Notes
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[1]
Je remercie vivement Olivier Masclet, Florence Weber, ainsi que les lecteurs anonymes de Sociologie, pour leurs remarques et leurs suggestions sur des versions antérieures de cet article.
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[2]
Cf. Castel (1981, chapitre 4) ; je m’appuie aussi ici sur les trois articles cosignés avec Jean?François Le Cerf (1980) et publiés dans la revue Le Débat.
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[3]
Dans tout ce qui suit, le terme de « psychologisation » sera pris de façon strictement descriptive, sans la connotation polémique qui l’accompagne souvent. Je souscris aux remarques de Lise Demailly (2008, p. 44 sq.) sur ce point.
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[4]
Cf. sur ce point Castel & Le Cerf (op. cit.).
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[5]
Cf. sur ce point Bresson (dir.) (2006).
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[6]
Cf. sur ce point de Singly (2003, chapitre 3), Déchaux (2007, chapitre 3). La nouvelle norme en matière d’éducation des enfants est explicitement caractérisée par François de Singly comme une norme de type « psychologique ».
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[7]
Cf. sur ce point Fassin (2004), Dodier & Rabeharisoa (2006), Soulet (2007).
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[8]
Je reprends le titre du numéro spécial de la revue « Sociologies pratiques » (2008) consacré à cette question.
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[9]
Cf. sur ce point les analyses de Dominique Mehl (2003). J’emprunte l’expression « offre psy » à Lise Demailly (op. cit., p. 44).
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[10]
Rappelons brièvement ici, sans les développer, certaines spécificités connues du rapport je/nous dans les catégories populaires : force de l’attachement au « nous », moindre propension, par rapport aux classes moyennes et supérieures, du « je » à revendiquer un droit d’individualisation au sein de ce « nous », moindre propension de celui?ci à reconnaître un tel droit à chacun de ses membres, moindre propension, donc, à l’individualisation… Ces spécificités ont été soulignées dans des travaux classiques (Hoggart (1970), Bernstein (1975), Bourdieu (1979, chapitre 7) ; elles ressortent toujours nettement de nombreux travaux abordant les milieux populaires contemporains, même si ceux?ci sont certainement bien davantage porteurs de tendances à l’individualisation que ne l’étaient ceux des années 1960. Cf. par exemple Charlot (1999, p. 24), Kellerhals et alii (2008, p. 90?94), Pasquier (2005, p. 31, 163, 164), de Singly (2006, chapitre 7).
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[11]
Sur un certain type de rapport populaire au langage comme rapport dans lequel la parole est fortement associée à du faire, à de l’activité, cf. Lahire (1993, chapitre 3), Verret (1988, chapitre 7).
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[12]
Cf. Hoggart (1970, p. 157?158).
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[13]
Cf. Thiesse (1984).
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[14]
Cf. Coulangeon (2011, p. 128). Il semble de même qu’une partie des auditrices des émissions de Ménie Grégoire aient été des femmes d’origine populaire (cf. Cardon (1995, p. 55) ; je remercie Olivier Masclet d’avoir attiré mon attention sur cette référence).
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[15]
Cf. sur ce point la synthèse proposée par Guionnet & Neveu (2004, p. 229 sq).
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[16]
Rappelons que la ratp est la grande entreprise publique de transport de voyageurs de la région parisienne.
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[17]
Les lignes de bus de grande banlieue en revanche sont pour l’essentiel gérées par des entreprises privées.
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[18]
Il y a au total un peu plus d’une vingtaine de dépôts de bus de la ratp répartis sur l’ensemble de Paris et de la banlieue.
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[19]
On peut résumer comme suit le discours que tient aujourd’hui l’encadrement aux agents : il fait partie de leurs fonctions d’intervenir quand les règles sont transgressées (notamment quand l’obligation de « valider » un titre de transport n’est pas respectée), mais « l’entreprise » leur reconnaît en même temps le droit d’« apprécier » par eux?mêmes la situation (intervenir ou pas), et par ailleurs elle leur demande d’agir « avec discernement » et de ne pas se mettre en danger.
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[20]
Je me tenais debout à proximité du conducteur, et je l’interviewais (magnétophone en main, dans le cas où l’entretien était enregistré) pendant qu’il conduisait. Les entretiens ont généralement été réalisés pendant les « heures creuses » (la première partie de l’après?midi notamment), à des moments où il y avait relativement peu de monde dans le bus.
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[21]
Les propos qui seront cités entre guillemets émanent tous d’entretiens enregistrés. Au total, sur l’ensemble de cette enquête, environ quatre cents conducteurs ont été interviewés, dans le cadre d’entretiens longs ou brefs.
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[22]
Au 31 décembre 2009, la proportion de femmes parmi les machinistes était de 7,55 %. (Bilan social 2009 du Département Bus).
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[23]
La proportion de conducteurs ayant moins de six ans d’ancienneté est passée de 27 à 43 % entre 1999 et 2009. Près de 40 % des nouveaux recrutés au cours de cette période (entre 2000 et 2009) avaient moins de vingt?six ans au moment de leur embauche (Bilans sociaux Département Bus).
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[24]
La ratp ne produisant pas de statistiques concernant la répartition de l’ensemble de la population des machinistes par niveaux de diplômes, je suis contraint de m’appuyer ici sur les seules données que j’ai pu accumuler au cours de l’enquête présentée ci?dessus. En caractérisant le groupe des conducteurs comme « peu diplômé », je fais référence à deux constats. Le premier est la forte proportion, parmi mes enquêtés, de conducteurs très peu diplômés (ils ont un cap ou un bep) ou n’ayant pas de diplôme. (Un fait qui va dans ce sens est l’information qui m’a été donnée en 2001 par le directeur de l’unité centrale chargée du recrutement de l’ensemble des machinistes à la ratp. Une enquête qu’il avait pris l’initiative de faire effectuer – et qui ne semble malheureusement pas avoir eu de suite – sur les niveaux de diplômes des nouveaux machinistes embauchés pour les trois années 1998?1999?2000 avait donné en moyenne, pour l’ensemble des trois années, les résultats suivants : 30 % des nouveaux embauchés étaient titulaires d’un cap ou d’un bep ; 20 % d’entre eux avaient un bac ou le « niveau bac » ; la moitié n’avait pas de diplôme. Le second constat concerne les jeunes conducteurs embauchés au cours des années 2000. Si beaucoup de ceux que j’ai rencontrés étaient titulaires d’un bac, il faut aussi souligner qu’il s’agissait, dans la plupart des cas, d’un bac technique ou d’un bac pro ; rares étaient ceux qui possédaient un bac général. Rappelons enfin que la ratp ne recrute pas, pour un emploi de machiniste, de candidat ayant un diplôme supérieur au bac (on ne peut évidemment, dans ces conditions, exclure des phénomènes de sous?déclaration du diplôme obtenu par certains candidats). Cela étant, la multiplication des jeunes conducteurs titulaires d’un bac est très nettement apparue dans mes contacts à partir des années 2000 ; certains avaient même tenté de poursuivre des études au?delà du bac, en bts ou à l’Université, mais avaient échoué ou abandonné. Le jeune conducteur titulaire d’un bac est devenu, au cours des dix dernières années, une figure répandue parmi les machinistes de la ratp, et en ce sens, avec la prudence requise par l’absence de données statistiques précises, on peut avancer l’idée d’une élévation sensible du niveau de diplôme du groupe au cours de cette période.
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[25]
De ce point de vue, la situation de travail des conducteurs peut être considérée comme faisant partie de toutes ces situations professionnelles qui, selon Arlie Hochschild (1979, 1983), ont pour caractéristique d’être exigeantes en « travail émotionnel », en entendant par là le fait qu’elles imposent à l’agent un effort relativement important de réglage, de contrôle, de façonnement de ses propres affects. Notons?le néanmoins : alors que l’emotion work, selon Hochschild, caractérise surtout les métiers de service de classe moyenne et qu’il est une réalité plus féminine que masculine, le cas des conducteurs montre qu’il peut aussi s’observer dans des métiers d’exécution masculins. Des exemples en ont d’ailleurs déjà été donnés à propos d’autres métiers masculins d’exécution dans les services : policiers (Caroly & Loriol, 2008), contrôleurs dans les transports (Elguezabal, 2007), personnels des pompes funèbres (Bernard, 2007), éboueurs au cours des contacts avec les riverains (Corteel, 2010).
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[26]
On peut ici faire référence à la formule d’Alain Ehrenberg (1998) sur la psychologie comme « grammaire de la vie intérieure pour les masses ».
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[27]
Sur les déplacements que cette appropriation de la culture psychologique est susceptible d’entraîner dans les identités masculines, et dans la manière dont certains hommes définissent leur virilité, au sein des milieux populaires, je me permets de renvoyer à mes remarques sur ce point in de Singly, Giraud & Martin (2010, p. 204?213).
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[28]
Le machiniste ayant subi une agression a la possibilité, s’il le souhaite, de bénéficier de rencontres avec un psychologue. En tout état de cause, si son agression a entraîné un arrêt de travail d’au moins huit jours, il rencontre le médecin du travail avant de reprendre son travail.
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[29]
J’ai ainsi pu constater, en assistant, au début des années 2000, à la totalité d’une session de formation de trois jours sur le thème de la relation de service pour de jeunes machinistes nouvellement embauchés, que le formateur insistait à plusieurs reprises auprès d’eux sur la nécessité de savoir « gérer leur stress ». (« J’insiste… Pensez à durer le plus longtemps possible dans le métier !… Pour ça il faut que vous appreniez à gérer votre stress… »).
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[30]
Cf. sur ce point les recherches effectuées sous la responsabilité de Marc Loriol (2004). Pour ne donner que cet exemple, on trouve, dans le numéro de mai 2010 du magazine En lignes (il s’agit du magazine des représentants du personnel au Département Bus de la ratp, distribué dans les casiers des conducteurs au sein des dépôts), une interview du secrétaire du chsct sur le thème de la « souffrance au travail ».
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[31]
Pour l’un au moins des enquêtés cités ci?dessus à propos de la force mentale (le troisième), le lien entre la référence à cette notion et la pratique sportive paraît assuré ; passionné de sport, il m’a expliqué pratiquer régulièrement un sport de combat pour « renforcer son mental ». Deux de mes enquêtés pratiquant régulièrement un sport se sont exprimés exactement dans les mêmes termes. Un autre m’a expliqué faire faire du sport à ses enfants pour la même raison.
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[32]
Tel conducteur explique, par exemple, que son épouse (secrétaire médicale, Bac. sms), qui « s’y connaît un peu en psychologie », lui a permis de mieux comprendre certaines formes de nervosité qu’il manifestait à l’égard de ses enfants en lui montrant qu’il « imitait » certains comportements de son propre père ; tel autre, dont la fille (neuf ans) avait brusquement manifesté de grosses difficultés scolaires, explique que c’est par sa propre mère (agent de service dans une crèche, celle?ci avait parlé du problème à une éducatrice, qui avait vivement recommandé de consulter un psychologue) qu’il s’est laissé convaincre d’aller voir « un psy » avec son épouse et sa fille ; tel autre encore, déprimé à la suite d’un divorce déclenché à l’initiative de son épouse, raconte que c’est un « collègue de la ligne » (celui?ci avait traversé lui aussi cette épreuve, et avait été « envoyé » par son médecin « chez un psy », « qui l’avait beaucoup aidé ») qui l’a convaincu d’« aller voir un psy » à son tour, celui d’ailleurs que son collègue avait lui?même consulté…
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[33]
Quarante?huit ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien chauffeur de taxi (il a déjà été cité plus haut).
