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Article de revue

Trace(s) d'une œuvre

Le Grand méchoui des Malassis en 1972

Pages 281 à 294

Notes

  • [1]
    « Exposition de 72 », dans Emmanuel de Waresquiel (dir), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse/CNRS Éditions, 2001.
  • [2]
    Suivant là l’interprétation contemporaine de Jean-Louis Pradel, « Les Malassis », Opus international, 37, mai 1972, p. 64-65.
  • [3]
    « Exposition de 72 », art. cité. Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », dans Girard Augustin, Gentil Geneviève (éd.), Les Affaires culturelles au temps de Jacques Duhamel (1971-1973), Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture/La Documentation française, 1995, p. 133-148.
  • [4]
    Muriel Berthier, La Coopérative des Malassis, mémoire de maîtrise dirigé par Pascal Ory, université Paris X Nanterre, 1993.
  • [5]
    Nathalie Mei, « Un happening impromptu, entretien avec Jean-Claude Latil », Area, 1, 2002, p. 93-94.
  • [6]
    Le FAP n’a pas vraiment retenu l’attention de la littérature historiographique. Ce vide se comble du travail de Damien Simon, La Beauté est dans la rue. Praxis révolutionnaire du FAP, mémoire de l’IEP, 2012.
  • [7]
    Front des Artistes Plasticiens, bulletin n° 1, 1972.
  • [8]
    FAP, la loi du profit, Les Lettres françaises, 1er mars 1972 (lettre circulaire du 24 février 1972).
  • [9]
    François Derivery, L’Exposition 72-72, Paris, EC Éditions, 2001, p. 32.
  • [10]
    Sur ce point, voir Vincent Chambarlhac, « La forme coopérative », dans Bertrand Tillier (dir.), Les Malassis. Une coopérative de peintres toxiques (1968-1981), Paris, L’Echappée, 2014.
  • [11]
    Cité dans Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », art. cité.
  • [12]
    C’est l’image qu’emploie Levi-Strauss, jeune militant socialiste, pour expliquer la place de l’idéal coopératif dans le mouvement socialiste : « Si jour après jour, on s’appliquait à construire des institutions d’esprit socialiste, elles grossiraient peu à peu, en vertu de leur supériorité, comme la chrysalide dans le cocon capitaliste, et celui-ci finirait par tomber à la façon d’une enveloppe morte et desséchée. » Claude Lévi-Strauss, Didier Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 254. Elle me semble adéquate pour se saisir du projet politique des Malassis.
  • [13]
    Les Malassis, « La guerre de 72 », Les Lettres françaises, 15 mars 1972, p. 30.
  • [14]
    Notamment le n° 27 de cette revue, de février 1972.
  • [15]
    Les Malassis, « La guerre de 72 », art. cité, p. 30.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », art. cité, p. 139.
  • [20]
    Intervention d’artistes lors de l’exposition 60-72, douze ans d’art contemporain en France : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01202/intervention-d-artistes-lors-de-l-exposition-60-72
  • [21]
    Jean-Louis Pradel, « La Coopérative des Malassis », Opus international, 52, p. 28.
  • [22]
    Le Monde, 18 mai 1972, p. 13.
  • [23]
    « Communiqué des exposants », Les Lettres françaises, 24 mai 1972, p. 25.
  • [24]
    Sur ce point, voir Jean Vigreux, Croissance et contestation, 1958-1981, Paris, Seuil, 2014, ici le chapitre VI.
  • [25]
    La Coopérative des Malassis, Les Lettres françaises, 24 mai 1972, p. 25.
  • [26]
    Georges Boudaille, « L’exposition “Douze ans de création artistique en France” telle que je l’ai vue au
    Grand Palais le lundi 15 mai à 15 heures », Les Lettres Françaises, 24 mai 1972, p. 23.
  • [27]
    Selon le témoignage d’Henri Cueco recueilli par Muriel Berthier, La Coopérative des Malassis, mémoire cité.
  • [28]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 56.
  • [29]
    Jean-Louis Pradel, La Coopérative des Malassis. Cueco, Fleury, Latil, Parré, Tisserand, Montreuil, 1977.
  • [30]
    Michel Offerlé, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective », Politix, 81, 2008, p. 181-202.
  • [31]
    Itzhak Goldberg, « Entre le politically correct et l’artistically correct, ou l’art collectif et la politique font-ils bon ménage ? », dans Harry Bellet (dir.), Face à l’histoire, 1933-1996 : l’artiste moderne devant l’évènement historique, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996.
  • [32]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 47.
  • [33]
    Sur ce point, voir Fanny Bugnon, « Venger Pierre Overney. Controverse autour d’un mot d’ordre », Dissidences, 13, automne 2013.
  • [34]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 40-41.
  • [35]
    Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ultérieures, Bruxelles/Paris, Complexe/Le Monde diplomatique, 2005.
  • [36]
    Vincent Chambarlhac, « “Nous aurons la philosophie féroce”. Les Révoltes logiques (1975-1981) », La Revue des revues, 49, printemps 2013.
English version

