel, 2012). Disons d’emblée que cette catégorie administrative ne recoupe que partiellement la figure sociologique du « boursier », telle qu’on l’entend depuis les travaux de Richard Hoggart (1970 [1957], pp. 347 357), et regroupe des étudiants aux origines sociales plus hétérogènes, notamment en ce qui concerne le capital culturel hérité. En effet, parce que la catégorie administrative de boursier prend en compte non seulement le revenu des parents, mais aussi le nombre d’autres enfants à charge et l’éloignement du domicile parental – critères non financiers regroupés sous l’appellation « points de charge » dans les modalités d’attribution –, des étudiants d’origines moyennes ou supérieures peuvent avoir droit à ces bourses du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) dites « sur critères sociaux », et inversement des étudiants d’origines populaires se les voir refuser (Fabre, 2007) [4]. Catégorie d’enquête plus aisément mobilisable que celles d’ « étudiants d’origines populaires » ou « étudiants de milieux modestes » – qui auraient renvoyé les enquêtés à un statut d’« anomalie sociale » au sein des ESC –, elle servira également de catégorie d’analyse en tant qu’elle renvoie d’emblée aux conditions matérielles et financières des étudiants. De surcroît, la catégorie fait sens aux yeux des étudiants et des établissements car la question de l’ouverture sociale de ces derniers est systématiquement appréhendée à partir de la proportion de boursiers, et non directement par le biais des origines sociales. Nous avons réalisé une quinzaine d’entretiens approfondis et des observations durant les cours, lors de moments festifs de la vie d’école et à l’occasion de « forums des grandes écoles » organisés dans les lycées à classes préparatoires. Les trois ESC (deux dans de grandes villes de province, une en région parisienne) d’où proviennent les étudiants enquêtés se situent toutes trois dans le « haut du tableau » des différents classements d’écoles (L’Etudiant, L’Express et selon la base Sigem qui recense les choix d’intégration des candidats) et conservent une forte sélectivité sociale et scolaire, en recrutant majoritairement dans le vivier des classes préparatoires « HEC » [5]. Si des différences selon l’ESC fréquentée sont discernables, notamment à propos des montants respectifs des frais de scolarité, qui s’échelonnent pour les étudiants enquêtés, de 25 000 euros à 38 000 euros, pour les trois années d’étude, elles demeurent néanmoins secondaires relativement à ce qui unit les étudiants rencontrés, par interconnaissance successive, à savoir que, pour tous et toutes, ces frais à acquitter font barrière – certes franchissable, mais non sans peine. Les entretiens mobilisés pour le présent article sont des entretiens longs, de deux à plus de quatre heures, réalisés le plus souvent au domicile des enquêtés et répétés dans la plupart des cas. Le fait que certains enquêtés boursiers se soient prêtés aussi intensivement au jeu de l’entretien n’est pas étranger à leur position de porte à faux social (Mauger, 2009) au sein des ESC qu’ils fréquentent, dans lesquelles prévaut encore largement un entre soi social [6]. Dans le cas limite – en termes de recrutement social – de l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC), seule ESC pour laquelle existent, à notre connaissance, des données à la fois fiables et fines quant à la sélectivité de son recrutement social, les enfants de chef d’entreprise ou cadre et profession intellectuelle supérieure représentent 80 % de l’ensemble des étudiants des promotions de 1990 à 2006 (Lambert, 2010). Au sein de ces classes supérieures, les fractions dont le capital est à dominante économique sont surreprésentées : 11 % des pères sont chefs d’entreprise, 21 % cadres commerciaux du privé contre 7 % de pères professeurs [7]. Si dans les ESC moins prestigieuses que HEC, l’entre social n’est pas aussi parfaitement réalisé dans les statistiques [8], reste que les classes supérieures ne dominent pas seulement numériquement, mais aussi symboliquement : ce sont elles qui « donnent le ton » (Chamboredon & Lemaire, 1970).
4 Donner à voir les dimensions économiques des inégalités scolaires, ici à partir de l’exemple des manières différenciées dont des étudiants boursiers font face aux frais de scolarité d’ESC, implique alors de prendre en compte ce qui se joue au sein des familles de ces étudiants. Comment les groupes familiaux se mobilisent ils pour que soit franchie la barrière des frais de scolarité ? Pour rendre compte de ces mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire, il convient de se départir d’une conception « parsonienne » de l’entraide familiale, qui envisage cette dernière comme circonscrite à la famille nucléaire et comme allant de soi au sein de celle ci. D’une part, les configurations de mobilisation familiale excèdent le périmètre de la famille nucléaire et incluent dans certains cas des membres de la parenté élargie, c’est à dire la parentèle au delà du groupe nucléaire. D’autre part, il n’y a jamais d’évidence de la solidarité au sein de la famille nucléaire, celle ci ne se superposant pas spontanément au groupe familial de solidarité économique, défini comme « maisonnée », à la suite des travaux de Florence Weber [9]. Plus fondamentalement, les contours du groupe familial de solidarité économique ne sont pas donnés une fois pour toutes, mais peuvent évoluer en fonction des causes communes pour lesquelles il s’agit de se mobiliser : « la maisonnée est aussi une notion dynamique » (Gramain & Weber, 2001, p. 143). C’est en se munissant d’un tel cadre de problématisation attentif aux contours et à la dynamique des configurations d’entraide qu’il est possible de rendre compte des mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire. Que ces mobilisations n’aillent pas de soi, mais qu’elles doivent au contraire être pensées comme problématiques renvoie directement à l’idée discutée par Viviana Zelizer (2005) que sphère familiale et relations économiques constituent des « sphères séparées », voire des « mondes [mutuellement] hostiles » en ce que toute immixtion des principes de l’une dans l’autre s’apparente à une « pollution morale ». Nous souhaitons alors montrer que la réhabilitation du rôle du capital économique dans les destinées scolaires passe par une articulation de la sociologie de l’éducation avec une sociologie de la famille soucieuse d’analyse fine des liens économiques qui structurent les groupes de parenté.
5 Nous regarderons d’abord comment les configurations familiales conditionnent les manières de payer les frais de scolarité, puis, à partir de deux cas ethnographiques développés, nous analyserons ce que la mobilisation pour payer ces frais fait en retour aux configurations familiales elles mêmes. La dernière partie conclusive reviendra plus généralement sur ce que la contrainte matérielle des frais de scolarité cristallise de l’expérience sociale de ces étudiants boursiers d’ESC.
Des mobilisations sous conditions
6 Appréhendés statistiquement, les montants de transferts monétaires intergénérationnels s’élèvent quand on monte dans la hiérarchie sociale – plus élevés, proportionnellement au revenu des donateurs, dans les catégories supérieures – et varient, au sein des catégories populaires, en fonction de la pente de la trajectoire des enfants en faveur de ceux en ascension sociale (Déchaux & Herpin, 2004). Pour autant, à origines et trajectoires sociales comparables parmi les étudiants rencontrés, les modalités de paiement des frais de scolarité varient fortement et traduisent des mobilisations différenciées des maisonnées d’appartenance. Trois modalités de paiement de ces frais peuvent être distinguées : avec un prêt étudiant ; sans prêt étudiant sans avoir cherché à en contracter un ; sans prêt étudiant faute d’avoir pu trouver un garant dans l’entourage. Et il s’agit de rendre compte, à partir des configurations familiales, des conditions de possibilité de mobilisation des maisonnées qui autorisent, ou au contraire interdisent, telle ou telle modalité de franchissement de la barrière des frais de scolarité. Trois caractéristiques des configurations familiales sont à cet égard discriminantes : la taille de la fratrie et le rang d’ego en son sein, la parenté élargie effectivement mobilisable et enfin, dans les cas où les parents sont divorcés, la participation financière du parent « non gardien ». Bien sûr, ces caractéristiques sont envisagées ici comme discriminantes à l’aune des entretiens réalisés et il conviendrait d’en corroborer la pertinence à partir d’un matériau statistique relatif à un plus grand nombre de situations.
