Notes
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[1]
Je tiens à remercier Joan W. Scott et Paolo Napoli pour avoir lu attentivement cette traduction et pour leurs nombreuses et utiles suggestions. Remerciements particuliers aux coordinateurs de ce numéro, Dominique Kalifa et Jann Matlock, et au traducteur, Stéphane Bouquet.
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[2]
Ferdinand Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire (1787-1791), Paris, Imprimerie de la Cour d’appel, 1904 ; Bernard Schnapper, « De la charité à la solidarité sociale : l’assistance judiciaire française, 1851-1972 », Legal History Review, 52, 1984, p. 108-110 ; Émile Yvernès, « L’assistance judiciaire (1851-1891) », Journal de la Société de statistique de Paris, 36, juin 1895, p. 220.
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[3]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 106-108.
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[4]
Ibid., p. 112.
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[5]
Schnapper, « Le coût des procès civils au milieu du xixe siècle », Revue historique de droit français et étranger, 59, 1981, p. 621-633 ; Isser Woloch, The New Regime: Transformations of the French Civic Order, 1789-1820s, New York, Norton, 1994, p. 353.
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[6]
Voir Le Code d’instruction criminelle (1808), Art. 294 et 420, dans Les Cinq Codes de l’Empire français, Paris, F. Guitel, 1812. Voir également « Rapport du ministère de la Justice relatif à la formation d’une commission chargée d’étudier le meilleur système de rendre accessible aux pauvres le recours à la justice », Journal de procédure civile et commerciale, 15, 2e série 1849, p. 329 ; A. Blandin, « L’avocat des pauvres à Pau », Annales de la Charité, 6, 1850, p. 220 ; Charles Bioche, « Proposition relative à l’institution du bureau de l’avocat des pauvres », Journal de procédure civile et commerciale, 15, 2e série, 1849, p. 89.
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[7]
Katherine A. Lynch, Family, Class and Ideology in Early Industrial France: Social Policy and the Working-Class Family, 1825-1848, Madison, University of Wisconsin Press, 1988, p. 88-100.
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[8]
« Rapport du ministère de la Justice », art. cité, p. 329. Une seconde loi, votée le 18 décembre 1850, réduit un peu plus, sans tout à fait les éliminer, les coûts du mariage pour les indigents. Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire…, op. cit., p. 171-172.
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[9]
Jean-César-Maxime-Gustave Du Beux, Essai sur l’institution de l’avocat des pauvres et sur les moyens de défense des indigents dans les procès civils et criminels en France, en Sardaigne et dans les principaux pays de l’Europe, Paris, Rey et Behatte, 1847. Voir également Du Beux, De l’institution de l’avocat des pauvres dans le royaume de Sardaigne, et de l’utilité d’une institution de ce genre en France, discours prononcé le 5 novembre 1845 à l’audience de rentrée du tribunal civil de Troyes, Troyes, Bouquot, 1845. Sur la grande influence de Du Beux, voir Alexandre Vivien, « Mémoire sur la défense des indigents dans les procès civils et criminels, suivi d’observations présentées par MM. Cousin, Dupin, De Beaumont et Giraud », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, Compte rendu [désormais Compte rendu], t. 12, 1847, p. 357.
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[10]
Dudley Channing Barksdale, « Liberal Politics and Nascent Social Science in France: The Academy of Moral and Political Sciences », PhD, University of North Carolina à Chapel Hill, 1986, ici p. 7 et 398.
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[11]
Gustave de Beaumont, « Rapport sur l’administration de la justice civile et commerciale en Sardaigne, suivi d’observations par MM. Charles Lucas, G. de Beaumont et Cousin », Compte rendu, t. 11, 1847, et Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847.
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[12]
Beaumont, « Rapport… », op. cit., Compte rendu, t. 11, 1847, p. 25.
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[13]
Vivien, « Rapport sur l’ouvrage de Dubeux [sic], substitut du procureur du Roi à Versailles », Le Moniteur Universel [désormais MU], 11 fév. 1848, p. 358.
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[14]
Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, p. 462. Sur la fiction familiale du xixe siècle comme discours sur le danger et l’ordre, voir Roddey Reid, Families in Jeopardy: Regulation the Social Body in France, 1750-1910, Stanford, Stanford University Press, 1993 ; Ann-Louise Shapiro, Breaking the Codes: Female Criminality in Fin-de-Siècle Paris, Stanford, Stanford University Press, 1996.
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[15]
Sur le déplacement de la pauvreté dans les débats libéraux de la sphère politique à la sphère morale et philanthropique, voir Giovanna Procacci, Gouverner la misère : la question sociale en France (1789-1848), Paris, Seuil, 1993, p. 16.
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[16]
Vivien, « Rapport… », art. cité, MU, p. 358.
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[17]
Voir également Procacci, Gouverner la misère…, op. cit., p. 85.
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[18]
Vivien, « Rapport… », art. cité, MU, p. 358.
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[19]
Ibid. Sur cette crainte, voir aussi André Dupin, « Observation », dans Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847, p. 466 ; Charles Giraud, « Observation », dans Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847, p. 468.
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[20]
Sur le fort refroidissement du soutien libéral aux programmes gouvernementaux d’assistance aux pauvres après la révolution, voir André Jardin, Histoire du libéralisme politique : de la crise de l’absolutisme à la constitution de 1875, Paris, Hachette, 1985, p. 343-365.
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[21]
Barksdale, « Liberal Politics… », op. cit., ici p. 604-627.
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[22]
Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire…, op. cit., p. 88-95.
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[23]
Paul Bastide, Doctrines et institutions politiques de la seconde république, Paris, Hachette, 1945.
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[24]
Maurice Agulhon insiste sur le légalisme de la réaction contre-révolutionnaire entre 1848 et 1852. 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Seuil, 1973, p. 141. Sur le soutien de Louis-Napoléon Bonaparte à la réforme législative dans le domaine de l’assistance judiciaire, voir Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 117.
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[25]
Bioche, « Proposition… », art. cité, p. 89.
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[26]
Émile Delapalme, « De l’assistance judiciaire », Annales de la Charité, 6, 1850, p. 667.
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[27]
Bioche, « Proposition… », art. cité, p. 90.
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[28]
Nikolas Rose, « Governing “Advanced” Liberal Democracies », dans Andrew Barry et al. (dir.), Foucault and Political Reason: Liberalism, Neo-Liberalism and Rationalities of Government, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 37-64.
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[29]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 116-117.
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[30]
Antoine de Vatimesnil, « Rapport fait par M. de Vatimesnil, au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi sur l’assistance judiciaire et la proposition de M. Favreau », MU, 26 nov. 1850, p. 3364, souligné dans l’original.
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[31]
Ibid., p. 3365. Sur ce thème, voir également Delapalme, « De l’assistance judiciaire », art. cité, p. 677-678.
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[32]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Sur le discours moral autour de la pauvreté et de la dépendance, voir André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du xixe siècle, Paris, Aubier, 1998, p. 112-118.
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[33]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Souligné dans l’original.
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[34]
La mesure de 1850 supprimant les taxes associées au mariage, par exemple, stipule que l’impétrant doit prouver qu’il a payé moins de dix francs en impôts ou que, en raison de sa pauvreté, il en était entièrement exonéré. Jean-Baptiste Duverger, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, et avis du conseil d’état, Paris, Imprimerie de Pommeret et Moreau, 1850, t. 50, p. 486-490.
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[35]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Souligné dans l’original.
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[36]
Vatimesnil cité par Jean-Baptiste Duverger, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlemens, et avis du conseil d’état, Paris, Guyot, 1851, t. 51, p. 21-22.
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[37]
Vatimesnil cité par Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 22. Schnapper décrit la fonction de filtrage assignée au bureau d’assistance comme « parajudiciaire ». Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 118.
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[38]
Toutes les citations de la loi sont tirées de Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 16-26.
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[39]
Les bureaux attachés à la Cour d’appel, la Cour de cassation et au Conseil d’État, au contraire, ont sept membres désignés et choisis dans les rangs des avocats, notaires et anciens magistrats qui ont l’expérience de ces cours spécifiques. Des professeurs de droit peuvent aussi être nommés à certains de ces bureaux (art. 3 et 5).
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[40]
Sur les réserves de la commission quant aux pouvoirs des bureaux de remédier en lieu et place des tribunaux, voir Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 19-20, note 6. Sur la médiation dans la procédure civile, voir Arthur Engelmann, A History of Continental Civil Procedure, trad. Robert Wyness Millar, South Hackensack, Rothman Reprints, 1969, p. 754-755.