1En 1972, à la demande de Georges Pompidou, l’exposition 1960-1972, douze ans d’art contemporain en France s’ouvre au Grand Palais. Elle est, selon Pierre Bourgeade dans Combat, une « expo-flic [1] ». Une série de clichés pris par Lucien Fleury lors du décrochage des soixante-quatre toiles composant Le Grand méchoui des Malassis entre deux charges de CRS permet de faire retour sur cette exposition. Un retour à partir de cette œuvre emblématique de la contestation du politique par l’art dans ces lendemains de Mai 68, mais aussi une œuvre que très peu virent, puisqu’elle fut aussitôt décrochée. Une œuvre, un contexte, un regard sur la politique de l’art d’alors, qui se donne par traces, par ces clichés conservés au musée des beaux-arts de Dole. La réflexion s’ouvre par le « ça a été » propre à la photographie, avant de questionner ce que ces clichés disent d’une pratique artistique collective organisée en coopérative, au miroir des traditions du mouvement ouvrier, de leur pertinence dans l’affrontement simulé type « police et culture » joué avec une égale habileté par les « gauchistes » et Raymond Marcellin. Une œuvre prise dans les rets antithétiques des discours d’ordre policier et gauchiste sur l’art.

Ça a été

2Le musée de Dole conserve, dans ses archives, huit clichés de Lucien Fleury. Ceux-ci restituent le décrochage, le 16 mai 1972, de l’œuvre présentée par la coopérative des Malassis, Le Grand méchoui, pour l’exposition 1960-1972, douze ans d’art contemporain en France. Telle quelle, la série présente un événement passé : des heurts entre les CRS et des manifestants, conviés par le Front des artistes plasticiens (FAP), les Malassis décrochant et évacuant les toiles composant le Grand méchoui qui, au milieu, forme une sorte de cordon protecteur entre les deux camps en présence. Travailler ces clichés invite à comprendre qu’en la matière Le Grand méchoui fait obstacle comme peinture d’histoire à la compréhension de l’événement. Sous-titré Douze ans d’histoire, le cycle mettait en scène la manière dont le régime gaullien se scénographiait lui-même. Les clichés de Fleury constituent là une nouvelle mise en abyme du projet de l’œuvre et déplacent dans ce jeu l’interprétation de l’événement, inscrivant son sens dans une logique du scandale propre au système de l’art, proche du happening sans qu’a priori celui-ci n’ait alors été prémédité. Pour mon propos, qu’il y ait happening importe, tant la toile du Grand méchoui n’apparaît pas comme l’élément déclencheur des affrontements ; ce qui retient l’attention, c’est le travail du politique à l’œuvre dans la position des Malassis, entre CRS et manifestants.

Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

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Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

[Cliché L. Fleury, musée de Dole]

3Ce qu’il faut souligner participe de la mésentente autour de l’interprétation de ces clichés. Sont-ils la trace d’un happening de ce qui fut, et l’on comprendrait alors que Le Grand méchoui en son contexte constitue ce happening ; ou bien s’agit-il en soi d’une donnée signifiante, trace de ce qui ne fut pas exactement [2] : l’exposition du Grand méchoui au Grand Palais, comme œuvre contestataire jouant des codes de la politique culturelle pompidolienne et de sa réception dans le champ post-soixante-huitard des arts plastiques ?

Cela sera ?

