Notes
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[1]
Scénario de La Neige de Noël, décembre 1976.
-
[2]
Bulletin de presse d’Antenne 2, n° 40, semaine du 2 au 8 octobre 1977.
-
[3]
Scénario de La Neige de Noël, doc. cit, p. 7.
-
[4]
Ibid., p. 61.
-
[5]
Ibid., p. 156.
-
[6]
« La valse hésitation des programmes », L’Aurore, 7 octobre 1977.
-
[7]
« Report d’une émission sur les jeunes et la drogue », Le Monde, 7 octobre 1977.
-
[8]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’Écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette-Littératures et Arte-Éditions, 1999, p. 267.
-
[9]
Rapport du chef de chaîne d’Antenne 2, 13 décembre 1977.
-
[10]
« Report d’une émission sur les jeunes et la drogue », art. cité .
-
[11]
« M. Le Tac conteste le choix d’une dramatique des “Dossiers de l’écran” », J’informe, 7 décembre 1977.
-
[12]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », Le Monde, 12 octobre 1977.
-
[13]
Bachmann Sophie, « L’éclatement de l’ORTF » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 56.
-
[14]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », art. cité .
-
[15]
Par exemple : « Censure à la télé », Rouge, 6 octobre 1977 ou « Experts ou censeurs », L’Humanité, 12 octobre 1977.
-
[16]
Michel Wyn, Mes années Lumières. Nouvelles aventures, Marseille, Éditions Yris, 2007, p. 174.
-
[17]
Ibid., p. 175.
-
[18]
Gérard Mauger, « L’apparition et la diffusion de drogues en France (1970-1980). Éléments pour une analyse sociologique », Contradictions, n° 40-41, 1984, p. 136.
-
[19]
Erwan Pointeau-Lagadec, « Les premières représentations cinématographiques du cannabis en France au tournant des années 1970 », Alcoologie et addictologie, n° 36/4, 2014, p. 332.
-
[20]
Concernant le cannabis, nous n’avons trouvé dans les archives de l’Ina qu’une seule représentation fictionnelle de sa consommation conçue pour la télévision antérieure à La Neige de Noël : il s’agit d’une courte séquence diffusée dans l’émission destinée au public féminin Dim Dam Dom en mars 1971. Dans ce clip à l’esthétique pop, on aperçoit furtivement, mais en gros plan, une jeune fille à l’attitude espiègle tirer sur un joint.
-
[21]
« La télé et ses violences préférées. II. – Vols, assassinats, escroqueries », L’Humanité, 13 décembre 1977.
-
[22]
Michel Wyn, op. cit., p. 174.
-
[23]
Jacques Meillant, « La Neige de Noël », Télérama, n° 1447, 8 au 14 octobre 1977, p. 41. Il est à noter que Michel Wyn avait déjà tourné une scène de consommation de drogue quelques années auparavant. Dans Les Suspects (1972), une jeune touriste américaine interprétée par Mimsy Farmer s’enferme, en effet, dans la cabine d’un bateau pour fumer un joint avec un jeune chanteur à la mode, arrogant et sûr de lui. Le traitement du cannabis n’y était pas moins caricatural puisque le consommateur de haschich était dépeint comme un « junkie de première classe ».
-
[24]
Ibid., p. 176.
-
[25]
Michel Wyn confesse même avoir voulu montrer la différence entre la consommation du cannabis et celle des autres produits psychotropes. Entretien avec le réalisateur, jeudi 23 juin 2016.
-
[26]
Il s’agit de « The needle and the damage done » sorti en 1972 sur l’album Harvest.
-
[27]
Frédéric Hervé, Censure et cinéma dans la France des Trente Glorieuses, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015, p. 268.
-
[28]
Ibid., p. 254.
-
[29]
Paul Léglise, cité par Jean-Pierre Jeancolas dans « Cinéma, censure, contrôle, classement », in Pascal Ory (dir.), La Censure en France à l’ère démocratique (1848-…), Paris, Éditions Complexes, p. 213.
-
[30]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 268.
-
[31]
« La politique des “messieurs” », Le Monde, 5 mars 1981.
-
[32]
Discours d’investiture à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing, 27 mai 1974.
-
[33]
Stanley Cohen, Folks Devil and Moral Panics, London, MacGibbon and Kee, 1972, p. 9.
-
[34]
Christian Ben Lakhdar et Morgane Tanvé, « Évaluation économique de la loi du 31 décembre 1970 réprimant l’usage et le trafic de stupéfiants », Psychotropes, no 19 (2013/1), p. 46.
-
[35]
Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 50, novembre 1983, p. 58.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid., p. 59.
-
[38]
Markos Zafiropoulos et Patrice Pinell, « Drogues, déclassement et stratégies de disqualification », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 42, avril 1982, p. 68.
-
[39]
Bernard Roques, La Dangerosité des drogues. Rapport au secrétariat d’État à la santé, Paris, La Documentation française, p. 15.
-
[40]
Lettre du Président de la République à madame Monique Pelletier, 24 juin 1977.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Hélène Martineau et Laurence Simmat-Durand, « Vingt-cinq années de répression de l’usage illicite de stupéfiants », Population, 54e année, n° 4-5, 1999, p. 780.
-
[44]
« Experts ou censeurs », art. cité .
-
[45]
« La “Brigade des mineurs” supprimé sur Antenne 2 », Le Quotidien, 7 octobre 1977.
-
[46]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », Le Figaro, 13 décembre 1977.
-
[47]
Michel Wyn, op. cit., p. 180.
-
[48]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », art. cité .
-
[49]
Mathias Bernard, La France de mai 1958 à mai 1981 : la grande mutation, Paris, Le Livre de Poche, colle. « Références », 2003, p. 195.
-
[50]
Télé 7 Jours, n° 915, 10 décembre 1977 ou Télérama, n° 1456, semaine du 10 au 16 décembre.
-
[51]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », art. cité.
-
[52]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », art cité.
-
[53]
Bachmann Sophie, « La suppression de l’ORTF en 1974. La réforme de la “délivrance” », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 17, janvier-mars 1988, p. 71.
-
[54]
Bachmann Sophie, « L’éclatement de l’ORTF », » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 55.
-
[55]
Jérôme Bourdon, « L’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF) », ibid., p. 50-51.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Sophie Bachmann, « L’éclatement de l’ORTF », ibid., p. 56.
-
[58]
Anne Grolleron, « Antenne 2 – France 2 », ibid., p. 176.
-
[59]
Ibid. Voir aussi Merryl-Claude Moneghetti, « Le sport », ibid., p. 604.