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[41]
Sur l’exploration par Balzac des crises possibles que peut précipiter l’échec de ces pratiques administratives d’identification, voir Sylvia Schafer, « Political Catastrophe and Liberal Legal Desire: Two Stories of Revolution, Remediation, and Return from the French Nineteenth Century », dans Austin Sarat et al. (dir.), Law and Catastrophe, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 65-70.
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[42]
Vincent Denis, « The Invention of Mobility and the History of the State », French Historical Studies, 29/3, 2006, p. 359-77 ; Gueslin, Gens pauvres…, op. cit., p. 66. Sur le projet de gouverner la pauvreté dangereuse au xixe siècle, voir également Procacci, Gouverner la misère…, op. cit.
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[43]
Le rapport de Vatimesnil rappelle aux législateurs que le requérant indigent « à coup sûr, n’est pas légiste », Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 20, note 1.
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[44]
Sur les fonctions fondatrices des marginaux, voir Bonnie Honig, Democracy and the Foreigner, Princeton, Princeton University Press, 2001.
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[45]
Judith Surkis, Sexing the Citizen: Morality and Masculinity in France, 1870-1920, Ithaca, Cornell University Press, 2006.
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[46]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 130-131.
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[47]
Voir, par ex., Yvernès, « L’assistance judiciaire (1851-1891) », art. cité, p. 221.
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[48]
Colin Jones, Charity and Bienfaisance: The Treatment of the Poor in the Montpellier Region, 1740-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Olwen Hufton, The Poor of Eighteenth-Century France, 1750-1789, Oxford, Oxford University Press, 1974.
1L’accès des pauvres à la justice préoccupe depuis longtemps la critique sociale et les hommes d’État en France [2]. Au xviiie siècle, la révolte devant les coûts élevés des procès civils éclata dans les écrits sur la réforme judiciaire. En 1790, la réorganisation révolutionnaire de la justice prit à bras-le-corps ce problème ancien ; les réformateurs voulaient démocratiser la solution juridique des conflits en éliminant divers éléments de la procédure civile, qui jusqu’alors donnaient lieu chacun au paiement de frais séparés [3]. Avant 1812, toutefois, Napoléon avait réinventé la procédure civile et réorganisé les professions juridiques, effaçant toute trace de l’aspiration de la Révolution à une justice gratuite [4]. Le problème de l’exclusion de facto des citoyens pauvres des tribunaux civils resurgit pourtant, et avec une force neuve, durant la monarchie de Juillet, et surtout à partir des années 1840. Il devient un élément central dans le débat plus large sur la question sociale et la juste distribution des droits et des devoirs dans la société moderne. Les coûts de l’action civile – comme l’admettaient beaucoup de penseurs libéraux – étaient encore si élevés qu’ils barraient l’entrée des tribunaux à nombre de Français [5]. Que voulait dire l’égalité devant la loi, l’une des pierres angulaires de la foi libérale dans la France du temps, si les pauvres ne pouvaient pas se permettre de se marier, de légitimer leurs enfants, d’obtenir une séparation formelle d’un conjoint, ou – point essentiel pour une philosophie libérale du droit – de poursuivre en justice un compatriote ? Quels effets sur le tissu moral de la société française ou sur la réputation internationale de la civilisation française, se demandaient les réformateurs libéraux, auraient l’exclusion de ceux qui n’avaient pas les moyens de leur pleine égalité civile ?
2Cet article étudie la question de l’assistance judiciaire au milieu du xixe siècle, notamment la manière dont elle instaura de nouvelles distinctions pour guider l’action publique dans ses tentatives de réglementer l’inégalité. Les commentateurs libéraux, les juristes et les législateurs, tous fermes partisans de l’État de droit et de la réalisation de l’égalité civile, soulevaient en effet une question d’une importance durable : comment équilibrer liberté individuelle et ordre social grâce à l’action gouvernementale ? Ces débats eurent une conséquence de taille pour ceux que j’appellerai ici les étrangers civils pauvres, c’est-à-dire ceux qui furent à la fois sujets de droit civil et exclus ou aux marges du domaine de la justice. Les étrangers civils furent alors l’objet de nouvelles lectures qui modifièrent les significations qu’on attribuait à l’existence de ces individus n’ayant pas accès – du fait de leur incapacité à payer les frais de justice – à l’État de droit soi-disant démocratique. Après 1848, ce projet de relecture se révéla d’autant plus crucial pour les libéraux qu’ils étaient terrifiés par les appels à l’égalité sociale de la gauche révolutionnaire et par la revendication de nouveaux droits sociaux – appels et revendication qu’ils jugeaient excessifs. Plus important encore, la législation et les débats entourant l’assistance judiciaire réinventaient la différence entre le sujet civil universel et la personne pauvre. Dans le rêve des réformateurs libéraux, l’assistance judiciaire publique garantissait que l’individu pauvre et exclu était capable de franchir le seuil de la salle d’audience, comme un nouveau type de sujet de droit complémenté, et dès lors provisoirement égal. Toutefois, en redessinant les limites et les formes de l’égalité civile, l’opération de différence au cœur de la loi sur l’assistance judiciaire du 22 janvier 1851 soulignait tout en obscurcissant le statut de l’assisté qui, de pauvre dangereux mais familier, se métamorphosait en étranger inquiétant d’un genre sans précédent.
1846-1848 : gouverner les pauvres
3En dehors des mesures destinées à aider les accusés pauvres dans les affaires criminelles prévues par le Code de procédure pénale, l’assistance judiciaire avant 1851 prenait surtout la forme d’un soutien bénévole fourni par des barreaux locaux [6]. Des organisations charitables apportaient aussi leur aide aux pauvres dans les affaires civiles, se concentrant en particulier sur les frais du mariage et la légitimation des enfants quand les mères célibataires convolaient [7]. En juillet 1846, la Chambre des députés inscrivit cette mission dans le cadre des compétences de l’État en promulguant une loi de finance qui incluait une petite mesure de réduction des frais pour les couples indigents désireux de se marier ou de légitimer leurs enfants [8]. À la fin des années 1840, cependant, les partisans de la réforme conclurent que ces mesures étaient insuffisantes pour compenser l’exclusion civile fondamentale des citoyens sans ressources. En 1847, le magistrat Jean-César-Maxime-Gustave Du Beux publie Essai sur l’institution de l’avocat des pauvres et sur les moyens de défense des indigents dans les procès civils et criminels en France, en Sardaigne et dans les principaux pays de l’Europe [9]. Son livre servit de catalyseur à tous ceux qui voulaient instituer un nouveau système national d’assistance judiciaire publique. Peu de temps après sa publication, l’Académie des sciences morales et politiques lançait sa propre enquête détaillée en se fondant sur l’analyse et les recommandations de Du Beux, publiant dans des actes souvent cités les rapports et les discussions de ses membres sur le sujet [10]. Avec le livre de Du Beux, les réflexions de l’Académie ont fourni les fondations discursives sur lesquelles s’est appuyée la Chambre des députés pour aborder, à la veille de la révolution de 1848, la question de l’exclusion de la justice civile du citoyen pauvre.
4Parmi les membres de l’Académie qui s’attellent alors au problème de la pauvreté et de la justice civile figurent Gustave de Beaumont, partisan reconnu de la réforme des prisons, et Alexandre Vivien, éminent juriste et membre à l’Académie de la section Législation, droit public et jurisprudence. Le rapport Vivien sur l’assistance judiciaire entrera directement dans les registres parlementaires en février 1848 [11]. Si Beaumont privilégie l’institution d’un avocat des pauvres commis d’office par l’État comme cela se faisait en Italie, contre l’avis de Vivien, tous deux se montrent pareillement préoccupés par le délicat équilibre d’avantages et de risques que représente l’intervention en faveur des personnes démunies et privées d’accès aux tribunaux. Dans leurs deux textes, les fantasmes d’une accessibilité élargie à la justice entrent en conflit avec les peurs que la loi ne soit plus en mesure de garantir l’ordre. Leur espoir commun que les pauvres puissent circuler plus librement dans les espaces de la justice civile est contrecarré par l’horreur des conséquences éventuelles que cette liberté pourrait avoir sur l’État de droit. Ensemble, les deux rapports préparent le terrain pour transformer le marginal démuni et assisté en un nouveau genre de sujet de droit complémenté mais toujours instable.
5Les deux savants justifient leur appel à la réforme en mettant en scène un sujet civil pauvre, presque toujours présumé masculin, qu’ils dépeignent impuissant, vulnérable et incapable de surmonter la barrière des frais qui bloquent son accès à la loi. Invoquant la réputation de la France pour sa « civilisation avancée », par exemple, Beaumont note que la justice semble toujours plus « inabordable » pour « la [personne] faible [12] ». Vivien de même considère la pauvreté au seuil des tribunaux comme une question de vulnérabilité individuelle. Puisant avec conviction dans les discours conjoints de la misère et de l’infirmité, il affirme que le « pauvre qui veut revendiquer son droit est arrêté par des obstacles qui lui font perdre le bénéfice de la loi commune et le frappent d’une sorte d’incapacité [13] ».