4Revenons sur le lieu de ces affrontements : le Grand Palais, cadre de l’exposition 1960-1972 : douze ans d’art contemporain en France. À l’origine, il y a la volonté du président de la République – Georges Pompidou – d’une exposition-manifeste dont la programmation est confiée à François Mathey, le conservateur du musée des Arts décoratifs. Cette décision s’inscrit dans la logique du déplacement du marché de l’art de Paris à New York. Elle affirme la volonté de redonner au marché parisien son lustre d’antan : ce sera, après quelques hésitations sur la période chronologique de cette rétrospective [3], un bilan de douze ans d’art contemporain. Commissaire d’exposition jouissant d’une relative autonomie face au ministère des Affaires culturelles, François Mathey s’entoure de François Barré, Jean Clair, Daniel Cordier, Maurice Eschapasse, Serge Lemoine.

5D’emblée, l’annonce de l’exposition et la question des artistes invités divisent le champ des arts plastiques, et singulièrement la mouvance du Salon de la Jeune peinture où se développait la Nouvelle figuration. Le Salon de 1969 prenait ainsi comme thématique « Police et culture », suivi d’un second opus en 1970 ; quelques-uns des Malassis participent au comité d’organisation du Salon de la Jeune peinture, qu’ils quitteront en 1972 [4]. Une peinture politique s’affirme et, dans le sillage de Mai 1968, censure, contestation et affrontement des artistes plasticiens engagés se multiplient au motif du « trouble à l’ordre public » … Le contexte radicalise, s’il en était besoin, cette mouvance pour qui l’art est politique, voire essentiellement politique. La question de l’exposition 1960-1972, douze ans d’art contemporain en France catalyse alors les débats en son sein, précipite les positions.

6Dès la publication de la liste des invités, les pressions sont nombreuses [5]. Dans son assemblée générale constitutive, le 10 janvier 1972 [6], le FAP prend comme cible l’exposition et les artistes acceptant cette invitation :

7

[Le FAP] dénonce la vitrine alibi du Grand Palais destiné à masquer le désert culturel. Proteste contre la conception secrète, autoritaire et élitiste qui préside au choix d’un comité dont la principale préoccupation pourrait être d’empêcher les artistes de s’occuper de leurs propres affaires. Demande à tous les artistes de s’unir pour une contre-manifestation, cadre de leur mobilisation, de se refuser à cautionner une entreprise dont les objectifs politiques ne sont que trop évidents et dont le résultat le plus clair sera de les diviser, but ouvertement poursuivi par le pouvoir. Propose qu’une exposition véritablement représentative soit organisée par les artistes eux-mêmes, sans aucune censure et sans condition politique [7].

8Une lettre circulaire du 24 février 1972 précise encore la charge. Contre l’affirmation de François Mathey sur le caractère « progressiste » de l’exposition, le FAP dénonce cette supposée qualité, tant sur le plan esthétique que politique. De facto, pour celui-ci « participer c’est collaborer », puisque « c’est Pompidou qui expose, non les artistes [8] ». Un tract du FAP s’intitule d’ailleurs Les collabos de 72[9]. La phraséologie gauchiste du propos vise les artistes invités, qui ne refusent pas l’invitation. Dans l’argument du progressisme de l’exposition, le trait s’affine. Il désigne implicitement la peinture engagée de la coopérative des Malassis. Acceptant l’invitation, les artistes de la coopérative occupent une position périlleuse. Ils incarnent un collectif politique dans sa forme comme dans sa production, entendent contester par l’œuvre exposée, et non par le discours. Dans la logique de l’époque, leur engagement politique les classe dans le camp « progressiste ». Hors Lucien Fleury, les quatre autres membres des Malassis ont, à des degrés divers, adhéré un temps au Parti communiste français (PCF) ; le collectif est compagnon de route du parti, sans pour autant que son art et les discours qu’ils produisent participent complètement de la ligne du parti communiste. Ils sont aux marges de ce dernier, et la coopérative s’inscrit dans le tissu de la gauche « progressiste », se distingue ainsi du gauchisme du FAP et de ses alliés maoïstes du groupe Support/Surface. En ce sens, les propositions du FAP se lisent comme un réquisitoire de la position des Malassis. Ce heurt signifie l’éclatement de la mouvance de la Jeune peinture.