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[34]
En réalité, c’est la situation inverse qui vient de se produire – rappelons que l’entretien a lieu dans le bus, et que mon enquêté est au volant – au moment où celui?ci tient les propos qu’on va lire : il a attendu, avant de quitter une station, un usager qui l’a clairement remercié ; ce microévénement l’incite à m’expliquer sa réaction dans le cas, qui n’est pas rare, où l’usager ne remercie pas.
-
[35]
Michel Verret notamment l’a clairement mis en évidence (1988, chapitre 7).
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[36]
Tel conducteur, par exemple, pour exprimer l’état de trouble où il se trouve dans sa vie familiale, explique qu’« en ce moment, c’est la merde dans ma tête » ; tel autre, à propos de l’aide que lui a apportée un « psy » pour accepter son divorce (cf. note 32), explique qu’« il m’a fait avaler le truc, quoi, il me l’a fait digérer ». Une conductrice d’une ligne de la banlieue Nord (trente?quatre ans, origine populaire, sans diplôme) explique ainsi l’épreuve que représente, selon elle, pour le conducteur qui a déjà, dans le passé, subi une agression, d’être agressé à nouveau : « Parce que la première
agression, l’agent il peut s’en sortir, parce que c’est sa première, c’est son premier vécu. Mais quand il arrive à la deuxième ou à la troisième, les deux autres qui étaient derrière, elles ressortent ! (…) C’est plus un petit nœud que ça fait en lui, c’est un triple ou un quadruple nœud ! ça s’amasse ! ça s’amasse !… ». -
[37]
Celles?ci se sont notamment exprimées au cours des récits que m’ont faits des conducteurs à qui des contacts avec un « psy » avaient été proposés à la suite d’une agression, ou de difficultés d’ordre familial, et qui avaient refusé ces contacts, ou qui ne les avaient acceptés qu’après les avoir d’abord refusés.
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[38]
François Dubet (1987), par exemple, dans La Galère, avait déjà donné des exemples, chez des jeunes de cité, de formes de psychologisation de l’expérience acquises au contact des travailleurs sociaux.
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[39]
Cf. sur ce point Maurin, 2002, chapitre 2.
1Au début des années 1980, dans un ouvrage, qui a fait date, analysant un ensemble d’évolutions ayant affecté en France, depuis la fin des années 1960, différentes sphères de la vie sociale, Robert Castel avançait l’hypothèse de la montée et de la diffusion, dans la société française, à grande échelle, d’une nouvelle figure culturelle, qu’il proposait d’appeler une « culture psychologique de masse » [2]. Produit, selon l’auteur, d’un mouvement multiforme d’expansion, hors de leur sphère d’origine, des techniques « psy » et d’une reconfiguration d’ensemble des formes de la régulation sociale, cette culture se caractérisait notamment par un intérêt intensifié pour le « psychologique », par le recours aux techniques « psy » pour agir sur les situations de mal‑être personnel ou pour modifier des relations perçues comme insatisfaisantes à soi‑même ou aux autres, et surtout par l’importance essentielle accordée à tout ce qui peut permettre d’améliorer ses propres fonctionnements subjectifs, de se libérer de ses empêchements intérieurs, d’exister plus fortement comme sujet. La dernière partie de l’ouvrage, ainsi que les trois articles cosignés avec Jean‑François Le Cerf et publiés l’année précédente, montrait comment cette figure culturelle, après avoir attiré les milieux intellectuels, s’était diffusée chez de nombreux professionnels du secteur public et privé ainsi que dans de larges secteurs des classes moyennes, devenant ainsi et en ce sens une figure culturelle « de masse ».
2Même si c’est dans certains cas sous des formes largement inédites et que son ouvrage ne pouvait évidemment pas anticiper, les trois dernières décennies ont apporté d’amples confirmations à l’hypothèse avancée, il y a trente ans, par Robert Castel. Les indices en effet ne manquent pas d’une expansion, dans la société française, au cours de ces dernières décennies, de manières de percevoir et de réagir qui ont en commun ce que l’on peut appeler une tendance à la « psychologisation » de l’expérience [3], en entendant par là une tendance à faire, de ce qui se joue dans la sphère psychique, à la fois une dimension essentielle – ou même la dimension déterminante – de ce qui est vécu par les individus, et un objet explicite de préoccupation, d’attention. Cette tendance prend tout un ensemble de formes. Elle se manifeste dans des grilles de lecture de la réalité (modes d’appréhension des individus mettant l’accent sur le vécu psychique et sur ce qui fait de ceux?ci des personnes singulières, des “je” individualisés [4] ; approches des problèmes sociaux ou professionnels centrées sur l’état intérieur du sujet qui les vit [5]), dans des types de préoccupation (attention portée aux formes psychiques du bien?être et du mal?être), dans des registres de langage (dans lesquels la réalité psychique est explicitement prise pour objet et thématisée comme telle, ne serait?ce qu’à travers des termes comme « stress », « psychologique », « mental », « traumatisme », « ressenti »…), dans des types de pratique (recours aux professionnels du « psy » pour des conseils concernant la vie familiale, conjugale, intime, ou aux thérapies « psy » pour faire face à des états de mal?vivre, etc.). De cette expansion, on peut donner plusieurs exemples : montée, dans la famille, de nouvelles normes en matière d’éducation des enfants, les modèles éducatifs rigides étant rejetés au nom de la nécessité de tenir compte de ce que l’enfant exprime, d’éviter ce qui peut le « traumatiser », de l’aider à « devenir lui?même » [6] ; montée, dans le domaine du travail social, du thème de la souffrance psychique et des dispositifs d’« écoute » dédiés à la prise en charge de celle?ci [7] ; montée, dans l’approche des problèmes du travail, de la « tentation psy » [8], et du thème de la « souffrance au travail » ; ampleur de la place conquise par « l’offre psy » et les professionnels du « psy » dans les médias (télévision, édition, magazines…) [9] ; importance de « l’offre psy » (les « cellules de soutien psychologique ») dans la gestion par les pouvoirs publics des situations de choc, de catastrophe, ou susceptibles d’entraîner une émotion collective… Le type de relation au monde repéré par Castel au début des années 1980 s’est fortement diffusé dans la société française depuis cette date.
3Ces évolutions constituent à l’évidence des faits essentiels. Mais elles conduisent en même temps à se poser une question. Même si la figure culturelle décrite par Robert Castel a connu, au cours des trois dernières décennies, une considérable expansion dans de nombreux secteurs de la société française, il est néanmoins une partie de cette société à propos de laquelle on peut se demander dans quelle mesure, et jusqu’à quel point, elle a été effectivement pénétrée par cette figure : il s’agit des milieux « populaires », l’expression étant ici prise au sens large. Certes, les univers culturels dans lesquels évoluent ceux qui appartiennent à ces milieux ne sont pas séparables des évolutions affectant la société globale, et ils le sont sans doute moins que jamais aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que certains éléments sont susceptibles d’éloigner les membres de ces groupes du type de relation au monde en quoi consiste la psychologisation de l’expérience. Quels sont ces éléments ? On peut en citer au moins trois. Les modalités populaires du rapport je/nous, tout d’abord, ne sont guère en affinité avec une forme de culture qui, on vient de le dire, se caractérise par des modes d’appréhension fortement individualisants des individus, dans lesquels ceux?ci sont d’abord considérés comme des personnes singulières, comme des sujets doués d’une intériorité propre [10]. Un autre élément est de l’ordre des rapports au langage. Si le langage de la psychologisation comporte au moins un terme qui est manifestement aujourd’hui entièrement banalisé (le mot « stress »), il en comporte aussi d’autres qui relèvent d’un registre plus scolaire et plus savant (ne serait?ce que des mots comme « psychologique », ou comme « mental »), dont l’appropriation ne peut aller de soi pour certains membres des groupes populaires, ceux notamment qui sont le plus éloignés de l’école ; par ailleurs, les techniques « psy » s’appuient, on le sait, pour le traitement du mal?être, sur des dispositifs qui supposent une forte autonomisation du discours, c’est?à?dire sur un usage du langage qui est loin d’être en affinité avec celui qui est le plus familier pour de nombreux membres de ces groupes [11]. Il faut souligner enfin un effet déterminant du genre. De nombreuses données montrent la vivacité de l’intérêt que les femmes des milieux populaires sont susceptibles d’éprouver pour tout ce qui concerne le domaine des sentiments : il suffit de penser à ce que Hoggart dit de l’intérêt de certaines femmes du peuple, dans l’Angleterre des années 1950, pour les « problèmes » de la famille royale [12], au goût des femmes des classes populaires françaises de la Belle Époque pour les feuilletons ou les romans psychologiques [13], à l’importance du lectorat populaire féminin dont bénéficient toujours aujourd’hui les romans sentimentaux [14]. Si les éléments indiqués plus haut sont de nature à limiter la réceptivité des femmes de ces classes à la psychologisation, celui?ci, en revanche, tend évidemment à les en rapprocher. Mais il n’en va à l’évidence pas de même pour les hommes. S’il faut se garder des représentations schématiques de ce que sont les masculinités dans les groupes populaires, lesquelles sont beaucoup plus diverses qu’on ne l’imagine souvent, un modèle de virilité n’en est pas moins répandu parmi les hommes de ces milieux qui, on le sait, valorise fortement la force, le courage, le fait d’être dur au mal, et qui refuse tout aussi fortement ce qui peut « féminiser » [15]. Pour des hommes se définissant par ce modèle, une figure culturelle comme la psychologisation, avec son attention pour certains états de souffrance ou de mal?être, avec ses thérapies fondées sur la mise en mots de ses propres fragilités, avec son incitation, si nécessaire, à se « faire aider » psychologiquement, peut apparaître comme la négation même de la masculinité. À la distance qui les sépare de modes de rapport je/nous, et de modes de rapport au langage qui ne sont pas les leurs, risquent donc de s’ajouter, pour certains hommes des milieux populaires, les effets dissuasifs d’un modèle masculin populaire de virilité.
4S’il paraît aujourd’hui acquis que la tendance mise en évidence par Robert Castel il y a trois décennies est effectivement devenue une tendance culturelle de masse, la question se pose donc de savoir dans quelle mesure cette tendance, au?delà du vaste ensemble des classes moyennes salariées, a pénétré au sein de catégories plus populaires. Et elle se pose tout particulièrement en ce qui concerne les hommes de ces catégories : ceux?ci, ou plutôt certains de ceux?ci, ont?ils été touchés par la figure culturelle qui nous intéresse ici ? Qu’en est?il, sous ce rapport, des univers populaires masculins ? La diffusion de la tendance à la psychologisation a?t?elle affecté certains d’entre eux ?
5L’objectif de cet article est de proposer une contribution sur cette question, en prenant appui sur une « étude de cas ». Je voudrais présenter ici les constats auxquels m’a conduit une enquête menée depuis plusieurs années sur un groupe de travailleurs subalternes, proches – le plus souvent – des milieux populaires et très majoritairement de sexe masculin : il s’agit des conducteurs de bus de la ratp. Par rapport à la question soulevée ci?dessus, ce cas sera un cas de réponse positive : divers éléments en effet, dans les réactions et les propos de ces conducteurs, me paraissent montrer que la tendance à la psychologisation a, au moins partiellement, pénétré leur univers culturel, en dépit de ce qui pouvait les séparer de ce type de relation au monde ; les développements qui vont suivre auront donc pour objectif de présenter les indices de cette imprégnation, les formes sous lesquelles celle?ci se manifeste, certains des éléments qui peuvent en rendre compte. Il va de soi qu’il ne saurait évidemment être question de tenir ici, à partir d’observations effectuées sur ce seul cas, un discours à prétention générale sur l’ensemble des groupes participant du « populaire ». Par ailleurs, en ce qui concerne le groupe dont il sera question dans cet article, je n’ai nullement observé – le contraire serait étonnant – quoi que ce soit qui ressemble à une « conversion » générale et de grande ampleur à la « culture psychologique de masse » ; rien de tel ne sera exposé ici. Les constats qui vont être développés ici ont néanmoins un double intérêt. Ils montrent, d’une part, que l’on peut effectivement parler, pour certains hommes des milieux populaires, d’une imprégnation de certains aspects de leurs manières d’être par des éléments de cette culture, et en ce sens, ils nous instruisent sur les formes que sont susceptibles de prendre les univers culturels des membres des milieux populaires dans la société française d’aujourd’hui, sur les contours qui sont susceptibles d’être les leurs, sur les éléments que ces univers sont susceptibles d’intégrer. Et ce que l’on va constater d’autre part, c’est que cette imprégnation s’effectue, chez les conducteurs, sous des formes et avec des effets qui ne sont pas homogènes à ceux que l’on peut observer dans les classes moyennes diplômées ; les formes sous lesquelles elle s’opère montrent au contraire aussi la permanence et la vitalité, dans les manières de réagir et de s’exprimer qui sont les leurs, de traits classiquement populaires. Elle ne signifie pas, en d’autres termes, « moyennisation » culturelle.