6Pour rendre plus palpable la faiblesse alarmante de la personne civile démunie, le rapport Vivien esquisse des vignettes dramatiques qui nouent implicitement des sections du code civil aux conventions des romans sentimentaux et des mélodrames du xixe siècle :
Si une femme est exposée aux sévices d’un époux brutal […], un intérêt de sûreté publique ne doit-il pas faire prononcer la séparation de corps ? Si l’enfant de l’adultère prétend s’asseoir au foyer domestique, l’ordre de famille ne justifie-t-il pas l’action en désaveu ? Si un fils ingrat refuse des aliments à son père dans le besoin, la morale publique ne proteste-t-elle point contre cette insensibilité [14] ?
8En reliant la fonction protectrice de l’assistance judiciaire à la scène des torts domestiques, Vivien renvoie le sujet masculin universel de la loi à la condition de dépendant rendu vulnérable par l’âge, l’indigence ou surtout le genre. Même si, plus avant dans le siècle, les études de juristes évaluant l’efficacité de la loi sur l’assistance judiciaire vont révéler que, en fait, beaucoup des plaignants qui demandaient l’aide philanthropique du barreau avant 1851 étaient des femmes cherchant une séparation légale ou un soutien financier de la part de leur ex-compagnon, le genre fonctionne dans le discours réformateur des années 1840 plutôt comme un signifiant moral que comme un fait démographique. Dans le monde des relations familiales organisées par la loi civile, le sujet de droit affaibli se voit en outre émasculé par son association métonymique avec la femme victime, figure deux fois éloignée de la protection des lois, et par la pauvreté et par son sexe.
9Si la pauvreté est cause, à la fois, de souffrance individuelle et de contrainte débilitante, il s’ensuit logiquement que les aides publiques sont un impératif éthique de la gouvernance moderne. Dans la perspective de Vivien, le citoyen pauvre n’a pas à réclamer l’assistance comme un droit dû. Le savant considère au contraire l’offre systématique de l’aide comme le devoir philanthropique de l’État envers des individus dont la capacité juridique présumée est compromise par l’indigence [15]. « Dans un pays libre, dont la constitution déclare l’égalité de tous devant la loi », soutient Vivien, « il ne suffit pas que la justice soit impartiale, indépendante, éclairée, il la faut encore accessible à tous, au pauvre comme au riche […] [L]a justice est une dette de l’État ». Remplir cette obligation, affirme-t-il de surcroît, est essentiel si l’on veut assurer l’intégrité des prétentions de la France au statut de civilisation supérieure [16].
10Dans les débats des libéraux sur l’assistance judiciaire avant 1848, le sujet civil pauvre apparaît donc d’abord comme une figure impuissante, incapable d’entrer pleinement dans le domaine de la loi – ou dans la civilisation dont la loi était un emblème si puissant – sans une forme d’intervention bienveillante de l’État. Il – car encore une fois, malgré le surgissement de la différence sexuelle dans les scénarios de crises familiales contés par Vivien, le sujet de droit civil en état d’incapacité était massivement pensé comme un individu masculin à l’autonomie compromise – il, donc, apparaît dans le monde discursif de la réforme libérale, à travers sa condition non naturelle d’infirme juridique. Incapable de surmonter les obstacles qui lui barrent l’accès à la loi, tant vantée par les libéraux précisément parce qu’elle ne reconnaît pas les différences de richesse ou de rang, il est systématiquement exclu du domaine de la justice auquel il aurait déjà dû déjà appartenir. En ce sens, avant 1848, l’imaginaire libéral a en tête un sujet de droit civil pauvre qui incarne un paradoxe déstabilisant : égal par définition – au moins tant que le sujet naturel, universel, du droit est considéré comme un adulte mâle – il est aussi inégal, toujours en quête d’une aide extérieure qui reconnaisse et dénie simultanément la différence que la pauvreté introduit dans son existence civile [17]. Sans aide, le citoyen indigent croupit dans son extrême faiblesse, dans le même moment membre de la loi civile et hors de sa portée.
11La position « hors-de-la-loi » du sujet civil démuni et sans assistance n’apparaît pas dans ces débats sur la réforme ; toutefois, sans susciter aussitôt des craintes que l’assistance judiciaire publique ne produise une menace nouvelle pour l’ordre social : le dangereux hors-la-loi civil. Malgré la constance avec laquelle les savants de l’Académie décrivent l’assistance publique comme un remède aux effets nuisibles de l’indigence, leurs rapports donnent en même temps voix à l’inquiétude que cette assistance puisse aussi permettre à la pauvreté de pénétrer le domaine de la justice civile sous la forme d’un excès antagonique. Ainsi, même quand il se fait l’avocat résolu de l’assistance judiciaire, Vivien avertit énergiquement qu’elle porte un péril potentiel car l’assistance risque de faciliter le conflit social en ouvrant la porte à des alliances nouvelles et dangereuses entre pauvreté et improbité. « [L]’arène judiciaire », déclare-t-il, « ne doit pas être livrée à la mauvaise foi, à l’esprit de vengeance ou de cupidité qui, à la faveur de l’indigence, essaieraient d’y traîner le père de famille, le propriétaire, le citoyen honnête et irréprochable [18] ». Trop accroître le pouvoir des citoyens pauvres grâce à l’assistance judiciaire – soit parce qu’elle réduirait les frais qui devaient servir de « frein contre l’esprit de chicane », soit parce qu’elle ouvrirait la porte dangereuse de la représentation gratuite – donnerait à « ceux qui ne possèdent point » rien moins qu’« une espèce de droit de course sur ceux qui possèdent [19] ».
Nouvelle révolution, nouveaux enjeux
12Même s’ils s’inquiètent des dangers lovés dans l’assistance judiciaire, les réformateurs maintiennent leur engagement en faveur d’une justice civile accessible. À leurs yeux, celle-ci est un élément crucial à la fois d’un gouvernement éthique de la société libérale moderne et de la prétention de la France à tenir son rang parmi les nations civilisées. En janvier 1848, Vivien – qui conseillait une réduction systématique des frais de justice – semble avoir prévalu sur Beaumont et son enthousiasme pour un avocat des pauvres à la mode piémontaise. Soulignant le rôle essentiel de l’Académie dans le façonnage de la législation durant la monarchie de Juillet, l’Assemblée nationale publia dans son procès-verbal officiel du 11 au 12 février 1848 le rapport Vivien. Elle l’accompagna des commentaires qu’il avait suscités à l’Académie. Moins de deux semaines plus tard, un souffle révolutionnaire explosait dans les rues de Paris. Pendant les mois qui suivirent ces jours fatals, la promotion de l’assistance judiciaire est arrêtée net par la crainte que la jeune République ne délaisse les idéaux de la démocratie libérale au profit de la vision gauchiste d’une république sociale [20]. Les appels radicaux à l’éradication de la pauvreté étouffent alors les vieux débats sur les bienfaits d’une gouvernance philanthropique susceptible de compenser les plus terribles conséquences de l’indigence. Dès lors, les membres de l’Académie tournent plutôt leurs efforts vers la production d’une série de petits traités défendant la propriété et l’ordre [21]. Les réformateurs libéraux se trouvant plus préoccupés par les barricades dans les rues que par les barrières à l’entrée des tribunaux, le silence tombe pendant le reste de l’année sur la question de l’assistance judiciaire [22].
13À la fin de l’année 1848, le climat politique en France a de nouveau changé de façon spectaculaire. La Constitution de novembre 1848 élimine toute trace de droit au travail, revendication qui constituait le pilier rêvé du projet constitutionnel de la gauche révolutionnaire. Tout l’espoir de la gauche, en effet, aurait été de mettre ainsi fin à la misère de la classe laborieuse. La constitution définit au contraire « l’assistance publique » en termes de volontarisme ; elle rejette toutes les revendications radicales qui excipaient des droits pour exiger l’assistance publique. Pour la constitution, les programmes publics légitimes doivent émaner exclusivement d’un devoir moral que l’État s’impose envers les faibles ; et le périmètre de ces programmes se limiter strictement aux très jeunes, aux malades et aux vieillards [23]. En 1849, la menace d’une insurrection urbaine s’étiolant, juristes et conseillers du gouvernement – impatients de réaffirmer au quotidien les valeurs de l’État de droit libéral – retournent à leur projet d’élaborer une loi sur l’assistance judiciaire. Ils peuvent même se targuer du soutien explicite du président Louis-Napoléon Bonaparte [24].
