Notes
-
[1]
Richard R. Brettell, Impressionnisme : peindre vite. 1860-1890, Paris, Hazan, 2009, p. 9.
-
[2]
Marine Kisiel, La peinture impressionniste et la décoration, 1870-1895, thèse de doctorat en cours sous la direction de Bertrand Tillier (université de Bourgogne) et Richard Thomson (University of Edinburgh).
-
[3]
Aux expositions impressionnistes : Monet, W 285 et W 416 ; Caillebotte, B 118, B 119 et B 120 ; Degas, Essai de décoration (aujourd’hui perdu) et L 532. Chez Georges Petit, en 1887 : Renoir, D 1292.
-
[4]
L’œuvre a été exposée par Monet, à la deuxième exposition impressionniste, en 1876, sous le titre (et avec la coquille) Paneau décoratif.
-
[5]
Sylvie Patry, « Renoir et la décoration, “un plaisir sans pareil” », dans le catalogue d’exposition Renoir au xxe siècle, Paris, Grand Palais, 2009, p. 44-59 ; « Monet et la décoration », dans le catalogue d’exposition Claude Monet, 1840-1926, Paris, Grand Palais, 2010, p. 318-325 ; « Renoir’s early career : from artisan to painter », dans le catalogue d’exposition Renoir, Between Bohemia and Bourgeoisie : The Early Years, Bâle, Kunstmuseum, 2012, p. 54-64.
-
[6]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, New Haven/Londres, Yale University Press, 2000.
-
[7]
Steven Z. Levine, Monet and his Critics, New York/Londres, Garland Publishing, Inc., 1976.
-
[8]
Soit, peu ou prou, durant la décennie de l’impressionnisme historique (1874-1886).
-
[9]
Soit après la décennie de l’impressionnisme historique et la présentation des Grandes Baigneuses de Renoir.
-
[10]
Baron Schop, « La semaine parisienne », Le National, 13 avril 1877, cité dans Ruth Berson, The New Painting : Impressionism. Documentation. I. Reviews, San Francisco, Fine Arts Museum of San Francisco, 1996, p. 189.
-
[11]
Armand Silvestre, « Chronique des Beaux-Arts », L’Opinion nationale, 22 avril 1874, cité dans Ruth Berson, The New Painting : Impressionism. Documentation. I. Reviews, op. cit., p. 39.
-
[12]
« A sort of decorative freedom ». Philippe Burty, « Fine Arts : The Exhibition of the Intransigeants », The Academy [Londres], 15 avril 1876, cité dans ibid., p. 65.
-
[13]
Baron Schop, « La semaine parisienne », Le National, 7 avril 1876, cité dans ibid., p. 106.
-
[14]
Philippe Burty, « Exposition des impressionnistes », La République française, 25 avril 1877, cité dans ibid., p. 123.
-
[15]
« Exposition des impressionnistes : 6 rue Le Peletier, 6e », La Petite République française, 10 avril 1877, cité dans ibid., p. 175.
-
[16]
Paul Sébillot, « Revue artistique », La Plume, 15 mai 1879, cité dans ibid., p. 239.
-
[17]
La circulation des décorations impressionnistes s’effectue, à cette période, ou en dehors des galeries, ou en leur sein sans que les œuvres décoratives ne soient présentées pour ce qu’elles sont.
-
[18]
Excepté Degas qui expose en 1881 son Projet de portraits en frise, mais ce n’est plus un tableau et l’œuvre est présentée hors catalogue.
-
[19]
Le grand mouvement de décoration des mairies de la Troisième République est encore débutant à cette période.
-
[20]
Philippe Burty, « Exposition de la société anonyme des artistes », La République française, 25 avril 1874, p. 2.
-
[21]
Henry Havard, Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration, Paris, Maison Quantin, 1887-1890, tome II, p. 43-51.
-
[22]
Gloria Groom et al., Beyond the Easel. Decorative Paintings by Bonnard, Vuillard, Denis and Roussel, 1890-1930, New Haven/Londres, Yale University Press, 2001, p. 2-3.
-
[23]
L’enjeu est probablement de pouvoir, à l’instar de Monet avec ses Dindons, montrer ensuite que cette compétence peut être mise au service d’un commanditaire, tel ce Monsieur H… (Ernest Hoschedé) mentionné dans le catalogue.
-
[24]
À ceci près que l’on reste dans le domaine de la décoration privée, et que ces amateurs n’ont pas de murs publics, « officiels », à leur offrir.
-
[25]
Correspondance de Camille Pissarro, éd. Janine Bailly-Herzberg, Paris, PUF puis Éditions du Valhermeil, 1980-1991. Lettre à Mirbeau n° 716 du 24 novembre 1891, t. III, p. 152.
-
[26]
Arsène Alexandre, « C’est la faute aux architectes », L’Éclair, 23 novembre 1891, p. 1.
-
[27]
Sauf Renoir sur le chantier de l’hôtel Bibesco, soit avant la période impressionniste.
-
[28]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 218.
-
[29]
Ibid., p. 211.
-
[30]
Ibid., p. 209.
-
[31]
Ibid., p. 218.
-
[32]
Ibid., p. 209.
-
[33]
165 x 63 cm.
-
[34]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 41-62 et p. 155-157.
-
[35]
Pierre Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995, p. 209.
-
[36]
Ambroise Vollard, Degas (1834-1917), Paris, Grès et Cie, 1924.
-
[37]
Lettre de Renoir à Charles Deudon, 22 décembre 1883.
-
[38]
Alors que Caillebotte emprunte 30 000 francs le 18 juillet 1877, la société est formée le 10 août suivant. À la mort de Caillebotte, Legrand lui doit encore 15 000 francs et la créance est réputée « désespérée ». Ibid., p. 353-354.
-
[39]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Murer, no 62 du 2 juillet 1878, t. I, p. 118.
-
[40]
Ann Hoenigswald et Kimberly A. Jones ont récemment montré, dans le catalogue de l’exposition Degas/Cassatt, Washington, National Gallery of Art, 2014, combien des techniques variées se cachent derrière ces appellations, qu’en définitive elles désignent comme « mixed medias ».
-
[41]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 66.
-
[42]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit. Lettre à Lucien, no 756, 7 février 1892, t. III, p. 198.
-
[43]
Ibid. Lettres à Lucien, respectivement no 915, 4 août 1893, t. IV, p. 353 et no 1161, 16 octobre 1895, t. IV, p. 101.
-
[44]
Catalogue de l’exposition Berthe Morisot, Lille, Palais des Beaux-Arts, 2002, p. 267.
-
[45]
Stéphane Mallarmé, Écrits sur l’art, Paris, éd. Michel Draguet, rééd. Flammarion, 1998, p. 352.
-
[46]
Le relief de Degas a peut-être été conçu comme une décoration funéraire après la mort de sa nièce, Marie Fevre (catalogue de l’exposition Degas, Paris, Grand Palais, 1988, p. 358) ; on ne sait rien du contexte de création du relief de Berthe Morisot.
-
[47]
C’est le cas de La Toilette qui est sculpté d’après une peinture de l’artiste, Le Bain (CMR 386).
-
[48]
Claire Barbillon, Le relief, au croisement des arts du xixe siècle, de David d’Angers à Rodin, Paris, Picard, 2014.
-
[49]
Le troisième relief conçu par un impressionniste est Le Jugement de Pâris de Renoir. Réalisé avec Richard Guino en 1914, il sort des bornes chronologiques de cette étude.
-
[50]
Propos rapportés par Octave Mirbeau, « L’exposition internationale de la rue de Sèze », Le Gil Blas, 14 mai 1887.
-
[51]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 77.
-
[52]
Chez Poussin et les théoriciens des Temps modernes, les parergues sont les marges, signifiantes et travaillées, de l’œuvre d’art.
-
[53]
Debora L. Silverman, L’Art nouveau en France. Politique, psychologie et style fin de siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 86.
-
[54]
Ibid., p. 86.
-
[55]
Ibid., p. 84.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ambroise Vollard, Renoir, Paris, 1920, p. 135.
-
[58]
Paul H. Tucker, Monet in the 1890s. The Series Paintings, New Haven/Londres, Yale University Press, 1989.
-
[59]
Gabriel-Albert Aurier, « Le Symbolisme en peinture : Paul Gauguin », Le Mercure de France, mars 1891, p. 155-165.
-
[60]
Ibid., p. 157.
-
[61]
Ainsi qu’une bataille d’idées menée par Mirbeau, Geffroy et Lecomte, comme l’ont montré Belinda Thomson et Richard Shiff. Belinda Thomson, « Camille Pissarro and Symbolism : Some Thoughts Prompted by the Recent Discovery of an Annotated Article », The Burlington Magazine, 124/946, janvier 1982, p. 14-21 ; Richard Shiff, « The Work of Painting : Camille Pissarro and Symbolism », Apollo Magazine, 136, novembre 1992, p. 307-310.
-
[62]
Belinda Thomson, « Camille Pissarro and Symbolism… », art. cité, p. 18.
-
[63]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Lucien, no 422, 14 mai 1887, t. II, p. 163.
-
[64]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Lucien, n° 658, 5 mai 1891, t. IIII, p. 72.
-
[65]
Ibid., Lettre à Lucien, n° 1138, 26 mai 1895, t. IV, p. 75.
-
[66]
Ibid., Lettre à Lucien, n° 1140, 1er juin 1895, t. IV, p. 78.
-
[67]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Monet, no 262, décembre 1884, t. I, p. 324.
-
[68]
Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », La Justice, 20 mai 1895, p. 1.
-
[69]
Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », art. cité.
-
[70]
Ibid., p. 75.
-
[71]
Ibid., p. 77.
-
[72]
Adolphe Brisson, « Claude Monet », La République française, 28 mai 1895.
-
[73]
Ibid.
-
[74]
Henri Matisse, « Notes d’un peintre », dans Id., Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 50.
-
[75]
Lewis Carroll, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 1994.
-
[76]
Roger Marx, « Les “Nymphéas” de M. Claude Monet », Gazette des Beaux-Arts, juin 1909, p. 529.
-
[77]
Paul Claudel, Journal, 1904-1932, Paris, 1968, t. I, p. 778, visite à l’Orangerie du 8 juillet 1927.
1Dans la préface de la première édition de Impression : Painting Quickly in France, Richard R. Brettell insistait sur le retournement de valeurs à l’œuvre dans l’extraordinaire engouement de la seconde moitié du xxe siècle pour la peinture impressionniste et plaidait, à l’orée de son essai, pour une plus juste appréciation de cet art, arguant que « le mouvement considéré comme le plus “aimable” de la peinture occidentale mérit[ait] de retrouver une partie de la force subversive qu’il avait au xixe siècle [1] ». Le succès de l’impressionnisme, international et comme universel, pourtant porté par les travaux minutieux, novateurs et féconds d’une génération d’universitaires et de conservateurs, lui avait peut-être fait plus de mal que de bien. La radicalité de cette peinture, l’ardeur et la témérité de ses auteurs, tout autant que la sinuosité de leurs parcours, leurs doutes et leurs échecs disparaissaient, et sont probablement toujours plus éclipsés aujourd’hui par sa valeur auprès des publics des musées et du marché de l’art. L’institutionnalisation de l’impressionnisme, bâtie sur certains des mythes de l’avant-garde – propositions révolutionnaires d’un groupe d’artistes et accueil réactionnaire de l’ordre établi dans un premier temps, passage du temps propice aux réévaluations dans un second temps – a tendu à héroïser des individus dont on n’évalue plus guère la production qu’en termes de réussites, et à faire oublier la diversité de leurs propositions et de leurs recherches, dont le corollaire a pu, parfois, être l’inachèvement, l’insuffisance ou l’insuccès.