9Rapportée aux Malassis, deux logiques du collectif s’opposent : le front, à la topique radicalement politique de l’antagonisme, et la coopérative – entité économique de production qui, chez les Malassis, participe de la constitution d’un art contestataire. Au gauchisme maoïsant du premier répond la reprise d’une forme socialiste du xixe siècle [10] ; tous deux déclinent une manière d’être à l’autogestion, une forme de politisation du champ des arts plastiques. À ce point, la structuration de ce dernier par la question de l’avant-garde heurte de plein fouet la dynamique de la coopérative, dont le positionnement dans les institutions participe de la logique de l’in et out. Ainsi, lorsque les manifestants du FAP scandent, le 16 mai 1972, « L’expo 72 : des artistes au service du capital [11] », entendra-t-on la récusation même de l’idée de coopérative telle que définie par les Malassis selon Christian Zeimert, comme correspondant à un idéal ouvriériste du xixe siècle – celui de la métaphore de la chrysalide, institution socialiste dans un cadre capitaliste, dont la démonstration de l’efficace amènera à la transformation de la société capitaliste en société socialiste [12]. L’effet de contraste est d’autant plus net que le FAP convoque, pour le jour même du vernissage, des États généraux de l’art plastique.

10Par le canal des Lettres françaises, journal de la mouvance communiste, les Malassis répondent aux piques du FAP, explicitent, au titre du collectif, leur participation à l’exposition. Significativement, ce long texte prend comme titre « La guerre de 72 », s’inscrit dans la rubrique de l’hebdomadaire communiste qui scande la polémique sur « l’expo Pompidou », « L’exposition en question [13] ». Il s’agit, pour les Malassis, de prendre position au cœur d’une polémique entretenue par les tracts du FAP, les revues Opus international, Chroniques de l’art vivant[14] notamment, et les déclarations de François Mathey, mais aussi celles de Jean Clair, trait d’union, en tant que critique, entre les artistes et la commission Mathey. Un constat : « C’est la guerre, les coups partent de tous côtés, tout le monde tire sur n’importe qui [15]. » D’emblée, la coopérative ne s’affirme pas dupe de l’enjeu pour le pouvoir pompidolien, « s’affirmer moderniste à l’intérieur du camp capitaliste [16] ». Pour autant, il ne s’agit pas de refuser l’exposition mais, au contraire, d’en être :

11

Toute radicalisation qui conduit à refuser la lutte sur le terrain réel où elle se situe aboutit à des spéculations abstraites, à l’activisme révolutionnaire ou à l’abandon de toute pratique artistique. […]
Dans tous les cas, aux inconvénients toujours discutables de la « récupération », on opposera si l’exposition n’a pas lieu qu’il est facile de pallier un manque de censure par une autocensure. Il est plus facile de vivre avec des vues manichéennes sur la situation politique réelle que de regarder en face des réalités complexes [17].

12Il s’agit de l’exact contre-pied du discours du FAP. L’argumentaire est pleinement politique, construit à partir d’une représentation située du champ des arts plastiques, de la politique culturelle et du questionnement sur la place de l’artiste. Au discours gauchiste de la récupération et de l’intransigeance dialectisées, les Malassis opposent un principe de réalité : « Il ne suffit pas de parler d’une société socialiste ou de la désirer pour que celle-ci existe. » Concrètement, Le Grand méchoui, sous-titré Douze ans d’histoire de France, est une réponse au sous-titre de l’exposition, Douze ans d’art contemporain. Il s’agit donc d’une peinture d’histoire contre la possible récupération des artistes par la politique culturelle pompidolienne, c’est-à-dire un geste strictement tiré de l’arsenal historique de l’art moderne : contre une exposition érigée en fait du monarque, l’« expo Pompidou », c’est la potentialité subversive de la peinture d’histoire au Salon, telle qu’en usa Courbet par exemple, qui est requise. L’exposition est le moyen, pour la Coopérative, de s’adresser à un plus vaste public. Dans le droit fil du Salon de la Jeune peinture, les Malassis contestent :