14À maints égards, les débats de la Deuxième République sur l’assistance judiciaire reprennent les mêmes thèmes que ceux qui avaient prévalu dans les discussions à la fin de la monarchie de Juillet. Selon Charles Bioche, avocat à la Cour d’appel de Paris et expert reconnu de la procédure civile, la réputation morale internationale de la France se mesurait précisément à sa capacité à fournir une assistance judiciaire aux nécessiteux [25]. Ce retour à des thèmes familiers, à des discours apparemment inchangés sur l’assistance judiciaire, transparaît aussi dans la résurgence de la vieille rhétorique sur l’accès à la justice : les frais d’une procédure sont un obstacle intimidant sur le chemin de la justice, les exclus pauvres sont des objets de pitié affaiblis et émasculés. En 1850, le juriste Émile Delapalme, par exemple, emploie le motif de la « barrière » tout au long de sa discussion sur les bénéfices de l’assistance publique. Les éléments complexes et coûteux des procès civils constituent « autant de barrières placées à l’entrée du temple de la justice », écrit-il, « barrières que le pauvre ne peut pas toujours franchir [26] ».
15Dans le même temps, le résidu des vieilles angoisses, rendues encore plus redoutables par les événements de 1848, déteint sur les commentaires même les plus optimistes et les plus favorables à l’assistance judiciaire. Ces inquiétudes sont manifestes dans les références explicites des réformateurs aux dangers que représentent les conflits sociaux autant que dans leur silence assourdissant sur le récent épisode révolutionnaire. Elles assombrissent toujours plus un cauchemar récurrent : et si l’assistance judiciaire allait transformer les plaignants pauvres en corsaires vicieux lancés dans une guerre de procédures contre les riches ? Quand Bioche avertit des dangers qu’il y a à offrir un accès non réglementé aux tribunaux, il offre un exemple particulièrement flagrant de ce genre de fantasme. C’est comme s’il avait devant les yeux une société glissant sur la pente de sa disparition programmée à cause de l’abus croissant de la justice civile ainsi facilité par l’État : « Ouvrir à tous les pauvres l’accès des trib. [sic], sans aucune garantie du mérite de leurs prétentions, écrit-il, ce serait multiplier à l’infini les causes de querelle et de dissension entre les citoyens […] [27]. » Dans le sillage de 1848, l’assistance judiciaire – célébrée par les réformateurs comme un moyen d’assurer au citoyen pauvre l’accès à l’espace de la justice civile que paradoxalement il habitait toujours déjà – accroissait, du même coup, l’inquiétude que la porte des tribunaux, d’être trop grande ouverte, ne laissât libre cours désormais à la violence d’une guerre civile larvée, mais interminable.
16Après 1848, de ce fait, se resserra radicalement le nœud de contradictions qui compliquait les visions libérales de l’assistance judiciaire. L’assaut républicain apparemment couronné de succès contre la monarchie rendait la fourniture d’une assistance judiciaire plus impérieuse que jamais. À cette urgence contribuait de plus le cri des insurgés – bref mais terrifiant – qu’eux aussi pouvaient prétendre à des droits sociaux. Une assistance publique qui améliore efficacement les effets débilitants de la pauvreté, selon les réformateurs libéraux antirévolutionnaires, pourrait aider à mettre un terme à la prolifération de ces projets dangereux et fantasmagoriques visant à aplanir les inégalités. De même, un programme d’assistance judiciaire efficacement conçu et réalisé, en ouvrant le chemin aux pauvres et, en leur permettant de porter leurs doléances devant les tribunaux plutôt que dans les rues, pourrait les protéger des sirènes de l’idéologie révolutionnaire et les inscrire au contraire solidement dans l’État de droit.
17Malgré ces rêves d’une justice bien réglée, les réformateurs après 1848 trouvèrent très difficile d’imaginer une forme d’assistance judiciaire qui ne risquât pas en même temps de subvertir ce régime d’ordre et de liberté qu’elle était pourtant censée renforcer et protéger. D’abord, concevoir un accès élargi à la justice semblait inéluctablement faire surgir le spectre d’une horde vorace de plaignants pauvres intentant des procès mal fondés et malveillants, attisant les flammes du conflit social au lieu de participer à sa résolution bien ordonnée. Ensuite, développer la législation sur l’assistance judiciaire conduirait inévitablement à l’embauche de fonctionnaires et à la création d’institutions publiques additionnelles. Du coup, les réformateurs libéraux se trouvaient confrontés à une inquiétude autre, mais tout aussi intense. Il existait une possibilité désagréable qu’ils fussent directement responsables de l’extension de la taille et de la compétence de l’administration. En ce sens, le projet de créer un programme complet d’assistance judiciaire sur tout le territoire français accentuait leur ambivalence profonde à l’égard du rôle de l’État [28].
18Après 1848, la vague de débats juridiques sur les avantages et les périls de l’assistance judiciaire se doubla d’une activité débordante chez ceux qui avaient la responsabilité de rédiger la loi. En juin et juillet 1849, le ministère de la Justice supervise la préparation d’un projet de loi inaugurant un nouveau régime de l’assistance judiciaire. En juin de l’année suivante, le projet de loi passe entre les mains du Conseil d’État. La Commission des lois de l’Assemblée, présidée par le député Antoine de Vatimesnil, examine ensuite le projet du gouvernement – en même temps qu’une proposition alternative déposée par le député Louis-Jacques Favreau. En novembre 1850, le problème de l’exclusion des pauvres de la justice civile est renvoyé devant les députés par la Commission.
19Ces réflexions font jour à un nouveau désir – lequel s’ajoute aux engagements de longue date visant à supprimer les barrières qui empêchaient les pauvres d’accéder à la justice civile. Ce nouveau désir est celui de l’Assemblée antirévolutionnaire d’étayer l’ordre politique et social en investissant à nouveaux frais dans l’État de droit libéral [29]. Selon le rapport de Vatimesnil, un programme d’assistance judiciaire publique qui permettrait au minimum au citoyen pauvre d’accéder aux tribunaux était de première importance, si la déclaration de la Constitution d’une « égalité des citoyens devant la loi » devait être plus « qu’un mot vidé de sens […] [30] ». Cependant, dans ce rapport aussi, la croyance que la loi pouvait suppléer l’égalité juridique, et dès lors produire un futur plus juste, se doublait d’une peur toujours plus forte du désordre. Et celle-ci fit naître à son tour le désir intense, et bien peu libéral, de limiter, plutôt que d’accroître, l’accès aux tribunaux. Cette ambivalence, et en particulier la crainte de saper par inadvertance la stabilité politique et sociale plutôt que de la renforcer, devient clairement lisible dans le rapport de la commission. Si le législateur « entoure de trop de difficultés l’admission à l’assistance, prévient Vatimesnil, il court le risque d’étouffer des réclamations légitimes […] » mais « s’il ouvre une porte trop large, il lésera à la fois l’intérêt du trésor et celui des personnes contre lesquelles les assistés intenteront des actions judiciaires ». Dès lors, la fourniture d’une assistance judiciaire « dégénérerait en injustice et en oppression à l’égard d’autrui ; elle tarirait les sources du revenu public ; et elle deviendrait un aliment funeste pour l’esprit tracassier et processif [31] ».
20Le rapport de la commission suggère donc que pour les législateurs, comme pour les juristes, les souffrances du citoyen pauvre étaient, après 1848, escortées de près par le spectre d’une agression sociale débridée, pouvant sauter allègrement le fossé des fortunes. Tout au long de la réflexion parlementaire, l’étranger civil suscite chez les savants libéraux l’appréhension de produire par inadvertance une population assistée de pauvres, devenus dangereusement procéduriers. Ces craintes ravivent à leur tour de vieilles angoisses. Et si l’espoir placé en la loi instituant l’assistance judiciaire – qui devait garantir que la nation marchait désormais d’un pas mieux assuré vers le progrès et la civilisation – était mal fondé ? Comment l’assistance publique à l’étranger civil pourrait-elle atteindre son but, surtout après un soulèvement qui avait détrôné un roi, fondé une république et nourri les rêves radicaux d’une révolution sociale ? Comment réaliser enfin la vision libérale d’une France moderne – où le droit civil aurait un rôle fondamental – sans pour autant venir menacer la propriété, la justice et même la civilisation ? Quelles formes et quelles procédures seraient les mieux à même de garantir que l’assistance judiciaire puisse contribuer à la retenue judiciaire et à la résolution des conflits plutôt qu’à leur prolifération illégitime et potentiellement catastrophique ?