2Posons le problème. Il ne s’agit ni de regretter la massive adhésion de notre époque à un art qui fut révolutionnaire en son temps, ni d’aborder la question de l’utilisation d’œuvres dont on a décliné la présence, par l’image, bien au-delà de leur existence physique dans les musées et de leur reproduction livresque. Mais l’impressionnisme, il faut le constater sans fard, fait aujourd’hui – plus que tout autre mouvement peut-être – l’objet de détournements visuels visant à l’appliquer aux objets les plus divers (tasses, t-shirts, parapluies, etc.) qui en font un art décoratif au sens premier du terme. Il y a lieu de se demander pourquoi l’impressionnisme se prête si bien à ce détournement décoratif et, s’il n’est pas question d’aborder ici les manifestations de ce dernier, on aurait tort d’en évacuer les possibles et lointaines raisons. Il est intéressant de considérer ce que cette utilisation dit de la qualité décorative de l’impressionnisme ainsi que de se pencher, s’éloignant de leurs avatars pour revenir aux tableaux, sur cette dimension que les œuvres semblent porter en elles de manière si évidente qu’elle a été généralement ignorée. On se propose donc, ici, d’évaluer comment une question, celle des rapports entre impressionnisme et décoration [2], largement occultée de l’étude de ce mouvement, peut nous permettre de relire une vaste partie de la production impressionniste et comment, en se penchant sur un axe trop vite évacué parce qu’il semblait ne pas avoir porté de fruits, l’on découvre encore un peu de la puissance d’un art aux ferments trop souvent dissimulés sous les poncifs.
3Il est, en effet, remarquable de constater combien cet intérêt des impressionnistes – Pissarro, Degas, Cézanne, Monet, Renoir, Morisot et Caillebotte – est peu, voire pas visible dans les principaux lieux de l’appréhension et de l’étude de l’impressionnisme. Dans les collections permanentes des musées, le caractère décoratif de la plupart des œuvres conçues, exposées et désignées comme telles par les impressionnistes est quasiment toujours passé sous silence. Un tel dépouillement, pour ce qu’il masque de la fonction première de ces tableaux, ne manque pas d’étonner. Il brouille non seulement la lecture d’œuvres particulières dans la production impressionniste, mais encore il ne respecte pas la désignation – assez rarement connue pour être précieuse – des tableaux telle qu’elle a été définie par leurs auteurs lors de leur exposition. Parmi les huit œuvres concernées [3], quatre sont conservées en collections publiques, et aucune ne porte son titre original ou son titre complet. Seules deux sont visibles, au musée d’Orsay, associées dès le cartel à leur statut de décoration, même s’il faut aller chercher l’information dans les lignes explicatives accompagnant nom de l’auteur, titre et date : Le Déjeuner de Monet, dont le titre originel, Panneau décoratif, a cependant été réinventé depuis fort longtemps [4], et son tableau Les Dindons, qui portait en 1877 la mention Décoration non terminée. Les deux autres toiles perdent significativement leur désignation originelle : ainsi Périssoires. Panneau décoratif de Caillebotte (musée des Beaux-Arts de Rennes) et les Grandes baigneuses. Essai de peinture décorative de Renoir (Philadelphia Museum of Art) sont-ils dépourvus de leurs sous-titres, pourtant fondamentaux, sur les cartels des musées. Dans les innombrables publications consacrées à l’impressionnisme, par ailleurs, le corpus d’une trentaine d’œuvres que l’on peut assurément considérer comme décoratives est rarement présenté comme tel, la fonction de décoration étant passée sous silence ou, quand elle est mentionnée, ne faisant l’objet que d’une mention non approfondie. Enfin, malgré leur fréquence, aucune exposition n’a, à ce jour, entrepris de se pencher sur les rapports entre impressionnisme et décoration. Il existe cependant de rares études ponctuelles s’intéressant aux liens entre impressionnisme et décoration – analyses ciblées de Sylvie Patry sur Renoir et sur Monet [5], ouvrage de Robert Herbert portant sur les écrits de Renoir consacrés aux arts décoratifs [6] – ou les évoquant au détour d’un plus vaste sujet – ainsi Steven Levine dans sa thèse sur Monet et ses critiques [7]. Mais ces études n’abordent que deux artistes parmi les sept impressionnistes ayant produit des œuvres décoratives et ne sont pas des travaux d’ensemble – leur format le leur interdisant ou, dans le cas du livre de Robert Herbert, le propos étant centré sur les textes de l’artiste plutôt que sur les œuvres qui leur sont liées.
Corpus
4Existe-t-il une décoration impressionniste ? Que recouvre-t-elle ? Comment la qualifier et surtout, sur quelles bases l’établir ? Ces questions émergeant dès l’abord appellent quelques constats.
5Entre 1876 et 1887, soit durant la décennie des expositions impressionnistes et jusqu’à l’exposition internationale organisée par Georges Petit un an après la dernière de celles-ci, huit œuvres sont présentées au public par Monet, Caillebotte, Degas et Renoir en étant explicitement désignées comme des décorations, sans avoir été conçues pour un espace précis (sauf Les Dindons). Aux expositions impressionnistes, outre le Panneau décoratif de Monet et ses Dindons (Décoration non terminée), exposés en 1876 et 1877, ces œuvres sont trois tableaux de Caillebotte formant un triptyque, Pêche à la ligne, Baigneurs et Périssoires, numéros 23 à 25 du livret de 1879 réunis par la même accolade les désignant comme Panneaux décoratifs, ainsi que deux réalisations de Degas, un Essai de décoration (Détrempe) exposé en 1879 mais aujourd’hui non localisé, et ses Portraits en frise pour décoration dans un appartement (ainsi que l’inscription qu’ils portent permet de les désigner) présentés hors catalogue en 1881. Un dernier tableau, les Grandes Baigneuses. Essai de peinture décorative de Renoir, est quant à lui exposé chez Georges Petit en 1887. À l’exception des travaux de Degas, ces œuvres sont toutes d’importantes huiles sur toile dont la place dans la carrière des artistes concernées n’est pas anodine. Autour de ce premier cercle d’œuvres, qui forme le constat duquel naît ce travail, il en est d’autres qui se rattachent au domaine de la décoration parce qu’elles forment des ensembles décoratifs élaborés comme tels – c’est-à-dire, a minima, commandés et/ou conçus pour un espace donné. Au nombre de vingt, ils se divisent en trois entités : deux entreprises des années 1860, l’une de Cézanne peignant des fresques dans la propriété du Jas de Bouffan (années 1860), l’autre de Renoir travaillant aux décors de l’hôtel Bibesco (1868-1871) ; quatorze ensembles entre 1872 et 1885 [8], par Pissarro, Monet, Renoir, Caillebotte et Morisot, dont deux apparaissent en tout ou en partie aux expositions impressionnistes ; cinq ensembles entre 1889 et 1895 [9]. Vient, enfin, un troisième cercle de travaux participant des réflexions impressionnistes autour du décoratif dont il sera bientôt question, qui emprunte certains traits aux œuvres assurément décoratives déjà évoquées. Parmi eux se trouve un groupe d’expérimentations techniques circonscrit aux années 1877-1880, explorant certaines techniques de la décoration (détrempe) et allant jusqu’à la création d’objets d’art (céramiques, cartons de tapisserie, éventails, abat-jour) – ces derniers se démarquant du type de création picturale qui fera l’objet de notre réflexion.
6Ces trois ensembles forment la base, visuelle, de notre étude. Un deuxième sillon doit être tracé concurremment pour évoquer la décoration impressionniste : il englobe les témoignages, correspondances et écrits des artistes et de leur proche entourage – relativement peu nombreux – et un corpus de textes critiques dont l’étude ne saurait se passer. Là est la spécificité du sujet. Si l’étude de l’impressionnisme ne s’est jamais séparée de celle de sa réception critique, cette dernière, ainsi que les fragments textuels de la pensée des artistes, jouent, dans la perspective qui est la nôtre, un rôle déterminant dans l’examen des ambitions décoratives du mouvement : les emplois variés d’un corpus de trois mots – décor, décoration, décoratif – et les incessantes évolutions de leurs sens forment une boussole des conceptions décoratives des artistes et de leur époque. Ce n’est qu’au moyen d’un détour par les mots que les œuvres pourront nous livrer, aujourd’hui, les ressorts du décoratif tels que les envisageaient les impressionnistes ; et ce sont eux qui montreront l’inscription, insoupçonnée, du mouvement dans le grand débat sur les arts décoratifs de la fin du xixe siècle, portée essentiellement par le pinceau mais bien développée au contact d’une des grandes interrogations de leur temps.
Décor, décoration, décoratif
Au résumé, si vous voulez mon « impression » complète sur les excellents jeunes gens de la rue Le Peletier […], c’est que ce cénacle se compose moitié de farceurs qui aiment mieux inventer la peinture que de l’apprendre, moitié de décorateurs qui ont le sentiment des grandes masses, des grands effets, qui brossent très bien, mais qui devraient s’en tenir aux spécialités du genre [10].
8Comme en témoigne cet extrait d’un commentaire sur l’exposition impressionniste de 1877, la référence à la décoration est présente dans la critique de l’impressionnisme dès les débuts ; elle est d’ailleurs déjà employée en 1874, avant même que les artistes ne fassent montre de cet intérêt particulier.
9La critique des premières expositions impressionnistes hésite à ce propos entre deux options : si elle fait un diagnostic quasiment unanime de la peinture impressionniste – une peinture par taches, dont le caractère inachevé tient de l’ébauche, et qui ne fait sens que vue avec un fort recul – elle se scinde au moment d’en juger. D’une part, de nombreuses voix s’élèvent pour regretter cette peinture inaboutie, rapportée fréquemment à l’art des toiles de saltimbanques, au schématisme de l’enseigne et à la matérialité de la peinture en bâtiments, soit à une décoration en mode mineur, ce qui forme un désaveu dans l’esprit de ces auteurs. D’autre part, huit critiques posent, entre 1874 et 1877, l’hypothèse que l’école émergente est « surtout décorative [11] ». Composée par masses, non narrative, son faire pictural leur apparaît tel que l’on imagine l’art du décorateur : grand, brossé largement et en conséquence schématique, ainsi qu’harmonique avant tout, puisque non essentiellement descriptif. Ce discours n’est pas exactement laudateur, puisqu’il considère que le mouvement observé, dont la peinture est « caractérisée par une sorte de liberté décorative [12] », « ne sera jamais qu’une école décorative, c’est-à-dire secondaire [13] ». Il procède d’un jugement de valeur distinguant clairement art majeur et art mineur lorsqu’il estime que ces œuvres qui « heurtent comme tableaux […] ont, en place et comme décors, une valeur de clarté, une franchise d’effet qui ne sont pas niables [14] ». On ne s’étonne alors pas de le voir donner lieu à une exhortation, à l’intention des peintres, dont la teneur est limpide : « Vous n’êtes jusqu’ici […] que des décorateurs habiles ; il vous reste à devenir des peintres dans la sérieuse acception du mot [15]. »
10Mais il faut souligner la spécificité de cette vision. En 1876 puis en 1877, seul Monet a présenté le Panneau décoratif (Le Déjeuner) et Les Dindons. Que l’idée du décoratif émerge dans le discours critique, dans ces conditions, ne relève pas seulement de l’impulsion d’un artiste via le livret. La critique est prête, à cette date, à lire la peinture contemporaine en de tels termes, tous dépréciatifs ou mitigés qu’ils soient ; on constate en revanche qu’elle n’est pas disposée à revoir la hiérarchie des arts en faveur de la proposition impressionniste, qu’une lecture en tant que peinture décorative exclut de facto, à ses yeux, du domaine de la grande peinture. L’analyse du triptyque de Caillebotte par Sébillot, en 1879, résume cette position :
J’imagine que certaines de ses compositions placées en décoration dans un appartement, isolées, un peu calmées par les ors environnants des boiseries perdraient l’aspect cru et violent que leur donne le jour dans lequel elles sont actuellement exposées. Mais les œuvres de cette nature doivent être vues à part […] : des tableaux faits autrement les feraient paraître brutaux et grossiers de nature, tandis que de leur côté ils éteindraient par leurs lumières violentes les peintures d’une tonalité plus discrète [16].