6Cet article sera divisé en quatre parties. La première présentera le groupe – celui des conducteurs – dont il sera question ici. Je m’arrêterai plus particulièrement, dans un second temps, sur certaines caractéristiques de la situation de travail des conducteurs, dont la connaissance est déterminante pour éclairer les données qui seront présentées ensuite. La troisième présentera les éléments qui me paraissent révélateurs d’une forme de pénétration, parmi eux, de manières de percevoir ou de réagir qui relèvent du registre de la psychologisation. Je m’arrêterai, dans un quatrième temps, sur ce que ces éléments révèlent aussi comme perduration de traits populaires.
Le groupe des conducteurs : présentation
7La ratp [16] gère, en région parisienne, un réseau étendu de lignes de bus ; elle a en charge l’ensemble des lignes de bus de Paris et de la proche banlieue parisienne, ainsi qu’un grand nombre de lignes de moyenne banlieue [17]. Les conducteurs de bus de l’entreprise publique – généralement appelés les « machinistes » –, constituent un groupe d’environ quatorze mille chauffeurs.
8Chacun de ces conducteurs est affecté à un « dépôt », le « dépôt » étant un établissement local regroupant généralement six à sept cents machinistes et ayant la charge d’assurer, sous la direction d’un encadrement local et en conformité avec les directives émanant de la direction centrale du « Département Bus » de la ratp, la gestion des lignes situées sur son territoire [18]. On n’entrera pas ici dans le détail de l’organisation régissant le travail des agents. Signalons simplement qu’un machiniste, au sein de son dépôt, est le plus souvent affecté à une ligne précise, sur laquelle il travaille en permanence, et par ailleurs qu’une caractéristique essentielle des conditions de travail de l’ensemble des conducteurs est le travail en horaires variables (alternant services très matinaux, services de l’après?midi, services du soir…) et décalés. Il y a là l’une des sujétions fortes du métier.
9La tâche confiée aux machinistes par leur entreprise est triple. La première est évidemment une tâche de conduite au sens strict : ils doivent conduire le bus et assurer le transport du public en respectant les itinéraires, les points d’arrêt, les temps de parcours, les horaires de passages prévus aux différentes stations (ceci sur les lignes de banlieue), le tout en assurant le bon déroulement de la montée et de la descente des voyageurs aux différents arrêts et en évitant les accidents. La deuxième est de l’ordre du service à la clientèle : il leur est demandé de se montrer accueillants au moment de la montée des voyageurs dans le bus (se tourner vers eux, « dire bonjour »…), de répondre à leurs diverses demandes de renseignement, de vendre des tickets au détail… Il leur est enfin demandé d’exercer une certaine surveillance sur ce qui se passe à l’intérieur du bus, et d’intervenir, le cas échéant, pour rappeler certaines règles : rappeler que la montée dans le bus doit se faire par la porte avant – la porte arrière étant réservée à la descente –, rappeler l’obligation de « valider » un titre de transport à l’entrée dans le bus, etc. En ce qui concerne cette troisième « mission », si elle est explicitement présentée aux conducteurs par leur entreprise comme faisant partie de leurs fonctions, précisons néanmoins qu’elle prend davantage aujourd’hui, dans le discours de la hiérarchie, la forme de l’incitation – certes régulièrement rappelée – que de l’injonction. Les responsables de la ratp sont tout d’abord confrontés au risque évident de conflit ou d’agression auquel s’exposerait le conducteur qui chercherait systématiquement à faire respecter les règles (notamment dans les quartiers les plus populaires), avec les conséquences internes à l’entreprise que cela ne manquerait pas d’entraîner (les grèves de solidarité des « collègues » de la ligne en cas d’agression par exemple). Ils sont par ailleurs confrontés à la non moins évidente résistance collective des conducteurs face aux tentatives de leur faire jouer trop fortement un rôle de gardiens des règles dans le bus, notamment en matière de respect de l’obligation de valider un titre de transport. Après avoir plusieurs fois changé de « politique » sur ce plan au cours des vingt dernières années, la ratp laisse donc une marge de liberté de réaction à ses chauffeurs face aux transgressions de règles d’utilisation du bus auxquelles ils sont confrontés [19], et l’observation permet aisément de constater que ces derniers, dans leur grande majorité, se montrent peu « interventionnistes ». La « philosophie indigène » partagée par la grande majorité du groupe est que, pour se préserver dans le métier, il faut d’abord et avant tout savoir laisser passer les petites transgressions, s’abstenir des réactions susceptibles d’envenimer les situations, éviter les conflits…
10En ce qui concerne l’enquête, il s’agit d’une recherche de type ethnographique, commencée au début des années 1990, poursuivie jusqu’en 2010, et qui a porté sur l’expérience du travail et sur divers aspects du hors travail chez les conducteurs. Elle a mobilisé les ressources classiques de ce type d’enquête : entretiens avec des conducteurs de divers types de lignes, présence régulière – à certaines périodes de l’enquête – sur des lieux de travail (un dépôt de la banlieue Est et un de la banlieue Nord), observations de situations ordinaires (relevant de la « vie quotidienne » des conducteurs sur leur lieu de travail) et d’événements (les grèves par exemple), conversations informelles… Je n’entrerai pas ici dans une présentation détaillée de l’ensemble de cette recherche, qui ne s’impose pas ici. Précisons néanmoins les conditions dans lesquelles ont été produites les données qui seront présentées dans la suite de cet article, c’est?à?dire les propos recueillis en situation d’entretien. J’ai rencontré, au cours de cette recherche, un grand nombre de conducteurs, pour des entretiens aux formats divers. Dans une partie des cas, il s’est agi d’entretiens longs, dont beaucoup – mais pas tous – ont été enregistrés ; dans d’autres cas, il s’est agi de conversations plus brèves, n’excédant pas dans certains cas la demi?heure. J’ai pris des notes après coup sur ces rencontres lorsqu’elles n’avaient pas été enregistrées. Dans la quasi?totalité des cas, ces entretiens, longs ou brefs, ont eu lieu à bord des bus [20]. Je me suis efforcé de faire varier au maximum les caractéristiques des enquêtés selon différents critères (ancienneté dans le métier et génération, trajectoire sociale du chauffeur, type de ligne, le travail du machiniste pouvant en effet varier beaucoup selon les caractéristiques sociales des quartiers traversés, selon qu’il conduit sur une ligne du centre de Paris ou sur une ligne de banlieue, etc.). C’est de ces entretiens que sont extraits les propos de conducteurs qui seront cités au cours des développements qui suivront [21].
11J’en viens aux caractéristiques socioprofessionnelles et sociodémographiques du groupe. En dépit, tout d’abord, d’une condition salariale protectrice – celle que peut offrir une entreprise comme la ratp – tant sur le plan du salaire que du statut d’emploi, la position des machinistes dans la hiérarchie professionnelle au sein de leur entreprise est clairement subordonnée. La grille officielle des emplois au sein de la ratp les classe parmi les « opérateurs », même s’il s’agit d’opérateurs « qualifiés ». Ces opérateurs, certes, disposent de l’autonomie non négligeable que leur apportent à la fois le fait, inhérent à un emploi de conduite, de ne pas travailler sous le regard direct de leur hiérarchie, les marges de liberté qui leur sont reconnues dans la gestion des contacts avec la clientèle, la sécurité de l’emploi… Leur fonction n’en consiste pas moins, dans leur travail, à mettre en œuvre les instructions (horaires de travail, tâches à effectuer sur la ligne, type d’attitude à adopter vis?à?vis de la clientèle) qui leur sont données par leur encadrement et sous le contrôle de celui?ci ; ils sont, sans ambiguïté, en bas de la hiérarchie. Signe de cette position d’exécution qu’elle leur assigne : la ratp, outre qu’elle ne fixe pas de condition de diplôme pour être embauché comme machiniste, exclut, pour cet emploi, le recrutement de candidats ayant des diplômes supérieurs au baccalauréat. Quant au plan sociodémographique, on soulignera quatre points. Les machinistes, tout d’abord, constituent un groupe massivement masculin [22]. Ils constituent par ailleurs un groupe qui, par suite d’embauches massives intervenues entre 2000 et 2009, a été très fortement rajeuni au cours de cette période en termes d’âge et d’ancienneté dans l’emploi [23]. S’agissant du niveau de diplôme, en dépit du caractère limité des données sur lesquelles s’appuie sur ce plan cette enquête, on peut raisonnablement caractériser le groupe comme un groupe à la fois peu diplômé, et en même temps dont le niveau de diplôme s’est sensiblement élevé au cours de la dernière décennie, si l’on tient compte de l’embauche massive, évoquée ci?dessus, de jeunes appartenant aux générations de la « démocratisation » scolaire [24]. Les origines sociales, enfin, des conducteurs, telles qu’elles ressortent des entretiens réalisés au cours de l’enquête, sont le plus souvent populaires, même si, à l’intérieur de cet ensemble, elles sont loin d’être homogènes ; à côté de conducteurs d’origine très modeste, nombreux sont en effet ceux qui proviennent du haut des catégories populaires (père ou mère déjà agent ratp, père agent de maîtrise d’origine ouvrière, parents biactifs – père ouvrier, mère employée – ayant accédé au pavillon, etc.). Cette caractéristique de leur milieu d’origine se traduit nettement, on le verra, dans les manières d’être et de parler de certains d’entre eux.
12Du point de vue qui nous intéresse ici, le groupe des conducteurs peut donc être caractérisé comme suit. Leur statut d’emploi est très évidemment protecteur, et il faut préciser que leurs niveaux de salaire sont largement comparables à ceux des professions intermédiaires. Plusieurs caractéristiques essentielles les rapprochent néanmoins aussi, certes inégalement selon les individus, des catégories populaires : ce sont des travailleurs subalternes, le plus souvent peu ou relativement peu diplômés, le plus souvent d’origine populaire, et souvent porteurs de « traits » liés à cette origine. De ces diverses propriétés, on ne saurait assurément conclure, pour caractériser le groupe, à une appartenance populaire générale et sans nuances ; cette appartenance, parmi les conducteurs, comporte au contraire des degrés très divers selon les individus (selon leurs origines familiales, leur niveau de diplôme, leurs alliances), et l’augmentation sensible de la scolarisation chez les plus jeunes va nécessairement, chez une partie au moins d’entre eux, la rendre plus incertaine. La combinaison des caractéristiques mentionnées ci?dessus se traduit néanmoins, chez beaucoup d’entre eux, par ce que l’on peut appeler une proximité forte ou relativement forte par rapport au « populaire », qui n’autorise évidemment pas à ignorer les effets d’une inscription dans le salariat à statut et de niveaux de salaire relativement élevés.