Se passer d’un prêt : l’apanage des fratries réduites
7 Que la taille de la fratrie constitue, dans les cas rencontrés, un critère discriminant n’est évidemment pas sans lien avec notre focale d’analyse des enjeux de transmission familiale du statut social centrée sur le capital économique plutôt que sur la force des héritages culturels. En effet, si le caractère de bien « non rival » du capital culturel au sein des fratries peut être sujet à discussion (Gollac, 2013), les différentes formes d’aides financières qui circulent au sein des maisonnées constituent en revanche, par nature, des biens « rivaux », au sens où ce qui échoit à l’un des membres n’est de facto plus disponible pour les autres. C’est en raison de cette rivalité de l’aide financière que la taille des fratries importe tout particulièrement dans le cas présent.
8 Sans surprise, les étudiants qui n’ont volontairement pas contracté de prêt et dont le paiement des frais de scolarité s’effectue à partir des économies domestiques sont enfants uniques ou benjamins de leur fratrie et dont les grands frères et grandes sœurs sont financièrement autonomes. Précisons aussi que le rang de benjamin dans la fratrie, dans les cas rencontrés, va également de pair avec une position des parents avancée dans le cycle de vie : propriétaires non endettés de leur logement principal, et dans un cas, ayant hérité puis revendu la ferme familiale suite au décès des grands parents. Rendues possibles par cette même absence d’autres enfants à charge, ces mobilisations financières parentales revêtent néanmoins des significations diverses selon la nature des relations parents enfants. Dans certains cas, c’est une logique d’honorabilité parentale à assumer le coût financier des études qui prime, d’autant plus que celles ci sont perçues comme un levier d’ascension sociale. Marion, fille unique d’une mère documentaliste dans un collège, relate par exemple en entretien :
« Ma mère m’a dit : “moi, ma gamine, je veux lui permettre de faire ses études, ce qu’elle a choisi j’assume. J’ai un gamin, j’assume jusqu’au bout pour l’emmener jusque sur le marché du travail pour qu’elle démarre bien”. »
10 Cette prise en charge parentale du coût financier des études n’est pas, comme le souligne Vincenzo Cicchelli (2000), inconditionnelle, mais va de pair avec une « responsabilisation » de l’étudiant. Dans le cas de Marion, cette responsabilisation se concrétise par un strict contrôle de sa part de ses dépenses quotidiennes, financées uniquement par sa bourse du Crous, et par un fort investissement dans ses études en ESC, dans une logique instrumentale d’en maximiser le rendement « en utilisant toutes les ressources qu’offre l’école » (expression qu’elle emploie de manière récurrente dans l’entretien) : programmes d’échanges à l’étranger, système de parrainage par le réseau des anciens élèves, préparation de certifications valorisées dans le monde du management (TOEFL, GMAT [10]).
11 Dans d’autres cas, si cette logique d’honorabilité parentale est également présente, d’autres motifs peuvent néanmoins s’y adjoindre, par exemple un manque de confiance des parents quant à la capacité de leur enfant étudiant à gérer un prêt d’une somme conséquente. Xavier, benjamin de sa fratrie et dont les parents sont employés dans la fonction publique hospitalière, évoque ainsi que « [s]a mère ne lui aurait pas trop fait confiance pour un prêt, elle s’est dit qu’[il] allai[t] pomper dedans », sous entendu pour d’autres usages que l’acquittement des frais de scolarité de son ESC. Notons enfin qu’il est parfois apparu assez délicat au cours des entretiens réalisés de cerner précisément l’importance dans les budgets familiaux de cette mobilisation pour financer les frais de scolarité sans contracter de prêt. Que ce point ait constitué une pierre d’achoppement doit tout autant à une gêne d’évoquer ce thème touchant à l’intimité des relations familiales face à l’enquêteur – quand bien même les questions posées se voulaient concrètes, comme par exemple de savoir si la faisabilité d’un financement sans prêt avait fait l’objet de calculs budgétaires spécifiques – qu’à une sorte de « loi du silence » familiale à propos de cette question – indépendante de la relation d’enquête. Suite à mes demandes de précisions au cours de l’entretien, la réaction de Xavier illustre alors les ressorts de cette « loi du silence » familiale :
« Il faudrait que je vois avec elle [sa mère – afin de me confirmer comment le financement s’est décidé]… enfin ou pas [rires de sa part]. Je ne parle pas de ça avec elle parce que moi ça me fait chier, je préfère ne pas en parler [de l’ESC]. Parce que… je sais que je ne vais pas réussir à en dire du bien. »
13 Cette « loi du silence » est ainsi d’autant plus marquée que les études en ESC apparaissent subjectivement comme une déception, engendrant alors un certain embarras vis à vis de l’effort parental consenti. Cette déception procède de la persistance de dispositions à l’acquisition scolaire de savoirs académiques – dispositions qui trouvent leurs conditions de félicité en classes préparatoires –, alors que l’enseignement transmis dans les ESC s’affranchit de la forme scolaire en s’appuyant notamment sur la « méthode des cas, véritable technique de conversion des habitus, favorisant l’émergence d’un rapport pratique plutôt que théorique aux choses du management » (Abraham, 2007, p. 52). Cette persistance, à contre courant, de l’attachement aux valeurs scolaires concerne en tout premier lieu les étudiants boursiers, ayant intériorisé de longue date que leur salut social ne peut passer que par leur réussite scolaire.
Le recours à la parenté élargie pour garantir le prêt étudiant
14 Contrairement à une idée largement répandue parmi les enseignants de classes préparatoires aux ESC et les administrations de ces dernières, les positions professionnelles supérieures et les rémunérations afférentes promises aux étudiants des ESC ne constituent pas toujours des garanties suffisantes aux yeux des banquiers pour l’obtention d’un prêt étudiant : encore faut il qu’un membre de l’entourage puisse s’en porter garant [11]. Pour les institutions bancaires, l’existence d’un lien de parenté entre garant et emprunteur n’est pas une condition nécessaire, mais l’engagement pris par le garant est tel que, en pratique, c’est parmi les apparentés que se recrutent les garants potentiels. Comme la citation d’entretien en exergue de l’article le montrait, il arrive plus d’une fois que la situation financière des parents ne permette pas de jouer ce rôle de caution bancaire pour leur enfant étudiant. C’est dans ces situations que la possibilité de recourir à la parenté élargie pour trouver un garant du prêt différencie les étudiants enquêtés. Les conditions de possibilité d’un tel recours sont au carrefour de plusieurs dimensions des configurations familiales : la taille du groupe de parenté élargie qui détermine objectivement le nombre de soutiens potentiels, les capacités financières de chacun des membres de la parenté élargie et – ce qui sera analysé plus particulièrement ici – les liens de « proximité » ou de « distance » [12] entre ses membres, en tant qu’ils rendent, ou non, pensable le fait de demander de l’aide à tel ou tel apparenté et que cette demande soit suivie d’effets. C’est ainsi cette « proximité », ou au contraire « distance », qui fait, ou non, de la parenté élargie une « parenté pratique » (Bourdieu, 1980), c’est à dire effectivement mobilisable pour être garant du prêt étudiant [13].