-
[60]
« La “Brigade des mineurs” supprimé sur Antenne 2 », art. cité .
-
[61]
« Le souci d’Antenne 2 : réhabiliter la télévision par la création française », Le Figaro, 7 septembre 1977 ou « Décoloniser la TV », Le Matin, 10-11 septembre 1977.
-
[62]
Jean-Marie David, Jean Lebras et Serge Perraud, « Fred Kassak », Temps noir, mai 2004, n° 8, p. 65.
-
[63]
Ibid. Scénaristes et réalisateurs furent par exemple accusés de faire l’« apologie du sadisme » ou l’« éloge de fascistes et de S.S. en herbe ».
-
[64]
Myriam Tsikounas et Sébastien Le Pajolec, « La jeunesse irrégulière sur grand écran : un demi-siècle d’images », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 4, 2002, p. 103.
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[65]
Agnès Chauveau, « La télévision à la télévision » in Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 623.
-
[66]
Ibid.
-
[67]
Hélène Duccini, « Carré blanc et signalétique télévisée en France (1961-1998), Le Temps des médias, n° 1, 2003(1), p. 71.
-
[68]
« La violence à la télé : des effets désastreux », Le Républicain Lorrain, n° 8 septembre 1977 ; « Les cours du soir de la violence », France Soir, 21 septembre 1977 ; « Violence à la télévision », Le Figaro, 4 novembre 1977 ou « Montrer la violence », Télérama, n° 1456, 10 au 16 décembre.
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[69]
Le 30 novembre avait par exemple eu lieu sur, Antenne 2, un débat animé par Jean-Pierre Elkabbach intitulé : « Une télévision pour qui ? ».
-
[70]
Voir note de bas de page n°52.
-
[71]
Thierry Lefebvre, La Bataille des radios-libres (1977-1981), Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, 421 p.
-
[72]
Agnès Chauveau et Cécile Méadel, « Les radios locales privées musicales et thématiques » in Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 152.
-
[73]
Sophie Bachmann, « L’éclatement de l’ORTF », » ibid., p. 56.
-
[74]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure », ibid., p. 268.
-
[75]
Paris Match, 11 novembre 1977.
-
[76]
« Objectif d’Antenne 2 : faire place à la… télévision », Le Figaro, 9 septembre 1977 ou « Décoloniser la TV », art. cité .
-
[77]
« Portrait-robot d’un “patron” sur mesure », Le Figaro, 1er novembre 1977.
-
[78]
Sophie Bachmann, « La suppression de l’ORTF en 1974. La réforme de la “délivrance” », art. cité , p. 71.
-
[79]
C’est l’un des arguments qu’avança Marcel Jullian pour justifier la programmation téléfilm lors du débat qui suivit sa diffusion le 13 décembre 1977.
-
[80]
Rémy Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 255.
-
[81]
Jérôme Bourdon, op. cit. p. 270.
Ill. 1.
Ill. 1.
1 Transmis dix mois auparavant à Antenne 2 [1], qui en avait confié l’écriture à Fred Kassak et Philippe Madral, le scénario de La Neige de Noël, dont la programmation était prévue le 8 octobre 1977 sur la seconde chaîne, ne faisait pas mystère de son intention d’aborder un thème sensible : celui de l’usage de drogue chez les jeunes [2]. Dès les premiers plans de ce second épisode de la collection La Brigade des mineurs, il était, en effet, question d’individus grimés en Pères Noël consommant du « tabac d’Orient » dans un terrain vague [3]. Plus loin, après que l’un d’entre eux a déclaré que « [leurs] petits joints ne [les] défonc[ai]ent même plus », le script annonçait une longue séquence d’initiation collective à l’héroïne [4]. L’escalade ainsi esquissée prenait enfin un tour tragique lorsque, rendus hagards par un cocktail de stupéfiants, les deux héros décidaient de se jeter du haut d’un immeuble pour échapper à une descente de police [5].
2Le 6 octobre 1977 [6], Antenne 2 annonça pourtant dans un communiqué sa décision de reporter sine die la diffusion de cette dramatique tournée par Michel Wyn, réalisateur quelques années auparavant du feuilleton à succès La Demoiselle d’Avignon. Si la chaîne mentionna la nécessité « d’accompagner [l’œuvre] d’un débat, afin d’éviter toute interprétation malencontreuse [7] », cette déprogrammation de dernière minute ne manqua pas de soulever de vives protestations au sein des milieux télévisuels et journalistiques. L’affaire, qui suscita plusieurs dizaines d’articles de presse, fit même craindre le retour d’une censure dont le spectre s’était pourtant éloigné avec la suppression de l’ORTF en 1974 [8]. Finalement diffusée le 13 décembre 1977 dans le cadre de l’émission « Les Dossiers de l’écran », La Neige de Noël fut assortie d’une discussion intitulée « Le public de la télévision peut-il tout voir ? [9] ». Une telle formulation fournit une grille de lecture pour le moins orientée du revirement subi opéré par la chaîne dans les premiers jours d’octobre 1977 : c’est parce qu’il contenait des séquences de consommation de drogue que le téléfilm aurait été déprogrammé. La direction de la chaîne s’était simplement prémunie contre d’éventuelles accusations d’apologie de la toxicomanie en prenant quelques « garanties [10] ». Dans ces conditions, le débat aurait donc dû porter sur les stupéfiants comme le fit remarquer à juste titre Joël Le Tac, député RPR de Paris, dans une question écrite adressée au gouvernement quelques jours avant la diffusion [11].
3 Il semble que le réalisme des images de la dramatique n’ait pas été la seule cause de la déprogrammation-reprogrammation décidée par le conseil d’administration d’Antenne 2 à l’automne 1977. Certes, la représentation des drogues constitua bien le cœur de la polémique : l’œuvre fut ainsi l’une des premières à mettre en images, de manière crue et détaillée, les usages de drogues pour la télévision française. Cet état de fait n’explique cependant pas le soudain revirement de la chaîne : « si le sujet traité posait un problème et nécessitait un débat, pourquoi s’en être aperçu deux jours avant le passage à l’antenne ? », avait à l’époque opportunément demandé le Syndicat français des rédacteurs de télévision [12]. Après avoir envisagé l’hypothèse d’un acte de censure opéré à l’encontre d’une œuvre sulfureuse, nous chercherons à établir l’entrelacs des responsabilités dans l’affaire de La Neige de Noël. En l’éclairant à la lumière des projets de transformation de l’action publique en matière de lutte contre les stupéfiants portés par la magistrate Monique Pelletier, nous verrons que la diffusion du téléfilm constituait bel et bien un problème pour le pouvoir en place qui chercha à éviter la naissance d’un débat public sur les drogues en période pré-électorale. Cet interventionnisme de l’exécutif met d’autre part en exergue les limites du libéralisme télévisuel proclamé en 1975 par le président de la République [13]. Dans un dernier temps, nous verrons donc que la déprogrammation de la dramatique peut être interprétée comme l’un des révélateurs d’une tendance à la reprise en main du petit écran par le pouvoir giscardien après quelques années d’ouverture.