13

Non seulement nous continuons à peindre, mais nous inscrivons notre travail, (surtout notre travail collectif) dans le contexte des luttes politiques. […] Nous sommes en cela fidèles à nos convictions politiques et aux engagements antérieurs inscrits dans les textes de « La jeune peinture ». Nos expériences nous ont conduits à rechercher des voies de travail qui se différencient du tract ou de l’affiche politique. Nous utilisons nos compétences de praticiens pour mieux tenir notre discours, nous ne nions pas le plaisir que nous avons à peindre, nous ne schématisons pas nos propos en refusant les risques de l’imaginaire. […]
Pour certains le pouvoir nous utilise comme otages d’autant plus que nous sommes politiques, pour d’autres parce sur le plan politique nous serions les plus tolérables. Là encore ce n’est pas un hasard que l’on réduit l’analyse à notre seul domaine. Le « libéralisme » en France n’est pas seulement le fait des « modernistes » du pouvoir, il est le reflet des luttes qui mettent en balance les réactionnaires liés au pouvoir de l’argent et les forces progressistes liées à la classe ouvrière et à ses organisations. Dans cette optique nous constatons alors que le pouvoir ne se montre libéral que lorsqu’il y est contraint [18].

14Face au gauchisme, la position des Malassis est bien progressiste. Exposer, c’est manifester, refuser d’exposer, c’est déserter ce combat. Le champ de l’art n’échappe pas ici à l’antienne réforme/révolution qui scinde régulièrement le mouvement ouvrier. Aussi pouvait-on escompter qu’en terme de « peinture politique » l’exposition 1960-1972, douze ans d’art contemporain en France serait l’enjeu d’une lutte entre deux définitions de l’engagement de l’artiste dans son rapport à la pratique comme au champ dans lequel il évolue. Ce n’est pas la trace qu’en gardent les clichés de Lucien Fleury, ce 16 mai 1972.

Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

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Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

[Cliché L. Fleury, musée de Dole].

15Car « l’expo Pompidou » ne relève pas d’un jeu à trois pôles, celui des artistes qui refusent, celui des artistes qui acceptent et celui du pouvoir symbolisé par la commission Mathey, une émanation directe du pouvoir pompidolien, mais soutenue par le ministère des Affaires culturelles pourtant placé devant le fait accompli [19]. L’instance du pouvoir est clivée par ce tiers qu’est la politique répressive de Raymond Marcellin. Tiers qui, reconfigurant les logiques de l’affrontement, fait écran à la stratégie d’exposition des Malassis.

Qu’était-ce ?

16Le 16 mai dans l’après-midi, le vernissage de l’exposition débouche sur des affrontements entre la police et les militants du FAP. Ceux-ci, installés sur les marches du hall du Grand Palais conspuent l’exposition. Une vidéo de l’Ina apporte un témoignage [20]. Une première (16 heures 10), puis une deuxième charges (17 heures) conduisent à l’affrontement et à l’interpellation de cinq militants. Lors de la seconde charge, les Malassis décrochent leurs toiles et en usent comme de « boucliers », isolant les manifestants du FAP des forces de police. Comme le note Opus international, personne – hors les officiels – n’aura vu Le Grand méchoui[21].

17Les deux charges de la police, l’évacuation des manifestants et la décision de décrocher les toiles par les Malassis, Alechinsky, Dufrêne, Villeglé, participent d’un jeu complexe qu’on ne saurait exactement réduire à l’enchainement provocation/répression. Les charges des CRS entraînent la fermeture momentanée de l’exposition. Le 18 mai 1972, le comité d’organisation (autour de François Mathey) publie un premier communiqué, reproduit dans Le Monde :

18

À l’occasion de l’inauguration publique de l’exposition 72, une manifestation pacifique sans grande ampleur s’est déroulée dans le Grand Palais. Elle a été violemment réprimée par une intervention policière. Le Comité d’organisation condamne, à l’unanimité et avec la plus grande énergie, cette intervention inadmissible, contraire aux garanties formelles qui avaient été données. Il refuse d’assurer davantage la possibilité de l’exposition tant qu’il n’aura pas la certitude que de tels incidents et un tel déploiement de forces policières ne se reproduiront plus [22].

19La manifestation était pacifiste, sans grande ampleur, la police est jugée pleinement responsable des heurts. Cette lecture, qui émane d’une institution officielle, liée au gouvernement via Jacques Duhamel et le ministère des Affaires culturelles est partagée par la motion votée par trente-neuf des artistes exposants. Ceux-ci sont « indignés par les violences policières qui ont marqué l’ouverture de l’expo 72 et qui ont accrédité de la façon la plus absurde l’hypothèse odieuse que l’exposition constituait une manifestation néo-nazie [23] ».