1849-1851 : la réinvention de l’étranger civil pauvre
21Ces questions infusent la lente élaboration de la loi, et les discussions qui l’entourent, entre 1849 et 1851. Simultanément, les exigences techniques qu’impliquait la rédaction d’une loi définissant les conditions d’accès à la loi ont transformé les termes du débat. Celui-ci est redescendu des déclarations à l’emporte-pièce sur la civilisation vers les terrains bien plus spécifiques où devait être forgé un langage réglementaire efficace. Ceci était un changement de taille dans l’histoire de l’étranger civil. Afin de résoudre des questions de normes juridiques, de structure administrative et de logique procédurale, les législateurs réinventèrent la figure du marginal pauvre constitué par le droit civil. Ce faisant, ils travaillaient à relever, de manière inédite, les défis posés à la fois aux principes d’égalité civile de la constitution, à la stabilité de la société française et à l’équilibre de l’ordre politique.
22Le passage au langage législatif transfigura plus fondamentalement encore le malaise qui entourait l’assistance judiciaire, car l’étranger civil était maintenant évoqué en des termes qui brillaient du vernis de la neutralité fonctionnelle. En apparence, rien ne peut sembler plus naturel ou plus essentiel au travail législatif que ce genre de domestication discursive. Mais à un niveau plus profond, ce changement témoignait de l’aspiration plus vaste des libéraux, aspiration au reste bien plus périlleuse après 1848. Pour eux, il s’agissait de purger les situations d’inégalité de leurs valences politiquement explosives et de créer à la place un espace pour une gouvernance de long terme. Néanmoins, plus les législateurs essayaient, d’une part, de transformer les indigents en sujets de droit juridiquement significatifs ; plus ils tentaient, d’autre part, d’isoler ces sujets de droit de la menace de désordre politique et social catastrophique qu’ils représentaient en tant que catégorie collective ; et plus cette menace revenait les hanter avec insistance sous une autre guise. De même, plus les législateurs essayaient d’expliciter les distinctions qui garantiraient que le nouveau statut d’étranger civil et les actions de charité entreprises par l’État étaient inoffensifs, plus ils finissaient par estomper les différences qui organisaient leurs imaginaires sociaux.
23Deux préoccupations influencèrent avant tout la reconstruction de l’étranger civil pauvre. D’abord, l’assistance judiciaire avait pour ambition d’aider seulement ceux dont la misère barrait indiscutablement la porte de la justice civile. La loi proposée devait donc définir clairement le niveau de pauvreté déterminant l’éligibilité. Ce qui n’était pas chose facile. Dans son échange avec le Conseil d’État, la commission parlementaire soutenait que le terme « indigence », utilisé par le projet de loi du gouvernement, était porteur de trop de connotations morales négatives – connotations nettement visibles dans les discours du temps sur la dépendance. Elle proposa à la place « insuffisance de ressources », plus neutre et plus spécifique. Mais cette correction fut fermement rejetée par le Conseil qui insista pour que la loi utilise « indigence », ne serait-ce que parce que la honte qui s’associait au mot pourrait potentiellement réduire le nombre de gens désireux d’en porter les stigmates tout en limitant la charge éventuelle sur les finances publiques [32].
24S’accorder sur la terminologie ne suffisait pas, en soi, à résoudre le problème : comment trouver une bonne méthode pour décrire les frontières juridiques de la pauvreté ? « Que faut-il entendre par indigence ? » demande la commission. « Est-ce l’indigence absolue, ou l’indigence relative [33] ? » Aux yeux de Vatimesnil et de la commission, les enjeux sont ici extrêmement importants. Le sens finalement retenu du mot « indigence » serait déterminant pour réussir à rédiger et à faire appliquer la loi, mais aussi pour justifier l’intégrité de la philanthropie publique. Il fallait décider quel sens serait le mieux à même d’informer la justification éthique de l’assistance judiciaire et de sous-tendre les opérations administratives quotidiennes. La commission soutenait donc que pour déterminer de manière acceptable le niveau d’« indigence » au-dessous duquel les citoyens étaient empêchés d’introduire une action au civil, on ne devait pas se reposer sur des évaluations du revenu et du montant de l’impôt, indicateurs pourtant communément utilisés au xixe siècle pour déterminer la condition absolue de privation [34]. En revanche, elle prit le parti d’une définition plus restrictive, mais aussi plus nébuleuse. « L’indigence judiciaire, conclut le rapport, n’est autre chose que l’impossibilité de faire valoir son droit devant les tribunaux, et par conséquent elle est relative [35]. »
25La position de la commission allait s’avérer essentielle dans la façon dont la loi de 1851 inaugurerait un « nouvel » étranger civil. Cette position servirait aussi à définir selon quelles conditions l’assistance publique pourrait escorter le citoyen pauvre jusqu’au tribunal pour qu’il puisse défendre sa cause. Avant 1848, les avocats de la réforme employaient de manière interchangeable les mots « indigents » et « pauvres » pour marquer la limite à partir de laquelle l’assistance judiciaire pouvait alléger la condition d’exclusion civile, condition injuste et potentiellement dangereuse. Mais, entre 1849 et janvier 1851, les hommes d’État impliqués dans la préparation et l’examen du projet de loi développent une autre vision de l’indigence. Elle n’est plus liée aux traditionnels récits de souffrance collective, d’inégalité sociale et d’agitation lourde de menaces politiques – même si ces récits continuent d’alimenter les discours qui soulignent l’importance éthique et politique de la législation proposée. Désormais définie strictement en fonction des frais judiciaires qu’engendre une action donnée, l’indigence est séparée des turbulences de l’histoire et des présages menaçants d’un futur soulèvement révolutionnaire qui rendaient si urgente, justement, l’élaboration d’une telle loi. En ce sens, le projet de loi et les débats qui l’accompagnèrent reposaient sur le désir fondamental des libéraux de réinventer la figure de l’étranger civil pauvre pour en faire un individu purifié, domestiqué, contrôlé. Dès lors, l’indigence de l’étranger civil ne coïnciderait plus avec la pauvreté et ses dangers. Elle n’évoquerait plus, de même, les inégalités sociales qui, si récemment encore, avaient inspiré l’agitation révolutionnaire. À la place, l’indigence serait délimitée par la loi et pour la loi. Elle servirait dans le champ de la justice comme une catégorie pure d’individuation sur laquelle un futur neuf et sûr d’égalité civile rectifiée pourrait sans risque se construire.
26L’identité du vrai étranger civil selon la loi n’était pas strictement construite en fonction du seul niveau individuel de besoin. Cette identité devait dépendre aussi d’un examen de la viabilité de chaque cause. Selon le projet de loi du gouvernement, le bureau d’assistance devait considérer non seulement la réclamation par le requérant du statut d’indigence, mais aussi sa plainte pour déterminer si sa cause était fondée. Ici encore, la commission exprima une ambivalence profonde, cette fois-ci sur la question de savoir comment la loi fixerait le pouvoir du bureau d’évaluer, avant toute audience publique par le tribunal, les mérites des actions civiles déposées [36]. Les rapports de la commission soulignent que le seul examen légitime était un examen préliminaire des plus basiques : « L’appréciation que le bureau fait du fond des procès n’a rien d’absolu ; en accordant l’assistance, le bureau n’affirme pas que la cause est bonne, mais seulement qu’elle offre des apparences favorables [37]. »La vive inquiétude face à la création de ce genre d’examen parajudiciaire révèle à quel point les réformateurs avaient peur que les termes de la loi sur l’assistance judiciaire ne travaillent finalement à subvertir l’opération même de justice que cette loi devait protéger et améliorer. Échouer à définir et à réglementer l’indigence d’une manière judiciairement pertinente n’était donc pas le seul danger à l’horizon pour ceux qui cherchaient à rédiger une loi ouvrant les tribunaux aux étrangers civils. Le risque existait aussi d’inviter les membres du bureau qui gardaient l’entrée des tribunaux civils, à usurper le pouvoir de trancher réservé aux juges. En somme, si elle n’était pas soigneusement circonscrite, l’administration de l’assistance judiciaire pourrait vider de son sens la promesse d’ordre de la loi. Tout comme l’incapacité à fournir une assistance vidait de son sens la promesse constitutionnelle d’une égalité civile.