De la drogue à la télévision : un motif de censure ?
4Balayer d’un revers de main l’interprétation d’une forme de censure exercée par la chaîne à l’encontre d’une œuvre dont la thématique ou son traitement risquaient de faire polémique serait à la fois injuste et heuristiquement stérile. C’est la version que privilégièrent les scénaristes, le créateur de la collection Claude Loursais [14] ainsi que plusieurs journaux d’obédience communiste [15] au moment de l’affaire. C’est le motif encore invoqué par Michel Wyn dans ses mémoires publiées en 2007 [16]. Il faut dire que les éléments abondant dans ce sens ne manquent pas.
5 Comme le rappellera le réalisateur bien des années plus tard [17], La Neige de Noël fut certainement l’une des premières fictions – si ce n’est la première – produite pour la télévision française à mettre en scène le phénomène de la consommation des drogues qui avait envahi le pays à la fin des années 1960 [18]. Cet unitaire raconte le destin tragique du jeune Alain Barcini qui, menant une vie morne et ennuyeuse en banlieue parisienne, tombe petit à petit dans la toxicomanie avec sa bande de copains. Alors que la présence des stupéfiants, et notamment du cannabis, commença à s’intensifier dans les productions cinématographiques hexagonales au tournant des années 1970 [19], le petit écran resta rétif à la représentation des paradis artificiels tout au long de la décennie : non qu’aucune séquence de consommation de drogue ne fut jamais diffusée sur ce média jusqu’en 1977, mais plutôt que les émissions françaises contenant ce genre d’images et réalisées spécifiquement pour lui furent d’une rareté remarquable [20]. Jamais, d’autre part, un film de la sorte n’avait été proposé au public un samedi soir dans une version brute : les diffusions des Chemins de Katmandou d’André Cayatte (1973), de L’Homme au bras d’or, d’Otto Preminger (1975) et de Razzia sur la chnouf d’Henri Decoin (1976), furent en effet systématiquement assorties d’un débat sur la consommation ou le trafic de stupéfiants dans le cadre des « Dossiers de l’écran ». Malgré ces précautions, la représentation des drogues à la télévision ne manqua jamais de soulever des protestations comme celles, par exemple, de l’ancien directeur de l’ORTF, Jean-Jacques de Bresson, qui fustigea la diffusion des Chemins de Katmandou au nom de l’ordre moral [21].
6 Michel Wyn le concède : pour une première il n’y était « pas allé de main morte [22] ». La Neige de Noël se signale, en effet, par le réalisme de ses images et son traitement presque exhaustif – quoique schématique [23] – du problème de la drogue. Pour cela, le réalisateur s’était entouré d’un ancien toxicomane, devenu conseiller technique, et avait multiplié les rencontres avec les policiers de la Brigade des mineurs, la vraie [24]. Entre les considérations sociologiques (« Vous voyez un fils d’ouvrier prendre de la cocaïne ? C’est bon pour les riches ce truc-là »), la mise en scène du trafic et de sa répression ou la représentation physique et psychique du manque, peu d’aspects de la question sont laissés dans l’ombre. L’usage à proprement parler apparaît à travers quatre longues séquences mettant en scène les principaux produits qui circulaient à l’époque : le cannabis, la cocaïne et l’héroïne sont longuement filmés. L’opium et le speed font une apparition plus furtive. Les drogues, en général, occupent une place centrale dans l’économie du récit puisque, comme dans More de Barbet Schroeder sorti en 1969, leur consommation rythme la déchéance du jeune héros et le conduisent à la mort.
7 Malgré le fait qu’elle soit la substance la plus présente dans l’œuvre, il est peu probable que la marijuana ait pesé dans le choix d’Antenne 2 de déprogrammer le téléfilm. Présenté comme la drogue du quotidien, celle que partage la jeunesse des grands ensembles à l’issue d’une journée d’ennui ou de travail harassant, le cannabis fait l’objet d’un traitement relativement sobre et classique, convoquant quelques motifs déjà connus du public français à la fin des années 1970 : un coup de langue sur une feuille à rouler, un joint passé de mains en mains, une atmosphère calme et enfumée, quelques sourires complices [25], etc. Les représentations de l’héroïne apparaissent, elles, plus problématiques. Par deux fois, en effet, La Neige de Noël montre de jeunes gens en train de se piquer. La réalisation de la première séquence est minutieuse, presque pédagogique : la caméra se fixe pendant plusieurs minutes sur les mains agiles d’Yves Leguirec, un ami d’Alain interprété par un jeune chanteur sur le point de percer, Renaud Séchan, qui deviendra Renaud. Les étapes successives de la préparation du fix sont montrées en gros plan : un sachet que l’on vide, la poudre mélangée à l’eau, la cuillère chauffée à la bougie, la seringue qui se remplit… Sur un air apaisant de Neil Young décrivant pourtant les conséquences funestes du produit [26], Yves promet à ses amis « la défonce, la vraie ». Fascinés par le rituel, ces derniers ne semblent pouvoir quitter des yeux les gestes de l’initié qui trouve toutes les parades à leurs réticences :
Éric : Arf, les piquouzes ça m’fait chier !Yves : Tu peux pas savoir à côté ton shit…Alain : Eh déconnez pas les mecs, ce truc-là c’est vachement dangereux. Quand tu commences tu peux plus t’arrêter !Yves : C’est des conneries. Y’a pas d’accoutumance quand tu te shootes dans la cuisse.
9 Les deux novices finissent par succomber : la caméra se déplace doucement de la piqûre dans la jambe vers des visages présentant les yeux révulsés de l’orgasme.
Ill. 2.
Ill. 2.
10 Si le déroulement de l’histoire jette un discrédit indiscutable sur les propos laudateurs tenus par Yves Leguirec à l’endroit de l’héroïne – Alain et sa bande verseront dans la délinquance pour se procurer leur produit et le héros périra au bout de l’escalade toxicomaniaque –, ces images détaillées, presque enivrantes, firent craindre des velléités d’imitation de la part des jeunes téléspectateurs. Le présentateur des « Dossiers de l’écran », Joseph Pasteur, introduisit ainsi l’œuvre par une mise en garde le soir de sa diffusion :
Devant le caractère réaliste de certaines scènes […] les parents [sont] seuls habilités à décider si les plus jeunes de leurs enfants peuvent, ou pas, regarder ce film.