20Passons sur l’argument d’une exposition néo-nazie : il tient tout entier dans une représentation biaisée du pouvoir pompidolien comme pouvoir autoritaire, autorisant l’analogie avec les pavillons nazi ou soviétique de l’Exposition internationale de 1937, ou celle avec les expositions nazies d’art dégénéré. Passons aussi sur les conflits à l’intérieur de la sphère gouvernementale dont une partie – notamment Raymond Marcellin – prend Jacques Chaban-Delmas et son libéralisme comme cibles [24]. La violence policière est dénoncée dans l’ensemble des communiqués, les Malassis expliquant leur décrochage par l’impossibilité pour eux « d’exposer sous la “protection” des charges de police », ajoutant que « le jeu du libéralisme souhaité par les organisateurs s’est ainsi brutalement trouvé démenti par l’intervention des forces de police [25] ».

21Dans cette logique, les photographies de Lucien Fleury témoignent du chiasme qu’est le 16 mai, dans son rapport à l’exposition, la position des Malassis. Ils participent mais décrochent leurs toiles, se rangeant donc peu ou prou aux côtés des manifestants contestant ces peintres qui avaient accepté l’invitation. Georges Boudaille, rendant compte de l’exposition qu’il parcourut le 15 mai, écrit :

22

On serait tenté de dire qu’il y a eu beaucoup de bruit pour pas grand-chose et qu’en définitive cette exposition, qui dans sa forme n’est nullement politique – à l’exception de la Coopérative des Malassis – s’est trouvée bien davantage politisée par l’extérieur que de l’intérieur [26].

23Les clichés de Lucien Fleury montrent l’acmé de la politisation. Elle est le fait de la police, et ce n’est plus l’expo Pompidou mais l’expo-flic. Face à la violence policière, il faut improviser. Le décrochage des toiles prend la forme d’un happening, et Jean-Claude Latil prononce un court discours pour dénoncer les violences policières à partir d’une feuille blanche [27]. Les clichés pris par Lucien Fleury seront ensuite exposés, en lieu et place des toiles décrochées [28].

Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

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Décrochage des toiles du Grand méchoui des Malassis, Grand Palais, Paris, 1972

[Cliché L. Fleury, musée de Dole].

24Cette improvisation qui conduit au happening donne aux Malassis une consécration médiatique. Tisserand confie à Jean-Louis Pradel que si Le Grand méchoui valut aux Malassis la réprobation de la gauche, « la communication a été très bonne dans les cercles de non initiés du grand public [29] ». Les Malassis deviennent le symbole même des errements de « l’expo Pompidou » ; les photographies du décrochage notifient la violence policière, le refus de la récupération par le pouvoir. D’une certaine manière, ce happening signifie l’échec même de l’exposition ; rapporté aux Malassis, il indique une nette inflexion des répertoires d’action [30] de la coopérative.

25Pour celle-ci, la réalisation du Grand méchoui participe d’une contestation de l’intérieur du système. La volonté subversive des peintres procède de la logique d’une peinture politique qui doit nécessairement toucher le « grand public ». Une part du débat avec la mouvance du FAP ressortit à cette configuration. Dans cet horizon d’un public à toucher, la peinture d’histoire s’avère doublement idoine. Elle est, au présent de l’année 1972, le médium par quoi proposer un discours antithétique au propos même de l’exposition, Douze ans d’art contemporain. C’est ainsi que les Malassis présentent l’œuvre : au bilan artistique de l’exposition, les toiles du Grand méchoui opposent une figuration politique de douze ans de pouvoir gaulliste et de société de consommation. La contestation se déploie donc, par les moyens de la peinture, dans l’espace même de l’exposition. Mais la peinture d’histoire constitue également, dans l’horizon de l’art moderne, une ressource historique de subversion, posant la question de la figuration, du réalisme et du rapport au fait du prince dans les institutions culturelles. Cette position subversive se redouble de sa mise en abyme par le fait même qu’à une exposition sacrant l’artiste comme individu – ce qui en soi participe du libéralisme de François Mathey –, les Malassis opposent un collectif d’artistes dans la forme héritée de la coopérative [31].