12Ni peintures, ni tableaux, les compositions impressionnistes échappent, pour la critique, aux ambitions que leurs auteurs poursuivent et c’est là, très probablement, en conjonction avec le peu d’intérêt que prêtent les marchands à cette question [17], ce qui explique que ces derniers mettent désormais en sourdine leur intérêt pour la décoration [18].
13Dans les années 1870, en effet, le paysage de la peinture française se structure autour de deux pôles. La grande peinture, exposée au Salon, est la peinture de chevalet dont quelques artistes sont les représentants ; le grand décor, notion alors peu définie mais censément entendue, est occasionnellement, depuis plus d’un demi-siècle, l’œuvre des mêmes maîtres auxquels la commande, la destination et l’ampleur du travail donnent leurs lettres de noblesse [19]. Les impressionnistes, qui essaient de s’arroger une place dans cet univers en dehors des structures officielles, et ont pour cela besoin du soutien total de leurs marchands, recentrent leurs efforts dès la fin de la décennie vers leur ambition principale : la peinture de chevalet. Il leur est suffisamment ardu de s’imposer dans ce domaine pour qu’ils n’ajoutent pas, concomitamment, un second cheval de bataille dont on a vu le pouvoir disqualifiant : la décoration. Cette réorientation n’est toutefois pas totale. La référence au décoratif n’est plus publicisée par les artistes et disparaît, dès 1881, là même où elle s’était fait jour – c’est-à-dire dans les titres d’œuvres exposées aux expositions impressionnistes – sans que cela ne signifie pour autant l’arrêt de leurs explorations dans ce domaine. Dans la presse, cependant, l’éclipse sera plus complète et plus longue.
Le mur
14Bien que les expositions impressionnistes soient conçues pour mettre en scène les tableaux présentés dans les conditions d’un appartement parisien contemporain [20], le cadre dans lequel ils apparaissent ne peut qu’évoquer celui qu’ils ont quitté ou doivent bientôt rejoindre. Un ameublement complet y manque, mais aussi et surtout la « présence » de leur propriétaire dans l’atmosphère qui les entoure, en quelque sorte désincarnée par l’absence du regard de ce dernier. Ce manque est le plus grand pour les œuvres présentées comme des décorations, et parmi elles, pour Les Dindons en raison du lien renforcé d’une œuvre de décoration avec son environnement. Ténu dans l’accrochage des décorations impressionnistes lors des expositions du groupe, et désormais perdu dans les musées où elles redeviennent de simples tableaux de chevalet, ce lien est pourtant au cœur des enjeux de la décoration. Car, d’emblée, les impressionnistes abordent ce domaine par le paradoxe.
15Qu’entend-on par décoration ? Deux définitions nous serviront de points de repère. Dans son Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration (1887-1890), Henry Havard la considère comme « l’ensemble de l’ornementation qui décore une pièce, un hôtel, une maison, un édifice » et estime qu’elle « réside surtout dans l’ornementation murale », bien qu’une « décoration mobile » (meubles, objets d’art, etc.) existe également à côté de cette « décoration fixe » [21]. Gloria Groom, dans l’introduction de son ouvrage de 2001 sur la décoration nabie, revient sur ses valeurs en France au xixe siècle : matériellement, « une décoration peut se rapporter soit à une peinture de grande taille, hors du champ de la peinture de chevalet commerciale, soit à une peinture murale » ; au point de vue des sujets, elle est « pour de nombreux artistes […] synonyme de peinture d’histoire » ; artistiquement, elle demeure « le défi professionnel ultime pour un artiste ambitieux » ; elle est donc « le genre artistique le plus élevé dans la France du xixe siècle » [22]. Les œuvres exposées par Monet, Caillebotte, Degas et Renoir vont cependant à l’encontre de tous ces éléments : il leur manque le cadre pour lequel certaines n’ont été conçues que virtuellement, elles restent dans les dimensions de la peinture de chevalet même si elles sont grandes pour la production impressionniste générale, et elles ne sont pas de la peinture d’histoire.
16Il reste néanmoins un dénominateur commun entre les tentatives des impressionnistes et la décoration telle qu’elle est présente dans les représentations de leurs contemporains : le mur. Dans la seconde moitié du xixe siècle, le rapport au mur, parce qu’il ne relève plus de l’évidence, est le pivot de toute approche de la décoration. L’adhésion de la peinture décorative au mur est remise en cause par les modes de vie et de construction que font émerger l’haussmannisation de Paris. La mobilité des foyers et la réduction des espaces appellent peinture de chevalet et formats réduits. C’est pourquoi la problématique du mur, dont s’emparent, dans le domaine de la décoration privée, les néo-impressionnistes, Gauguin et les Nabis à l’orée des années 1890, doit commencer à être appréhendée plus d’une décennie auparavant, à travers les travaux d’une génération antérieure de peintres.
Le mur et son environnement : peindre pour un espace donné
17Entre 1872 et 1882, soit entre la réalisation par Pissarro d’un ensemble de quatre dessus-de-porte pour Achille Arosa et le moment où Monet entreprend de peindre des panneaux de porte pour le salon de Paul Durand-Ruel, huit ensembles décoratifs impressionnistes voient le jour. Dessus-de-porte et panneaux muraux, conçus pour des espaces très variés – salle à manger, salon, escalier, boudoir, bibliothèque, chambre – ces œuvres ont en commun d’être réalisées sur commande pour des espaces donnés, même si elles ne les ont pas toujours rejoints. Au cours d’une période de dix ans, une configuration s’établit qui n’aura aucun équivalent dans la carrière de Pissarro, de Monet et de Renoir : ces artistes obtiennent des commandes et y répondent, de la part de commanditaires privés pour les intérieurs desquels ils élaborent des tableaux adaptés, aussi bien dans leur format que dans leur sujet, à l’environnement qui leur préexiste. Dans l’angle mort du regard de la critique, et en parallèle de la production qu’ils exposent, nous les observons s’inscrire dans les définitions auxquelles nous les croyions totalement échapper. Cela surprend d’autant plus que, lorsqu’ils publicisent cet intérêt dans le cadre des expositions impressionnistes, rien ou presque ne laisse à penser qu’ils sont capables de se procurer de telles commandes et en exécutent déjà.
18Rien que de stratégique dans cette situation. D’un côté, les expositions impressionnistes représentent une tribune par laquelle les peintres espèrent capter un public au sein duquel ils veulent pouvoir puiser mécènes et commanditaires privés. On peut postuler que c’est la raison pour laquelle ils y présentent des œuvres sans mention de commande, ayant pour objet de faire état d’une compétence [23]. D’un autre côté, Pissarro, Monet, Renoir font l’expérience de telles commandes et de ce qu’elles impliquent d’engagement mutuel entre artiste et commanditaire. Avec le banquier Achille Arosa, le négociant Ernest Hoschedé, l’éditeur Georges Charpentier et son épouse, le diplomate Paul Berard ou l’aliéniste Émile Blanche, ils se trouvent dans la position de leurs confrères du Salon officiel, pour la première et, de manière aussi concentrée, pour la dernière fois. Le goût avant-gardiste de ces amateurs ne change rien, en effet, aux mécanismes de la commande dont bénéficient les peintres, consistant à intervenir au sein des hôtels, appartements ou demeures de villégiature prestigieux d’élites fortunées [24]. L’occasion leur est donc donnée d’approcher les ressorts d’un débat qui agite le siècle et à propos duquel Pissarro tranche, en 1891, lorsque commentant un article d’Arsène Alexandre sur l’Hôtel de Ville, intitulé « C’est la faute aux architectes », il écrit à son fils Lucien : « Je m’estime bien heureux de n’avoir pas concouru à l’honneur de barbouiller cet édifice [25]. » Pissarro soutient la thèse du critique selon laquelle « l’un des plus gros procès que l’avenir prépare à l’art de ce siècle [est] le grand, l’épique débat entre les architectes et les artistes [26] », les premiers étant accusés d’avoir gâché le talent des seconds pour des résultats tels que ceux de l’Hôtel de Ville. L’artiste éclaire également a posteriori la passivité des impressionnistes face aux pourvoyeurs de commandes publiques et leur dédain général du concours. Car l’enjeu, au-delà de la figure de l’architecte et de ses rapports avec les artistes qu’il fait travailler, est en fait celui de la liberté de l’artiste face à la commande. En sus de la tribune visant à susciter des commandes, on peut considérer que les impressionnistes cherchent à s’établir force de proposition, vis-à-vis de leurs acheteurs, en leur présentant ce qu’est pour eux la décoration. Face aux réalités de la commande décorative, l’occasion leur est donnée d’appréhender leur marge de manœuvre en tant que peintres.
19N’ayant guère sollicité (ni obtenu) de décorations publiques, n’ayant pas davantage travaillé pour des architectes [27], les impressionnistes ne sont, de prime abord, pas concernés par l’opposition artiste-architecte. Il est donc d’autant plus intéressant de les voir, en même temps qu’ils répondent à ces commandes privées, recentrer le débat déjà ancien des rôles respectifs de l’artiste et de l’architecte autour de leurs propres préoccupations, et en tirer des conclusions dès 1882. À l’œuvre se trouve Renoir, dans son rôle peu connu de théoricien, sans les écrits duquel la pensée des impressionnistes à ce sujet ne serait pas connue. Alors qu’il avait fustigé, dans une lettre publiée en avril 1877 dans l’éphémère journal L’Impressionniste, le rôle néfaste de l’architecte dans la conduite des peintres et des sculpteurs, Renoir divise quelques années plus tard les rouages artistiques en deux entités plus larges. Dans les multiples brouillons d’un texte qu’il rédige entre 1882 et 1884 et dont il désire former une Grammaire dédiée à tous ceux qui aiment l’art et à ceux qui veulent en faire carrière, Renoir estime qu’« il y a deux personnalités nécessaires pour être un peuple artiste : le jouisseur et le producteur, l’un ne peut rien sans l’autre. Le producteur s’épuise en vains efforts s’il n’a pas son jouisseur [28] ». Les réflexions de Renoir transcendent l’habituelle opposition entre artiste et architecte pour interroger les liens entre artiste et commanditaire. La distinction producteur-jouisseur, que Renoir énonce en des termes presque ethnologiques, déplace le poids des responsabilités vers l’amateur : c’est à lui, avance-t-il, d’encourager l’artiste : « Un artiste n’est que le bras de celui qui commande [29] » ; et c’est à lui, poursuit-il, qu’il faut avant tout s’adresser : « C’est donc l’œil du jouisseur que je veux ouvrir et non celui de l’artiste [30]. » Renoir semble cependant hésiter sur un point. Tantôt il remet au producteur le soin de trouver le jouisseur : « C’est donc le jouisseur qu’il faut trouver [31] ». Tantôt il blâme l’incapacité des jouisseurs à trouver les producteurs : « Les artistes existent, on ne sait pas les trouver. Un artiste ne peut rien si celui qui le fait produire est un aveugle [32] ».