12 Roland Faure, membre du conseil d’administration d’Antenne 2, et à ce titre coresponsable de la déprogrammation de La Neige de Noël, exprima plus clairement encore cette inquiétude lors du débat qui accompagna le film : celui qui était alors également directeur du journal L’Aurore évoqua, en effet, son « malaise » et sa « perplexité » devant une « technique de la drogue qui nous est enseignée ».
13 Sans doute les motifs qui légitimaient jusqu’à peu des coupes franches sur les bobines et des interdictions aux plus jeunes pour le grand écran étaient-ils encore valables pour le petit. Au début des années 1970, l’opinion restait ancrée parmi les observateurs des médias que la dépiction de la toxicomanie ne pouvait être « qu’incit[ative] ou, tout du moins, banaliser la consommation des stupéfiants [27] ». Dans son ouvrage consacré à la censure cinématographique des Trente Glorieuses, Frédéric Hervé rappelle que si les vigies du ministère de l’Information auraient souhaité qu’aucun usage de drogue n’apparaisse à l’écran, celles-ci abhorraient, par-dessus tout, les scènes de piqûres [28]. La Neige de Noël cumulait donc plusieurs travers qui rendaient la formule initiale de sa diffusion problématique : son caractère aventureux à mettre en scène les drogues pour la télévision, son traitement détaillé de l’usage des principaux stupéfiants, des séquences d’injection d’héroïne à l’esthétique séduisante, mais surtout, l’absence du magistère critique traditionnellement exercé sur ces questions par les Dossiers de l’écran.
14 Peut-on alors parler de censure ? Marcel Jullian, président d’Antenne 2 au moment des faits, et Armand Jammot, producteur de l’émission hôte, se défendirent avec force contre cette accusation formulée après l’annonce de la déprogrammation. Pas plus que celle des auteurs et du réalisateur l’opinion de ces derniers ne doit être écartée : La Neige de Noël ne fut, en effet, ni réécrit ni expurgé. La dramatique fut même, conformément à l’annonce faite en octobre 1977, reprogrammée, accompagnée d’une discussion. Si l’on se réfère à la définition que Paul Léglise donne de la censure dans son Histoire de la politique du cinéma français, la chose est cependant entendue :
J’appelle censure, au sens étroit du terme, tout contrôle d’une autorité publique ou privée disposant d’un pouvoir direct et discrétionnaire d’interdiction sans aucun système démocratique de freinage de sa décision. La censure peut d’ailleurs aussi se parer d’hypocrisie et revêtir une forme larvée ou insidieuse sous l’aspect d’un contrôle en apparence anodin [29].
16 Assurément, l’attitude d’Antenne 2 entre octobre et décembre 1977 ne correspondit en rien à la « censure archaïque [30] » telle qu’elle avait pu être exercée aux plus beaux jours de l’ORTF. La soudaineté de la décision de reporter le téléfilm révèle cependant clairement l’intervention d’une autorité que le contenu de l’œuvre embarrassait. La Neige de Noël, un téléfilm censuré par la direction d’Antenne 2 pour cause de contenu subversif ? L’hypothèse a de quoi séduire, surtout si l’on éclaire l’affaire à la lumière de la refonte de l’action publique en matière de lutte contre les drogues qui prit corps en 1977.
La Neige de Noël : une épine dans le pied de Monique Pelletier, « madame antidrogue [31] » de Valéry Giscard d’Estaing
17 L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing constitua une véritable rupture dans l’histoire du second xx e siècle français. Dans son discours d’investiture, en 1974, celui-ci déclara l’ouverture d’une « nouvelle ère de la politique [32] ». Afin de faire de la France une « société libérale avancée », il entreprit une série de réformes visant à moderniser le pays : passage de la majorité à 18 ans, légalisation de l’avortement, instauration du divorce par consentement mutuel, réforme de l’audiovisuel, etc. Le nouveau Président de la République proposa, dans cette optique, de repenser l’intervention de l’État en matière de toxicomanie. L’action publique de lutte contre les drogues se déployait, en effet, dans le cadre de la loi du 31 décembre 1970 qui prohibait totalement la production, le commerce, l’usage et la promotion d’un certain nombre de modificateurs de conscience rassemblés dans la catégorie des stupéfiants. Voté dans un climat de « panique morale [33] » alors que progressait leur consommation dans le pays, ce texte se donnait pour but d’éradiquer, à terme, l’existence même des drogues et de leurs usages sur le territoire national [34]. Six ans après son passage, force était de constater que la loi-cadre sur les stupéfiants ne remplissait pas ses objectifs.
18 Après avoir été l’apanage d’une jeunesse « petite-bourgeoise » et « étudiante [35] » en quête d’aventure et de transgression, les usages de drogues se répandirent au cours des années 1970 au sein des milieux populaires : Gérard Mauger et Claude Poliak estiment que le phénomène gagna la jeunesse des grands ensembles de la périphérie des villes vers 1975 [36]. Les deux sociologues constatent d’autre part qu’il s’accompagna d’un élargissement « du champ des substances consommées […], des drogues dites douces […] aux drogues dites dures », ainsi que d’une « déperdition » de sens ayant eu pour conséquence l’avènement d’une « défonce avec n’importe quoi [37] ». Cette dégringolade des drogues dans l’échelle sociale participa, en outre, à noircir la figure du consommateur dans l’imaginaire national : de « jeune “créateur” révolté », celui-ci passa progressivement au statut de délinquant menaçant l’ordre social [38].
19 Si l’épidémie tant redoutée en 1970 n’avait pas eu lieu, les usages de stupéfiants et leurs abus s’étaient donc durablement installés dans le paysage français. C’est pour remédier à cette situation d’impasse que Monique Pelletier, juge de profession, fut chargée par Valéry Giscard d’Estaing de « repenser le régime juridique de la toxicomanie [39] » en juin 1977. La magistrate reçut pour consigne de « quantifier l’ampleur exacte du phénomène », d’émettre des propositions visant à « améliorer l’action préventive [et] curative » et d’imaginer des dispositions rendant plus efficace la lutte contre le trafic de stupéfiants [40]. Le tout devait faire l’objet d’un rapport remis au Premier ministre avant le 31 décembre 1977 [41]. La lettre de mission, émanant directement du Président de la République, apportait, en outre, cette ultime précision : « je ne crois pas opportun d’ouvrir, sur la drogue, un débat public dont l’expérience a montré qu’il risquerait d’avoir un caractère incitatif [42] ».
