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Article de revue

Les ravissements…

Pages 5 à 7

Notes

  • [1]
    Merci à Jean-Marie Brohm pour son intervention intitulée « Enlèvements et disparitions étranges » du jeudi 5 mars 2015 au Séminaire de recherches de l’IRTS du Languedoc-Roussillon à Montpellier (France). Son Anthropologie du cosmos paru en 2021 est le 3e volet de son Anthropologie de l’étrange (2010) avec l’Anthropologie du chien (2019). Avec Georges Bertin, son ouvrage Possessions aux éditions Cosmogone en 2017, présente un remarquable travail sur les phénomènes d’emprises et de ravissements.
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1 Dans un langage familier, je dirai que je suis ravi de la sortie de ce numéro. Son accouchement n’a pas été facile, loin de là. Il nous a fallu harceler quelques personnes pour qu’elles veuillent bien participer et livrer quelques réflexions et expériences. Nous avons également accueilli une nouvelle rédactrice pour la thématique « Polygraphie ». Elle nous sort de son chapeau son premier édito en forme de transmission, de relai. Nous n’avons sans doute pas suffisamment harcelé pour obtenir une « Poursuite » en temps et en heure. Aussi, il n’y a pas de poursuites au harcèlement. C’est un peu étrange, voire complice, de le dire ainsi, mais nous ne maîtrisons pas tous les aléas.

2 Lorsque le harcèlement est présent, il est déjà bien tard ! Le harcèlement est un moment d’un processus plus large, celui d’une forme d’enlèvement ou de ce que je propose de nommer un ravissement [1]. Ce terme à l’avantage de montrer toute l’ambiguïté de ce dont il est question, d’un processus qui part d’une chose plaisante pour finir dans une impasse fort déplaisante. Le harcèlement est presque l’étape de fin, celle où bien des étapes préalables ont été franchies. Après la séduction, les flatteries, les rapprochements, la présence avant la présence insistante, arrive ensuite le harcèlement, sans doute juste avant l’isolement, l’enlèvement puis l’enfermement.

3 Qui plus est, lorsqu’il s’agit d’isoler un type de harcèlement : professionnel, scolaire, intrafamiliale, etc., cela alimente le processus d’enlèvement ou de ravissement. « Diviser pour mieux régner » est une réalité ici comme ailleurs. Le harcèlement révèle des processus de ravissement, d’enlèvement, d’endoctrinement qui sont bien plus larges, profonds, étendus que ce que l’on pourrait penser. Isoler tel ou tel harcèlement est au fond toujours le réduire. Le réduire à un phénomène conjoncturel, d’exception, marginal, etc. Or, les phénomènes de harcèlement ont toujours égrené l’histoire.

4 Le harcèlement s’accommode également de la réduction historique comme de sa réduction de sujet. Le harcèlement est trop souvent réduit à un homme, voire une personne. Et s’il est vrai que le mâle est souvent plus ravissant que la femelle, ce mâle ne saurait se réduire à la figure d’un homme. Il ne s’agit pas de réduire le harcèlement ou le harceleur à quelques traits « pervers » pour le réduire et l’enfermer dans quelques personnalités « malades ». Des groupes, des idéologies, des meutes, des équipes, des collectifs sont aussi à l’origine de harcèlement, d’enlèvement et de ravissement. La question quantitative n’a pas vraiment lieu d’être ici, un seul ravissement est toujours un phénomène inquiétant, une violence de trop.

5 Il y a des techniques d’emprise et de ravissement. Des outils, des moyens pour cette entreprise. Le harceleur n’est pas un crétin ignorant, mais travaille son art comme n’importe qui en agissant au mieux. Le ravissement consiste d’abord à ce que la ou les personnes soi(en)t ravie(s). Le ravissant est ce qui va permettre à ces personnes d’être ravies. C’est alors que le ravisseur peut agir.

6 Il y a d’abord les techniques de ravissement qui vont du lointain au tout proche. Le voyeurisme, quelques signes laissés, des présences éloignées qui se rapprochent, des messages rares puis insistants, une présence de plus en plus pressante jusqu’à être permanente et qui ne peuvent déboucher que sur l’enfermement du corps pour son contact continuel et jusqu’à la dévoration.

7 Le ravisseur passe alors de cette personne proche qui était agréable, charmante, ravissante, et s’est métamorphosée en une personne étrange puis devenue une étrangère, une autre personne avant de devenir une bête, un monstre. Dans les imaginaires, le bandit, le fétichiste, la foule, la secte, la bête, la plante, le vampire ou l’extra-terrestre sont des ravisseurs allant de la figure de l’autre proche au tout autre.

8 Ces ravisseurs sont en quête de s’emparer de quelqu’un, d’un sujet, pour en faire un objet, en faire leur chose. Dans l’histoire, les personnes qui sont l’objet des ravisseurs sont d’abord les femmes puis les enfants. Les fous également et ceux qu’on appelait les demeurés. Il y a aussi les croyants transportés, emmenés, mais aussi les populations abusées par des pouvoirs (les dictateurs).

9 Le transport de la personne ravie passe la joie, l’admiration et elle suit son ravisseur. Mais si elle résiste, elle est transportée par surprise, par violence ou par la mort. Le ravisseur peut user, pour son subterfuge, de la persuasion, de la servitude volontaire, de la magie ou de la sorcellerie, de la musique, des drogues, de l’amour, de l’idéologie ou de l’ignorance.

10 Ce processus de ravissement n’est pas sans se rapprocher des techniques de chasse. Chasse aux Indiens, chasse aux noirs, chasse aux pauvres, chasse aux étrangers, chasse policière, chasse aux juifs, chasse aux sorcières avec les chasseurs de têtes et les meutes de chasses avec leur lynchage.

11 Le phénomène de l’emprise, de l’enlèvement, du ravissement, dont le harcèlement n’est qu’un moment, trouve ses fondements dans le rapport entre la proie et le prédateur, exalté par la compétition, la possession, la richesse, la propagande, les notoriétés et tous les phénomènes visant à prendre la place, passer avant, devant pour atteindre le haut, le sommet, l’affiche…, prendre la place de l’autre. Le harcèlement est au fond un phénomène fort répandu qui consiste à posséder quelqu’un comme on possède « sa » femme, sa voiture, son chien, sa maison et ses enfants.

12 La seule résistance à ces phénomènes a toujours été la pensée. La pensée comme ce qui permet de penser par soi-même, comme ce qui permet de se saisir de ce qui passe et en comprendre quelque chose. La pensée éduquée par la raison, sans omettre que les passions doivent aussi être comprises avec raison, tout comme la raison peut être une passion. Réduire un phénomène à une identité, c’est toujours aller du côté des emprises.

13 Je veux croire que vous serez, malgré tout, « ravis » de nous lire !


Date de mise en ligne : 15/12/2022

https://doi.org/10.3917/graph1.080.0005

Notes

  • [1]
    Merci à Jean-Marie Brohm pour son intervention intitulée « Enlèvements et disparitions étranges » du jeudi 5 mars 2015 au Séminaire de recherches de l’IRTS du Languedoc-Roussillon à Montpellier (France). Son Anthropologie du cosmos paru en 2021 est le 3e volet de son Anthropologie de l’étrange (2010) avec l’Anthropologie du chien (2019). Avec Georges Bertin, son ouvrage Possessions aux éditions Cosmogone en 2017, présente un remarquable travail sur les phénomènes d’emprises et de ravissements.

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