15 Commençons par les cas où un tel recours à la parenté élargie n’a pas eu lieu – et donc où le prêt étudiant n’a pas pu in fine être contracté faute de garant –, en montrant justement en quoi cette parenté élargie ne fait pas partie de la parenté pratique. La première situation est celle de Sophie, fille d’une immigrée polonaise, seule de la famille à avoir quitté la Pologne, et d’un père d’origine grecque étant retourné vivre en Grèce suite au divorce avec la mère de Sophie. Ici, la question de la potentielle appartenance de la parenté élargie – notamment l’oncle maternel de Sophie, ingénieur en Pologne – à la parenté pratique, et donc garant potentiel du prêt étudiant, ne se pose même pas, compte tenu de la distance géographique séparant Sophie de sa parenté élargie [14]. Dans le premier entretien mené avec Sophie, elle passe d’ailleurs immédiatement de l’impossibilité pour sa mère, professeure d’anglais contractuelle du secondaire, d’être garante à la question du plafonnement des prêts garantis par l’État, sans donc évoquer qu’il eût été envisagé de faire appel à un autre apparenté pour être garant du prêt. Si l’on peut penser que, dans ce cas, la distance géographique séparant les membres de la parenté élargie est au principe de la non appartenance de ceux ci à la parenté pratique de Sophie, il convient d’ajouter tout de suite qu’une certaine proximité géographique entre les membres de la parenté élargie n’est pas pour autant une condition suffisante pour qu’il soit possible d’y faire appel comme garant d’un prêt étudiant. Encore faut il que les liens affectifs avec la parenté élargie ne soient pas trop distendus pour demander de l’aide à un oncle ou une tante. C’est ce que montre en creux le cas de Walid (père retraité OS, mère employée de restauration collective). Après que la banque a refusé que son père soit caution de son prêt, il se tourne vers un cousin maternel, qui refuse d’être garant car n’étant pas lui même dans une situation financière stable – il est en cours d’installation conjugale –, Walid mentionne ensuite dans l’entretien son oncle paternel, chirurgien, « qui aurait sans doute pu ». Ce dernier habite à quarante kilomètres des parents de Walid, de sorte que la distance géographique est loin d’être rédhibitoire dans ce cas. Mais le père de Walid l’a toutefois dissuadé de lui demander :
« Mon père n’est pas très famille, donc ce n’est pas… […] Ce sont des gens que je ne connais pas trop, du coup mon père me disait “non, ça ne sert à rien d’aller voir ton oncle, il ne sera pas caution”. On a essayé de s’en sortir par nous mêmes. »
17 Il est fort possible que le grand écart de statut social [15] entre cet oncle de Walid, chirurgien, et son père, ancien OS, explique en partie que celui ci « ne [soit] pas très famille ». « Essayer de s’en sortir par [eux] mêmes » revient aussi à se préserver contre une potentielle appropriation par cet oncle des bénéfices symboliques liés à la réussite scolaire de Walid. En effet, l’une des différences essentielles entre les mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire analysées ici et la solidarité économique quotidienne au sein du groupe domestique tient au fait que se joue dans celles là la promotion sociale de la lignée familiale, de sorte qu’elles sont susceptibles d’engendrer divers profits symboliques, dont la répartition – c’est à dire à qui revient le « mérite » de la réussite scolaire ? – peut s’avérer conflictuelle au sein du groupe familial (Gollac, 2013, pp. 719 721). Quels qu’aient été les motifs de ne pas faire appel à cet oncle pour être garant, cette situation illustre bien que la taille de la parenté pratique, mobilisable, ne correspond pas de facto avec celle de la parenté élargie, mais que leur recoupement est médiatisé par les liens affectifs noués au sein de celle ci – qui dépendent eux mêmes de l’histoire familiale et des trajectoires sociales respectives des apparentés –, qui autorisent ou interdisent de faire appel à tel ou tel « proche » pour se porter garant du prêt étudiant.
18 Lorsque la parenté élargie peut effectivement être mobilisée pour trouver un garant du prêt étudiant, les modalités de cette mobilisation reposent in fine la question des liens affectifs entre les apparentés, non plus entre les parents de l’étudiant et ses oncles et tantes, mais entre l’étudiant et ses parents, selon la logique précédemment exhibée de l’honorabilité parentale à assumer le coût financier des études de leurs enfants. Être obligé de devoir faire appel à un membre de la parenté élargie pour être garant joue, en effet, comme une mise en défaut de cette honorabilité parentale. C’est ce que montre le cas de Sarah, dont la mère, employée de comptabilité, divorcée du père de Sarah et au chômage, a demandé à sa propre sœur d’être garante pour le prêt de sa nièce, mais sans que Sarah ne soit explicitement informée de la mobilisation de sa tante. Sarah relate ce « secret » en faisant précisément le lien avec la mise en défaut de l’honorabilité parentale :
« C’est ma tante qui est garante, enfin de ce que j’ai compris parce que ma mère est assez mystérieuse sur ça. Je ne suis pas trop sûre parce que ma mère vit très mal le fait de ne pas pouvoir nous aider financièrement, donc du coup elle ne nous en parle pas trop. […] Mais je ne veux pas savoir non plus parce que je pense que ça me fera de la peine et ça lui fera de la peine aussi, donc... c’est son secret. »
20 Ainsi, faire appel à la parenté élargie pour être garant du prêt étudiant s’avère non seulement soumis à conditions – ayant trait au nombre d’apparentés mobilisables en fonction de la distance géographique séparant les membres de la parenté élargie, aux capacités financières de ceux ci et aux liens affectifs entretenus –, mais comporte aussi un coût symbolique, celui de la mise en défaut de l’honorabilité parentale à assumer le coût financier des études des enfants. [16]
La mobilisation des pères non gardiens
21 La dernière caractéristique des configurations familiales discriminante des modalités de paiement des frais de scolarité d’ESC parmi les étudiants boursiers enquêtés concerne la participation financière du parent non gardien – et éventuellement de la parenté élargie du côté du parent non gardien, c’est à dire, en pratique, paternel – dans les cas où les parents de l’étudiant sont séparés – légalement divorcés, en instance de divorce ou sans avoir été mariés. Une première différence peut s’opérer au niveau de la participation contrainte, sous forme de pension alimentaire, dont on sait par ailleurs que les frais de scolarité pour les études supérieures des enfants sont considérés comme des dépenses légitimes par les juges aux affaires familiales pour en déterminer le montant (Le Collectif Onze, 2013, p. 224) ; mais nous n’avons pas pu observer ce type de différence, car aucun des étudiants enquêtés dont les parents sont séparés ne recevait de pension alimentaire du père non gardien. C’est en revanche la participation discrétionnaire de celui ci qui varie selon les cas étudiés, en lien notamment avec le caractère conflictuel ou non de la séparation conjugale des parents. Lorsque cette participation discrétionnaire est nulle, franchir la barrière des frais de scolarité sans contracter de prêt apparaît aux yeux des étudiants comme ne faisant même pas partie de l’espace des possibles, et ce d’autant plus que la séparation conjugale des parents a contribué à déstabiliser le budget domestique du parent gardien16. La mère de Sarah a par exemple dû déménager en urgence suite à sa séparation conjugale, se retrouvant alors à payer un loyer plus élevé que précédemment, de sorte que les transferts monétaires intergénérationnels se font à « contre sens ». Sarah reverse mensuellement une partie de sa bourse sur critères sociaux à sa mère et multiplie les petits boulots – ménages à domicile, cours particuliers, démarchage – pour subvenir à ses propres besoins. À l’inverse, des relations pacifiées entre les ex conjoints allant de pair avec une participation discrétionnaire importante du côté (paternel) non gardien de la lignée autorisent à s’acquitter des frais de scolarité sans contracter de prêt étudiant. Le cas correspondant rencontré dans l’enquête est d’autant plus intéressant que, compte tenu de la séparation conjugale des parents, la mobilisation autour des frais de scolarité et du quotidien de l’étudiant prend la forme d’une circulation monétaire complexe entre quatre protagonistes : Pierre, sa mère, employée de la fonction publique hospitalière, son père, technicien commercial, et son grand père paternel, retraité, ancien cadre de la fonction publique hospitalière. Le schéma 1 rend compte de cette circulation complexe qui fait clairement ressortir les relations économiques qui structurent cette « maisonnée éclatée ».