27À la fin du mois de janvier, l’Assemblée vota une version amendée du projet de loi du gouvernement [38]. Divisée en deux sections, la loi de 1851 régit la fourniture de l’assistance judiciaire dans les affaires civiles, criminelles et commerciales. La courte seconde section consacrée aux indigents accusés de crime ne diffère pas radicalement des dispositions définies dans le Code de procédure pénale de 1808 : elle étend simplement ce qui avait été jusque-là accessible aux accusés de crimes à ceux qui l’étaient de délits. Le reste du texte – et le lieu des plus grandes innovations légales – décrit les structures et les procédures qui doivent organiser l’assistance judiciaire dans le champ de la justice civile, y compris dans le cas d’actions engagées devant les tribunaux de commerce et les juges de paix. Comme dans les projets qui l’ont précédée, la loi n’autorise pas l’exemption des frais pour des actes non contestés de la justice gracieuse tels que le mariage ou la légitimation des enfants. L’allocation potentielle de l’assistance se limitait de fait au cas des procès antagonistes.
28Comment cette version ultime de la loi résout-elle les incertitudes et les craintes relatives aux étrangers civils, qui avaient hanté le projet de loi et ses révisions ? Deux aspects du texte adopté méritent une attention particulière. D’abord, les articles de la loi soulignent les procédures strictes pour établir et l’indigence réelle d’un requérant et le caractère plausible de sa cause. Ce sont les deux conditions conjointes qui permettent d’identifier un étranger civil légitime. Chaque individu demandant une assistance devait soumettre sa requête par écrit au procureur de la ville où il résidait. Le procureur envoyait ensuite la requête au bureau d’assistance idoine comprenant, selon le type de tribunal qui entendrait l’affaire, entre cinq et sept membres nommés (art. 7). Pour les tribunaux civils comme pour les tribunaux de commerce et les juges de paix, le bureau devait inclure « le directeur de l’enregistrement et des domaines » ou un représentant nommé par lui, « un délégué du préfet » et « trois membres pris parmi des anciens magistrats, les avocats ou anciens avocats, les avoués ou les anciens avoués, les notaires ou les anciens notaires » (art. 2) [39]. Les assistés potentiels devaient fournir au bureau leurs feuilles d’imposition ou d’exemption fiscale, des déclarations écrites que leur pauvreté les excluait de la justice civile et des informations détaillées sur leurs moyens de subsistance. Ces déclarations devaient aussi être confirmées par le maire de la ville où résidait le requérant (art. 10). Enfin, l’adversaire du requérant pouvait choisir d’apparaître devant le bureau afin de contester la prétention d’indigence ou de mettre en doute les mérites de la cause (art. 11).
29Que le requérant fût soumis à des obligations si nombreuses pour prouver à la fois son indigence et le caractère sensé de sa cause faisait partie intégrante de la stratégie de la nouvelle législation. Il s’agissait d’ouvrir les tribunaux aux étrangers civils tout en tentant de contenir la menace que l’assistance judiciaire n’inonde ceux-ci de litiges mal fondés et antagonistes. Le second trait essentiel de la loi de 1851 est qu’elle stipule expressément que les bureaux doivent essayer de se faire médiateur entre les parties et donc travailler à tenir entièrement à l’écart des salles d’audience les conflits entre les requérants indigents et leurs adversaires (art. 11) [40]. Tout comme les pratiques rigoureuses de filtrage pour contrôler l’éligibilité, la préférence pour le règlement parajudiciaire suggère que la nouvelle législation était, en son cœur, autant consacrée à tenir les plaideurs pauvres hors des tribunaux qu’elle ne cherchait à leur fournir les moyens d’outrepasser les obstacles matériels qui les empêchaient de réclamer justice et qui avaient, à l’origine, inspiré le soutien aux innovations législatives dans ce domaine.
30Quand aucun règlement à l’amiable ne semble possible, la loi sur l’assistance judiciaire donne le pouvoir aux bureaux de suspendre provisoirement la levée des honoraires que les plaideurs seraient normalement tenus de payer (art. 14). Si le jugement de la cour est favorable à la personne assistée, la loi oblige la partie adverse à prendre en charge tous les frais associés au procès (art. 17). Dans les autres cas, la Cour peut déclarer dans ses attendus que l’assisté est responsable du paiement (art. 19), en fonction d’un nouveau calcul de ses moyens. C’est seulement au cas où l’assisté perdrait son procès que la loi exige, d’une part, du Trésor, qu’il abandonne toute exigence de paiement, et d’autre part, des professionnels qui auraient fourni des services juridiques gratuits, qu’ils ne reçoivent pas de compensation. Une série supplémentaire d’articles, enfin, définit les conditions sous lesquelles l’assistance judiciaire peut être rétroactivement retirée, y compris dans les cas où l’assisté « a surpris la décision du bureau par une déclaration frauduleuse » de son indigence (art. 21).
1851 et après : les nouvelles forces de la pauvreté
31Qui était donc l’étranger civil produit et gouverné par la loi de 1851 sur l’assistance judiciaire ? Exclu de la justice par le concours des circonstances, le nouvel étranger civil, du moins au premier regard, était un homme honnête cherchant à résoudre – comme la société civile libérale l’exigeait de lui – un conflit privé par le biais des tribunaux. Il se présentait au bureau dans une condition dûment prouvé d’indigence. On pouvait situer fermement sa résidence légale sur la carte. Son identité était confirmée par la pratique de l’authentification face à face, qui continuait étrangement à organiser les statuts civils et leur fonctionnement dans un xixe siècle pourtant toujours plus bureaucratique [41]. Il se tenait, en tant qu’individu, loin de l’univers suspect du vagabondage ou de toute autre zone supposément irrégulière de mobilité et d’identité collective qui, pour les observateurs libéraux et conservateurs, était au cœur de la dangereuse résistance de la pauvreté à l’État [42].
32De plus, les actions en justice de l’étranger civil légitime étaient solidement fondées en droit. Ses motifs n’étaient pas teintés de rapacité, d’esprit de chicane ou de visées liées à la lutte des classes. Ni juriste ni révolutionnaire, l’étranger civil de la loi de 1851 n’essayait pas de défendre les mérites formels de sa cause. Il ne cherchait pas non plus à se positionner en tant qu’adversaire de l’ordre établi sur le terrain interdit des revendications sociales radicales. Au contraire, il invoquait la sagesse bienveillante des membres du bureau dans sa tentative de participer pleinement au système de la justice civile auquel il appartenait déjà. Il acceptait les efforts du bureau de résoudre son cas par un règlement à l’amiable et ne contestait pas ses décisions sur l’octroi, ou non, de l’assistance [43].
33En bref, le bon étranger civil de la nouvelle loi s’autocontrôlait dans sa recherche de solutions juridiques. Son identité et la raison de sa plainte étaient toutes les deux totalement transparentes. Construit simultanément comme un agent judiciaire disposant du libre arbitre et comme un partenaire accommodant de l’État, il poursuivait ses intérêts propres. Mais il collaborait aussi, en vertu de son indigence judiciaire et de la dépendance qui en découlait, à la tâche de la nouvelle loi dont le but était de suppléer l’égalité civile que proclamait la constitution de la République. Ce faisant, l’étranger civil assisté aidait à cicatriser le trauma de 1848 en refondant la foi libérale dans la capacité fondamentale du droit à valoriser la liberté individuelle, à remédier aux conflits et à préserver l’ordre social [44].
34Nous devons encore souligner un aspect supplémentaire de la loi sur l’étranger civil légitime : elle affirme implicitement et continûment l’identité masculine dudit étranger. Avant 1851, les écrits réformateurs ignoraient complètement la dérangeante existence historique des nombreuses femmes qui bénéficiaient d’une assistance bénévole des avocats. Le fait déconcertant de la différence des sexes fut admis par ces juristes et législateurs surtout à travers l’utilisation du signifiant féminin lorsqu’ils voulaient représenter l’assistance publique comme un moyen de suppléer la masculinité judiciaire défaillante du sujet de droit universel libéral. La nouvelle loi (de même que les débats qui accompagnèrent son élaboration) restait silencieuse sur la manière dont l’assistance judiciaire pourrait rendre l’État complice – et le rendit en effet complice – d’offrir la capacité aux femmes de briser les liens du mariage, liens d’association que la seconde moitié du xixe siècle célébrait avec une vigueur spéciale parce qu’elle y voyait les fondements d’une société saine [45]. De fait, les archives qui documentent le nombre et le type des actions en justice pour lesquelles les bureaux allouèrent une assistance judiciaire témoignent qu’un des résultats les plus notables de la loi de 1851 est que l’État se trouva fréquemment dans une position littéralement inavouable : non seulement de suppléer, à travers l’allocation de l’assistance, la capacité d’action civile des femmes, mais, en réalité, de transformer les épouses qui avaient l’intention de dissoudre leurs foyers en acteurs judiciaires apparemment autonomes et efficaces [46]. C’est seulement au tournant du siècle, lors d’un nouveau débat animé sur la nécessité de réviser la loi sur l’assistance judiciaire, que les commentateurs acceptèrent les leçons des archives du ministère de la Justice. L’étranger civil assisté qui apparaît dans ces registres officiels, concédaient juristes et législateurs, est en fait souvent une femme séparée de son mari ; mais séparée aussi, en vertu de son sexe, de la vision libérale du sujet de droit universel qui, plus tôt dans le siècle, avait informé l’invention législative d’un régime moderne d’assistance pour les actions civiles [47].