26Le décrochage des toiles, la lecture improvisée d’un communiqué par Latil comme, ensuite, le choix de remplacer les toiles par les clichés de la scène, reconstruisent, au vif de l’événement, la position politique des Malassis dans la configuration de l’exposition. Ce « happening », en terme de répertoire d’action, renvoie à un usage raisonné de la structure politique des opportunités offertes par le champ des arts plastiques dans son rapport au politique. Contempteur des Malassis car membre du FAP, François Derivery juge a posteriori cette séquence au titre d’une récupération de la manifestation par les Malassis [32], y lisant le signe annonciateur du jeu de l’art contemporain avec l’institution, à l’intérieur de l’institution.

27C’est ce sens du moment qu’interroge l’action des Malassis et autorise à conclure sur deux questionnements. Le premier réside dans l’écart entre la stratégie d’exposition et le moment de l’exposition : de la peinture d’histoire au happening. Une ressource politique de la peinture dans son rapport à l’institution s’épuise, devient obsolète, quand une autre s’impose. On entendra par ce jeu la situation même de la Coopérative, dont la raison d’être et l’action se déploient dans le champ des arts plastiques avant que d’être politique. Elle est l’effet d’un collectif dans un système des beaux-arts ressuscité par la volonté pompidolienne dans l’Expo 72, l’annonce de la création de Beaubourg. En ce sens, la politisation escomptée par les Malassis procède de l’intérieur de l’exposition même, et des codes de la peinture moderne. Hors, dans l’après-Mai 68, la politisation de l’art se construit surtout de l’extérieur de l’institution, par des discours et des positionnements assumés politiquement avant que d’être artistiques. Le FAP illustre ce moment, sa production plastique se bornant à l’affichette, au tract illustré. À ce titre, l’échec du Grand méchoui à être, comme peinture d’histoire, un objet immédiatement politique en regard du public, et le succès du décrochage, geste politique, sembleraient assigner aux Malassis, dans les termes mêmes de l’histoire de l’art contemporain, une place à l’arrière-garde. On entend là le heurt du « progressisme » et du « gauchisme » en art.

28Ici, intervient un second temps du questionnement. Contextuellement, « l’expo Pompidou » coïncide avec les retombées de l’assassinat de Pierre Overney par Tramoni aux portes de l’usine Renault (le 25 février 1972) [33]. Le FAP intrique celui-ci avec les questions artistiques par son irruption à l’exposition de Jean-Pierre Raynaud au musée des Arts décoratifs – dont le conservateur est François Mathey –, où le plasticien use des pièces de la Renault 4L [34]. Pour l’historien, cette courte séquence autour de Pierre Overney marque l’acmé du gauchisme, et signifie simultanément son épuisement progressif. La Révolution n’aura pas lieu et bientôt se pose la question du désenchantement gauchiste comme son écart face à la réalité des luttes sociales de la décennie 1970 : Lip et le Larzac notamment [35]. Dans cet horizon, le choix assumé d’un collectif sous la forme d’une coopérative marque l’adéquation des Malassis avec l’époque. Il suppose le refus du gauchisme et une position « périlleuse » à l’intérieur du système. On reconnait là, avant l’heure, une forme identique à la sidération des milieux gauchistes face à Lip. On tiendra que Mai 1968, dans ses fragrances révolutionnaires, est forclos, et qu’en l’état, le retour au terrain, aux solutions historiques qui furent sans lendemains mais éminemment subversives, ne signifie pas un retour à l’ordre. Il est des révoltes logiques, la coopérative artistique en est une forme, son devenir une question dans ces temps de restauration que sont les années 1970 [36].


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Date de mise en ligne : 07/11/2014.