22 Malgré sa complexité, cette configuration particulière de mobilisation n’a pas fait l’objet d’une négociation formelle entre les quatre parties prenantes pour sa mise en place. Ce sont Pierre et sa mère, chez qui il vivait jusqu’à son entrée en ESC, qui ont décidé ensemble de qui payait quoi, puis cette manière de faire s’est imposée au père et grand père paternel sans faire objet de débat. Ce n’est d’ailleurs qu’au cours de sa deuxième année de scolarité en ESC que Pierre a montré à son père les « calculs prévisionnels » faits initialement par sa mère et lui. Cette configuration est en outre intéressante à deux égards. Premièrement, malgré l’absence de négociation entre l’ensemble des parents de Pierre, chaque membre participe peu ou prou à la même hauteur pour les frais de scolarité et le quotidien de l’étudiant, si l’on admet que l’argent qu’il reverse à sa mère compense la différence de cent euros entre la participation discrétionnaire de son père et les versements de sa mère à l’ESC. Deuxièmement, s’il y a égalité du point de vue du montant de la participation, la configuration de mobilisation n’est pas pour autant symétrique. En effet, les membres de la lignée paternelle – le père et le grand père paternel de Pierre – occupent uniquement une position d’expéditeur des transferts monétaires, tandis que Pierre et sa mère sont aussi dans une position de redistributeurs – respectivement du père vers la mère et du grand père vers l’école de commerce –, c’est à dire à la fois expéditeurs et destinataires des transferts au sein de cette configuration de mobilisation. Nous pouvons faire l’hypothèse que ces positions différenciées au sein de la configuration renvoient à des logiques distinctes de mobilisation : du côté paternel de la lignée, il en va d’un enjeu de transmission du statut social ; tandis que Pierre et sa mère sont dans une logique de maisonnée – où il ne s’agit pas de transmettre, mais de faire circuler pour la gestion budgétaire du quotidien. Il est à cet égard significatif que la participation discrétionnaire paternelle ne soit devenue régulière uniquement depuis que Pierre est en ESC, moment essentiel de la détermination du destin social de son enfant. Ainsi, si la séparation conjugale des parents n’interdit pas en elle même des logiques de mobilisation, la configuration que revêt alors cette dernière se complexifie néanmoins, faisant apparaître distinctement, c’est à dire de manière dissociée, la pluralité des enjeux – de transmission et de gestion du quotidien – qui s’articulent autour des mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire.
Schéma 1 : La mobilisation d’une « maisonnée éclatée » pour payer les frais de scolarité
Schéma 1 : La mobilisation d’une « maisonnée éclatée » pour payer les frais de scolarité
23 Enfin, la mise en regard des situations respectives de Sarah et Pierre illustre bien l’intérêt méthodologique d’une approche ethnographique des modalités de paiement des frais de scolarité. Alors qu’ils seraient, « vus d’en haut », dans des situations identiques – boursiers du Crous au même échelon 4, et rattachés au foyer fiscal de leur mère de statut socio- professionnel d’employée administrative –, leurs conditions financières effectives, c’est à dire une fois pris en compte les transferts monétaires discrétionnaires au sein de leurs configurations familiales respectives, divergent fortement, permettant à l’un et non à l’autre de franchir la barrière des frais de scolarité sans contracter de prêt.
24 À l’encontre d’une vision « parsonienne » de la solidarité économique familiale, c’est à dire limitée au groupe nucléaire et allant de soi en son sein, il faut souligner le caractère problématique des mobilisations économiques familiales, tant au niveau du groupe nucléaire (parents et enfants) qu’à celui de la parenté élargie. En pratique, c’est ainsi la combinaison des trois caractéristiques des configurations familiales que nous venons de présenter – taille de la fratrie et rang d’ego en son sein, mobilisation de la parenté élargie, participation financière du parent non gardien – qui circonscrit l’espace des modalités possibles pour franchir la barrière que représentent les frais de scolarité des ESC pour les étudiants boursiers enquêtés. En outre, les logiques de mobilisation à cette fin sont informées par des enjeux d’honorabilité parentale et de promotion sociale de la lignée. La prise en compte de ces enjeux symboliques au sein des groupes familiaux permet alors de comprendre l’existence d’effets de retour de la mobilisation sur les configurations familiales elles mêmes, que nous allons analyser à présent. [17]
Des configurations familiales mises à l’épreuve par la mobilisation économique à enjeu scolaire
25 Si les configurations familiales autorisent ou interdisent telle ou telle modalité de paiement des frais de scolarité, elles sont en retour travaillées par la mobilisation dont elles sont le support. Qu’est ce que la mobilisation économique fait aux configurations familiales ? Plus précisément, les deux cas ethnographiques que nous allons détailler donnent à voir deux modalités de recomposition des maisonnées : dans le premier cas, c’est la position de l’étudiante au sein de la maisonnée qui évolue ; dans le second, ce sont les contours de la maisonnée d’appartenance qui se redéfinissent – ou qui, du moins, sont mis en jeu. Ces deux cas ethnographiques permettent aussi de saisir une distinction jusqu’à présent occultée par souci de clarté de la présentation : la barrière des frais de scolarité ne constitue un obstacle unique que pour les étudiants qui ont pu et voulu contracter un prêt étudiant pour leurs trois années de scolarité en ESC ; pour les autres, la question se repose à chaque début d’année scolaire et les modalités pratiques de paiement peuvent varier d’une année à l’autre. Il est alors nécessaire, pour ces derniers, de réinscrire le paiement des frais de scolarité dans la temporalité des budgets domestiques, année après année. Sous ce rapport, le financement par emprunt présente ainsi l’avantage, relativement aux autres modalités, de permettre de franchir la barrière des frais de scolarité une fois pour toutes, ou plutôt de la différer au moment de l’entrée sur le marché du travail – le principal du prêt étudiant n’est remboursé qu’à partir de ce moment ; seuls les intérêts le sont pendant les études.