La situation de travail des conducteurs : un facteur de perméabilité à la psychologisation
13Je voudrais maintenant considérer de plus près un aspect de l’activité professionnelle de ces conducteurs particulièrement important pour ce qui va suivre. La perméabilité de ceux?ci à la psychologisation que l’on tentera de mettre en évidence ci?dessous est assurément le résultat, pour une part, de phénomènes qui n’ont rien de spécifique au groupe, et qui relèvent de caractéristiques de la société globale, ne serait?ce que le degré auquel la « culture psychologique de masse » est aujourd’hui diffusée dans cette société, et l’importance des médiations susceptibles de mettre les membres de celle?ci en contact avec cette figure culturelle (il suffit de penser aux médias) ; je reviendrai sur ce point dans la suite de cet article. Mais les propos de conducteurs qui seront cités ci?dessous le montreront : cette perméabilité est aussi, pour une part essentielle, liée à certaines caractéristiques de la situation de travail qui est la leur. S’il paraît peu vraisemblable que des machinistes en seraient venus par eux?mêmes à décrire leur travail comme un travail « où on accumule beaucoup de stress » s’ils ne baignaient pas dans une société où ce thème (et ce terme) est omniprésent, leur travail comporte inversement des caractéristiques qui ne peuvent que les rendre réceptifs à ce thème. Il importe de s’arrêter sur ces caractéristiques ; elles contribuent à éclairer le phénomène de perméabilité d’un groupe populaire à la psychologisation qui nous intéresse ici.
Une contrainte de tolérance
14Une caractéristique essentielle de la situation de travail des conducteurs est leur soumission à ce que l’on peut appeler une forte « contrainte de tolérance », contrainte que l’on peut expliquer comme suit. Leur tâche, lorsqu’ils sont au volant, comporte une double face : la conduite du bus d’une part ; les contacts avec le public d’autre part. Or, sur ces deux dimensions de leur activité, ils sont régulièrement soumis, de la part des différentes catégories de « tiers » avec lesquels ils sont en contact, à de petites (ou grandes dans certains cas) contrariétés, à des comportements sources de petits préjudices ou dans certains cas d’atteintes plus graves, à des comportements (pour eux) indésirables. Du côté de la conduite, ce sont les petits torts et empêchements ordinaires que s’infligent réciproquement les « unités véhiculaires », pour reprendre l’expression de Goffman, dans une zone urbaine où la circulation est dense : petits « coups de force » pour forcer le passage ou imposer sa priorité, « queues de poisson », piétons ne tenant pas compte des feux, cycliste avec lequel il faut partager le couloir réservé au bus et qui ne roule pas à droite, camionnette du livreur mal garée, « slalom » des scooters… Du côté du public, ce sont les comportements négateurs à l’égard du conducteur observables (à des degrés divers) sur tous les types de ligne : indifférence d’une partie des voyageurs à l’égard du chauffeur au moment de la montée dans le bus, renseignements demandés sans « bonjour » préalable, usagers exaspérés par les retards mais prenant le chauffeur comme cible (« Vous êtes jamais à l’heure »)… Du côté du public à nouveau, ce sont, sur les lignes desservant les quartiers les plus populaires, l’ignorance massive à l’égard du conducteur chez les jeunes et les jeunes adultes (entrée dans le bus et passage à proximité du chauffeur sans aucun signe à son égard et sans validation d’un titre de transport), les règles d’accès au bus transgressées sous ses yeux parce qu’on ne prend pas au sérieux sa capacité d’intervenir… De ces divers dommages et contrariétés, les conducteurs, il est à peine besoin de le dire, sont autant sujets qu’objets ; que ce soit comme chauffeurs ou dans leurs comportements vis?à?vis du public, ils en infligent de même qu’ils en reçoivent. Et il ne saurait par ailleurs être question de réduire à cet aspect l’expérience du travail (conduite et contacts avec le public) qui est la leur, laquelle comporte aussi ses aspects « heureux ». Ces comportements indésirables subis sont néanmoins récurrents dans leur travail, comme on peut facilement le constater en stationnant près d’eux pendant une certaine durée ; ils sont la contrepartie d’un travail qui a pour double caractéristique, d’une part, d’être un emploi de contact avec le public, d’autre part, d’être un emploi de conduite dans des zones urbaines denses et où les relations sont anonymes. Ils prennent évidemment des formes et des intensités très différentes selon les lignes et les contextes : pour le conducteur d’une ligne du centre de la capitale, ils proviennent pour une grande part de la circulation, et pour une part des petites négations ordinaires infligées par la clientèle ; pour le machiniste de certaines lignes de la banlieue Nord desservant des quartiers très populaires, ce sont surtout les négations répétées subies dans les contacts avec le public qui constituent les comportements indésirables, ces derniers ayant souvent un caractère éprouvant pour le conducteur.
15Ce que l’on a proposé ci?dessus d’appeler la « contrainte de tolérance » réside très simplement dans le fait suivant. Face à ces comportements indésirables, les conducteurs peuvent évidemment réagir, et ils ne s’en privent d’ailleurs pas dans certaines situations. Mais ils n’ont pas d’autre choix, dans une grande partie des cas – la plus grande partie sans doute –, que de « laisser passer », de s’abstenir de réagir, ou de réagir a minima. Ils ne peuvent se permettre, en réagissant « trop » ou tout simplement pour n’avoir pu s’empêcher de réagir, de multiplier les accidents (de circulation) ou les incidents (avec le public). D’une part, ils s’exposeraient eux?mêmes rapidement, dans les relations avec le public, à des situations pénibles ou même dangereuses sur certaines lignes. Et d’autre part, leur hiérarchie ne le leur permettrait pas. Ne pas avoir d’accident fait partie des critères pris en compte dans la « notation » des conducteurs et dans leur avancement ; les plaintes de clients donnent lieu à interrogation du conducteur par son « chef de ligne » ; enfin, l’incitation elle?même de la hiérarchie à intervenir en cas de transgression des règles s’accompagne très explicitement de la recommandation de le faire « avec discernement ». Cas classique de « double contrainte » : les conducteurs sont incités à réagir dans ces situations, mais le conducteur qui, pour se conformer à cette exigence, provoquerait des conflits pourrait très vite se voir reprocher – les propos des conducteurs sont convergents sur ce point – de « manquer de discernement ». Parce qu’ils s’exposeraient eux?mêmes sinon à des situations potentiellement tendues ou périlleuses pour eux, parce que leur hiérarchie leur demande d’accomplir leur tâche sans accident ni incident et qu’elle ne les autorise en aucun cas à générer activement des conflits, les conducteurs doivent donc impérativement se plier à la contrainte de « prendre sur eux », de « laisser passer », de s’abstenir de réagir, le plus souvent, face aux comportements indésirables ou aux contrariétés – petites ou grandes – auxquels ils sont confrontés ; la soumission à cette contrainte est une donnée de leur situation de travail, et elle constitue sans doute une caractéristique essentielle du travail du conducteur de bus.
Ses effets
16Les conséquences de la place de cette contrainte dans le travail des machinistes mériteraient d’être analysées sur plusieurs plans. Mais pour s’en tenir à la question qui nous intéresse ici, l’importance de cette contrainte est la suivante. Elle se traduit par des effets qui tendent, en quelque sorte, à intensifier la relation que les conducteurs entretiennent avec la dimension psychique de leur activité, qui tendent à faire de cette dimension un objet spécifique et important d’attention et de préoccupation pour les agents eux?mêmes. On peut le montrer de plusieurs manières. Par suite de cette contrainte tout d’abord, le travail des conducteurs comporte nécessairement une forte exigence d’autocontrôle : il faut maîtriser ses réactions, s’abstenir de réagir ou tout au moins réagir calmement, contrôler son comportement, « prendre sur soi », d’où déjà une composante importante d’effort psychique requis pour y parvenir. Il faut parvenir par ailleurs à supporter certains moments psychiquement difficiles, pénibles. Les comportements indésirables subis provoquent en effet, dans certains cas, des sentiments forts de s’être fait maltraiter, de ne pas avoir reçu le minimum de respect de la part d’un automobiliste, d’un usager de la voie publique, d’un voyageur… ; il faut pourtant, face à ces comportements, pour éviter le conflit, s’abstenir de réagir, ne pas exiger la réparation du dommage, renoncer dans certains cas à sa « fierté », et continuer à conduire avec une irritation ou une colère « rentrée », avec – pour reprendre une expression souvent entendue au cours des entretiens – une « boule » ou un « nœud » dans le ventre. Il y a là une forme de « pénibilité psychique » dont les conducteurs sont nombreux à faire état. Soulignons enfin le point suivant. Confrontés de manière récurrente à des comportements indésirables auxquels le plus souvent ils ne peuvent guère prendre le risque de répondre, les conducteurs ont le plus grand intérêt à apprendre à ne pas se laisser trop affecter, trop émouvoir par ces comportements, à ne pas leur accorder trop d’importance, ou à faire en sorte que ceux?ci n’en prennent pas trop pour eux ; pour reprendre une expression très fréquemment employée parmi eux, ils doivent impérativement apprendre à « ne pas trop se prendre la tête ». Effectuer cet apprentissage, parvenir à développer une certaine carapace d’indifférence face à des situations sur lesquelles ils doivent le plus souvent renoncer à agir, apprendre à ne pas trop s’emporter intérieurement face aux diverses contrariétés causées par les uns ou les autres est une condition impérative pour qu’ils puissent supporter leur travail, se préserver, durer dans leur métier. La contrainte de tolérance les incite de ce point de vue fortement à apprendre, si l’on peut recourir à cette formulation, à « gérer leurs états intérieurs », à agir notamment sur eux?mêmes pour conserver, par rapport aux comportements indésirables, une certaine distance. Cette gestion des états intérieurs s’impose d’ailleurs aussi impérativement à eux s’ils veulent éviter que leur vie familiale soit minée par une expérience du travail qui se réduirait à une accumulation de moments désagréables ou pénibles. On verra que ces thèmes font l’objet, chez de nombreux machinistes, d’une préoccupation tout à fait explicite. On saisit donc ici en quoi la situation de travail des conducteurs peut les rendre réceptifs à certaines formes de psychologisation. Il ne s’agit évidemment pas de dire que cette situation produirait de telles formes de manière endogène. Mais dans la mesure où une tendance diffuse à la psychologisation existe dans la société globale – on verra d’ailleurs ci?dessous que des médiations très concrètes contribuent à mettre les conducteurs en contact avec elle –, la situation de travail qui est la leur ne peut que les rendre perméables à celle?ci. Par ses différentes caractéristiques (importance de l’exigence d’autocontrôle, formes de pénibilité psychique, nécessité de « gérer » ses états intérieurs…), par ce que l’on peut appeler le « travail intérieur » qu’elle leur impose à divers moments, cette situation tend à faire pour eux, de la dimension psychique du travail, une dimension à la fois nettement visible et essentielle par ce qui s’y déroule [25].
Des formes de psychologisation de l’expérience dans un groupe de salariés d’exécution : paroles de conducteurs
17Je voudrais maintenant donner quelques exemples de ces formes de psychologisation de l’expérience que les entretiens font apparaître dans les propos des conducteurs. Deux remarques préalables s’imposent ici. Ces exemples, on le remarquera, concernent presque tous le travail, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la place de ce thème dans l’enquête ; mais il y a tout lieu de penser que des formes de psychologisation existent aussi parmi les conducteurs concernant la famille, ce qu’indiquent d’ailleurs certains exemples qui seront donnés à la fin de ce développement. Mais surtout, il faut souligner qu’il s’agit d’exemples que j’ai rencontrés à plusieurs reprises et dans les propos d’enquêtés aux caractéristiques diverses, appartenant à toutes les fractions de la population des conducteurs ; il ne s’agit nullement d’exemples qui seraient limités à la composante la plus jeune et la plus scolarisée du groupe, même s’il y a tout lieu de supposer que la réceptivité à la psychologisation trouvera, dans cette composante, un terrain particulièrement favorable.