20Dans ces conditions, il n’est donc pas étonnant de constater que la charnière de 1882-1885 – période des écrits de Renoir, et où Monet et Morisot se concentrent sur des projets décoratifs à destination de leur cercle intime, sans doute plus à même de leur laisser toute liberté – correspond à la transition entre publicisation et rétractation de l’intérêt impressionniste pour la décoration. Ayant recentré le débat en déplaçant la responsabilité de l’encouragement artistique de l’architecte vers l’amateur, soit du concepteur du mur vers son possesseur, les impressionnistes n’ont qu’une alternative. S’ils veulent continuer à explorer le domaine de la décoration picturale, il leur faut, ou trouver des « jouisseurs » capables de leur offrir des murs sans les contraindre – ce qui s’avère difficile dans l’absolu, et dans les faits possible uniquement et ponctuellement auprès de leurs proches –, ou élaborer des décorations capables de se passer du mur – ce qu’ils vont précisément faire. Cela représente le plus spectaculaire glissement d’une phase à l’autre de l’histoire de la décoration impressionniste : au tournant des années 1880, la décoration impressionniste est en passe de se détacher du mur. L’enjeu, pour l’artiste, revient à considérer que la décoration n’appartient plus au mur – lui étant absolument dépendante pour être intelligible, c’est-à-dire pour incarner l’idée qui a présidé à sa création – mais que tout mur appartiendra à l’œuvre décorative que l’on y apposera – auquel cas elle fera sens, indépendamment d’un espace unique qui la prédéterminerait, quel que soit le mur sur lequel on l’accrochera.
Claude Monet, Les Dindons (décoration non terminée), 1877, Paris, musée d’Orsay
Claude Monet, Les Dindons (décoration non terminée), 1877, Paris, musée d’Orsay
21Ce basculement prémunira les décorations impressionnistes d’un danger qu’ont connu celles qui ont été créées pour un espace précis : la disparition de leur contexte, et donc celle d’une partie de leur sens. Deux ensembles fondamentaux des années 1870 ont subi cet outrage dont on peut néanmoins retrouver la portée en faisant l’archéologie de leur contexte d’origine. Là où les écrits de Renoir éclairent sur l’évolution théorique du concept de la décoration impressionniste, ces ensembles nous donnent les clés des développements formels à venir. À l’été 1876, Monet est invité par Ernest Hoschedé à intervenir au château de Rottembourg, à Montgeron. Monet s’installe pour plusieurs mois et s’inspire du parc alentour. Dans une pièce traditionnellement désignée comme le grand salon, côté parc, Monet investit un espace compartimenté, lambrissé, troué de multiples portes et fenêtres. La configuration de ce dernier ne semble pas avoir été modifiée pour ses travaux, et il y a de fortes raisons de penser qu’ils ont au contraire été conçus pour s’y adapter. Leur hauteur est en effet toujours identique (173 cm), ajustée à l’espace surmontant une plinthe de 70 cm tandis que leur largeur varie : le quatrième panneau ne fait que 140 cm de large alors que les trois autres oscillent entre 172 et 174 cm, ce qui correspond aux seuls espaces disponibles pour les accueillir. Il est ainsi possible, par de simples mesures, de déterminer que La Chasse se trouvait sur le mur donnant sur le parc, ayant probablement face à lui Les Dindons, tandis que Coin de jardin à Montgeron et L’Étang à Montgeron se trouvaient d’un côté ou de l’autre de la pièce, légèrement en quinconce, sur les deux mêmes murs. Le reste des sections est trop étroit pour que les tableaux aient pu y être accrochés. Bien que nombre de questions restent sans réponse à propos de cette décoration, on peut comprendre, sur la foi des mesures et des lieux qui n’ont guère changé, le parti pris adopté par Monet. Sans surprise, mais à une époque où ce n’est courant ni dans la décoration publique, ni dans les propositions impressionnistes, Monet œuvre en paysagiste et choisit de représenter trois aspects du jardin de Montgeron, ainsi qu’une allée forestière locale. Il n’harmonise toutefois ses panneaux ni en termes de composition (les lignes d’horizons et les points de vue varient largement), ni en termes de coloris. On peut, en revanche, appréhender, considérant les tableaux dans leur contexte, la probable clé de cette décoration dans le rapport constant entre intérieur et extérieur. La présence de nombreuses fenêtres donnant sur le parc, et d’au moins une grande glace, à l’opposé d’une porte autrefois ouverte sur l’extérieur, peut indiquer que les tableaux de Monet jouaient eux aussi le rôle d’ouvertures vers le jardin, associant, voire substituant une vision picturale à la réalité tangible. Le panneau des Dindons renvoyait à l’instar de la grande glace un reflet modifié de la réalité. Mais au lieu de donner à voir l’intérieur de la salle à manger, le panneau transportait le regard à l’extérieur, au bout du parc, le château en point de mire. Monet, qui au passage avait ôté le fronton central et changé en brique la pierre claire de l’édifice, bousculait dans sa décoration les termes de la vision en livrant une version fragmentaire du parc, organisée moins en fonction de la perception intérieure des occupants de la pièce qu’en un jeu d’associations et de contrastes. Il demandait à l’œil de ses mécènes une mobilité double : d’une part, pour lier réel et représentations picturales, de l’autre, pour supporter les contrastes entre les vues intérieures de l’extérieur, et les vues extérieures donnant vers l’intérieur. Cette façon de jouer avec l’environnement direct de la décoration, contingente de l’espace pour laquelle elle est peinte, est à Montgeron la plus poussée et la plus aboutie, dans le registre du paysage. Seul Renoir, dans les mêmes années, atteint ce même seuil d’inscription dans l’espace, au moyen de la figure.
22En 1876, Renoir exécute deux panneaux pour la cage d’escalier de l’hôtel de Georges et Marguerite Charpentier, 11 rue de Grenelle à Paris. Deux figures indépendantes presque grandeur nature [33], un homme et une femme élégamment vêtus, se détachent devant le même fond gris et jaune, une main appuyée sur les arabesques de la rampe en fer forgé, l’autre levée à hauteur du visage. À l’exception du regard de la figure féminine, seul tourné vers le spectateur, les deux panneaux jouent sur une forte symétrie : celle des attitudes des personnages et du décor, organisé par l’opposition des courbes de la rampe et des bandes grises et jaunes. Bien qu’aucune interaction ne lie ces deux protagonistes – qui ne manquent cependant pas d’évoquer le couple Charpentier –, il demeure évident que ces panneaux forment une paire, mais il n’y a trace entre eux d’aucun dialogue. Celui-ci demande à être formé dans l’esprit du regardeur, lequel forme en réalité le troisième élément de cet ensemble décoratif : c’est, en effet, au visiteur entrant dans la demeure que s’adressent les deux personnages, l’impliquant par écho à leur duo et l’invitant à gravir les marches de cet escalier qui reprenait probablement les courbes de celui de la rue de Grenelle malheureusement détruit. En l’absence de traces matérielles de ce volume, il est impossible de savoir où et comment les tableaux s’y trouvaient accrochés ; l’effet d’illusion et de répétition des figures et de la rampe invite cependant à considérer que la mise en abyme ne pouvait fonctionner sans le contexte de l’hôtel Charpentier habité de ses occupants.
23Dans ces deux décorations majeures de la période, tant Monet que Renoir associent le mur à leurs projets à un degré qui ne sera plus atteint par les impressionnistes. Plus encore que l’adéquation des dimensions des œuvres aux espaces, c’est la corrélation que les artistes établissent entre leur programme, les commanditaires et la fonction du lieu qui est remarquable. Rue de Grenelle, Renoir peintre de figures place le mur dans un rapport de connivence avec l’invité ; à Montgeron, Monet paysagiste envisage le mur face au jardin, et la décoration comme un jeu visuel entre la maison de plaisance et le parc dont elle est indissociable. Dans le premier cas, la cloison s’affirme et semble prendre vie, puisque la figure s’en extrait quasiment pour venir saluer le nouvel entrant, tandis que dans le second, elle s’efface pour s’ouvrir vers l’extérieur. Les deux dynamiques à venir de la paroi décorative impressionniste sont déjà à l’œuvre dans ces deux projets fondamentaux : tantôt support, versée vers l’intérieur et se projetant vers le regardeur ; tantôt filtre, portée vers l’extérieur et projetant le regardeur vers un au-delà de la matérialité de l’œuvre et de son support.
Affirmer le mur : projeter le mur dans l’espace du regardeur
24Au début du xxe siècle, Renoir écrit la préface d’une réédition de la traduction française du Libro dell Arte de Cennino Cennini établie, en 1858, par le peintre Victor Mottez [34]. À travers ces trois protagonistes émergent autant de clés rétrospectives, qui nous permettent de resituer l’impressionnisme dans une recherche engagée au début du siècle précédent. Victor-Louis Mottez (1809-1897) appartient aux peintres du xixe siècle « qui voyaient dans la peinture murale la forme suprême de leur art, la seule, même, qui comptât vraiment [35] ». Élève d’Ingres, qui avait tenté de peindre à l’huile directement sur le mur à Dampierre, Mottez tente de restaurer la pratique de la fresque, doublant ses essais picturaux d’un retour au texte de Cennini. Les Primitifs, dont ce dernier clôt l’ère en même temps qu’il ouvre vers la Renaissance, apparaissent aux rénovateurs de la fresque comme des modèles insurpassables. Leur propre approche se réclame du Trecento giottesque : leur peinture fait techniquement corps avec le mur, et ils s’y adaptent en peignant avec une ligne et des tons clairs. Renoir, mais aussi Degas et Cassatt, connaissent ces expérimentations et partagent certains de ces intérêts. Tous trois admirateurs d’Ingres, ils sont parmi les impressionnistes les meilleurs connaisseurs de l’Italie dont ils ont rapporté de vives émotions. Le jeune Degas fréquente à Rome l’Académie de France où le directeur, Victor Schnetz, engage les pensionnaires à regarder les Primitifs ; il s’intéresse aux fresques romaines en Campanie et copie une fresque de Giotto à Assise. Vollard rapporte en outre les propos d’un Degas âgé déclarant : « Ça a été le rêve de toute ma vie de peindre des murs [36] ». Renoir, plus avant dans sa carrière, se rend en 1881 en Italie et, outre les fresques de Raphaël à la Farnésine, recommande leurs précédents antiques : « Allez voir le musée de Naples, pas les peintures à l’huile, mais les fresques [37] ». Quant à Cassatt, son éducation cosmopolite l’a menée en Italie, notamment en 1871-1872 où elle visite Turin, Rome et s’installe pour huit mois à Parme. Caillebotte, ancien élève de l’École des Beaux-Arts, s’ajoute à ce groupe dont il conduit l’une des plus singulières tentatives d’entrer en émulation avec la fresque.