La « symétrisation » des liens de solidarité économique dans la maisonnée
26 Par ses origines sociales et sa trajectoire scolaire, Leila est, parmi les étudiants enquêtés, sans doute celle qui présente le plus de traits caractéristiques des « transfuges de classe ». Son père est aujourd’hui retraité après avoir travaillé comme manœuvre sur des chantiers, sans avoir connu de longue période de chômage excepté quelques années juste avant sa retraite. La mère de Leila n’a jamais occupé d’emploi stable, mais a cumulé des contrats précaires comme aide à domicile ou employée de restauration ainsi que des emplois saisonniers (vendanges). Ils résident, depuis leur arrivée en France et leur installation conjugale, dans le même logement HLM d’une ville moyenne du département du Nord. Les parents de Leila comprenant mal le français, c’est elle qui est la « secrétaire de la famille17 » depuis son adolescence. Cette maîtrise des rapports administratifs est réinvestie par Leila, désormais étudiante, pour obtenir différents types de bourses, auprès du Crous ou de fondations privées. Dès la première année de classe préparatoire, la question du financement de l’école de commerce constitue une préoccupation pour Leila et, contrairement à la plupart des autres étudiants rencontrés, elle a, dès ce moment, une idée précise des frais de scolarité exigés par les différentes ESC dont elle va passer les concours d’entrée. Pour elle, il est ainsi clair que la sélection à l’entrée de ces écoles n’est pas seulement scolaire, mais aussi financière. Cette préoccupation précoce est d’ailleurs suivie d’effets en pratique, puisque Leila réalise d’importantes économies sur les bourses qu’elle touche pendant ses deux années de classe préparatoire, précisément en vue de payer les frais de scolarité de l’ESC dans laquelle elle sera admise. Vivant à l’internat de son lycée et excluant pendant ces deux années toute dépense superflue, elle parvient à mettre de côté un montant correspondant quasiment à la totalité de ses frais de scolarité de première année (8 000 euros), somme économisée qu’elle complète par l’argent qu’elle détenait sur son livret jeune. Le rythme d’« urgence scolaire » (Bourdieu, 1981 ; Darmon, 2013) caractéristique des classes préparatoires et contraignant à un certain ascétisme n’est d’ailleurs pas étranger à la constitution d’une telle épargne, comme Leila le mentionne elle même au cours de l’entretien : « mais comme de toute façon, l’internat, tu vas en cours, tu ne sors pas, ça allait quoi, je n’avais pas de frais annexes. » Cette anticipation du montant des frais de scolarité d’ESC ne doit pas pour autant être interprété comme un choix d’études muri de longue date qui procéderait d’un calcul mettant en balance le coût de la formation et les avantages pécuniaires que l’on peut en tirer. En effet, comme pour tous les autres étudiants rencontrés, l’orientation de Leila en classe préparatoire aux ESC est d’abord et avant tout un choix scolaire du général, au double sens de la pluridisciplinarité et de « ne pas se fermer de portes » dans un espace de l’enseignement supérieur perçu comme très cloisonné. Ce n’est d’ailleurs qu’au cours de sa première année de classe préparatoire que Leila découvre qu’en dépit de la pluridisciplinarité de la filière l’unique débouché qui s’offre à elle est d’entrer dans une ESC. C’est à nouveau de l’urgence scolaire que procède alors l’acceptation tacite d’une orientation in fine restrictive, comme le dit bien Leila :
« Je ne me suis pas vraiment posée la question en fait. Quand t’es dedans, ce qui t’intéresse, c’est vraiment de réussir le concours. Cette finalité là, avoir la meilleure école possible, tu rentres un peu dans le système. »
28 Durant sa première année à l’ESC, elle limite à nouveau le plus possible ses dépenses – elle vit dans une chambre de résidence universitaire, « avec sanitaires et cuisine sur le palier » précise t elle –, en prévision des frais de scolarité de deuxième année qui, comme dans un certain nombre d’ESC, vont croissant au fil des années de scolarité, mais ne peut recomposer une épargne aussi importante que celle qu’elle avait constituée les deux années précédentes. Ce sont alors les économies parentales – rappelons que Leila est fille unique – accumulées au fil du temps qui servent à s’acquitter des frais de scolarité de deuxième année :
« C’est ce que mes parents ont réussi à mettre de côté en vingt ans. Donc ça devait se monter à 10 000 euros, même pas. J’ai complété avec ce que j’avais réussi à mettre de côté pendant la première année, j’avais dû mettre de côté 2 000 euros à tout casser. Donc ça a payé l’année, c’était le chèque direct. »
30 Cette manière de s’acquitter des frais de scolarité en une seule fois, plutôt que par des versements mensuels, et la façon de le relater (« le chèque direct ») peuvent se comprendre à l’aune d’un enjeu de respectabilité de la maisonnée face à la barrière des frais de scolarité, puisque choisir de payer en plusieurs fois laisserait potentiellement un doute quant à la capacité future de s’acquitter de ces frais de scolarité. Mais l’épuisement des économies familiales va déséquilibrer le budget domestique lorsque, l’année suivante, la mère de Leila a un accident de santé et qu’il faut payer d’importants frais d’hospitalisation (2 700 euros), car sa mère n’est pas couverte par une mutuelle santé. C’est Leila, alors en stage dans un grand cabinet d’audit et rémunérée à hauteur de 1 600 euros mensuels, qui prend en charge cette facture et ce sans même en informer ses parents (« Je sais que mon père, ça allait lui faire peur [de voir cette facture] et qu’il ne m’aurait jamais demandé de la payer en fait »).
31 La prise en charge par Leila de cette dépense au nom de la maisonnée ratifie une « symétrisation » des liens de solidarité économique en son sein : Leila devient une adulte de la maisonnée, non plus seulement destinataire de transferts monétaires qui s’y déroulent, mais aussi émettrice. Notons que cette « symétrisation » s’effectue également de manière plus quotidienne, Leila prenant par exemple systématiquement à ses frais les courses d’alimentation lorsqu’elle rentre chez ses parents durant les week ends. De manière plus générale, cette dépense imprévue des frais d’hospitalisation donne à voir comment la mobilisation pour les frais de scolarité peut in fine déstabiliser profondément les économies domestiques des maisonnées d’appartenance de ces étudiants aux petits moyens financiers, et démontre ainsi qu’il est nécessaire de réinscrire la question des frais de scolarité dans les temporalités des budgets domestiques – s’en sortir au présent, mais aussi s’assurer contre d’éventuelles dépenses inopinées. C’est d’ailleurs pourquoi il nous semble erroné de considérer, comme le fait la Conférence des Grandes Écoles (2010, p. 43), que « chaque étudiant qui intègre ces écoles [d’ingénieur et de management] trouve une solution pour financer ces études », de sorte que « la question de l’ouverture sociale […] n’est pas ou plus d’ordre matériel » : « trouver une solution » momentanée pour franchir la barrière des frais de scolarité ne dit absolument rien des effets sur les budgets domestiques que cette « solution » peut engendrer.
« Cagnotte commune » contre « retrouvailles d’intérêt »
32 La situation de Sophie, dont la mère est professeure d’anglais contractuelle dans le secondaire et le père, chauffeur routier en Grèce, a déjà été évoquée pour illustrer le fait que l’éloignement géographique de ses oncles et tantes restreignait le spectre des garants possibles pour contracter un prêt étudiant. Suite à leur divorce, les deux parents de Sophie n’entretiennent plus aucune relation, au point que Sophie et son petit frère organisent eux mêmes, lorsqu’ils sont adolescents, leurs quelques voyages en Grèce pour voir leur père, et que celui ci ne verse aucune pension alimentaire ou aide discrétionnaire à ses deux enfants.