Récurrence du thème de la difficulté « psychologique » du travail
18Un premier exemple consiste dans la manière dont de nombreux conducteurs parlent de leur travail. Le thème du « stress », de la « fatigue nerveuse », de la difficulté « psychologique » du métier est apparu à de nombreuses reprises au cours des entretiens. On peut citer ici plusieurs exemples : « On n’a pas une grosse fatigue musculaire, mais on a une grosse fatigue nerveuse… Parce que quand on est au volant, on est sans arrêt obligés de subir. Les incivilités des automobilistes, parce que y en a des incivilités au volant ! Et puis les gens qui montent sans payer, les jeunes qui se foutent carrément de nous, et puis on peut rien dire… Demandez aux collègues, tout le monde vous le dira ! C’est ça qui nous mine. Faut tout voir, et puis rien dire… » (conducteur de banlieue, quarante?trois ans, treize ans d’ancienneté, ancien électricien) ; « Moi, déjà, ce qui m’a le plus choqué depuis que je suis rentré, c’est l’indifférence des gens… Y en a, ils entrent, vous les regardez, on dirait qu’on est transparents ! Pas un bonjour, ils vous regardent même pas… Ou bien les gens qui entrent, “Vous allez ici ?”, “Vous allez là ?”, pas de bonjour… Ou alors les gens qui passent devant nous avec leur portable… Ah non je pensais pas en rentrant que ça serait comme ça… C’est pas fatigant physiquement, mais le mental, je peux vous dire, souvent, il en prend un coup ! » (ligne de Paris, vingt?neuf ans, cinq ans d’ancienneté ; bep électrotechnique, études interrompues en première année de Bac pro. ; père ouvrier d’usine, mère employée de mairie) ; « C’est pas dur physiquement, mais y a des moments, c’est dur psychologiquement, parce que des fois on se fait insulter, alors on est atteints dans notre orgueil, on est obligés de mettre notre fierté de côté… Faut prendre sur soi quoi, faut se dire qu’on est à notre travail. C’est ça des fois qui est difficile… » (conducteur d’origine algérienne d’une ligne de banlieue, vingt?six ans, sans diplôme ; père chauffeur de cars privés, mère femme de ménage) ; « Parce que nous (l’enquêté proteste contre la tendance des « gens » à croire que le conducteur de bus, assis et « au chaud » dans son bus, ne « travaille » pas vraiment), on n’a pas un travail physique. Nous, dans notre métier, c’est le psychique qui travaille !… (Question : vous voulez dire ?)… Ben parce que quand on est au volant, on a sans arrêt envie de s’énerver, surtout à Paris ! Avec les gens qui nous font des queues de poisson, les taxis et les motos qui font leur cinéma, les piétons qui traversent n’importe où… Faut voir, la circulation à Paris ! On a tout le temps envie de se prendre la tête !… (Question : « et c’est ça qui est difficile ? C’est pour ça que le psychique il travaille ? »)… Ah ben oui parce que justement il faut pas s’énerver !… (Question : « Il faut pas s’énerver… »)… Surtout pas ! Celui qui commence à s’énerver contre la circulation à Paris, à tous les coups il finira par péter un plomb ! Il vaut mieux qu’il change de métier… (Question : « Et c’est ça donc qui est difficile ?… ») C’est ça le plus difficile ! Surtout à Paris, quand vous êtes sept heures au volant ! Et ça les gens ils le voient pas !… » (ligne de Paris, douze ans d’ancienneté, ancien livreur, sans diplôme ; père chef de chantier dans le bâtiment, mère sans emploi) ; « Nous on fonctionne quand même beaucoup dans la tête… (…) La psychologie, le stress, pour nous, ça entre beaucoup dans la fatigue » (ligne de Paris, quarante?huit ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien chauffeur de taxi) ; « C’est pas un travail qui est difficile physiquement, mais c’est difficile psychologiquement… Parce que déjà, dans la conduite, y a une certaine agressivité de la part des gens, déjà. Et ensuite y a les clients ! Encore sur cette ligne, ça va, les gens sont pas agressifs, mais comme je vous disais tout à l’heure, y a quand même beaucoup d’indifférence à l’égard du machiniste, ça aussi ça nous atteint… C’est tout ça qui rentre en ligne de compte… » (ligne de banlieue, vingt?neuf ans, cinq ans d’ancienneté, bac. stt, père machiniste) ; « Nous, dans notre boulot, y a 80 % de psychologique !… Machiniste, le plus important, bien sûr déjà faut savoir conduire, ça c’est la base, mais après ça, le plus important, moi je dis que c’est d’être bien dans sa tête… Rester cool quand t’es au volant, pas t’énerver… Le gars qui est pas bien dans sa tête, faut qu’il arrête de conduire, il peut pas y arriver… » (conducteur de banlieue, quarante?neuf ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien mécanicien dans un garage).
19Les propos cités ci?dessus appellent plusieurs remarques. Il est, tout d’abord, à peine besoin de souligner ce que certains d’entre eux doivent sans doute à la situation d’enquête. L’insistance sur la composante psychologique du métier, sur le degré auquel celui?ci participe au monde du psychique, sur la charge mentale pesant sur le conducteur au volant, l’usage même de ces termes ne sont certainement pas sans rapport, chez certains au moins de ces conducteurs, avec un désir d’anoblir leur travail, d’en souligner les pénibilités cachées, ou tout simplement de se mettre en valeur dans une situation où ils ont la possibilité de disposer de l’écoute d’un « sociologue ». Il est évidemment nécessaire de contextualiser ces propos, et en ce sens on doit évidemment s’interdire de présupposer que le type de point de vue sur leur expérience, et de relation langagière à celle?ci, qui apparaît chez les conducteurs qui s’expriment ici reflète leurs rapports plus quotidiens avec le monde. Il n’empêche : même si le rôle du contexte dans la manière dont ils s’expriment ne saurait être sous?estimé, il est frappant de voir la netteté avec laquelle ils soulignent la place du psychique dans leur travail, avec laquelle ils disent que c’est sur ce plan que se situent pour eux certaines de ses difficultés principales, certains des efforts les plus importants qu’il demande ou des ressources qu’il requiert. Dans plusieurs des propos cités, c’est même, on l’aura noté, le caractère d’abord psychologique de ce travail et de ses difficultés qui est affirmé. À plusieurs reprises également, le psychologique est nommé, autonomisé, désigné en tant que tel (« psychique », « nerveux », « mental », « psychologique ») par différence avec la réalité physique. Une forme d’attention explicite au registre du psychologique, comme registre de réalité à la fois spécifique et essentiel par ce qui s’y déroule, se manifeste donc ici, et il y a d’autant plus de raisons d’en prendre au sérieux l’existence parmi les conducteurs que leur situation de travail, on l’a vu, ne peut que tendre, effectivement, à intensifier chez eux l’attention à ce type de réalité. C’est en ce sens déjà que l’on peut parler d’une psychologisation de leur rapport au monde. Une remarque s’impose enfin, concernant le thème, dont on aura constaté le caractère récurrent dans les entretiens cités ci?dessus, du travail de conducteur qui n’exigerait pas vraiment d’effort physique. Dans le champ des emplois auxquels une grande partie d’entre eux peut prétendre compte tenu de leur qualification, l’emploi occupé par les conducteurs – ils le savent – est nettement moins physique que bien d’autres, et il n’est évidemment en rien comparable à la plupart des emplois ouvriers. La combinaison de ces deux caractéristiques – un emploi relativement protégé physiquement en même temps que souvent exigeant psychiquement – ne peut que les inciter à percevoir celui?ci comme un emploi où « y a 80 % de psychologique », à quoi s’ajoute le fait, on l’a dit, qu’insister sur ce poids de la charge psychique est sans doute aussi pour eux un moyen de se construire une image de « travailleurs », qui ont leur part de peine, même si celle?ci ne se voit pas. Soulignons?le néanmoins : il y a bien des raisons de douter que leur travail soit aussi peu physique qu’ils le disent ici ; les années passées à conduire, avec des horaires variables, des repas décalés, des services souvent très matinaux sont en réalité physiquement usantes, comme sont d’ailleurs très nombreux à le dire les machinistes ayant quelque ancienneté.
Le métier de conducteur comme métier dans lequel il faut « gérer le stress »
20Un autre exemple de cette tendance à la psychologisation est le thème, revenu à de nombreuses reprises au cours des entretiens, selon lequel l’une des difficultés principales à laquelle le conducteur est confronté dans son métier, en même temps que l’une des exigences principales qu’il doit parvenir à satisfaire, est celle qui consiste à savoir « gérer le stress » – l’expression est revenue à de nombreuses reprises – suscité par son travail. « Gérer le stress », c’est faire en sorte que les situations que l’on est, de manière récurrente, conduit à vivre lorsque l’on est au volant (exposition à des comportements indésirables, nécessité d’inhiber ses réactions…) ne produisent pas des états subjectifs tels que le métier devienne invivable, que l’on en vienne à ne plus pouvoir le supporter, ou que la vie familiale – le plus grand des biens pour d’innombrables conducteurs – soit compromise ou déstabilisée. Il est indispensable, d’une part, ainsi qu’on l’a vu plus haut, que, face aux comportements indésirables, le machiniste soit capable – dans une grande partie des cas tout au moins – de ne pas faire trop attention à ces comportements, de ne pas leur accorder trop d’importance, de ne pas se laisser trop affecter par eux, s’il veut pouvoir poursuivre sans trop de tourment sa carrière dans son emploi. Les conducteurs, d’ailleurs, disent souvent y être parvenus. Et par ailleurs, plusieurs enquêtés ont exprimé, au cours des entretiens, leur souci de faire en sorte que les états intérieurs vécus au volant (tension résultant de la nécessité de contrôler ses réactions, petites irritations ou petits agacements contenus…) ne viennent pas déstabiliser leur vie familiale en les rendant incapables de supporter, de retour chez eux, la moindre contrariété. « Gérer le stress », c’est tout cela ; c’est faire en sorte que les affects suscités par les situations vécues dans le travail ne rendent pas celui?ci insupportable, et qu’ils ne mettent pas en danger la famille ; c’est parvenir à réguler les états intérieurs suscités par l’activité au volant. Sous des formes diverses, avec des accents différents selon que c’est plutôt la nécessité de préserver la famille ou l’emploi qui est soulignée, la formule est revenue à de très nombreuses reprises dans les propos des conducteurs. Par exemple : « ce qu’il faut surtout, pour nous, c’est gérer le stress, sinon c’est la famille qui trinque » (ligne de Paris, douze ans d’ancienneté, cap d’ajusteur) ; « Le plus difficile, pour nous, c’est tout le stress qu’y a à gérer. Surtout à Paris ! avec les automobilistes, les scooters, les clients… C’est pas des trucs graves, à Paris c’est jamais grave, enfin rarement, mais quand vous avez eu un tas de petits trucs qui vous ont un petit peu énervé sur votre journée, à la fin, alors là vous êtes vraiment énervé ! Et le soir quand vous revenez chez vous, ben… (il fait trembler ses mains) » (ligne de Paris, trente?quatre ans, onze ans d’ancienneté, bep de mécanique ; père et mère ouvriers) ; « On a du stress, mais faut savoir le gérer. Faut pas le ramener chez soi, ça. Moi, je dissocie. Y a le travail, et y a la famille. Ce qu’on vit ici, faut pas le ramener… » (ligne de banlieue, quarante?quatre ans, dix?neuf ans d’ancienneté, sans diplôme ; père agent sncf, mère employée à la poste) ; « Quand on est au volant, on est des vrais buvards ! On absorbe tout ce qui passe ! Ce qu’il faut, après, c’est le gérer, pas tout ramener à la maison » (ligne de Paris, entré à la ratp à vingt et un ans, vingt?sept de métier) ; « C’est vrai qu’y a souvent du stress, surtout sur cette ligne, mais ça va. Je relativise, je me gère » (ligne de banlieue, vingt?cinq ans, deux ans d’ancienneté, bep secrétariat ; père petit entrepreneur) ; un jeune conducteur (ligne de Paris, trente ans, quatre ans d’ancienneté, Bac pro.) dira avoir choisi, quand il a terminé son service, de rentrer chez lui en moto en roulant lentement : « ça permet de faire un travail sur soi, pour oublier ce qu’on vient de vivre. Sinon, on revient chez soi, votre femme vous pose une question, et tout de suite on s’énerve… » La présence des thèmes et des expressions que l’on vient de lire dans les propos de plusieurs chauffeurs est significative à double titre. À nouveau tout d’abord ici, une attention forte s’exprime pour le vécu psychique, nettement associée, dans le cas présent, à l’idée d’un registre de réalité important par les effets qu’il est susceptible de produire, qui doit donc être un objet de préoccupation, qu’il faut « gérer » ; une forme de psychologisation de l’expérience apparaît donc nettement ici. Et ce que l’on remarque aussi, c’est la manière dont les conducteurs cités s’approprient un terme du langage psychologique de masse, dont ils reprennent à leur compte le terme de « stress ». Sans doute peut?on dire de ce langage qu’il n’est qu’à demi? savant, et même encore moins que cela ; il n’en constitue pas moins, pour ces conducteurs, un moyen de nommer des états intérieurs, de les constituer en objets de préoccupation, d’exercer sur eux un contrôle dont dépend la préservation de l’équilibre d’une sphère essentielle de leur vie [26].