25Le 10 août 1877, une société en nom collectif pour Alphonse Legrand, un ancien commis de Durand-Ruel, et Renoir, en commandite pour Caillebotte, est établie pour dix ans pour l’exploitation du ciment MacLean blanc et teinté. L’entreprise, pour laquelle Caillebotte emprunte une somme considérable [38], suscite également l’enthousiasme de Pissarro, mais semble avoir déçu les espoirs des peintres, la société étant dissoute dès avril 1878. Il n’en reste pas moins que l’on connaît aujourd’hui six œuvres de Renoir en ciment MacLean, toutes datés de 1877, et une « Peinture sur ciment » ainsi désignée par Pissarro lorsqu’il la présente à l’exposition impressionniste de 1880. Le peintre d’Eragny écrit d’ailleurs à Murer, le 2 juillet 1878 : « Aujourd’hui je fais un essai de ciment chez Legrand [39] », preuve que les expérimentations continuent alors que la société a déjà administrativement disparu. Avec le ciment MacLean, Renoir, Pissarro et peut-être Caillebotte ne poursuivent pas d’autres recherches que celles que mènent Degas et Cassatt à la même période et qu’ils exposent en nombre en 1879, juxtaposant des œuvres présentées comme « essence », « détrempe », « couleur à la détrempe » ou encore « détrempe à pastel [40] ». Écartant l’usage de l’huile sur toile et s’opposant donc au tableau de chevalet, Renoir et Pissarro approchent, grâce au ciment MacLean, des caractéristiques de la fresque dans des œuvres qui oscillent entre décoration et objet d’art (la connaissance de leur contexte, aujourd’hui perdu, aurait permis de trancher). Les visées d’une matérialité accrue du résultat, rugosité du ciment ou sécheresse poudreuse de la détrempe ; d’une exécution nécessairement rapide demandée par des matériaux au fort pouvoir siccatif ; de tons plus doux et moins brillants ; d’une apparence plus plane et plus mate du résultat ne peuvent se comprendre que dans une perspective de rénovation de la décoration murale et ornementale, ancrée dans le contexte d’une effervescence expérimentale qui occupe les impressionnistes pendant environ quatre ans, entre 1877 et 1880. Abandonnée après cela dans ses contours les plus radicaux, elle se poursuit néanmoins sous d’autres formes dans les décennies suivantes. Dès 1881 et son voyage en Italie, Renoir réduit la quantité d’huile de ses couleurs, et choisit des toiles dont la préparation est faite de blanc de plomb non additionné d’huile, comme auparavant [41]. Ce faisant, il s’approche de nouveau des effets de la fresque, mais sans s’écarter aussi radicalement ni de la toile, ni du tableau de chevalet. Alors que dix années s’écoulent entre les nombreuses décorations de 1879 et les panneaux de portes pour Durand-Ruel (1889), on observe ainsi que Renoir ne renonce aucunement à développer son intérêt pour les apparences matérielles du décoratif, sans pour autant produire de décorations. Les intérêts décoratifs de Pissarro affichent la même continuité, ainsi que le montrent les lettres à ses fils et leurs papiers, dans lesquels on ne cesse de trouver, au gré de leurs échanges presque quotidiens, recettes et considérations picturales : en 1892, Pissarro fait savoir à Lucien qu’il est « allé faire hier un essai de détrempe comme les anciens la faisaient [42] » chez un certain M. de Pereira, puis en 1893 et 1895, il envoie successivement les recettes de peinture à l’œuf (qu’il tient de Zandomeneghi) et de gesso à ses fils [43]. Ces explorations sont un premier contact, technique, avec la matérialité du mur. Qu’ils s’en approprient le support avec le ciment MacLean, ou qu’ils en travaillent les matériaux de la couche picturale avec la détrempe, les impressionnistes commencent donc, à la fin des années 1870, par se confronter au mur en tant que paroi physique.
26Les impressionnistes ressortissent également à une typologie classique de formes ornementales – trumeau, relief et bordure – qui n’existent pas en l’absence du mur et ont pour vocation, pour la troisième, d’en aménager la transition avec les œuvres d’art qu’il supporte. Ces trois formes explorent le plan et le contour. Elles doivent être appréhendées comme les composantes d’une composition décorative générale : leur existence se comprend dans le cadre du tout formé par l’ensemble des éléments décoratifs d’une pièce, solidaire d’un espace clos qu’elles contribuent à structurer et à aménager sans en compromettre l’unité. Tel est Vénus va demander des armes à Vulcain, le trumeau de Berthe Morisot dont Julie Manet rappelle qu’il a « été fait après [son] entrée rue de Villejust vers 83 ou 84 pour être mis dans le salon blanc au-dessus de la grande glace Louis XIV qui elle-même était sur la cheminée [44] ». Seul tableau de l’artiste exposé dans son salon, où Mallarmé se souvient que « les lambris Empire encastrèrent des toiles d’Édouard Manet [45] », il s’agit de la première décoration de Morisot, inspirée d’un carton de tapisserie de Boucher. En prévision de cet espace en hauteur, Morisot choisit deux figures vues da sotto insu qu’elle isole sur un fond brossé de sa touche énergique. Les nuées, peu perspectives, ne se dégagent ni chez Boucher ni chez son émule : Morisot respecte le mur pour lequel elle peint cette œuvre, qu’elle n’ouvre pas sur un au-delà pictural, et le miroir contigu, qui renvoie à l’espace du salon. La figure principale, placée parallèlement au plan de la représentation, affleure et se trouve précédée du mouvement des colombes, qui s’envolent quasiment de l’espace pictural vers celui du regardeur. La dynamique de la composition la dirige vers ce dernier ; elle part de la paroi pour investir la pièce qu’elle décore.
27N’est-ce pas le principe même du relief ? Deux bas-reliefs de Degas (La Cueillette des pommes, daté de 1881-1882) et de Morisot (La Toilette, 1894) attirent en ce sens notre attention. Des unica dans leurs productions respectives – même si l’on sait que Degas avait modelé un grand relief, aujourd’hui disparu, avant 1870, avec lequel on a parfois confondu celui-ci, retrouvé dans son atelier – ces deux sculptures ont un statut très particulier. Degas a créé un nombre très important de statuettes, dont la plupart sont retournées à néant dans le secret de l’atelier ; Morisot n’a modelé qu’une autre sculpture, un portrait de sa fille en 1886. Leur volonté de travailler le relief n’est pas anodine. D’un point de vue plastique, le relief est par essence dépendant du mur. Compagnon idéal de l’architecture, qui lui offre son support, il est aussi émule et rival de la peinture, avec laquelle il partage le plan – qui le borne en profondeur –, les formats – dans lesquels il est contenu latéralement – et jusqu’à la « couleur » – selon un débat traversant le xixe siècle, portant sur la capacité du relief à exprimer le ton selon son degré d’extraction du plan. D’un point de vue historique, il trouve généralement sa place aussi bien à l’extérieur des édifices qu’en leur sein, dans des pièces où ses usages sont également ceux des tableaux : trumeaux de portes et de cheminées. Aussi, bien que leur destination n’ait jamais été totalement élucidée [46], les reliefs impressionnistes montrent les peintres aux prises avec des enjeux qui dépassent ceux de la peinture dans leur tridimensionnalité, mais non dans le domaine de la perception. Alors que Degas et Morisot choisissent des dimensions proches de celles de leurs tableaux et que les sujets retenus pourraient être aussi bien traités en peinture [47], le recours à la cire ou à la glaise dénote un désir de ne se concentrer que sur le volume et la lumière. En explorant par leurs propres moyens l’« ambiguïté intrinsèque » du relief, pour reprendre la formule de Claire Barbillon [48], ils s’arrêtent sur la valeur du plan en art, et partant, s’interrogent sur l’inscription de l’œuvre d’art dans son environnement (le mur, le volume de la pièce) et dans le champ sensoriel de ses occupants vers qui l’œuvre, dès lors, est tendue. Cela représente, au premier chef, une réflexion décorative, et l’on peut postuler, au moins à propos de La Toilette, qui emprunte à l’iconographie du xviiie siècle et fut comparée dès son exposition publique à l’art de Clodion, que ces reliefs sont deux décorations auxquelles le mur fait défaut, soit qu’ils aient été conçus sans destination précise, soit qu’ils n’en aient jamais effectivement rejoint. Éléments singuliers du travail effectué par Degas et Morisot [49] autour des enjeux de la décoration, ce sont aussi des fragments matériellement isolés.
28Les impressionnistes ont travaillé cette question de la disjonction entre le mur et l’œuvre telle qu’ils la produisaient, puisqu’ils semblent avoir très tôt, voire pour certains dès le début, renoncé à peindre directement sur la paroi. Ils ont alors proposé deux solutions : ou organiser, au moyen de bordures, la transition de l’œuvre vers le mur, ou convoquer ce dernier, par un procédé fictionnel, dans l’œuvre picturale elle-même. Renoir a eu recours aux deux options. En 1887, il expose chez Georges Petit ses Grandes Baigneuses avec le sous-titre Essai de peinture décorative, qui rappelle le choix de Monet au moment de présenter Les Dindons. Mais un dessin nous présente l’œuvre telle que l’artiste l’envisage avant son exposition, éclairant ce sous-titre : elle est entourée d’un élément décoratif dans lequel il n’est pas interdit de voir un cadre, mais qui tient davantage de la bordure de tapisserie – telle, d’ailleurs, qu’en peindront les Nabis et que Renoir lui-même, vers 1912-1913, en projettera pour une tapisserie non réalisée commandée par la ville de Lyon. La bordure évoque, de plus, celles des tapisseries d’Aubusson dont l’artiste avait très certainement connaissance, ce que laisse à penser la grande parenté entre un Paysage, projet de tapisserie de 1890 (musée d’Orsay) et les tentures limousines. Au moyen de ces bordures non réalisées, Renoir fait plus que tenter de susciter une commande de décoration. Il s’empare, comme Degas et Cassatt l’avaient fait autour de 1879 en expérimentant une nouvelle baguette et des cadres colorés pour leurs tableaux, de l’élément assurant la transition entre l’œuvre peinte et son espace. Alors que sa composition s’inspire du Bain des Nymphes de Girardon, relief en plomb auquel Renoir reprend le traitement des corps émergeant d’un fond sans profondeur, et alors que des contemporains ont comparé l’œuvre à une « tapisserie persane [50] », l’artiste explore sur le papier cet espace qui est, à ses yeux, celui de la décoration : un plan intermédiaire, à la surface du mur, quelque part entre la nudité de la paroi et le volume habité de la pièce. La bordure décorative, empruntée à la tapisserie, est le moyen et le symbole de ce passage ; elle matérialise, par sa planéité continuant le mur comme par sa proximité iconographique avec l’élément végétal du tableau, un entre-deux spatial et perceptif que Renoir redonne à la peinture. Cet espace n’appartient pas à la peinture de chevalet, que l’on accroche sur le mur et que le cadre isole, mais à une peinture qui est décorative parce qu’elle fait corps avec la muraille grâce à la médiation de son pourtour. Huit ans plus tard, avec plus de malice et d’affirmation, La Source de la fondation Barnes (c. 1895), peinte pour Paul Gallimard, reprend les mêmes ressorts : un nu dans un paysage peu circonstancié, affleurant à la surface de l’œuvre sur un mince arrière-plan. Pareillement, l’artiste prend soin de ne pas ouvrir outre mesure l’espace qui l’accueille, en la situant devant un mur de rochers, pas plus que de projeter sa figure trop avant vers le regardeur, ce qu’il condamnait par exemple dans La Danse de Carpeaux [51]. Mais, cette fois, Renoir s’assure que l’œuvre bénéficiera des « parergues [52] » qu’elle mérite, en feignant l’inclusion de sa figure dans un encadrement de pierre qui l’apparente à une niche. Pour mieux souligner la tension à l’œuvre dans ce plan intermédiaire, Renoir manifeste, dans son cadre de pierre feinte, les deux directions opposées à la croisée desquelles se tient l’ouvrage : sa signature, comme taillée dans la pierre, nous renvoie à la notion de profondeur, tandis que le drapé qui s’échappe de dessous la source, recouvrant la pierre, s’engage vers l’avant, hors du mur, hors du tableau, dans l’espace du spectateur. Ce plan est décidément décoratif : il est, avec cette œuvre synthèse de la fin de la période, éclatant dans son hybridité, tout à la fois pictural et minéral, planéité et relief, couleur et matière.