20 La diffusion de la dramatique de Michel Wyn à une heure de grande écoute n’arrangeait donc pas véritablement Monique Pelletier. En dépeignant de jeunes banlieusards gravissant une à une les étapes de l’escalade toxicomaniaque, La Neige de Noël risquait, en effet, de faire naître des peurs et des polémiques susceptibles d’entraver le bon déroulement des travaux de sa mission d’étude. Le caractère sulfureux des images de la dramatique fit certainement craindre à la magistrate l’émergence d’un débat national qui ne manquerait pas de déboucher sur une demande de plus grande sévérité à l’encontre des usagers. Si sa rédaction n’était pas encore achevée au moment des faits, le rapport qu’elle rendit au président de la République en janvier 1978 conclut au contraire, à l’inefficacité de la réponse pénale en direction des consommateurs et prescrivit de ne plus adresser qu’une simple mise en garde à l’encontre des fumeurs de cannabis [43]. La publicisation de ces mesures libérales n’aurait pas manqué de susciter de vives critiques et l’entourage de Valéry Giscard d’Estaing préférait certainement que le sujet des drogues ne devienne pas un thème de campagne à quelques mois des élections législatives de mars 1978.
21 Dans ces conditions, on comprend mieux les insinuations proférées par les scénaristes du téléfilm au moment de la déprogrammation de leur œuvre. Ces derniers demandèrent dans leur communiqué si « les principaux experts français sur l’avis desquels s’[était] appuyée la chaîne pour prendre cette décision n’[étaient] pas simplement des fonctionnaires d’un ministère [44] ». Antenne 2 avait, en effet, affirmé avoir reporté La Neige de Noël après avoir écouté l’avis d’un panel de spécialistes de la toxicomanie [45]. Si leurs identités ne furent jamais rendues publiques au grand dam des plaignants, les journalistes du Figaro affirmèrent catégoriquement, après les avoir rencontrés, que les « avis [des membres de la mission d’étude dirigée par Monique Pelletier avaient] pesé lourd dans la décision d’Antenne 2 [de] reporter la diffusion [46] ». L’hypothèse d’une intervention des hautes sphères du pouvoir giscardien gagne en crédibilité avec cette anecdote rapportée par Michel Wyn. Revenant sur l’affaire dans son autobiographie, celui-ci mentionne une discussion avec Marcel Jullian datant du milieu des années 1980 : l’ancien président d’Antenne 2 lui aurait alors assuré s’être battu pour que son œuvre ne subisse pas le même sort qu’une dramatique britannique qui avait été déprogrammée peu de temps auparavant sur injonction du ministère de l’Intérieur [47].
22 Le retrait provisoire de La Neige de Noël de la grille des programmes d’Antenne 2 traduisit ainsi la volonté indirecte du Président de la République de maintenir la question des drogues dans la confidentialité des débats d’experts à un moment crucial de refonte de l’action publique en la matière. La diffusion d’un téléfilm donnant « beaucoup trop d’informations techniques sur les moyens de se piquer et de se procurer de la drogue [48] » constituait, en effet, un risque non-négligeable de publicisation d’un problème public dont les conséquences étaient incertaines pour un exécutif en difficulté à l’orée d’élections décisives [49]. Monique Pelletier et son équipe prirent donc la décision d’intervenir auprès d’Antenne 2, afin d’empêcher la diffusion de la dramatique. Cette version des faits fournit un éclairage intéressant sur le revirement opéré par la magistrate au sujet de sa participation aux Dossiers de l’écran : bien que plusieurs magazines spécialisés avaient annoncé sa venue en qualité d’experte dans les premiers jours du mois de décembre [50], celle-ci justifia finalement son absence par le caractère « technique [et] ennuyeux » des arguments qu’elle devrait avancer et la dangerosité de faire de la drogue un « débat public [51] ». Cette attitude ressemble fort à un geste de sabotage de la formule de reprogrammation qu’avaient dès octobre dénoncé Fred Kassak et Philippe Madral : ces derniers s’étaient, en effet, étonnés que la chaîne ait réussi à réunir en quelques heures les plus grands experts en toxicomanie de France pour faire déprogrammer leur œuvre alors qu’elle leur assurait dans le même qu’il lui serait difficile de réitérer l’événement pour que se tienne un débat de qualité permettant de l’éclairer [52].
23 Contrairement à ce qu’avait pu espérer Monique Pelletier, Antenne 2 diffusa bien la dramatique le 13 décembre 1977 : la piètre gestion du problème par cette proche du président suscita d’ailleurs peut-être plus de remous que ne l’aurait fait La neige de Noël à elle toute seule. Les pressions de l’exécutif et la résistance affichée par la direction de la chaîne à leur encontre mettent en évidence une dernière dimension de l’affaire vers laquelle doit maintenant s’orienter notre réflexion : celle des rapports ambigus entre le pouvoir politique et le petit écran dans cette période d’incertitude qu’inaugura l’éclatement de l’ORTF.
L’affaire de La Neige de Noël ou les « limites [du] libéralisme [53] » télévisuel après 1974
24 C’est Georges Pompidou qui acta, lors de son dernier conseil des ministres à l’hiver 1974, la disparation de l’Office de Radiodiffusion-Télévision Française « afin de remédier aux lourdeurs et aux blocages résultant de son gigantisme [54] ». Créee en 1964 en remplacement de la Radiodiffusion-Télévision Française (RTF) héritée de la Libération, l’ORTF constitua une véritable rupture dans la continuité en matière de monopole étatique sur les médias hexagonaux : malgré une volonté affichée de rendre l’établissement plus indépendant du pouvoir politique à travers l’ouverture de postes aux opposants au gaullisme ou à une timide libéralisation de l’information [55], l’acronyme renvoie aujourd’hui à une ère révolue d’audacieuses expérimentations et de « censure multiforme [56] ».