La référence à la nécessité d’être « fort » psychologiquement
21Venons?en enfin à un dernier thème, présent dans un certain nombre d’entretiens, et révélateur lui aussi. À plusieurs reprises, des conducteurs ont décrit leur métier comme exigeant une certaine « force », non pas physique, mais psychique. Les formes sous lesquelles cette force est désignée dans les entretiens sont diverses (« force mentale », « mental fort », « être psychologiquement costaud »…), mais elles renvoient toutes à l’idée d’une certaine solidité psychique, nécessaire, selon les enquêtés, pour supporter les situations moralement pénibles ou pour rester maître de ses réactions face aux comportements indésirables. On en trouvera ci?dessous quelques exemples. Signalons que ceux?ci émanent surtout de conducteurs travaillant sur des lignes desservant des quartiers très populaires de la banlieue Nord, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du caractère éprouvant que peuvent avoir, pour le chauffeur, certaines situations sur ces lignes : « C’est un métier plus éprouvant qu’avant, hein ! Psychologiquement, aujourd’hui, pour faire ça, faut quand même être costaud ! » (ligne de Paris, quarante?sept ans, vingt ans d’ancienneté, sans diplôme) ; « C’est un métier difficile, de devoir supporter l’humeur des gens, c’est ça qui est difficile (…)… Faut avoir une force de caractère quoi, faut avoir une force mentale… Sinon, le gars, c’est obligé, il va craquer… » (vingt?cinq ans, deux ans d’ancienneté, Bac pro., ligne des quartiers populaires de la banlieue Nord) ; « Faut un mental fort, faut un mental très fort pour supporter certaines choses de notre travail (…) Psychologiquement, ce boulot?là, pour le faire, il faut être prêt… Faut être très très prêt ! » (trente?huit ans, ancien chauffeur routier, onze ans d’ancienneté, ligne desservant les quartiers populaires de la banlieue Nord) ; « faut surtout une grande force mentale, pour gérer les humeurs des gens. C’est pour ça qu’avant de vous embaucher à la Régie, ils vous testent, pour savoir si vous serez assez fort pour encaisser… Si vous réagissez mal, ça veut dire que vous serez jamais assez fort pour supporter les injures… » (conducteur d’origine antillaise, ligne des quartiers populaires de la banlieue Nord, vingt?cinq ans, deux ans d’ancienneté, Bac stt).
22Il n’est guère besoin de le souligner : les propos que l’on vient de lire font apparaître des désirs assez manifestes, chez ceux qui les tiennent, de valorisation d’eux?mêmes à travers le métier qu’ils exercent. Souligner la force requise par le travail que l’on effectue, c’est évidemment se construire une image de soi?même comme être doué de force, puisque le travail que l’on fait en requiert. Et si l’on tient compte du fait que tous les enquêtés cités ici sont des hommes – c’est également le cas de tous ceux, non cités, qui ont tenu des propos similaires au cours des entretiens –, insister sur la force requise par leur métier, c’est sans doute indirectement aussi, pour ces conducteurs, se construire, à propos d’eux?mêmes, une image de virilité qui les valorise. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que la force par laquelle ces conducteurs se définissent et confortent leur estime d’eux?mêmes est une force « mentale », une force constituée de ressources psychiques. Reprise des mots de la psychologisation (être « psychologiquement » costaud, être prêt « psychologiquement », avoir un « mental fort »…), représentation implicite du psychique, chez ceux qui prononcent les phrases que l’on vient de lire, comme pouvant constituer une ressource à part entière, une ressource à la fois spécifique et essentielle : on mesure à nouveau ici le degré non négligeable auquel la psychologisation a pénétré les manières de parler et de penser de certains conducteurs. Et le fait que des éléments de cette culture aient pénétré leur univers explique cet autre fait, que l’on aura noté : alors que l’on avait vu plus haut que le rapport des hommes des milieux populaires à la virilité est susceptible, par certains aspects, de les éloigner de cette culture, on constate ici que les relations entre les deux termes peuvent être plus complexes. Des conducteurs construisent ici une forme de virilité en mobilisant des éléments de cette figure culturelle, en se les réappropriant, en se pensant comme psychologiquement « costauds » [27].
Un univers culturel qui s’est « psychologisé »
23Une perception du métier soulignant explicitement la part du « psychologique » et mettant dans certains cas fortement l’accent sur celui?ci ; la récurrence, dans les propos des conducteurs, du thème de la nécessité de « gérer le stress » ; des machinistes qui soulignent la nécessité, pour exercer le métier, d’avoir de la « force mentale »… : les développements qui précèdent l’auront, on l’espère, montré : définie, ainsi qu’on l’a proposé plus haut, comme une tendance à faire, de la dimension psychique de l’expérience, une dimension essentielle de ce qui est vécu en même temps qu’un objet explicite de préoccupation, la tendance à la psychologisation est présente dans l’univers culturel des conducteurs. Elle est visible dans des représentations, des manières de parler, des préoccupations que l’on rencontre chez nombre d’entre eux au cours des entretiens. En ce sens, ce qui apparaît ici, à partir du cas il est vrai limité de ce groupe professionnel particulier, c’est que la figure culturelle repérée par Castel au seuil des années 1980 n’a pas seulement connu une large diffusion au sein des classes moyennes diplômées ; elle s’est aussi diffusée dans des milieux plus populaires, y compris dans la partie masculine de ceux?ci. Des éléments relevant de cette figure sont aujourd’hui repérables dans l’univers culturel d’hommes de ces milieux.
24Si ces analyses sont exactes, il est alors indispensable, avant de clore cette partie, de souligner le point suivant. On a vu plus haut que dans le cas des conducteurs, cette diffusion a vraisemblablement été favorisée par certains traits de leur situation de travail. Il faut maintenant souligner qu’elle est aussi, pour une part déterminante, le résultat des multiples médiations qui mettent, de façon très concrète, les machinistes en relation avec cette figure culturelle. Ces médiations sont de plusieurs ordres. De toute évidence, tout d’abord, elles passent, pour une part essentielle, par le lieu de travail. Que ce soit lors des formations internes qui leur sont dispensées à la ratp sur la « relation de service », ou lors d’une rencontre avec le médecin du travail ou le psychologue quand ils ont subi une agression [28], les conducteurs sont amenés, sur leur lieu de travail, à rencontrer des professionnels (médecins, et surtout formateurs…) dont le langage est imprégné de références au registre du « psy », qui donc les mettent en relation avec des éléments relevant de ce registre [29] ; à cela s’ajoute le fait que les organisations syndicales, à la ratp, se sont approprié la thématique du « stress du machiniste », tout en veillant à mettre systématiquement celle? ci en relation avec les conditions de travail [30]. Et par ailleurs, ces mises en contact s’opèrent certainement aussi par d’autres voies. Elles passent très vraisemblablement, sous des formes qu’il faudrait étudier, par les médias. Pour certains conducteurs, on peut également supposer que la rencontre avec le thème de la « force mentale » s’est opérée à travers la lecture de la page sportive du journal, ou en tant que pratiquants réguliers d’un sport (les machinistes sont extrêmement nombreux dans ce cas), compte tenu de la fréquence avec laquelle cette notion revient aujourd’hui dans le monde sportif [31]. Il faut également souligner qu’un effet de la place occupée aujourd’hui par les professionnels et les savoirs du « psy » dans la société globale est qu’il n’est pas rare qu’un conducteur ait, dans son environnement immédiat (collègues ou famille), un « proche » qui a été en contact avec ces professionnels ou ces savoirs, et qui pourra donc s’en faire l’« ambassadeur » auprès de lui [32] : c’est aussi par l’intermédiaire du milieu d’appartenance lui?même que s’opère, dans certains cas, l’entrée en contact des conducteurs avec les pratiques et les savoirs caractéristiques de la psychologisation. S’il n’entre en aucun cas dans l’ambition de cet article de proposer une analyse d’ensemble des mécanismes de diffusion de cette figure culturelle vers le bas de l’espace social – laquelle supposerait à l’évidence d’aborder bien d’autres dimensions du social que celles qui sont abordées ici, notamment la famille ou l’école –, soulignons donc aussi, en ce qui concerne les conducteurs, l’importance des médiations concrètes qui les mettent en contact avec cette figure. La diffusion de celle?ci parmi eux n’aurait tout simplement pas été possible sans cela.
Dire le psychique : perduration de traits populaires
25Pour qui serait tenté de surestimer l’extériorité des groupes populaires aux figures culturelles circulant dans la société globale, les développements qui précèdent apportent, s’il en était besoin, un démenti. Les hommes des milieux populaires sont potentiellement éloignés, par certaines de leurs caractéristiques, de la psychologisation ; on constate pourtant, si l’on prête attention aux propos de nombreux conducteurs, que leur univers culturel a été pénétré par cette figure, et qu’ils se sont partiellement approprié celle?ci.
26Cela signifie?t?il pour autant que les manières de parler et de réagir des machinistes, sur cette question, sont finalement devenues proches de celles des classes moyennes diplômées ? Poser cette question peut certes sembler relever d’une volonté, quelque peu académique, de faire bonne mesure. Il ne s’agit pourtant pas de cela ici. Les entretiens, assurément, montrent que l’univers culturel de nombreux conducteurs s’est « psychologisé » ; mais ils montrent aussi, de façon frappante, à quel point, dans leur manière de s’approprier cette figure, certains de ceux?ci demeurent porteurs de traits populaires. Je voudrais, pour clore cet article, le montrer brièvement sur deux points.