33 À son entrée en ESC, Sophie a contracté un prêt garanti par l’État, faute de personne de son entourage pouvant être garant, mais le montant plafonné de ce type de prêt ne couvre que les frais de scolarité de sa première année. L’année suivante, il ne lui reste que quelques centaines d’euros sur ce prêt et sa mère, compte tenu de sa situation financière précaire, n’a pas les moyens de l’aider pour payer les frais de scolarité de deuxième année, qui s’élèvent à 6 200 euros, une fois déduites les réductions que son école octroie, au cas par cas, aux étudiants boursiers [18]. Face à cette situation compliquée, Sophie négocie d’abord avec le service comptable de son école pour que les prélèvements ne débutent qu’au mois de décembre de l’année scolaire. Pendant ce délai, elle prend contact avec son père, qu’elle n’a pas vu depuis deux ans, pour lui exposer sa situation et ce dernier lui fait parvenir peu de temps après 4 000 euros par virement bancaire, sans que Sophie ne sache comment son père a réussi à réunir une telle somme. Cette aide paternelle inopinée va remettre en question la nature des relations que Sophie entretient avec son père :
« Depuis ce moment là, ça me fait presque bizarre de l’appeler, parce que je n’ai pas envie qu’il s’imagine que je l’appelle pour de l’argent ; et en même temps, des fois j’en ai besoin encore, donc c’est… c’est toujours un peu compliqué. »
35 Cette crainte que la relation filiale ne soit altérée par des questions pécuniaires montre bien que l’appartenance du père de Sophie à sa maisonnée ne va pas de soi, ce que corrobore, a contrario, le caractère d’évidence de la solidarité économique entre elle même, sa mère et son petit frère :
« Moi, ma mère, ça m’arrive de lui donner de l’argent, je n’attends pas qu’elle me le rende. Mon argent, il est aussi à ma mère, il est aussi à mon frère, pour nous c’est comme une espèce de cagnotte commune. Alors qu’avec mon père, c’est plus difficile parce qu’on ne s’est pas vus pendant très longtemps et, du coup, je n’ai pas envie que nos retrouvailles, ce soit des retrouvailles d’intérêt : “génial j’ai un papa, je vais pouvoir lui demander de l’argent”. Je n’ai pas envie qu’il pense ça, donc c’est ça qui est un peu compliqué. C’est cette relation vraiment d’être redevable à quelqu’un. »
37 Cet extrait d’entretien illustre très bien, comme l’écrit Florence Weber (2002, p. 95), que « ce qui fonde une maisonnée, ce sont des tâches partagées […]. À quels moments le partage va t il de soi, à quels moments au contraire chacun s’engage dans un bilan des dettes et des créances ? ». Il faut préciser que ces dettes et créances ne sont pas forcément, ou pas uniquement, financières, mais aussi symboliques. En effet, à la mutualisation allant de soi, ne s’opposent pas seulement “les eaux glacées du calcul [monétaire] égoïste”, mais également la logique du don, qui oblige symboliquement le destinataire à un « savoir recevoir » et un « savoir rendre » (Mauss, 2007 [1925] ; Bourdieu, 1980, pp. 179 180) [19]. C’est précisément du fait de ce flou définitionnel à propos de l’argent envoyé par le père de Sophie – relève t il d’un principe mutualiste de solidarité économique ou bien est ce un don appelant contrepartie ? – que l’on est autorisé à déduire que la position de ce dernier au sein de la configuration familiale ne va pas de soi. Ajoutons que, du point de vue de la mère de Sophie, cette opposition entre « la cagnotte commune » – l’évidence de la solidarité économique – et « les retrouvailles d’intérêt » – la potentielle altération des liens affectifs par des questions pécuniaires – ne devrait pas avoir lieu d’être, en faisant valoir aux yeux de sa fille la relation filiale qui l’unit à son père, comme si le lien de parenté de naissance et juridique impliquait de facto la solidarité économique :
« Ma mère, elle aimerait bien que je ne me sente pas mal par rapport à mon père de lui demander de l’argent, parce qu’au final c’est aussi mon père. Enfin voilà, dans les familles où il n’y a pas eu de divorce, etc., les enfants peuvent demander de l’argent à leur père ou à leur mère, et bien, ma mère aimerait bien que je me sente pareille par rapport à mes deux parents en fait. »
39 Par cette mobilisation paternelle inopinée pour payer les frais de scolarité, ce sont ainsi les contours de la maisonnée qui sont mis en jeu, au travers de l’appartenance problématique du père au groupe de solidarité économique (voir annexe). De surcroît, si cette mobilisation paternelle est inopinée, le fait qu’elle intervienne à propos d’un enjeu lié à la scolarité de Sophie n’est pas pour autant un hasard. Le domaine scolaire constitue, en effet, une scène privilégiée d’investissement des parents (pères) non gardiens suite à des séparations conjugales (Fillod Chabaud, 2012), et ce sans doute d’autant plus lorsque les trajectoires scolaires des enfants ouvrent des opportunités de promotion sociale de la lignée familiale – ou, symétriquement, dans les cas où pèse une menace de déclassement social. À cet égard, si les mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire s’avèrent susceptibles de mettre en jeu les contours des configurations familiales, c’est aussi parce qu’elles sont le support d’un enjeu essentiel, les stratégies de promotion sociale – ou dans d’autres cas, de reproduction – de la lignée.
40 Au travers de ces deux cas ethnographiques se donne ainsi à voir comment les configurations familiales sont mises à l’épreuve par la mobilisation, au sens où leurs frontières, comme les positions en leur sein, sont travaillées, voire se modifient, au gré des transferts monétaires qui s’y effectuent en vue de franchir la barrière des frais de scolarité des écoles de commerce. Ainsi, ces configurations familiales ne jouent pas seulement comme conditions de possibilité des mobilisations économiques, mais en sont aussi, partiellement, le résultat.
Les frais de scolarité : une barrière économique, des significations sociales
41 Les dimensions matérielles des scolarités, au travers ici de l’objet des frais de scolarité, revêtent ainsi un intérêt d’étude intrinsèque en termes d’ethnographie économique de la famille, en mettant au jour les manières dont les mobilisations économiques prennent appui sur les configurations familiales et travaillent celles ci en retour. Considérées plus globalement, ces dimensions matérielles réfractent l’expérience sociale de ces boursiers d’écoles supérieures de commerce dans cet univers social qui n’est pas a priori le leur (Pasquali, 2014). Nous souhaitons, dans cette perspective, décrire quelques effets de la faiblesse du capital économique de ces boursiers des ESC sur les conditions dans lesquelles se déroule leur accumulation de capital culturel et la manière dont ils pourront le faire fructifier professionnellement.