29Une dernière dimension caractérise la décoration que ces recherches font émerger : celle du rapport s’exerçant entre le regardeur et l’œuvre décorative. Là où sa matérialité et ses contours s’établissent dans le plan, ce rapport s’exerce a contrario, dans le vis-à-vis de l’homme et de ce qui devient, de fait, son environnement. Mais les qualités développées par l’œuvre – la versant vers l’intérieur, la projetant vers son regardeur – réduisent la portée de cette confrontation. Le refus d’ouvrir la composition sur un espace perspectif ou, comme on verra bientôt, mental, engage les peintres dans une voie que la critique des années 1870, aussi déplaisante fût-elle, n’avait peut-être pas pointée sans raison. La planéité de l’œuvre décorative mettant une limite à la représentation mimétique du réel, c’est avec formes et couleurs, et en conséquence par des effets de rythme que la composition s’anime, jusqu’à trouver un point d’équilibre. La « surface plane recouverte de couleurs en certain ordre assemblées » que Maurice Denis, théorisant l’apport nabi, établira bientôt comme vérité de l’œuvre d’art n’est pas encore invoquée, et la prétendue peinture par tache raillée par les premiers critiques de l’impressionnisme est déjà loin. Il n’est toutefois pas surprenant de constater que, dans la seconde moitié des années 1880 et au tournant des années 1890, le nu revient en force chez Renoir et Morisot dans des œuvres qui se réclament ouvertement d’une recherche décorative – les Grandes Baigneuses du premier, les scènes mythologiques et la suite de baigneuses ou de bergères de la seconde. Le recours à cette forme classique, inépuisable et plastique, leur offre la possibilité d’une peinture non narrative, composée par masses même dans le plus grand délinéament, où le corps devient un signe visuel éminemment décoratif : une peinture harmonieuse, dont la calme beauté gagne le regardeur dans l’espace même de son intérieur.
Dépasser le mur : projeter le regardeur au-delà du mur
30À la fin du xixe siècle, l’un des principaux enjeux de la décoration murale, synthétisé dans le langage des ateliers par une interrogation – faut-il « trouer le mur » ? – prend un tour nouveau, dans le domaine privé, à la faveur du développement d’une nouvelle conception de l’intérieur. Dans le contexte d’une urbanisation accrue et d’un sentiment de brusque accélération du quotidien, l’intérieur domestique se fait le réceptacle de valeurs nouvelles, opposées à celles du monde extérieur. Devenant un refuge intime permettant d’« échapper au déluge sensoriel de la métropole [53] », l’intérieur est progressivement perçu comme le lieu d’« un théâtre d’interaction dynamique et réciproque entre sujet et objet [54] » où le rôle des arts décoratifs évolue pour en faire les interlocuteurs d’un dialogue psychique : leur agencement dans le cadre domestique n’agit plus « comme un rassemblement d’objets matériels, mais comme un lieu de découverte du soi [55] ». Cette vision liant décoration intérieure et intériorité psychologique, mise en évidence par Debora Silverman, prend racine dans la vie et l’œuvre des frères Goncourt. Ce sont eux les premiers, dès 1869, à ériger l’intérieur de la maison en un sanctuaire privé « activateur de la vibration nerveuse et de la suggestion visuelle [56] » – une conception que Huysmans portera au pinacle dans À Rebours (1884).
31Le milieu des années 1880 est, par ailleurs, le moment d’une remise en cause importante pour les impressionnistes. Alors que Renoir déclare s’être senti arrivé « au bout de l’impressionnisme [57] » et y répond en allant trouver en Italie l’inspiration des développements que nous venons d’évoquer, Pissarro et Monet opèrent de similaires tournants. Pissarro, vers 1885-1886, adopte le point à la suite de Seurat, Signac et son fils Lucien, puis obtient qu’une salle de la dernière exposition impressionniste leur soit dédiée. Monet entame de son côté une « décentralisation » de son impressionnisme, ainsi que l’a formulé Paul Tucker [58], au fil d’une suite de voyages d’où émergent les prémices des séries des années 1890. Belle-Île, Antibes, les premières meules à Giverny, la Creuse : autant de jalons du renouveau qui mènera aux succès de la dernière décennie du siècle. Aussi, lorsqu’à la faveur d’un manuscrit révélé par Belinda Thomson, l’on découvre Pissarro affirmant que la peinture impressionniste n’est pas « sans nul au-delà », y a-t-il lieu de s’interroger sur les liens entre cette assertion et l’évolution des productions des deux artistes. En effet, dans son célèbre article sur Gauguin de 1891 [59], Gabriel-Albert Aurier, tout à sa démonstration de l’apport nouveau de l’art de Gauguin, oppose terme à terme les productions impressionnistes et celles de la nouvelle avant-garde, jugeant les premières réalistes, les secondes au contraire idéistes et symbolistes. Sa franche condamnation, selon laquelle les impressionnistes produisent « des œuvres qui ne seront que la fidèle traduction, sans nul au-delà, d’une impression exclusivement sensorielle, d’une sensation [60] » provoque la désapprobation de Pissarro [61] qui annote les marges de son exemplaire d’un dubitatif « Pourquoi sans nul au-delà [62] ? », estimant que la peinture impressionniste ne fait pas autre chose. Entre 1885 et la date de cet article, la réorientation de l’impressionnisme opérée individuellement par Pissarro et par Monet s’empare de cette donnée – l’existence d’un au-delà de la peinture – mais aussi de la sensation éprouvée face à l’œuvre. Si les résultats plastiques de leurs travaux divergent fortement, leurs buts et leurs réflexions se rejoignent. Monet par le pinceau et Pissarro par le verbe opèrent et éclairent alors respectivement la transformation d’une branche de l’impressionnisme « historique » en un art sous-tendu par des données décoratives. Une formule de Pissarro résume ce pivot. En 1887, quelques jours après l’ouverture de l’Exposition internationale chez Georges Petit, il écrit à Lucien à propos des vues de Belle-Île de Monet, exposées en grand nombre :
L’aspect, évidemment, est décoratif, mais aussi la finesse manque et la rudesse est accentuée ; je ne sais si cela tient à notre vision qui évolue vers l’harmonie et qui demande un art moins décorateur, tout en étant décoratif [63].
33Au sortir des années 1870 et du début des années 1880, où Monet, Renoir, Caillebotte, Morisot et lui-même ont produit des décorations au sens traditionnel du terme (panneaux de porte, dessus-de-porte, trumeaux), Pissarro nomme la transformation qu’il appelle : le passage d’un art « décorateur », c’est-à-dire dépendant de contraintes extérieures, à un art « décoratif », pour lequel cette qualité est intrinsèque à l’œuvre. Peu importe que les vues de Belle-Île ne soient pas conçues comme des décorations pour un espace précis : pour lui, l’important est que le caractère décoratif des œuvres ne soit pas un aspect superficiel affleurant après coup, mais soit au contraire à la base de leur conception. Pour Pissarro, ce caractère décoratif émerge de trois qualités – synthèse, harmonie et unité, conçues et invoquées dans un rapport d’équivalence – qui se résument en une capacité à faire ensemble. Au moment où il cherche à atteindre ces deux buts au moyen du point, Pissarro ne s’aperçoit pas que Monet s’y emploie par d’autres biais. Déjà son opinion s’infléchit quelques années plus tard, alors qu’en 1891 Monet présente la série des Meules chez Durand-Ruel, où il trouve l’harmonie, et où l’unité ne manquerait plus que dans le faire pictural :
Je me suis demandé ce qui pourrait manquer : […] ce n’est certes ni dans la justesse ni dans l’harmonie, ce serait plutôt dans l’unité de l’exécution que je trouverais à redire. […] C’est égal, c’est un bien grand artiste [64] !
35Enfin, en 1895, Pissarro est définitivement conquis par les Cathédrales et ne cesse de presser Lucien de venir voir l’exposition à Paris.
Je regretterais, cependant, que tu ne sois ici avant la fermeture de l’exposition de Monet : ses Cathédrales vont être dispersées d’un côté et de l’autre, et c’est surtout dans son ensemble qu’il faut que cela soit vu. […] C’est l’œuvre d’un volontaire, bien pondéré, poursuivant l’insaisissable nuance des effets que je ne vois réalisée par aucun autre artiste [65].
J’y ai trouvé une unité superbe que j’ai tant cherchée [66].
37Chez Pissarro, l’association de la quête d’unité, de synthèse et d’harmonie au décoratif – qu’il envisage d’abord d’un point de vue plastique (via le point) puis sous d’autres formes face à l’exemple de Monet – se renforce au contact de trois critiques dont il partage l’amitié avec ce dernier : Octave Mirbeau, Gustave Geffroy et Georges Lecomte. Dès la fin des années 1880, tous trois ne cessent en effet d’insister sur les qualités poétiques, harmoniques et rythmiques de leur peinture, qu’à l’instar d’Aurier pour Gauguin, ils résument en une qualité décorative qui en serait la conséquence. L’adjectif, dès lors, est martelé par les trois auteurs, et essaime plus largement dans le vocabulaire des critiques contemporains. Sous leur plume, à une époque où l’impressionnisme risque d’être marginalisé par de nouveaux courants, l’enjeu réside dans la capacité du mouvement à dépasser la seule sensation sensorielle et à l’associer à une dimension mentale. Il s’agit, pour les défenseurs de l’impressionnisme, d’éviter sa disqualification. Il s’agit également, pour les peintres, de s’extraire du cliché réducteur selon lequel l’artiste impressionniste est avant tout « un œil », qui voit et reproduit sur la toile la sensation qu’il a reçue. Le décoratif devient le vecteur de ce dépassement. Parce qu’il est le produit de notions abstraites qui dépassent la seule représentation, parce qu’il revient à chaque peintre de l’incarner plastiquement dans son œuvre, et parce que seul l’esprit peut l’appréhender, le décoratif est le moyen d’une ouverture de l’œuvre d’art vers un au-delà mental. La référence à un au-delà sur lequel ouvrirait le tableau – ni fenêtre ouverte sur un paysage, dans la tradition albertienne, ni coin de la création vue à travers un tempérament, comme l’avait autrefois formulé Zola – est tout à la fois stratégique et fondée. Elle donne une densité nouvelle à l’impressionnisme tel que l’envisagent Monet et Pissarro, loin de la vision simpliste qui ne ferait de leur art qu’une réponse physique à une sollicitation optique : celle d’un art apte à répondre, à côté des productions qui se réclament de l’idée, aux problématiques de la suggestion et du rêve. On ne s’étonnera pas, dès lors, de voir Pissarro envoyer À Rebours à Monet, à sa demande, dès décembre 1884 [67], pas plus que de lire sous la plume d’un intime de Monet, qui entame en 1895 son article en s’excusant de se faire critique d’art un instant, embrassant la série des Cathédrales « dans son unité puissante » :
C’en est fini de la toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent muante [sic] de la vie qui précède en la vie qui va suivre. Elle n’est plus comme immobilisée pour le spectateur. Elle passe. On la voit passer [68].