27Le premier concerne la question du langage. Si les conducteurs sont nombreux à faire référence au psychologique, la manière dont ils disent celui?ci comporte des caractéristiques qui méritent d’être relevées. On peut citer, pour faire apparaître ces dernières, les propos de ce conducteur d’une ligne de Paris [33], qui explique ici, au cours d’un entretien réalisé à bord du bus, comment il s’efforce de réagir lorsqu’il a fait l’effort d’attendre un usager avant de quitter une station, et que celui?ci monte dans le bus sans le « voir » ni le remercier [34] : « Ben ça, vous voyez, si la personne m’avait rien dit, ben maintenant, je m’en fous… À une époque, oui, ça me faisait un petit quelque chose, mais maintenant, sincèrement…je suis content si on me dit merci, mais si on me dit pas merci, je m’en fous… Je vais pas dire : “Ah, quand même, il aurait pu me dire merci, machin”, ou même le penser… J’y pense même plus… Je me suis… détaché quoi, j’ai détaché ça de mon esprit… Comme ça, la personne, si elle me dit merci, je suis content, parce que je suis pas indifférent, hein, je suis content, mais l’inverse… l’inverse, si on me dit pas merci, j’y pense même pas !… ça me machine pas le cerveau, l’estomac ou autre, j’y pense même pas… C’est toujours pareil, c’est pas parce que j’en ai rien à foutre des gens ! Mais c’est parce que je veux pas me prendre la tête avec ça… Et c’est important ces petits détails, c’est ça qui fait… je pense que… y a des collègues, la personne qui remercie pas, ça les fout en l’air, hein ! ça les fout complètement en l’air… ». On n’entrera pas ici dans une discussion sur la question de savoir si les propos tenus par l’enquêté expriment une réaction effective ou une attitude qu’il souhaiterait idéalement avoir ; notons simplement sur ce point que l’on retrouve typiquement, dans ces propos, cette volonté, dont il a déjà été question plus haut, qui est celle de nombreux conducteurs, de ne pas se laisser trop affecter par les comportements indésirables. Un autre fait, en revanche, du point de vue qui nous intéresse ici, mérite d’être relevé. Ces propos, d’un côté, font apparaître une préoccupation tout à fait explicite pour le psychologique, pour les états intérieurs, et ils sont de surcroît ceux d’un conducteur manifestement instruit (« j’ai détaché ça de mon esprit »). Mais d’un autre côté, on ne peut manquer de remarquer à quel point ils sont aussi porteurs de manières de parler caractéristiques des membres des milieux populaires. L’importance du langage familier, tout d’abord, est frappante, comme c’est souvent le cas chez les hommes ; régulièrement – alternant d’ailleurs avec des formules qui relèvent de la langue « légitime » –, reviennent des expressions qui appartiennent à ce registre (« je m’en fous », « c’est pas parce que j’en ai rien à foutre », « ça les fout en l’air », « je veux pas me prendre la tête avec ça »). Ce que l’on retrouve par ailleurs, dans les propos du conducteur parisien, c’est cette autre caractéristique récurrente du langage ouvrier et populaire [35] qu’est l’importance du registre du corps et de la matière comme point de référence pour exprimer ce qu’il y a à dire, comme véhicule de l’expression : « ça me machine pas le cerveau, l’estomac ou autre… ». Sur ce second point, on pourrait citer plusieurs autres exemples ; lorsque les conducteurs cherchent à dire le psychique, c’est souvent très directement dans ce registre du corps qu’ils l’expriment [36]. À ce qui vient d’être dit, il faut encore ajouter l’éloignement visible, par rapport au langage savant, qui caractérise le plus souvent les modes d’expression des machinistes sur ce sujet, comme on aura d’ailleurs pu le constater en lisant les extraits d’entretien cités plus haut. Soulignons?le donc : si l’univers culturel de nombreux conducteurs s’est psychologisé, c’est aussi, dans bien des cas, dans des formes portant fortement l’empreinte populaire que ceux?ci s’approprient la psychologisation.
28À cela s’ajoute un second point. Si cette enquête, on l’a vu, a permis de rencontrer des machinistes qui, par diverses médiations, avaient eu l’expérience personnelle du contact avec un « psy » – ce dont d’ailleurs plusieurs d’entre eux se félicitaient –, la pratique du recours au « psy » est néanmoins loin d’être banalisée parmi eux. Elle est au contraire susceptible de susciter de fortes réticences chez certains d’entre eux [37], réticences dans lesquelles on retrouve, là aussi, des fragilités et des « habitus » populaires, plus précisément (s’agissant de ces derniers) masculins?populaires : absence de disposition à parler de soi (« C’était pas mon truc, j’ai pas l’habitude de parler de moi… »), absence de sens, pour certains conducteurs, d’un dispositif fondé sur la parole autonomisée (« De toute façon pour moi l’agression que j’avais eue, je voyais pas ce que ça pouvait changer d’en parler, je voyais pas l’intérêt de parler de ça »), sentiment d’une perte de virilité inhérente au fait de parler de ses difficultés à quelqu’un d’autre (« Je préfère prendre sur moi. J’ai jamais été voir des gens en leur disant : “Voilà, j’en ai marre, machin…”, et puis de raconter ma vie… »), sentiment, au bout de quelques séances chez le « psy » à la suite d’une agression, d’un dispositif auquel on est étranger et qui est étranger à ce que l’on est, que l’on n’est pas équipé socialement pour assumer, qui est conçu pour d’autres (« Au bout de quelques séances j’ai arrêté…ça m’apportait rien, et puis j’ai dit : “C’est pas ma place ici” »)… Pour une partie des conducteurs, il est visible qu’aller chez un « psy », c’est entrer dans une situation sociale rien moins que facile à affronter, et dans un type de rapport au langage et à soi qui ne fait pas sens pour eux, d’où leur tendance à s’y soustraire ; de ce point de vue aussi, les réactions de certains d’entre eux sont socialement significatives. On le constate donc ici : qu’il s’agisse du langage pour exprimer le psychologique ou des attitudes par rapport au psychologue, la perméabilité du groupe à la psychologisation ne doit pas empêcher de voir la perduration, en son sein, de manières de dire et de réactions caractéristiques d’hommes des groupes peu élevés de l’espace social. C’est à travers ces manières de dire et de réagir que s’opère, pour de nombreux conducteurs, l’appropriation de cette forme de culture.
Conclusion
29On l’a dit dès le début de cet article : fondés sur un travail monographique, les constats exposés ici n’ont nullement la prétention de valoir pour l’ensemble des milieux populaires. Ils ne sont pas, néanmoins, sans signification plus large.
30Il y a, d’abord, tout lieu de supposer qu’au-delà du cas particulier étudié ici, la tendance à la psychologisation qui nous a intéressé dans cet article pourrait être observée chez bien d’autres hommes des groupes populaires. Une telle hypothèse peut être avancée pour deux raisons au moins. En premier lieu, l’existence de médiations susceptibles de mettre les individus au contact de la culture de la psychologisation, ou tout au moins de certains éléments de cette culture, n’est évidemment pas une spécificité des conducteurs – même si une particularité relative de ceux?ci est l’importance des médiations de cette nature passant par le lieu de travail –, et concerne sans aucun doute largement aujourd’hui les hommes de ces groupes, que ces mises en relation se fassent par les médias, à l’occasion de telle ou telle pratique sociale comme le sport, ou par l’intermédiaire de telle ou telle catégorie de professionnels [38]. Et par ailleurs, plusieurs aspects des conditions d’existence qui sont aujourd’hui celles des milieux populaires sont susceptibles de fonctionner comme des facteurs de perméabilité à cette culture, qu’il s’agisse des situations de travail (la montée, au cours des trois décennies écoulées, des contraintes de rythme et de qualité dans la production, la proportion, par ailleurs, désormais élevée de membres des catégories populaires qui travaillent dans les services, au contact de clients ou du public [39], ne peuvent pas ne pas entraîner, pour de nombreux membres de ces catégories, une expérience, dans le travail, de la tension psychique, ou de la pénibilité psychique, qui constitue un facteur de perméabilité à la psychologisation), de l’expansion de la scolarisation dans les jeunes générations, ou des évolutions qui ont affecté, au cours des dernières décennies, le fonctionnement des familles (intensification de l’investissement parental sur la scolarité et l’avenir des enfants, fragilité plus grande des couples…).
31Et en tout état de cause, les observations exposées dans cet article conduisent à souligner le point suivant. Les processus qui viennent d’être décrits ne signifient pas, on vient de le voir, que l’univers culturel des conducteurs se soit « moyennisé ». Même pénétré par ces processus, celui?ci demeure fortement porteur de traits populaires. Les matériaux présentés dans cet article montrent en revanche autre chose. Ils montrent à quel point, pour qui veut étudier les univers culturels des catégories participant du populaire dans la société française d’aujourd’hui – on peut regretter d’ailleurs que cette question soit trop peu explorée –, il est essentiel de prêter la plus grande attention aux conditions sociales et culturelles d’existence de ces catégories telles qu’elles se présentent dans cette société, et à la manière dont leurs univers culturels sont modelés par ces conditions. Si, en effet, les analyses qui précèdent sont exactes, si l’univers culturel de nombreux conducteurs a été pénétré par une figure comme la psychologisation de l’expérience, on ne peut rendre compte de cette situation, se donner une chance de l’expliquer – ou tout simplement de la « voir » – qu’à la condition d’être attentif à tout ce par quoi ces agents sont reliés à la société dans laquelle ils sont inscrits, qu’il s’agisse des caractéristiques de leur travail, des formes culturelles diffusées dans l’ensemble de cette société, des médiations qui relient les conducteurs à celles?ci, de l’empreinte de la scolarisation dans les jeunes générations, ou des évolutions qui ont affecté, au cours des dernières décennies, le fonctionnement des familles… Il faut penser le groupe comme un groupe populaire de la société française contemporaine, au sens le plus fort de cette appartenance. En ce sens, le cas des conducteurs face à la psychologisation montre à la fois que l’idée de moyennisation culturelle n’est guère adéquate pour décrire les univers culturels des milieux populaires dans l’actuelle société française, mais aussi, et inversement, que la récusation de cette idée ne doit pas dispenser d’être constamment attentif aux effets d’appartenance qui relient ces univers à cette société ; le populaire, dans la société française d’aujourd’hui, doit être pensé comme un populaire « contemporain ».
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Mots-clés éditeurs : psychologisation, virilité, culture des milieux populaires contemporains, services publics
Mise en ligne 13/03/2012
https://doi.org/10.3917/socio.024.0345Notes
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[1]
Je remercie vivement Olivier Masclet, Florence Weber, ainsi que les lecteurs anonymes de Sociologie, pour leurs remarques et leurs suggestions sur des versions antérieures de cet article.
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[2]
Cf. Castel (1981, chapitre 4) ; je m’appuie aussi ici sur les trois articles cosignés avec Jean?François Le Cerf (1980) et publiés dans la revue Le Débat.
-
[3]
Dans tout ce qui suit, le terme de « psychologisation » sera pris de façon strictement descriptive, sans la connotation polémique qui l’accompagne souvent. Je souscris aux remarques de Lise Demailly (2008, p. 44 sq.) sur ce point.
-
[4]
Cf. sur ce point Castel & Le Cerf (op. cit.).
-
[5]
Cf. sur ce point Bresson (dir.) (2006).
-
[6]
Cf. sur ce point de Singly (2003, chapitre 3), Déchaux (2007, chapitre 3). La nouvelle norme en matière d’éducation des enfants est explicitement caractérisée par François de Singly comme une norme de type « psychologique ».
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[7]
Cf. sur ce point Fassin (2004), Dodier & Rabeharisoa (2006), Soulet (2007).
-
[8]
Je reprends le titre du numéro spécial de la revue « Sociologies pratiques » (2008) consacré à cette question.
-
[9]
Cf. sur ce point les analyses de Dominique Mehl (2003). J’emprunte l’expression « offre psy » à Lise Demailly (op. cit., p. 44).
-
[10]
Rappelons brièvement ici, sans les développer, certaines spécificités connues du rapport je/nous dans les catégories populaires : force de l’attachement au « nous », moindre propension, par rapport aux classes moyennes et supérieures, du « je » à revendiquer un droit d’individualisation au sein de ce « nous », moindre propension de celui?ci à reconnaître un tel droit à chacun de ses membres, moindre propension, donc, à l’individualisation… Ces spécificités ont été soulignées dans des travaux classiques (Hoggart (1970), Bernstein (1975), Bourdieu (1979, chapitre 7) ; elles ressortent toujours nettement de nombreux travaux abordant les milieux populaires contemporains, même si ceux?ci sont certainement bien davantage porteurs de tendances à l’individualisation que ne l’étaient ceux des années 1960. Cf. par exemple Charlot (1999, p. 24), Kellerhals et alii (2008, p. 90?94), Pasquier (2005, p. 31, 163, 164), de Singly (2006, chapitre 7).