35Si la loi de 1851 et les débats entourant sa rédaction et son instauration gardent le silence sur la dérangeante probabilité que l’assistance judiciaire participe à la fois à la production d’un sujet de droit féminin agissant de son propre chef et à la dissolution des familles, ils laissent transparaître plus directement d’autres peurs. De fait, les obligations entraînées par une pratique massive de documentation, d’examen et de réexamen, telle qu’instituée par la loi, autorisent une lecture assez différente du nouvel étranger civil. Sous ce nouvel angle, il n’est plus le sujet de droit libéral, fiable, stable, transparent, mais un objet d’angoisse constante, se métamorphosant et se démultipliant. Il ne confirme plus les capacités du droit à régler les conflits, à valoriser l’individu et à étayer l’ordre social ; au contraire, sa silhouette laisse voir la méfiance profonde des législateurs pour celui qu’ils cherchaient à constituer et à assister. Sous ce nouvel angle aussi, l’étranger indigent met en relief le malaise continu des législateurs à propos du paysage moral du contentieux civil et souligne leur doute persistant sur la capacité du droit – et de ses adjuvants administratifs parajudiciaires – à gouverner les habitants de son domaine. De ce point de vue, alors, le nouvel étranger civil apparaît dans la loi de 1851 comme un sujet dont l’authenticité, la cohérence et les ambitions sont sans arrêt suspectes.
36La structure et le langage de la nouvelle loi indiquent, plus fondamentalement encore, que le sens sous-jacent d’indigence en tant qu’« indigence judiciaire » n’a pas, en fait, tempéré la vieille force disruptive de la pauvreté. Elle l’a plutôt réintroduite sous un autre aspect et lui a offert d’autres tactiques. La loi de 1851 constituait désormais l’indigence comme une catégorie explicitement rhétorique. Celle-ci n’était plus cette condition transparente de misère qui avait ému naguère les réformateurs soucieux de garantir un égal accès au droit autant que de sublimer juridiquement les élans révolutionnaires. L’indigence, en d’autres termes, fonctionnait dans le nouveau cadre juridique comme une affirmation instable de manque – un manque de moyens eu égard à des frais judiciaires estimés en fonction d’une cause donnée – plutôt que comme une différence sociale naturalisée qui, auparavant, ancrait et perturbait les vieux rêves libéraux d’une civilisation juste. C’est, au demeurant, précisément parce que le nouvel ordre de l’assistance judiciaire refusait de prendre en considération les anciennes catégories de différence, anciennes et donc chargées d’histoire, que les femmes pauvres avaient pu être comptées parmi les assistés potentiels, même si cela n’avait pas été explicitement prévu. Le manque particulier lié à leur genre se nichait maintenant parfaitement dans ce nouveau sens d’indigence.
37Ainsi, bien que la loi de 1851 dressât une barricade contre les droits collectifs et révolutionnaires de la pauvreté à pénétrer les tribunaux, elle ouvrait la voie à une catégorie de besoin relatif et individuel qui, du fait de sa stabilité insuffisante, de sa lisibilité incertaine et de son potentiel à se faire passer pour ce qu’il n’était pas, rendait le visage subversif de l’indigence plutôt plus que moins difficile à identifier. Selon les termes du nouveau texte législatif, d’ailleurs, l’indigence n’était plus désormais antérieure à la loi, comme c’était le cas dans les théories des années 1840 – quand elle était aussi synonyme de pauvreté –, mais seulement produite par les pratiques administratives de différenciation et de classification que la loi autorisait et organisait pour ses propres fins. Là où la pauvreté troublait naguère la conscience des réformateurs parce qu’elle était la preuve de l’échec total de la société à prendre des mesures efficaces pour lutter contre ses pires travers, la catégorie d’indigence mise au point par la loi de 1851 impliquait les législateurs et les fonctionnaires de la justice à la fois dans sa production concrète et dans la menace potentielle qu’elle représentait pour l’opération réelle de justice civile.
38Ouvrir les portes des tribunaux à l’étranger civil assisté signifiait de fait que la loi semblait aussi ouvrir la perspective d’une hospitalité juridique accordée à une armée fantastique d’imposteurs chicaneurs qui, en quête de procès frivoles et conduits par l’avidité, porteraient hypocritement le masque de l’indigence pour exploiter la générosité de l’État. Bien sûr, des inquiétudes relatives aux recours excessifs et des suspicions sur ce qu’on appellerait aujourd’hui « la fraude à l’État social » ont été exprimées bien avant 1851 [48]. Mais, parce qu’elle mettait au centre de son dispositif le citoyen pauvre et la possibilité d’un accès gratuit à la justice, la loi sur l’assistance judiciaire déplaçait les sources de la peur. Ce n’était plus la malveillance des avocats et des avoués – qui avaient peu à gagner au régime de l’assistance judiciaire de 1851 – qui était à craindre mais celle de la personne assistée. Cherchant à démocratiser la justice civile, selon le credo de la philanthropie libérale, les réformateurs ont donc aussi par inadvertance multiplié les raisons de s’inquiéter. Les libéraux craignaient qu’on puisse exploiter la loi en vue de gains personnels. Pis encore, l’invitation apparente de la loi à multiplier les actions en justice, alors que son but était justement de les limiter, signifie que l’État lui-même était maintenant impliqué dans le développement du recours abusif – et destructeur – aux tribunaux.
39En se concentrant sur le potentiel destructeur de l’avidité procédurière et sur la force déstabilisante d’une misère feinte, la loi sur l’assistance judiciaire semble réaliser du coup un geste complet de traduction et de transfert. Le requérant qui feignait l’indigence afin d’exploiter la philanthropie judiciaire de l’État paraît, au moins à la surface du droit, prendre la place du révolutionnaire pauvre des barricades en tant que menace suprême pesant sur l’ordre social et sur le règne civilisé de la justice civile. Pourtant, comme les débats autour de la loi en témoignent, cette substitution apparente n’a pas éloigné de l’espace du droit la crainte de la disruption radicale représentée par la pauvreté. Au contraire, elle a multiplié et brouillé les visages d’une indigence problématique. L’imposteur chicaneur se tenait désormais aux côtés du révolutionnaire pauvre et rapace. Tous deux, ils s’agitaient parmi la foule prête à exploiter la générosité de l’État dans la guerre sans fin contre la propriété et à raviver toujours les braises de la révolte contre l’ordre.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier Joan W. Scott et Paolo Napoli pour avoir lu attentivement cette traduction et pour leurs nombreuses et utiles suggestions. Remerciements particuliers aux coordinateurs de ce numéro, Dominique Kalifa et Jann Matlock, et au traducteur, Stéphane Bouquet.
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[2]
Ferdinand Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire (1787-1791), Paris, Imprimerie de la Cour d’appel, 1904 ; Bernard Schnapper, « De la charité à la solidarité sociale : l’assistance judiciaire française, 1851-1972 », Legal History Review, 52, 1984, p. 108-110 ; Émile Yvernès, « L’assistance judiciaire (1851-1891) », Journal de la Société de statistique de Paris, 36, juin 1895, p. 220.
-
[3]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 106-108.
-
[4]
Ibid., p. 112.
-
[5]
Schnapper, « Le coût des procès civils au milieu du xixe siècle », Revue historique de droit français et étranger, 59, 1981, p. 621-633 ; Isser Woloch, The New Regime: Transformations of the French Civic Order, 1789-1820s, New York, Norton, 1994, p. 353.
-
[6]
Voir Le Code d’instruction criminelle (1808), Art. 294 et 420, dans Les Cinq Codes de l’Empire français, Paris, F. Guitel, 1812. Voir également « Rapport du ministère de la Justice relatif à la formation d’une commission chargée d’étudier le meilleur système de rendre accessible aux pauvres le recours à la justice », Journal de procédure civile et commerciale, 15, 2e série 1849, p. 329 ; A. Blandin, « L’avocat des pauvres à Pau », Annales de la Charité, 6, 1850, p. 220 ; Charles Bioche, « Proposition relative à l’institution du bureau de l’avocat des pauvres », Journal de procédure civile et commerciale, 15, 2e série, 1849, p. 89.