https://doi.org/10.3917/sr.038.0281

Notes

  • [1]
    « Exposition de 72 », dans Emmanuel de Waresquiel (dir), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse/CNRS Éditions, 2001.
  • [2]
    Suivant là l’interprétation contemporaine de Jean-Louis Pradel, « Les Malassis », Opus international, 37, mai 1972, p. 64-65.
  • [3]
    « Exposition de 72 », art. cité. Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », dans Girard Augustin, Gentil Geneviève (éd.), Les Affaires culturelles au temps de Jacques Duhamel (1971-1973), Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture/La Documentation française, 1995, p. 133-148.
  • [4]
    Muriel Berthier, La Coopérative des Malassis, mémoire de maîtrise dirigé par Pascal Ory, université Paris X Nanterre, 1993.
  • [5]
    Nathalie Mei, « Un happening impromptu, entretien avec Jean-Claude Latil », Area, 1, 2002, p. 93-94.
  • [6]
    Le FAP n’a pas vraiment retenu l’attention de la littérature historiographique. Ce vide se comble du travail de Damien Simon, La Beauté est dans la rue. Praxis révolutionnaire du FAP, mémoire de l’IEP, 2012.
  • [7]
    Front des Artistes Plasticiens, bulletin n° 1, 1972.
  • [8]
    FAP, la loi du profit, Les Lettres françaises, 1er mars 1972 (lettre circulaire du 24 février 1972).
  • [9]
    François Derivery, L’Exposition 72-72, Paris, EC Éditions, 2001, p. 32.
  • [10]
    Sur ce point, voir Vincent Chambarlhac, « La forme coopérative », dans Bertrand Tillier (dir.), Les Malassis. Une coopérative de peintres toxiques (1968-1981), Paris, L’Echappée, 2014.
  • [11]
    Cité dans Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », art. cité.
  • [12]
    C’est l’image qu’emploie Levi-Strauss, jeune militant socialiste, pour expliquer la place de l’idéal coopératif dans le mouvement socialiste : « Si jour après jour, on s’appliquait à construire des institutions d’esprit socialiste, elles grossiraient peu à peu, en vertu de leur supériorité, comme la chrysalide dans le cocon capitaliste, et celui-ci finirait par tomber à la façon d’une enveloppe morte et desséchée. » Claude Lévi-Strauss, Didier Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 254. Elle me semble adéquate pour se saisir du projet politique des Malassis.
  • [13]
    Les Malassis, « La guerre de 72 », Les Lettres françaises, 15 mars 1972, p. 30.
  • [14]
    Notamment le n° 27 de cette revue, de février 1972.
  • [15]
    Les Malassis, « La guerre de 72 », art. cité, p. 30.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Gérard Monnier, « L’exposition “Douze ans d’art contemporain” », art. cité, p. 139.
  • [20]
    Intervention d’artistes lors de l’exposition 60-72, douze ans d’art contemporain en France : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01202/intervention-d-artistes-lors-de-l-exposition-60-72
  • [21]
    Jean-Louis Pradel, « La Coopérative des Malassis », Opus international, 52, p. 28.
  • [22]
    Le Monde, 18 mai 1972, p. 13.
  • [23]
    « Communiqué des exposants », Les Lettres françaises, 24 mai 1972, p. 25.
  • [24]
    Sur ce point, voir Jean Vigreux, Croissance et contestation, 1958-1981, Paris, Seuil, 2014, ici le chapitre VI.
  • [25]
    La Coopérative des Malassis, Les Lettres françaises, 24 mai 1972, p. 25.
  • [26]
    Georges Boudaille, « L’exposition “Douze ans de création artistique en France” telle que je l’ai vue au
    Grand Palais le lundi 15 mai à 15 heures », Les Lettres Françaises, 24 mai 1972, p. 23.
  • [27]
    Selon le témoignage d’Henri Cueco recueilli par Muriel Berthier, La Coopérative des Malassis, mémoire cité.
  • [28]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 56.
  • [29]
    Jean-Louis Pradel, La Coopérative des Malassis. Cueco, Fleury, Latil, Parré, Tisserand, Montreuil, 1977.
  • [30]
    Michel Offerlé, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective », Politix, 81, 2008, p. 181-202.
  • [31]
    Itzhak Goldberg, « Entre le politically correct et l’artistically correct, ou l’art collectif et la politique font-ils bon ménage ? », dans Harry Bellet (dir.), Face à l’histoire, 1933-1996 : l’artiste moderne devant l’évènement historique, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996.
  • [32]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 47.
  • [33]
    Sur ce point, voir Fanny Bugnon, « Venger Pierre Overney. Controverse autour d’un mot d’ordre », Dissidences, 13, automne 2013.
  • [34]
    Derivery, L’Exposition 72-72, op. cit., p. 40-41.
  • [35]
    Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ultérieures, Bruxelles/Paris, Complexe/Le Monde diplomatique, 2005.
  • [36]
    Vincent Chambarlhac, « “Nous aurons la philosophie féroce”. Les Révoltes logiques (1975-1981) », La Revue des revues, 49, printemps 2013.
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