42 Premièrement, les difficultés rencontrées pour franchir la barrière des frais de scolarité, ou du moins le travail de mobilisation familiale que ceci nécessite, viennent pour ces étudiants rompre le charme méritocratique que leur avaient suscité leur trajectoire scolaire heureuse et leur réussite aux concours d’entrée de ces « grandes écoles ». La réussite scolaire n’efface pas par magie les inégalités sociales et les frais de scolarité, par la barrière qu’ils représentent, peuvent jouer comme une force de rappel des origines sociales. C’est, entre autres, le sens de la citation d’entretien placée en exergue du présent article. Deuxièmement, le fait même que passer cette barrière fasse problème s’avère, au sein de l’univers social de l’école de commerce fréquentée, socialement classant. Évoquer ses difficultés financières ne constitue pas un sujet légitime de discussion au sein du groupe de pairs et ne se fait que sur le mode de la confidence, auprès de ceux qui sont dans une situation similaire, comme le souligne Leila :
« Tu vois tout de suite sur ton répertoire [téléphonique] les gens auxquels tu peux parler de ça, c’est vachement réduit quoi. Mis à part Adrien et une pote à moi pour qui aussi l’argent est une question, on a vite fait le tour. »
44 C’est aussi du point de vue de l’ESC comme institution que les problèmes financiers n’apparaissent pas comme un sujet de préoccupation légitime, comme l’attestent l’absence, dans l’école, d’assistante sociale vers qui se tourner, déplorée par un certain nombre des étudiants enquêtés ou encore l’anecdote relatée par l’un d’entre eux sur ses difficultés à obtenir une réponse du service comptable sur le montant des frais de scolarité qu’il aurait à payer l’année suivante, comme s’il s’agissait d’une question sans importance. Dans l’univers social de l’ESC, le rapport dominant – institutionnel et des étudiants qui « donnent le ton » – à la question des frais de scolarité est ainsi caractérisé par une insouciance relative, et non la préoccupation. Ce décalage entre le rapport dominant aux questions financières et celui des étudiants enquêtés, pour qui passer la barrière des frais de scolarité fait problème, se lit dans les propos suivants de Sarah, et l’étonnement qu’elle relate face à l’insouciance financière de certains de ses camarades :
« Je me rends compte qu’il y en a vraiment beaucoup autour de moi qui n’ont pas fait de prêt et à chaque fois je suis là [étonnée] “ah ouais, t’as pas fait de prêt ?”, “ben non”. Et en fait, il y en a plus que ce qu’on pense, parce que ce sont des conversations qu’on n’a pas forcément. Parce que c’est plus logique quand on est en ESC d’être un “fils de” [expression qu’elle emploie de manière récurrente au cours de l’entretien pour désigner ses condisciples aux origines sociales supérieures] et, du coup, de ne pas avoir à payer et de dire “je suis étudiant qu’une fois, alors mes parents me font plaisir”. »
46 Au delà de la question des frais de scolarité, le décalage qu’éprouvent les étudiants enquêtés face au rapport dominant à l’argent s’apprécie également au niveau des styles de vie. La non participation, par souci pécuniaire, au « week end d’intégration » en début d’année – dont le prix peut aller jusqu’à plusieurs centaines d’euros dans certaines écoles, car il inclut la cotisation à l’association étudiante qui l’organise – ou aux soirées étudiantes hebdomadaires, pierres angulaires de la sociabilité en ESC, suscite l’incompréhension des pairs. La constitution d’un rapport soucieux à l’argent n’est bien entendu pas étrangère au poids relatif que représentent les frais de scolarité pour ces étudiants boursiers, comme l’a donné à voir le cas de Leila analysé dans la partie précédente. Autre exemple, être logé en résidence universitaire du Crous (réservée aux boursiers) constitue une valeur d’adresse dépréciée relativement aux appartements de centre ville occupés en colocation par plusieurs étudiants d’une même promotion et servant de points de ralliement lors des soirées étudiantes. Ainsi, les capacités économiques et le rapport – préoccupé ou au contraire insouciant – aux questions financières sont au principe des enjeux de classements sociaux au sein du groupe de pairs en ESC. Barrière à l’entrée en raison des frais de scolarité, le capital économique fait aussi niveau au sein de l’univers social de l’ESC [20].
47 Troisièmement, ces questions financières sont constitutives de l’expérience sociale de ces étudiants boursiers en ESC, car, pour ceux qui ont contracté un prêt étudiant, la perspective de son remboursement une fois les études finies joue comme un moyen de disciplinarisation de leurs aspirations professionnelles, en les poussant vers les secteurs d’emploi les plus rémunérateurs, notamment la finance. Cette disciplinarisation des aspirations, du fait de « l’épée de Damoclès » du prêt à rembourser, est vécu explicitement sur le mode de la contrainte et à contrecœur – d’avoir été « pris au piège », de « se mettre à passer des entretiens d’embauche dans des banques que tu haïrais dans d’autres circonstances » – par ceux dont les convictions politiques et les pratiques culturelles en dehors de l’ESC incitent à d’autres projets professionnels, voire à des reprise d’études universitaires. Ce n’est, à cet égard, pas un hasard si des deux amis de la même ESC, Adrien et Xavier, tous deux très critiques envers la formation reçue, Adrien qui a contracté un prêt de 30 000 euros travaille aujourd’hui dans le secteur financier et a abandonné les études de philosophie qu’il suivait à distance en parallèle de sa formation d’ESC ; tandis que Xavier qui a payé son école sans prêt – alors même que ses parents disposent de ressources moindres que ceux d’Adrien – compte reprendre l’année prochaine des études d’histoire en master et passer l’agrégation. La manière de s’acquitter des frais de scolarité peut ainsi non seulement constituer une force de rappel des origines sociales, mais aussi engager les destins sociaux de ces étudiants.
Conclusion
48 Plus largement, l’analyse de ces différentes mobilisations économiques familiales à enjeu scolaire pose la question du rôle du capital économique dans la réussite ou l’échec des stratégies de reproduction ou d’ascension sociale au sein du « mode de reproduction à composante scolaire » (Bourdieu, 1989, pp. 406 415). En effet, la place croissante de l’institution scolaire dans la détermination des positions sociales n’a pas pour autant abouti à une dévaluation du capital économique, non seulement du fait des multiples stratégies de reconversion, mais aussi parce que le capital économique constitue un précieux adjuvant à l’acquisition scolaire de capital culturel. L’articulation proposée ici entre une sociologie de l’éducation attentive aux dimensions économiques et une sociologie de la famille qui ne postule pas un périmètre au sein duquel l’entraide irait de soi permet alors de disqualifier l’idée d’une émergence de la « famille relationnelle » liée précisément à l’importance croissante de l’intermédiation scolaire dans la transmission des positions sociales (Singly, 2007). Parce que cette importance croissante ne rend pas caduc le rôle du capital économique, il est erroné d’en déduire un quelconque recentrage de la famille – délestée d’enjeux de circulations et transmissions économiques – sur son supposé « cœur de métier » affectif. Au contraire, la famille demeure un lieu de transmission du capital sous toutes ses formes au sein même du « mode de reproduction à composante scolaire », précisément parce que ce dernier concède une place en son sein au capital économique en tant qu’adjuvant à l’acquisition scolaire de capital culturel. Ce mécanisme est même d’autant plus prégnant aujourd’hui, dans un contexte de fort chômage structurel des jeunes et où le périmètre des diplômes considérés comme des « valeurs sûres » – expression souvent entendue lors des entretiens – tend à se réduire.
49 Si l’exemple des frais de scolarité des ESC constitue bien entendu un cas très particulier, il en va de même pour des phénomènes plus répandus, tels que les voyages linguistiques à l’étranger ou encore le considérable développement du marché du soutien scolaire depuis le début des années 1990 [21] – également justiciables d’analyse en termes de mobilisation économique familiale à enjeu scolaire et donc potentiels objets d’enquête pour mieux cerner ce rôle du capital économique dans les stratégies de reproduction ou d’ascension sociale au sein du « mode de reproduction à composante scolaire ». Il serait également pertinent, dans cette perspective de recherche, de mener une enquête plus systématique à propos des prêts étudiants, dans leur ambivalence entre ressource – au contraire du capital culturel, le capital économique peut s’emprunter – et contrainte – l’horizon du remboursement jouant comme moyen de disciplinarisation des aspirations professionnelles – pour les stratégies d’ascension sociale des lignées. En effet, il est apparu au fil de l’article que si ne pas contracter de prêt pouvait avoir un effet de déstabilisation ultérieure des économies domestiques et reposait la question du financement année après année, l’endettement n’est pas pour autant une panacée en tant qu’il restreint l’espace des possibles professionnels aux positions les plus conformes à la formation reçue. De plus, si l’endettement étudiant peut sembler être une question relativement mineure en France – jusqu’à présent du moins –, elle se pose ailleurs avec une toute autre acuité, comme l’attestent les récents mouvements étudiants au Chili ou au Québec (Collectif ACIDES, 2015).