-
[7]
Katherine A. Lynch, Family, Class and Ideology in Early Industrial France: Social Policy and the Working-Class Family, 1825-1848, Madison, University of Wisconsin Press, 1988, p. 88-100.
-
[8]
« Rapport du ministère de la Justice », art. cité, p. 329. Une seconde loi, votée le 18 décembre 1850, réduit un peu plus, sans tout à fait les éliminer, les coûts du mariage pour les indigents. Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire…, op. cit., p. 171-172.
-
[9]
Jean-César-Maxime-Gustave Du Beux, Essai sur l’institution de l’avocat des pauvres et sur les moyens de défense des indigents dans les procès civils et criminels en France, en Sardaigne et dans les principaux pays de l’Europe, Paris, Rey et Behatte, 1847. Voir également Du Beux, De l’institution de l’avocat des pauvres dans le royaume de Sardaigne, et de l’utilité d’une institution de ce genre en France, discours prononcé le 5 novembre 1845 à l’audience de rentrée du tribunal civil de Troyes, Troyes, Bouquot, 1845. Sur la grande influence de Du Beux, voir Alexandre Vivien, « Mémoire sur la défense des indigents dans les procès civils et criminels, suivi d’observations présentées par MM. Cousin, Dupin, De Beaumont et Giraud », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, Compte rendu [désormais Compte rendu], t. 12, 1847, p. 357.
-
[10]
Dudley Channing Barksdale, « Liberal Politics and Nascent Social Science in France: The Academy of Moral and Political Sciences », PhD, University of North Carolina à Chapel Hill, 1986, ici p. 7 et 398.
-
[11]
Gustave de Beaumont, « Rapport sur l’administration de la justice civile et commerciale en Sardaigne, suivi d’observations par MM. Charles Lucas, G. de Beaumont et Cousin », Compte rendu, t. 11, 1847, et Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847.
-
[12]
Beaumont, « Rapport… », op. cit., Compte rendu, t. 11, 1847, p. 25.
-
[13]
Vivien, « Rapport sur l’ouvrage de Dubeux [sic], substitut du procureur du Roi à Versailles », Le Moniteur Universel [désormais MU], 11 fév. 1848, p. 358.
-
[14]
Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, p. 462. Sur la fiction familiale du xixe siècle comme discours sur le danger et l’ordre, voir Roddey Reid, Families in Jeopardy: Regulation the Social Body in France, 1750-1910, Stanford, Stanford University Press, 1993 ; Ann-Louise Shapiro, Breaking the Codes: Female Criminality in Fin-de-Siècle Paris, Stanford, Stanford University Press, 1996.
-
[15]
Sur le déplacement de la pauvreté dans les débats libéraux de la sphère politique à la sphère morale et philanthropique, voir Giovanna Procacci, Gouverner la misère : la question sociale en France (1789-1848), Paris, Seuil, 1993, p. 16.
-
[16]
Vivien, « Rapport… », art. cité, MU, p. 358.
-
[17]
Voir également Procacci, Gouverner la misère…, op. cit., p. 85.
-
[18]
Vivien, « Rapport… », art. cité, MU, p. 358.
-
[19]
Ibid. Sur cette crainte, voir aussi André Dupin, « Observation », dans Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847, p. 466 ; Charles Giraud, « Observation », dans Vivien, « Mémoire… », op. cit., Compte rendu, t. 12, 1847, p. 468.
-
[20]
Sur le fort refroidissement du soutien libéral aux programmes gouvernementaux d’assistance aux pauvres après la révolution, voir André Jardin, Histoire du libéralisme politique : de la crise de l’absolutisme à la constitution de 1875, Paris, Hachette, 1985, p. 343-365.
-
[21]
Barksdale, « Liberal Politics… », op. cit., ici p. 604-627.
-
[22]
Dreyfus, L’association de bienfaisance judiciaire…, op. cit., p. 88-95.
-
[23]
Paul Bastide, Doctrines et institutions politiques de la seconde république, Paris, Hachette, 1945.
-
[24]
Maurice Agulhon insiste sur le légalisme de la réaction contre-révolutionnaire entre 1848 et 1852. 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Seuil, 1973, p. 141. Sur le soutien de Louis-Napoléon Bonaparte à la réforme législative dans le domaine de l’assistance judiciaire, voir Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 117.
-
[25]
Bioche, « Proposition… », art. cité, p. 89.
-
[26]
Émile Delapalme, « De l’assistance judiciaire », Annales de la Charité, 6, 1850, p. 667.
-
[27]
Bioche, « Proposition… », art. cité, p. 90.
-
[28]
Nikolas Rose, « Governing “Advanced” Liberal Democracies », dans Andrew Barry et al. (dir.), Foucault and Political Reason: Liberalism, Neo-Liberalism and Rationalities of Government, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 37-64.
-
[29]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 116-117.
-
[30]
Antoine de Vatimesnil, « Rapport fait par M. de Vatimesnil, au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi sur l’assistance judiciaire et la proposition de M. Favreau », MU, 26 nov. 1850, p. 3364, souligné dans l’original.
-
[31]
Ibid., p. 3365. Sur ce thème, voir également Delapalme, « De l’assistance judiciaire », art. cité, p. 677-678.
-
[32]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Sur le discours moral autour de la pauvreté et de la dépendance, voir André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du xixe siècle, Paris, Aubier, 1998, p. 112-118.
-
[33]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Souligné dans l’original.
-
[34]
La mesure de 1850 supprimant les taxes associées au mariage, par exemple, stipule que l’impétrant doit prouver qu’il a payé moins de dix francs en impôts ou que, en raison de sa pauvreté, il en était entièrement exonéré. Jean-Baptiste Duverger, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, et avis du conseil d’état, Paris, Imprimerie de Pommeret et Moreau, 1850, t. 50, p. 486-490.
-
[35]
Vatimesnil, « Rapport… », art. cité, p. 3365. Souligné dans l’original.
-
[36]
Vatimesnil cité par Jean-Baptiste Duverger, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlemens, et avis du conseil d’état, Paris, Guyot, 1851, t. 51, p. 21-22.
-
[37]
Vatimesnil cité par Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 22. Schnapper décrit la fonction de filtrage assignée au bureau d’assistance comme « parajudiciaire ». Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 118.
-
[38]
Toutes les citations de la loi sont tirées de Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 16-26.
-
[39]
Les bureaux attachés à la Cour d’appel, la Cour de cassation et au Conseil d’État, au contraire, ont sept membres désignés et choisis dans les rangs des avocats, notaires et anciens magistrats qui ont l’expérience de ces cours spécifiques. Des professeurs de droit peuvent aussi être nommés à certains de ces bureaux (art. 3 et 5).
-
[40]
Sur les réserves de la commission quant aux pouvoirs des bureaux de remédier en lieu et place des tribunaux, voir Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 19-20, note 6. Sur la médiation dans la procédure civile, voir Arthur Engelmann, A History of Continental Civil Procedure, trad. Robert Wyness Millar, South Hackensack, Rothman Reprints, 1969, p. 754-755.
-
[41]
Sur l’exploration par Balzac des crises possibles que peut précipiter l’échec de ces pratiques administratives d’identification, voir Sylvia Schafer, « Political Catastrophe and Liberal Legal Desire: Two Stories of Revolution, Remediation, and Return from the French Nineteenth Century », dans Austin Sarat et al. (dir.), Law and Catastrophe, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 65-70.
-
[42]
Vincent Denis, « The Invention of Mobility and the History of the State », French Historical Studies, 29/3, 2006, p. 359-77 ; Gueslin, Gens pauvres…, op. cit., p. 66. Sur le projet de gouverner la pauvreté dangereuse au xixe siècle, voir également Procacci, Gouverner la misère…, op. cit.
-
[43]
Le rapport de Vatimesnil rappelle aux législateurs que le requérant indigent « à coup sûr, n’est pas légiste », Duverger, Collection complète…, op. cit., t. 51, p. 20, note 1.
-
[44]
Sur les fonctions fondatrices des marginaux, voir Bonnie Honig, Democracy and the Foreigner, Princeton, Princeton University Press, 2001.
-
[45]
Judith Surkis, Sexing the Citizen: Morality and Masculinity in France, 1870-1920, Ithaca, Cornell University Press, 2006.
-
[46]
Schnapper, « De la charité… », art. cité, p. 130-131.
-
[47]
Voir, par ex., Yvernès, « L’assistance judiciaire (1851-1891) », art. cité, p. 221.
-
[48]
Colin Jones, Charity and Bienfaisance: The Treatment of the Poor in the Montpellier Region, 1740-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Olwen Hufton, The Poor of Eighteenth-Century France, 1750-1789, Oxford, Oxford University Press, 1974.