39Le mouvement qui entraîne chaque « état de lumière », ainsi que le désigne Clemenceau, d’une toile à l’autre de façon continue, est le vecteur de l’harmonie, et l’ensemble, formé de la juxtaposition des vingt œuvres que le tribun conjure le président Félix Faure d’acheter comme un tout, est décoratif. S’il revient au peintre de le créer, à partir de ce qu’il ressent devant le motif, il revient, de manière presque aussi cruciale, au regardeur de s’y abîmer à partir de sa propre sensation devant l’œuvre. L’outil forgé par Monet donnant de tels résultats est celui de la série, et Pissarro ne s’y trompe pas. Quand il presse Lucien de venir voir l’exposition, son désir est que son fils puisse s’y confronter pleinement avant l’éclatement du tout au gré de ventes individuelles, car la série est un moyen du décoratif, comme il y en eut d’autres cependant parmi les recherches impressionnistes.
40Monet explore la succession des états lumineux dans un motif donné, et généralement sur un objet particulier (meule, peuplier, cathédrale), développant par la série la décomposition, dans l’espace, d’un mouvement par essence transitoire. La fugacité de cet instant n’ayant de sens que dans le cadre d’un tout, Monet donne au spectateur la possibilité de prolonger, par l’esprit, le mouvement qu’il contemple. Clemenceau évoquera ainsi « la vision […] non pas de vingt, mais de cent, de mille, d’un milliard d’états de la cathédrale de toujours dans le cycle immense des soleils [69] ». Ces interprétations évoquent la philosophie de Bergson et son Essai sur les données immédiates de la conscience, thèse parue en 1889 dont le retentissement est aussi large qu’immédiat. Bergson s’y interroge sur ce qui est vécu par la conscience. Distinguant entre moi superficiel et moi profond, sensations superficielles extérieures et continuité de l’expérience intérieure, Bergson s’attache également à distinguer le temps, qui mêle durée et espace, de la durée pure. Détachée de l’espace, cette dernière « est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs [70] ». Ce n’est pas, pour lui, une forme immuable, mais la succession d’éléments simples et indivisibles, comme les sensations, qui se lient dans une continuité « comme font les notes d’une mélodie par laquelle nous nous laissons bercer [71] ». Une telle fusion d’états simples dans une série de ces mêmes états ne peut exister, continue Bergson, que par la médiation de la mémoire. Elle s’inscrit donc pleinement dans la conscience humaine, relevant non pas d’un moi superficiel, en prise avec la réalité extérieure, mais d’un moi profond, intérieur, où la durée est donnée immédiate de la conscience. Placé au cœur de la série exposée dans une même pièce – ce qu’invite à faire Adolphe Brisson face aux Cathédrales : « Regardez les vingt toiles […]. Placez-vous au centre de la salle, et contemplez-les comme vous contempleriez, du haut d’une colline, un beau paysage [72] » – le regardeur se retrouve acteur. L’opération par laquelle il replace mentalement l’œuvre qu’il observe dans une suite d’états lumineux est la synthèse mentale que décrit Bergson, ancrée dans l’intimité profonde de la conscience. La proposition de Monet, que la médiation de Pissarro permet d’appréhender, dépasse les contraintes de la décoration pour développer un potentiel décoratif. Et ce dernier, au sein de cette seconde branche des explorations décoratives impressionnistes, réside dans la capacité de l’œuvre d’art, contemplée dans un intérieur, à emporter le regardeur vers un au-delà dont lui seul a le secret, et à l’extraire du temps, contingent, ancré dans un ici et un maintenant, pour lui offrir l’expérience de la durée. L’œuvre décorative, devenant le moyen d’un repli subjectif propre à isoler des trépidations de la vie moderne, « troue le mur » selon une acception toute moderne : en faisant éclore une rêverie, suscitée par le tableau, qui s’efface devant le flux des émotions. « Et pour peu que vous ayez le sens de la peinture, conclut Brisson, vous éprouverez une véritable griserie [73] ».
41La chronologie est significative. La fin de siècle cristallise les problématiques du lien entre vie moderne et repli dans le cadre domestique, ainsi qu’entre exploration du moi et développements décoratifs de l’intérieur ; et la traduction plastique de ces derniers, ensembles décoratifs nabis ou issus du creuset de l’Art nouveau, n’étonnent pas et ont été bien étudiés. Pourtant, bien que formulées depuis les années 1870, les propositions décoratives impressionnistes n’ont fleuri pour le grand public – c’est-à-dire hors du cercle des proches et des intimes – que dans les années 1890, et au-delà jusqu’à une date avancée pour Renoir et Monet. Cela s’est traduit par un large engouement du public pour leur art. Cela a aussi pris la forme d’un renversement sémantique complet : là où, au début de la période, leur art est critiqué durement comme celui d’une « école décorative, c’est-à-dire secondaire », le même vocabulaire est associé aux travaux impressionnistes dans une perspective indubitablement laudatrice dès le début des années 1890. La décoration et le décoratif changent de valeur en l’espace d’une vingtaine d’années, et les impressionnistes sont des acteurs de premier plan de ce renversement.
42À cela, plusieurs explications sont possibles. Soit, dans les années 1870 et le début des années 1880, les impressionnistes retardent dans leur conception du décoratif, que la réalisation pour des espaces donnés rend mal adaptée aux commanditaires contemporains et à leurs demeures. Soit, à cette époque, la société n’est pas disposée à recevoir leurs propositions en matière de décoration, n’en éprouvant pas le besoin, et les impressionnistes les formulent trop tôt. Ces hypothèses se rejoignent lorsqu’on les observe dans la perspective du marché de l’art et à la lumière de quelques données historiques. Les impressionnistes proposent tous dans les années 1870, et tout au long de la période pour Morisot, Caillebotte, et Renoir dans une certaine mesure, une décoration encore largement imprégnée des conceptions traditionnelles : une décoration faite pour des espaces précis, dont une famille de commanditaires est en possession de manière durable, en quelque sorte conçue sur les principes de l’architecture palatiale où elle participe tout à la fois d’un décor global et d’un discours général visant à dire l’éclat de ceux qui peuvent y recourir. Or, si cela séduit ponctuellement des mécènes tels que les Charpentier et les Berard, une telle vision entre en contradiction avec la nature même de l’impressionnisme : rester sur ce modèle, pour les peintres, revient à ignorer que la société des acheteurs de leurs œuvres, quand bien même elle est issue du meilleur monde, fait preuve d’un goût novateur, surtout aux premiers temps du mouvement, en quelque sorte incompatible avec les valeurs de la grande décoration. Il n’est donc pas innocent qu’un marchand tel que Paul Durand-Ruel, encore largement dominant à cette période, n’encourage pas les peintres dans une voie qu’il considère probablement vouée à l’échec en tant qu’entrepreneur (bien qu’il commande, à titre privé, la décoration de portes à Monet et à Renoir pour son propre intérieur). Peut-être agit-il également par souci de simplicité : il est probablement plus simple, quand on peut vendre des tableaux de chevalet créés en dehors de toute contrainte, d’évacuer les vicissitudes du lien avec un commanditaire et un espace donné, et de ne se concentrer que sur la relation à l’artiste. Mais la question est avant tout celle de la demande. Le besoin d’une décoration picturale des intérieurs existe-t-il durant les quinze premières années de la Troisième République, alors que la France se relève d’une guerre qui l’a affaiblie territorialement, économiquement et moralement, qu’elle se cherche un régime et fournit un effort considérable pour retrouver son rang parmi les nations ? Le nombre réduit de décorations privées de cette période, impressionnistes ou non, y répond par la négative. En revanche, un besoin de repli et d’isolement se fait toujours plus vif, à la fin du siècle, dans la République installée mais en crise d’une France qui doute de ses valeurs, agitée de courants et de spasmes tels que l’anarchisme, le boulangisme ou l’affaire Dreyfus, située au sein d’une Europe travaillée par la montée des nationalismes et passionnée, entre autres, par l’exploration nouvelle et transdisciplinaire de la psyché humaine – et c’est à cette période, précisément, que le nombre de décorations privées explose.
43Que doit-on en conclure ? Tout d’abord, que la proposition impressionniste d’effectuer des décorations intérieures pour des espaces privés précède de près de vingt ans l’explosion de la demande telle qu’on l’observe à la fin du siècle et que, quelles qu’en soient les raisons, ce pan des intérêts des peintres se manifestera tout au long de leurs carrières – les parcourant toutes entières chez Monet, Renoir, Degas et Pissarro, plus ponctuellement pour Morisot, Caillebotte, Cézanne. Ensuite, qu’il n’est pas possible pour les impressionnistes, dans les mondes de l’art tels qu’ils se structurent dans la seconde moitié du xixe siècle, d’échapper au marché, qui partage avec l’évolution de leurs propres recherches la responsabilité du rythme inégal de l’émergence, aussi bien que de la transformation de leurs propositions en matière de décoration. Enfin, et c’est une conséquence directe des assertions précédentes, que ce n’est qu’au moyen d’une lent mais profond corps à corps avec les termes et les enjeux de la décoration – soit avec un héritage séculaire et la nécessité contemporaine de le modifier – mené en parallèle de leur production, puis la sous-tendant en grande partie, que les impressionnistes transforment radicalement ce qu’est la décoration picturale à la fin du xixe siècle : non plus tant une peinture conçue pour un espace précis, sans lequel elle ne serait plus, que des œuvres autonomes pour lesquelles le fait d’être apposées sur les murs d’un intérieur, ayant une valeur d’activation, permet de mettre en œuvre l’une des deux dynamiques explorées par les impressionnistes – tantôt paroi, enveloppant l’espace du regardeur à qui elle propose, dans un rapport toujours sensoriel, de se laisser envahir par la beauté de ses représentations, tantôt voile entrouvert vers un au-delà mental qui n’appartient, bien que révélé par la peinture, qu’au spectateur devenu acteur de la décoration.
44La décoration impressionniste, ainsi divisée en deux branches, explore le champ de la décoration privée de l’intérieur avec des moyens partiellement divergents : d’un côté, elle s’incarne en une peinture tournée vers son regardeur, envisagée comme un « bon fauteuil », selon les mots de Matisse au début du xxe siècle, et qui agit « comme un calmant cérébral [74] » ; d’un autre côté, elle s’offre à la manière du miroir d’Alice, au-delà duquel le regardeur devient maître du jeu, comme Alice, qui de pion devient reine [75]. Dans les deux cas, et bien que dans sa relative indépendance du mur, la trace de ces valeurs soit aujourd’hui trop souvent sortie du champ de l’analyse, la peinture impressionniste révèle ce qu’en définitive on pourrait appeler sa décorativité.