ANNEXE
Annexe 1 : Entretien avec Sophie. « Dans appartenir, il y a à part » (URL : https://sociologie.revues.org/2569)
Annexe 2 : Entretiens avec Walid. Frais de scolarité et force de rappel des origines sociales (URL : https://sociologie.revues.org/2570)
Bibliographie
Bibliographie
- Abraham Y. M. (2007), « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un “HEC” », Revue française de sociologie, vol. 48, no 1, pp. 37 66.
- Allouch A. & Van Zanten A. (2008), « Formateurs ou “grands frères” ? Les tuteurs des programmes d’ouverture sociale des Grandes Écoles et des classes préparatoires », Éducation et sociétés, no 21, pp. 49 65.
- Baudelot C. & Baudelot O. (2008), Une promenade de santé, Paris, Stock.
- Blanchard M. (2012), « Socio histoire d’une entreprise éducative : le développement des écoles supérieures de commerce en France (fin du xixe siècle 2010) », thèse de doctorat de sociologie, ENS EHESS.
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Mots-clés éditeurs : frais de scolarité, capital économique, mobilité sociale, inégalités scolaires, parenté
Date de mise en ligne : 04/11/2015.
Notes
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[1]
En euros constants 2010.
-
[2]
Sur la question en particulier de l’ouverture sociale des grandes écoles, voir : Allouch & Van Zanten, 2008 ; Van Zanten, 2010 ; Pasquali, 2014.
-
[3]
En matière de pratiques culturelles, Philippe Coulangeon consacre ainsi les derniers paragraphes de son ouvrage aux « fondements matériels de la différence culturelle » (Coulangeon, 2011, pp. 132 153).
-
[4]
Les étudiants rencontrés étaient cependant boursiers à des échelons relativement élevés – de quatre à six (le maximum en 2011) – ce qui correspond à des revenus imposables du foyer fiscal inférieurs à 20 000 euros annuels.
-
[5]
Les logiques de croissance interne et externe des ESC ont entraîné une ouverture de leur recrutement scolaire vers les titulaires d’un brevet de technicien supérieur (BTS) ou d’un diplôme universitaire de technologie (DUT), de sorte que la part d’étudiants provenant des classes préparatoires constitue aujourd’hui un critère pertinent de hiérarchisation scolaire des ESC.
-
[6]
Un exemple parmi d’autres possibles caractéristique de ce type de relation d’enquête est le courriel que Sophie m’écrit suite au deuxième entretien mené avec elle pendant toute une après midi : « Ça m’a fait plaisir de te revoir et de discuter avec toi. Même si j’ai l’impression de parler beaucoup à chaque fois... Mais j’aime beaucoup ces discussions, j’en ai que très rarement et elles me font un bien fou ».
-
[7]
À titre de comparaison, parmi les admis à l’École normale supérieure de Paris de 2008 à 2013, 4 % ont un père chef d’entreprise, 12 % cadre commercial du privé contre 18 % de père professeur. Il est possible que des données plus récentes pour HEC permettraient de voir une légère atténuation du clivage école de pouvoir/école de savoir, sans pour autant que celui ci ne soit totalement effacé (Wagner, 2012, pp. 169 191).
-
[8]
Avec l’élévation générale des exigences scolaires à l’entrée des ESC disparaît le caractère de « filières refuges » de ces établissements, du moins pour ceux dont le diplôme est visé par l’État. La hiérarchie scolaire des ESC est aujourd’hui congruente avec la hiérarchie de leur recrutement social (Blanchard, 2012, p. 512, « La proximité des hiérarchies »).
-
[9]
Pour une synthèse, voir Florence Weber (2013). Appliquée au thème de la jeunesse scolarisée, cette approche est alors complémentaire des travaux mettant l’accent sur l’accès à l’âge adulte comme « autonomisation » par rapport à la famille d’origine (Cicchelli, 2001 ; Van de Velde, 2008).
-
[10]
Tests standardisés édités par des sociétés privées, dont les acronymes signifient respectivement Test of English as a Foreign Language et Graduate Management Admission Test.
-
[11]
Il existe certes des prêts étudiants garantis par l’État, mais dont les plafonds d’emprunt (15 000 euros) sont inférieurs au montant des frais de scolarité des ESC.
-
[12]
Les guillemets aux termes de proximité et distance ont pour but d’indiquer la pluralité des dimensions qu’ils recouvrent : proximité ou distance affective, sociale, géographique – ces trois dimensions s’imbriquant les unes aux autres dans l’histoire sociale familiale.
-
[13]
Pierre Bourdieu définit la parenté pratique comme « l’ensemble des relations généalogiques maintenues en état de marche » (Bourdieu, 1980, p. 282), afin de souligner que « la simple relation généalogique ne prédétermine jamais complètement la relation entre les individus qu’elle unit » (ibid., p. 285).
-
[14]
Nous verrons dans la deuxième partie de l’article que c’est l’appartenance du père de Sophie à sa parenté pratique qui est elle même en question.
-
[15]
Le degré d’hétérogénéité sociale des fratries constitue une variable clé de la logique des mobilisations économiques familiales également en matière de prise en charge des personnes dépendantes (Weber, 2012).
-
[16]
De manière générale, ce phénomène de déstabilisation des budgets domestiques s’explique d’abord par une baisse conséquente des revenus des femmes suite à un divorce (Uunk, 2004).
-
[17]
La délégation des tâches administratives dans les familles immigrées aux filles aînées, ou uniques, a été mise en évidence par Yasmine Siblot (2006) à qui nous empruntons cette expression.
-
[18]
Certaines ESC ont en effet mis en place, pour les boursiers du Crous, des dispositifs d’exonération partielle de frais de scolarité, généralement modulée en fonction de l’échelon de bourse de l’étudiant. Compte tenu des montants élevés des frais de scolarité avant exonérations, ces dernières ne sont toutefois pas d’ampleur à lever totalement la barrière du financement pour les étudiants aux moyens modestes.
-
[19]
Une belle description de la logique mutualiste, en contraste avec celle du don/contre don, est donnée par Christian et Olga Baudelot dans leur témoignage sur la transplantation rénale avec donneur vivant (Baudelot & Baudelot, 2008, pp. 87 88).
-
[20]
Qu’on s’autorise à qualifier ici le capital économique, comme Edmond Goblot (2010 [1925]) caractérisait le latin, vise à susciter la réflexion sur l’éventuel
« raccourcissement des circuits de légitimation » de la reproduction sociale à l’œuvre aujourd’hui, comme le suggère Anne Catherine Wagner (2012). -
[21]
Ce marché du soutien scolaire concerne un million d’élèves, pour une moyenne de quarante heures de cours annuels par élève, et représente un
chiffre d’affaire de plus de deux milliards d’euros (Clément et al., 2011, pp. 159 162).