25 Fraîchement élu à la tête du pays, Valéry Giscard d’Estaing se fit fort de promouvoir cette mesure qui symbolisait sa détermination à rompre avec l’ordre gaullien. Le 6 janvier 1975, le nouveau Président de la République déclara que « la radio et la télévision [n’étaient] pas la voix de la France », signifiant par-là que le pouvoir n’interviendrait plus, en amont comme en aval, dans le traitement de l’information ou dans la grille des programmes des différents canaux télévisuels et radiophoniques nationaux. L’éclatement de l’« hydre O.R.T.F. » en unités indépendantes inaugurait ainsi, selon l’exécutif, l’« ère d[u] libéralisme [pour les médias audiovisuels français], donnant la priorité aux principes d’émulation et de concurrence [57] » sans que ne soit cependant remis en cause le monopole de l’État. La nomination de Marcel Jullian à la direction d’Antenne 2 en 1974 symbolisa ce vent nouveau censé souffler sur le petit écran post-ORTF. S’il ne révolutionna pas le fonctionnement de la chaîne ni sa grille des programmes, cet éditeur et scénariste pour le cinéma et la télévision innova cependant dès son arrivée en donnant une latitude plus grande aux producteurs [58] et en participant à la mise en place de nouvelles émissions comme Apostrophes, Aujourd’hui madame ou Stade 2 [59]. Celui-ci mit, en outre, sur pied une stratégie visant à « renouveler les thèmes romanesques diffusés à la télévision [60] » en privilégiant les œuvres spécialement créées pour le petit écran aux dépends des séries américaines et des long-métrages cinématographiques [61].
26C’est dans cette optique que Marcel Jullian demanda au créateur des Cinq dernières minutes, Claude Loursais, d’imaginer une série policière visant à dresser un panorama sociologique de la jeunesse contemporaine [62], dans l’optique avouée de dépoussiérer le genre de la dramatique : ainsi naquit La Brigade des mineurs. Les ennuis de la collection commencèrent dès la diffusion du premier épisode, Incident mineur, en septembre 1977 : ce téléfilm traitant de la violence chez les jeunes et de l’antagonisme entre générations reçut, en effet, de mauvaises critiques et suscita des réactions indignées de téléspectateurs [63]. Comme pour La Neige de Noël, il fut reproché à l’œuvre sa mansuétude, voire sa bienveillance, envers l’une des grandes peurs de l’époque : la délinquance juvénile [64]. Comme pour La Neige de Noël, il fut reproché aux images leur caractère incitatif : en dépeignant la violence, on risquait d’accroître la violence déjà présente dans la société.
27 Cette polémique sur la performativité des représentations télévisuelles doit être lue à l’aune du contexte d’incertitude dans lequel se trouvait alors le média en question. Théoriquement débarrassé de la tutelle du pouvoir politique, le petit écran jouissait pour la première fois d’une situation d’indépendance ne cessant paradoxalement de susciter l’interrogation en son sein. En cette seconde moitié des années 1970, la télévision passait son temps à se scruter, pour reprendre les termes d’Agnès Chauveau [65] : « En direct de », « Apostrophes » ou « Les Dossiers de l’écran », multipliaient, par exemple, les émissions consacrées au public, au vedettariat ou aux dispositifs techniques [66]. Privées de l’ORTF qui se considérait comme et agissait en véritable « gardien de la morale [67] », les chaînes innovaient, tâtonnaient, mais ne semblaient pas très assurées de l’étendue de leur nouvelle liberté. Le débat sur la violence à la télévision qui enfla en cette fin d’année 1977 et dont témoigne la presse [68] semble ainsi constituer un symptôme du doute dans lequel la disparition des instances de contrôle avait plongé le petit écran – et notamment Antenne 2 - après 1974. Les polémiques que déclenchèrent les deux premiers épisodes de La Brigade des mineurs peuvent donc être comprises comme les manifestations d’un mouvement plus vaste de redéfinition des limites du montrable sur le média télévisuel. Pour preuve, la diffusion de La Neige de Noël donna finalement lieu à un énième débat sur le public de la télévision : la drogue ne fut que le prétexte conjoncturel à une autocritique alors en vogue [69].
28L’attitude du pouvoir giscardien dans le cadre de cette affaire nous permet finalement de confirmer les conclusions de Sophie Bachmann évoquant les « limites [du] libéralisme [70] » apporté dans l’audiovisuel français par la réforme de 1974. L’intervention de Monique Pelletier dans la déprogrammation du téléfilm en octobre 1977 peut être rapprochée d’une série de mesures prises à la même période par le pouvoir, visant à rétablir l’ordre et une certaine hiérarchie dans les secteurs de la radio et de la télévision. On peut rappeler le début de la « bataille des radios-libres [71] » qui vit le gouvernement violemment s’opposer à la prolifération des émetteurs pirates [72]. Le 1er janvier 1978, le contrat des présidents des trois chaînes de télévision arrivait à terme. Malgré l’éclatement de l’ORTF, l’exécutif était toujours responsable de la nomination à ces postes hautement stratégiques : en 1974 déjà, Marcel Jullian avait été installé à la tête d’Antenne 2 par l’exécutif qui lui avait d’ailleurs laissé peu de latitude dans le choix de son équipe de direction [73]. Comme un symbole du rétablissement de l’autorité politique sur les médias audiovisuels, c’est Alain Peyrefitte, véritable incarnation de la censure sous De Gaulle [74], qui fut chargé par le Président de la République de proposer les noms des successeurs [75].
29 Dès septembre 1977, le sort de Jullian à la présidence de la seconde chaîne était scellé [76] : c’est son indépendance, son inventivité en matière de programmes [77] et sa tendance à s’opposer aux recommandations du ministère de l’Intérieur – voire à celles du Premier ministre [78] – qui semblent justement lui avoir coûté sa place. À la lumière de ces faits, l’anecdote déjà mentionnée qu’il raconta à Michel Wyn au sujet du report de La Neige de Noël prend une coloration particulière : sa détermination à diffuser la dramatique contre l’avis de Monique Pelletier peut être interprétée comme l’ultime acte de résistance à la censure d’un patron de chaîne condamné au départ dans une situation de reprise en main des médias radiophoniques et télévisuels par le pouvoir politique. En intégrant le téléfilm aux Dossiers de l’écran, Marcel Jullian garantissait le passage à l’écran d’une œuvre symbolique de sa politique de refonte des programmes : l’émission d’Armand Jammot n’avait-elle pas, jusque-là, toujours accueilli les films montrant des usages de drogues à la télévision française ?
Conclusions
30Trois contextes, renvoyant à trois temporalités imbriquées, doivent donc être pris en compte pour comprendre les raisons qui poussèrent le conseil d’administration d’Antenne 2 à déprogrammer puis reprogrammer La Neige de Noël à l’automne 1977. Le premier, c’est celui du « temps-long », des représentations de la drogue à la télévision : la dramatique fut, en effet, la première fiction télévisuelle française à mettre en images l’usage des stupéfiants. Dépeignant dans le détail de jeunes gens s’adonnant avec un plaisir non-dissimulé aux joints, à la cocaïne mais surtout à l’héroïne, l’œuvre de Michel Wyn fit craindre, en l’absence d’un appareil critique, une vague d’imitation dans un contexte de progression des pratiques psychotropiques au sein des classes populaires. Ce premier niveau de lecture permet de comprendre la décision finale de la chaîne de diffuser le téléfilm dans le cadre d’une émission, « Les Dossiers de l’écran », habituée à traiter des grands thèmes de société et, de par son horaire de programmation – le mardi soir –, explicitement destinée à informer la jeunesse [79].