Envoi : vers Les Nymphéas
45Qu’il suffise pour finir de citer Monet :
On sait ce que les vingt années qui suivent cette confidence à Roger Marx ont fait de ce projet, et l’on mesure combien, avec cet acmé si personnel des développements impressionnistes sur la décoration, Monet joue avec les termes mêmes d’un demi-siècle de recherches. Cette peinture décorative, pour la première fois monumentale, précède les murs qu’on lui offre a posteriori ; et si l’écrin de lumière auquel elle est désormais organiquement attachée est marqué du sceau officiel, c’est à la seule gloire, « grâce à l’eau, à la fois transparence, irisation et miroir, […] de ce qu’on ne voit pas [77] ».Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là […] et, à qui l’eût habité, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri [76].
Notes
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[1]
Richard R. Brettell, Impressionnisme : peindre vite. 1860-1890, Paris, Hazan, 2009, p. 9.
-
[2]
Marine Kisiel, La peinture impressionniste et la décoration, 1870-1895, thèse de doctorat en cours sous la direction de Bertrand Tillier (université de Bourgogne) et Richard Thomson (University of Edinburgh).
-
[3]
Aux expositions impressionnistes : Monet, W 285 et W 416 ; Caillebotte, B 118, B 119 et B 120 ; Degas, Essai de décoration (aujourd’hui perdu) et L 532. Chez Georges Petit, en 1887 : Renoir, D 1292.
-
[4]
L’œuvre a été exposée par Monet, à la deuxième exposition impressionniste, en 1876, sous le titre (et avec la coquille) Paneau décoratif.
-
[5]
Sylvie Patry, « Renoir et la décoration, “un plaisir sans pareil” », dans le catalogue d’exposition Renoir au xxe siècle, Paris, Grand Palais, 2009, p. 44-59 ; « Monet et la décoration », dans le catalogue d’exposition Claude Monet, 1840-1926, Paris, Grand Palais, 2010, p. 318-325 ; « Renoir’s early career : from artisan to painter », dans le catalogue d’exposition Renoir, Between Bohemia and Bourgeoisie : The Early Years, Bâle, Kunstmuseum, 2012, p. 54-64.
-
[6]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, New Haven/Londres, Yale University Press, 2000.
-
[7]
Steven Z. Levine, Monet and his Critics, New York/Londres, Garland Publishing, Inc., 1976.
-
[8]
Soit, peu ou prou, durant la décennie de l’impressionnisme historique (1874-1886).
-
[9]
Soit après la décennie de l’impressionnisme historique et la présentation des Grandes Baigneuses de Renoir.
-
[10]
Baron Schop, « La semaine parisienne », Le National, 13 avril 1877, cité dans Ruth Berson, The New Painting : Impressionism. Documentation. I. Reviews, San Francisco, Fine Arts Museum of San Francisco, 1996, p. 189.
-
[11]
Armand Silvestre, « Chronique des Beaux-Arts », L’Opinion nationale, 22 avril 1874, cité dans Ruth Berson, The New Painting : Impressionism. Documentation. I. Reviews, op. cit., p. 39.
-
[12]
« A sort of decorative freedom ». Philippe Burty, « Fine Arts : The Exhibition of the Intransigeants », The Academy [Londres], 15 avril 1876, cité dans ibid., p. 65.
-
[13]
Baron Schop, « La semaine parisienne », Le National, 7 avril 1876, cité dans ibid., p. 106.
-
[14]
Philippe Burty, « Exposition des impressionnistes », La République française, 25 avril 1877, cité dans ibid., p. 123.
-
[15]
« Exposition des impressionnistes : 6 rue Le Peletier, 6e », La Petite République française, 10 avril 1877, cité dans ibid., p. 175.
-
[16]
Paul Sébillot, « Revue artistique », La Plume, 15 mai 1879, cité dans ibid., p. 239.
-
[17]
La circulation des décorations impressionnistes s’effectue, à cette période, ou en dehors des galeries, ou en leur sein sans que les œuvres décoratives ne soient présentées pour ce qu’elles sont.
-
[18]
Excepté Degas qui expose en 1881 son Projet de portraits en frise, mais ce n’est plus un tableau et l’œuvre est présentée hors catalogue.
-
[19]
Le grand mouvement de décoration des mairies de la Troisième République est encore débutant à cette période.
-
[20]
Philippe Burty, « Exposition de la société anonyme des artistes », La République française, 25 avril 1874, p. 2.
-
[21]
Henry Havard, Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration, Paris, Maison Quantin, 1887-1890, tome II, p. 43-51.
-
[22]
Gloria Groom et al., Beyond the Easel. Decorative Paintings by Bonnard, Vuillard, Denis and Roussel, 1890-1930, New Haven/Londres, Yale University Press, 2001, p. 2-3.
-
[23]
L’enjeu est probablement de pouvoir, à l’instar de Monet avec ses Dindons, montrer ensuite que cette compétence peut être mise au service d’un commanditaire, tel ce Monsieur H… (Ernest Hoschedé) mentionné dans le catalogue.
-
[24]
À ceci près que l’on reste dans le domaine de la décoration privée, et que ces amateurs n’ont pas de murs publics, « officiels », à leur offrir.
-
[25]
Correspondance de Camille Pissarro, éd. Janine Bailly-Herzberg, Paris, PUF puis Éditions du Valhermeil, 1980-1991. Lettre à Mirbeau n° 716 du 24 novembre 1891, t. III, p. 152.
-
[26]
Arsène Alexandre, « C’est la faute aux architectes », L’Éclair, 23 novembre 1891, p. 1.
-
[27]
Sauf Renoir sur le chantier de l’hôtel Bibesco, soit avant la période impressionniste.
-
[28]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 218.
-
[29]
Ibid., p. 211.
-
[30]
Ibid., p. 209.
-
[31]
Ibid., p. 218.
-
[32]
Ibid., p. 209.
-
[33]
165 x 63 cm.
-
[34]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 41-62 et p. 155-157.
-
[35]
Pierre Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995, p. 209.
-
[36]
Ambroise Vollard, Degas (1834-1917), Paris, Grès et Cie, 1924.
-
[37]
Lettre de Renoir à Charles Deudon, 22 décembre 1883.
-
[38]
Alors que Caillebotte emprunte 30 000 francs le 18 juillet 1877, la société est formée le 10 août suivant. À la mort de Caillebotte, Legrand lui doit encore 15 000 francs et la créance est réputée « désespérée ». Ibid., p. 353-354.
-
[39]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Murer, no 62 du 2 juillet 1878, t. I, p. 118.
-
[40]
Ann Hoenigswald et Kimberly A. Jones ont récemment montré, dans le catalogue de l’exposition Degas/Cassatt, Washington, National Gallery of Art, 2014, combien des techniques variées se cachent derrière ces appellations, qu’en définitive elles désignent comme « mixed medias ».
-
[41]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 66.
-
[42]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit. Lettre à Lucien, no 756, 7 février 1892, t. III, p. 198.
-
[43]
Ibid. Lettres à Lucien, respectivement no 915, 4 août 1893, t. IV, p. 353 et no 1161, 16 octobre 1895, t. IV, p. 101.
-
[44]
Catalogue de l’exposition Berthe Morisot, Lille, Palais des Beaux-Arts, 2002, p. 267.
-
[45]
Stéphane Mallarmé, Écrits sur l’art, Paris, éd. Michel Draguet, rééd. Flammarion, 1998, p. 352.
-
[46]
Le relief de Degas a peut-être été conçu comme une décoration funéraire après la mort de sa nièce, Marie Fevre (catalogue de l’exposition Degas, Paris, Grand Palais, 1988, p. 358) ; on ne sait rien du contexte de création du relief de Berthe Morisot.
-
[47]
C’est le cas de La Toilette qui est sculpté d’après une peinture de l’artiste, Le Bain (CMR 386).
-
[48]
Claire Barbillon, Le relief, au croisement des arts du xixe siècle, de David d’Angers à Rodin, Paris, Picard, 2014.
-
[49]
Le troisième relief conçu par un impressionniste est Le Jugement de Pâris de Renoir. Réalisé avec Richard Guino en 1914, il sort des bornes chronologiques de cette étude.
-
[50]
Propos rapportés par Octave Mirbeau, « L’exposition internationale de la rue de Sèze », Le Gil Blas, 14 mai 1887.
-
[51]
Robert L. Herbert, Nature’s Workshop : Renoir’s Writings on the Decorative Arts, op. cit., p. 77.
-
[52]
Chez Poussin et les théoriciens des Temps modernes, les parergues sont les marges, signifiantes et travaillées, de l’œuvre d’art.
-
[53]
Debora L. Silverman, L’Art nouveau en France. Politique, psychologie et style fin de siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 86.
-
[54]
Ibid., p. 86.
-
[55]
Ibid., p. 84.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ambroise Vollard, Renoir, Paris, 1920, p. 135.
-
[58]
Paul H. Tucker, Monet in the 1890s. The Series Paintings, New Haven/Londres, Yale University Press, 1989.
-
[59]
Gabriel-Albert Aurier, « Le Symbolisme en peinture : Paul Gauguin », Le Mercure de France, mars 1891, p. 155-165.
-
[60]
Ibid., p. 157.
-
[61]
Ainsi qu’une bataille d’idées menée par Mirbeau, Geffroy et Lecomte, comme l’ont montré Belinda Thomson et Richard Shiff. Belinda Thomson, « Camille Pissarro and Symbolism : Some Thoughts Prompted by the Recent Discovery of an Annotated Article », The Burlington Magazine, 124/946, janvier 1982, p. 14-21 ; Richard Shiff, « The Work of Painting : Camille Pissarro and Symbolism », Apollo Magazine, 136, novembre 1992, p. 307-310.
-
[62]
Belinda Thomson, « Camille Pissarro and Symbolism… », art. cité, p. 18.
-
[63]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Lucien, no 422, 14 mai 1887, t. II, p. 163.
-
[64]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Lucien, n° 658, 5 mai 1891, t. IIII, p. 72.
-
[65]
Ibid., Lettre à Lucien, n° 1138, 26 mai 1895, t. IV, p. 75.
-
[66]
Ibid., Lettre à Lucien, n° 1140, 1er juin 1895, t. IV, p. 78.
-
[67]
Correspondance de Camille Pissarro, op. cit., Lettre à Monet, no 262, décembre 1884, t. I, p. 324.
-
[68]
Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », La Justice, 20 mai 1895, p. 1.
-
[69]
Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », art. cité.
-
[70]
Ibid., p. 75.
-
[71]
Ibid., p. 77.
-
[72]
Adolphe Brisson, « Claude Monet », La République française, 28 mai 1895.
-
[73]
Ibid.
-
[74]
Henri Matisse, « Notes d’un peintre », dans Id., Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 50.
-
[75]
Lewis Carroll, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 1994.
-
[76]
Roger Marx, « Les “Nymphéas” de M. Claude Monet », Gazette des Beaux-Arts, juin 1909, p. 529.
-
[77]
Paul Claudel, Journal, 1904-1932, Paris, 1968, t. I, p. 778, visite à l’Orangerie du 8 juillet 1927.