-
[11]
Sur un certain type de rapport populaire au langage comme rapport dans lequel la parole est fortement associée à du faire, à de l’activité, cf. Lahire (1993, chapitre 3), Verret (1988, chapitre 7).
-
[12]
Cf. Hoggart (1970, p. 157?158).
-
[13]
Cf. Thiesse (1984).
-
[14]
Cf. Coulangeon (2011, p. 128). Il semble de même qu’une partie des auditrices des émissions de Ménie Grégoire aient été des femmes d’origine populaire (cf. Cardon (1995, p. 55) ; je remercie Olivier Masclet d’avoir attiré mon attention sur cette référence).
-
[15]
Cf. sur ce point la synthèse proposée par Guionnet & Neveu (2004, p. 229 sq).
-
[16]
Rappelons que la ratp est la grande entreprise publique de transport de voyageurs de la région parisienne.
-
[17]
Les lignes de bus de grande banlieue en revanche sont pour l’essentiel gérées par des entreprises privées.
-
[18]
Il y a au total un peu plus d’une vingtaine de dépôts de bus de la ratp répartis sur l’ensemble de Paris et de la banlieue.
-
[19]
On peut résumer comme suit le discours que tient aujourd’hui l’encadrement aux agents : il fait partie de leurs fonctions d’intervenir quand les règles sont transgressées (notamment quand l’obligation de « valider » un titre de transport n’est pas respectée), mais « l’entreprise » leur reconnaît en même temps le droit d’« apprécier » par eux?mêmes la situation (intervenir ou pas), et par ailleurs elle leur demande d’agir « avec discernement » et de ne pas se mettre en danger.
-
[20]
Je me tenais debout à proximité du conducteur, et je l’interviewais (magnétophone en main, dans le cas où l’entretien était enregistré) pendant qu’il conduisait. Les entretiens ont généralement été réalisés pendant les « heures creuses » (la première partie de l’après?midi notamment), à des moments où il y avait relativement peu de monde dans le bus.
-
[21]
Les propos qui seront cités entre guillemets émanent tous d’entretiens enregistrés. Au total, sur l’ensemble de cette enquête, environ quatre cents conducteurs ont été interviewés, dans le cadre d’entretiens longs ou brefs.
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[22]
Au 31 décembre 2009, la proportion de femmes parmi les machinistes était de 7,55 %. (Bilan social 2009 du Département Bus).
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[23]
La proportion de conducteurs ayant moins de six ans d’ancienneté est passée de 27 à 43 % entre 1999 et 2009. Près de 40 % des nouveaux recrutés au cours de cette période (entre 2000 et 2009) avaient moins de vingt?six ans au moment de leur embauche (Bilans sociaux Département Bus).
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[24]
La ratp ne produisant pas de statistiques concernant la répartition de l’ensemble de la population des machinistes par niveaux de diplômes, je suis contraint de m’appuyer ici sur les seules données que j’ai pu accumuler au cours de l’enquête présentée ci?dessus. En caractérisant le groupe des conducteurs comme « peu diplômé », je fais référence à deux constats. Le premier est la forte proportion, parmi mes enquêtés, de conducteurs très peu diplômés (ils ont un cap ou un bep) ou n’ayant pas de diplôme. (Un fait qui va dans ce sens est l’information qui m’a été donnée en 2001 par le directeur de l’unité centrale chargée du recrutement de l’ensemble des machinistes à la ratp. Une enquête qu’il avait pris l’initiative de faire effectuer – et qui ne semble malheureusement pas avoir eu de suite – sur les niveaux de diplômes des nouveaux machinistes embauchés pour les trois années 1998?1999?2000 avait donné en moyenne, pour l’ensemble des trois années, les résultats suivants : 30 % des nouveaux embauchés étaient titulaires d’un cap ou d’un bep ; 20 % d’entre eux avaient un bac ou le « niveau bac » ; la moitié n’avait pas de diplôme. Le second constat concerne les jeunes conducteurs embauchés au cours des années 2000. Si beaucoup de ceux que j’ai rencontrés étaient titulaires d’un bac, il faut aussi souligner qu’il s’agissait, dans la plupart des cas, d’un bac technique ou d’un bac pro ; rares étaient ceux qui possédaient un bac général. Rappelons enfin que la ratp ne recrute pas, pour un emploi de machiniste, de candidat ayant un diplôme supérieur au bac (on ne peut évidemment, dans ces conditions, exclure des phénomènes de sous?déclaration du diplôme obtenu par certains candidats). Cela étant, la multiplication des jeunes conducteurs titulaires d’un bac est très nettement apparue dans mes contacts à partir des années 2000 ; certains avaient même tenté de poursuivre des études au?delà du bac, en bts ou à l’Université, mais avaient échoué ou abandonné. Le jeune conducteur titulaire d’un bac est devenu, au cours des dix dernières années, une figure répandue parmi les machinistes de la ratp, et en ce sens, avec la prudence requise par l’absence de données statistiques précises, on peut avancer l’idée d’une élévation sensible du niveau de diplôme du groupe au cours de cette période.
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[25]
De ce point de vue, la situation de travail des conducteurs peut être considérée comme faisant partie de toutes ces situations professionnelles qui, selon Arlie Hochschild (1979, 1983), ont pour caractéristique d’être exigeantes en « travail émotionnel », en entendant par là le fait qu’elles imposent à l’agent un effort relativement important de réglage, de contrôle, de façonnement de ses propres affects. Notons?le néanmoins : alors que l’emotion work, selon Hochschild, caractérise surtout les métiers de service de classe moyenne et qu’il est une réalité plus féminine que masculine, le cas des conducteurs montre qu’il peut aussi s’observer dans des métiers d’exécution masculins. Des exemples en ont d’ailleurs déjà été donnés à propos d’autres métiers masculins d’exécution dans les services : policiers (Caroly & Loriol, 2008), contrôleurs dans les transports (Elguezabal, 2007), personnels des pompes funèbres (Bernard, 2007), éboueurs au cours des contacts avec les riverains (Corteel, 2010).
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[26]
On peut ici faire référence à la formule d’Alain Ehrenberg (1998) sur la psychologie comme « grammaire de la vie intérieure pour les masses ».
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[27]
Sur les déplacements que cette appropriation de la culture psychologique est susceptible d’entraîner dans les identités masculines, et dans la manière dont certains hommes définissent leur virilité, au sein des milieux populaires, je me permets de renvoyer à mes remarques sur ce point in de Singly, Giraud & Martin (2010, p. 204?213).
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[28]
Le machiniste ayant subi une agression a la possibilité, s’il le souhaite, de bénéficier de rencontres avec un psychologue. En tout état de cause, si son agression a entraîné un arrêt de travail d’au moins huit jours, il rencontre le médecin du travail avant de reprendre son travail.
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[29]
J’ai ainsi pu constater, en assistant, au début des années 2000, à la totalité d’une session de formation de trois jours sur le thème de la relation de service pour de jeunes machinistes nouvellement embauchés, que le formateur insistait à plusieurs reprises auprès d’eux sur la nécessité de savoir « gérer leur stress ». (« J’insiste… Pensez à durer le plus longtemps possible dans le métier !… Pour ça il faut que vous appreniez à gérer votre stress… »).
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[30]
Cf. sur ce point les recherches effectuées sous la responsabilité de Marc Loriol (2004). Pour ne donner que cet exemple, on trouve, dans le numéro de mai 2010 du magazine En lignes (il s’agit du magazine des représentants du personnel au Département Bus de la ratp, distribué dans les casiers des conducteurs au sein des dépôts), une interview du secrétaire du chsct sur le thème de la « souffrance au travail ».
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[31]
Pour l’un au moins des enquêtés cités ci?dessus à propos de la force mentale (le troisième), le lien entre la référence à cette notion et la pratique sportive paraît assuré ; passionné de sport, il m’a expliqué pratiquer régulièrement un sport de combat pour « renforcer son mental ». Deux de mes enquêtés pratiquant régulièrement un sport se sont exprimés exactement dans les mêmes termes. Un autre m’a expliqué faire faire du sport à ses enfants pour la même raison.
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[32]
Tel conducteur explique, par exemple, que son épouse (secrétaire médicale, Bac. sms), qui « s’y connaît un peu en psychologie », lui a permis de mieux comprendre certaines formes de nervosité qu’il manifestait à l’égard de ses enfants en lui montrant qu’il « imitait » certains comportements de son propre père ; tel autre, dont la fille (neuf ans) avait brusquement manifesté de grosses difficultés scolaires, explique que c’est par sa propre mère (agent de service dans une crèche, celle?ci avait parlé du problème à une éducatrice, qui avait vivement recommandé de consulter un psychologue) qu’il s’est laissé convaincre d’aller voir « un psy » avec son épouse et sa fille ; tel autre encore, déprimé à la suite d’un divorce déclenché à l’initiative de son épouse, raconte que c’est un « collègue de la ligne » (celui?ci avait traversé lui aussi cette épreuve, et avait été « envoyé » par son médecin « chez un psy », « qui l’avait beaucoup aidé ») qui l’a convaincu d’« aller voir un psy » à son tour, celui d’ailleurs que son collègue avait lui?même consulté…
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[33]
Quarante?huit ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien chauffeur de taxi (il a déjà été cité plus haut).
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[34]
En réalité, c’est la situation inverse qui vient de se produire – rappelons que l’entretien a lieu dans le bus, et que mon enquêté est au volant – au moment où celui?ci tient les propos qu’on va lire : il a attendu, avant de quitter une station, un usager qui l’a clairement remercié ; ce microévénement l’incite à m’expliquer sa réaction dans le cas, qui n’est pas rare, où l’usager ne remercie pas.
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[35]
Michel Verret notamment l’a clairement mis en évidence (1988, chapitre 7).
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[36]
Tel conducteur, par exemple, pour exprimer l’état de trouble où il se trouve dans sa vie familiale, explique qu’« en ce moment, c’est la merde dans ma tête » ; tel autre, à propos de l’aide que lui a apportée un « psy » pour accepter son divorce (cf. note 32), explique qu’« il m’a fait avaler le truc, quoi, il me l’a fait digérer ». Une conductrice d’une ligne de la banlieue Nord (trente?quatre ans, origine populaire, sans diplôme) explique ainsi l’épreuve que représente, selon elle, pour le conducteur qui a déjà, dans le passé, subi une agression, d’être agressé à nouveau : « Parce que la première
agression, l’agent il peut s’en sortir, parce que c’est sa première, c’est son premier vécu. Mais quand il arrive à la deuxième ou à la troisième, les deux autres qui étaient derrière, elles ressortent ! (…) C’est plus un petit nœud que ça fait en lui, c’est un triple ou un quadruple nœud ! ça s’amasse ! ça s’amasse !… ». -
[37]
Celles?ci se sont notamment exprimées au cours des récits que m’ont faits des conducteurs à qui des contacts avec un « psy » avaient été proposés à la suite d’une agression, ou de difficultés d’ordre familial, et qui avaient refusé ces contacts, ou qui ne les avaient acceptés qu’après les avoir d’abord refusés.
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[38]
François Dubet (1987), par exemple, dans La Galère, avait déjà donné des exemples, chez des jeunes de cité, de formes de psychologisation de l’expérience acquises au contact des travailleurs sociaux.
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[39]
Cf. sur ce point Maurin, 2002, chapitre 2.