31 Le deuxième contexte concerne l’histoire récente des drogues en France et de l’action publique les concernant. La formule initiale de diffusion de La neige de Noël risquait de braquer l’attention de l’opinion publique sur les travaux de Monique Pelletier à qui le Président de la République avait confié, en juin 1977, la lourde tâche de repenser l’intervention de l’État en matière de stupéfiants. L’opinion de la magistrate fut certainement que la représentation de jeunes banlieusards commettant des menus larcins pour se procurer leurs doses ne manquerait pas d’aviver des peurs et des fantasmes latents en cette période de crise et d’incertitude [80]. Toxicomanie populaire et délinquance juvénile constituaient les ingrédients parfaits d’une polémique publique dont auraient pu profiter des opposants politiques pour dénoncer le laxisme et l’échec de l’exécutif en matière de drogues. Suivant les recommandations générales de Valéry Giscard d’Estaing, Monique Pelletier intervint donc auprès d’Antenne 2, afin de faire annuler la diffusion du téléfilm. Ce niveau de lecture explique l’annonce inopinée de la déprogrammation de l’œuvre par Antenne 2 le 6 octobre 1977, décision qui conduira aux accusations de censure.
32 Si La Neige de Noël passa finalement à l’écran, c’est cependant en vertu du dernier contexte qui concerne les rapports ambigus de la télévision au pouvoir politique après 1974. Bien que l’éclatement de l’ORTF fit souffler un vent de liberté sur l’audiovisuel français, il n’aboutit cependant pas à une rupture totale des liens entre les deux entités. Privée d’une vigie fixant pour elle les limites de la morale ou de la bienséance, l’innovante Antenne 2 se retrouva dans une relative incertitude quant au bienfondé de la diffusion de certains programmes : les deux premiers épisodes de la Brigade des mineurs, imaginés dans l’optique de renouveler la dramatique télévisuelle en lui insufflant un certain réalisme sociologique, firent ainsi parti des cas limites participant à redéfinir le dicible et le montrable sur le petit écran. Cette relative indépendance des canaux télévisés se dégrada cependant à l’approche des législatives de 1978. L’échéance politique engagea le Pouvoir giscardien à reprendre la main sur l’audiovisuel à travers un renforcement du contrôle sur les nominations aux postes clés de la radio et de la télévision. L’affaire de La Neige de Noël peut finalement être lue comme le reflet d’une transformation des dynamiques de pouvoir au sein de la télévision française à la fin de l’année 1977. Devant les difficultés probables qu’allait devoir affronter la majorité présidentielle aux législatives de 1978, l’exécutif fut tenté par la censure [81] afin de conserver la maîtrise sur les thèmes de campagne. Il trouva cependant face à lui un directeur de chaîne condamné, bien décidé à voir diffuser un téléfilm dont il avait indirectement participé à la genèse et symbolique de la nouvelle liberté de ton acquise par le petit écran après 1974. Si la déprogrammation de la dramatique constitua bien un acte de censure illustrant les limites du libéralisme à la télévision sous Valéry Giscard d’Estaing, sa reprogrammation dans le cadre des Dossiers de l’écran prouve cependant que le pouvoir politique n’était désormais plus capable d’exercer un contrôle total sur l’audiovisuel.
Notes
-
[1]
Scénario de La Neige de Noël, décembre 1976.
-
[2]
Bulletin de presse d’Antenne 2, n° 40, semaine du 2 au 8 octobre 1977.
-
[3]
Scénario de La Neige de Noël, doc. cit, p. 7.
-
[4]
Ibid., p. 61.
-
[5]
Ibid., p. 156.
-
[6]
« La valse hésitation des programmes », L’Aurore, 7 octobre 1977.
-
[7]
« Report d’une émission sur les jeunes et la drogue », Le Monde, 7 octobre 1977.
-
[8]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’Écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette-Littératures et Arte-Éditions, 1999, p. 267.
-
[9]
Rapport du chef de chaîne d’Antenne 2, 13 décembre 1977.
-
[10]
« Report d’une émission sur les jeunes et la drogue », art. cité .
-
[11]
« M. Le Tac conteste le choix d’une dramatique des “Dossiers de l’écran” », J’informe, 7 décembre 1977.
-
[12]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », Le Monde, 12 octobre 1977.
-
[13]
Bachmann Sophie, « L’éclatement de l’ORTF » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 56.
-
[14]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », art. cité .
-
[15]
Par exemple : « Censure à la télé », Rouge, 6 octobre 1977 ou « Experts ou censeurs », L’Humanité, 12 octobre 1977.
-
[16]
Michel Wyn, Mes années Lumières. Nouvelles aventures, Marseille, Éditions Yris, 2007, p. 174.
-
[17]
Ibid., p. 175.
-
[18]
Gérard Mauger, « L’apparition et la diffusion de drogues en France (1970-1980). Éléments pour une analyse sociologique », Contradictions, n° 40-41, 1984, p. 136.
-
[19]
Erwan Pointeau-Lagadec, « Les premières représentations cinématographiques du cannabis en France au tournant des années 1970 », Alcoologie et addictologie, n° 36/4, 2014, p. 332.
-
[20]
Concernant le cannabis, nous n’avons trouvé dans les archives de l’Ina qu’une seule représentation fictionnelle de sa consommation conçue pour la télévision antérieure à La Neige de Noël : il s’agit d’une courte séquence diffusée dans l’émission destinée au public féminin Dim Dam Dom en mars 1971. Dans ce clip à l’esthétique pop, on aperçoit furtivement, mais en gros plan, une jeune fille à l’attitude espiègle tirer sur un joint.
-
[21]
« La télé et ses violences préférées. II. – Vols, assassinats, escroqueries », L’Humanité, 13 décembre 1977.
-
[22]
Michel Wyn, op. cit., p. 174.
-
[23]
Jacques Meillant, « La Neige de Noël », Télérama, n° 1447, 8 au 14 octobre 1977, p. 41. Il est à noter que Michel Wyn avait déjà tourné une scène de consommation de drogue quelques années auparavant. Dans Les Suspects (1972), une jeune touriste américaine interprétée par Mimsy Farmer s’enferme, en effet, dans la cabine d’un bateau pour fumer un joint avec un jeune chanteur à la mode, arrogant et sûr de lui. Le traitement du cannabis n’y était pas moins caricatural puisque le consommateur de haschich était dépeint comme un « junkie de première classe ».
-
[24]
Ibid., p. 176.
-
[25]
Michel Wyn confesse même avoir voulu montrer la différence entre la consommation du cannabis et celle des autres produits psychotropes. Entretien avec le réalisateur, jeudi 23 juin 2016.
-
[26]
Il s’agit de « The needle and the damage done » sorti en 1972 sur l’album Harvest.
-
[27]
Frédéric Hervé, Censure et cinéma dans la France des Trente Glorieuses, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015, p. 268.
-
[28]
Ibid., p. 254.
-
[29]
Paul Léglise, cité par Jean-Pierre Jeancolas dans « Cinéma, censure, contrôle, classement », in Pascal Ory (dir.), La Censure en France à l’ère démocratique (1848-…), Paris, Éditions Complexes, p. 213.
-
[30]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 268.
-
[31]
« La politique des “messieurs” », Le Monde, 5 mars 1981.
-
[32]
Discours d’investiture à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing, 27 mai 1974.
-
[33]
Stanley Cohen, Folks Devil and Moral Panics, London, MacGibbon and Kee, 1972, p. 9.
-
[34]
Christian Ben Lakhdar et Morgane Tanvé, « Évaluation économique de la loi du 31 décembre 1970 réprimant l’usage et le trafic de stupéfiants », Psychotropes, no 19 (2013/1), p. 46.
-
[35]
Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 50, novembre 1983, p. 58.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid., p. 59.
-
[38]
Markos Zafiropoulos et Patrice Pinell, « Drogues, déclassement et stratégies de disqualification », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 42, avril 1982, p. 68.
-
[39]
Bernard Roques, La Dangerosité des drogues. Rapport au secrétariat d’État à la santé, Paris, La Documentation française, p. 15.
-
[40]
Lettre du Président de la République à madame Monique Pelletier, 24 juin 1977.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Hélène Martineau et Laurence Simmat-Durand, « Vingt-cinq années de répression de l’usage illicite de stupéfiants », Population, 54e année, n° 4-5, 1999, p. 780.
-
[44]
« Experts ou censeurs », art. cité .
-
[45]
« La “Brigade des mineurs” supprimé sur Antenne 2 », Le Quotidien, 7 octobre 1977.
-
[46]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », Le Figaro, 13 décembre 1977.
-
[47]
Michel Wyn, op. cit., p. 180.
-
[48]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », art. cité .
-
[49]
Mathias Bernard, La France de mai 1958 à mai 1981 : la grande mutation, Paris, Le Livre de Poche, colle. « Références », 2003, p. 195.
-
[50]
Télé 7 Jours, n° 915, 10 décembre 1977 ou Télérama, n° 1456, semaine du 10 au 16 décembre.
-
[51]
« La télévision doit-elle tout montrer ? », art. cité.
-
[52]
« Le report de l’émission sur les jeunes et la drogue. Questions des auteurs », art cité.
-
[53]
Bachmann Sophie, « La suppression de l’ORTF en 1974. La réforme de la “délivrance” », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 17, janvier-mars 1988, p. 71.
-
[54]
Bachmann Sophie, « L’éclatement de l’ORTF », » dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 55.
-
[55]
Jérôme Bourdon, « L’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF) », ibid., p. 50-51.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Sophie Bachmann, « L’éclatement de l’ORTF », ibid., p. 56.
-
[58]
Anne Grolleron, « Antenne 2 – France 2 », ibid., p. 176.
-
[59]
Ibid. Voir aussi Merryl-Claude Moneghetti, « Le sport », ibid., p. 604.
-
[60]
« La “Brigade des mineurs” supprimé sur Antenne 2 », art. cité .
-
[61]
« Le souci d’Antenne 2 : réhabiliter la télévision par la création française », Le Figaro, 7 septembre 1977 ou « Décoloniser la TV », Le Matin, 10-11 septembre 1977.
-
[62]
Jean-Marie David, Jean Lebras et Serge Perraud, « Fred Kassak », Temps noir, mai 2004, n° 8, p. 65.
-
[63]
Ibid. Scénaristes et réalisateurs furent par exemple accusés de faire l’« apologie du sadisme » ou l’« éloge de fascistes et de S.S. en herbe ».
-
[64]
Myriam Tsikounas et Sébastien Le Pajolec, « La jeunesse irrégulière sur grand écran : un demi-siècle d’images », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 4, 2002, p. 103.
-
[65]
Agnès Chauveau, « La télévision à la télévision » in Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 623.
-
[66]
Ibid.
-
[67]
Hélène Duccini, « Carré blanc et signalétique télévisée en France (1961-1998), Le Temps des médias, n° 1, 2003(1), p. 71.
-
[68]
« La violence à la télé : des effets désastreux », Le Républicain Lorrain, n° 8 septembre 1977 ; « Les cours du soir de la violence », France Soir, 21 septembre 1977 ; « Violence à la télévision », Le Figaro, 4 novembre 1977 ou « Montrer la violence », Télérama, n° 1456, 10 au 16 décembre.
-
[69]
Le 30 novembre avait par exemple eu lieu sur, Antenne 2, un débat animé par Jean-Pierre Elkabbach intitulé : « Une télévision pour qui ? ».
-
[70]
Voir note de bas de page n°52.
-
[71]
Thierry Lefebvre, La Bataille des radios-libres (1977-1981), Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, 421 p.
-
[72]
Agnès Chauveau et Cécile Méadel, « Les radios locales privées musicales et thématiques » in Jean-Noël Jeanneney (dir.), op. cit., p. 152.
-
[73]
Sophie Bachmann, « L’éclatement de l’ORTF », » ibid., p. 56.
-
[74]
Jérôme Bourdon, « La censure, l’autocensure », ibid., p. 268.
-
[75]
Paris Match, 11 novembre 1977.
-
[76]
« Objectif d’Antenne 2 : faire place à la… télévision », Le Figaro, 9 septembre 1977 ou « Décoloniser la TV », art. cité .
-
[77]
« Portrait-robot d’un “patron” sur mesure », Le Figaro, 1er novembre 1977.
-
[78]
Sophie Bachmann, « La suppression de l’ORTF en 1974. La réforme de la “délivrance” », art. cité , p. 71.
-
[79]
C’est l’un des arguments qu’avança Marcel Jullian pour justifier la programmation téléfilm lors du débat qui suivit sa diffusion le 13 décembre 1977.
-
[80]
Rémy Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 255.
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[81]
Jérôme Bourdon, op. cit. p. 270.