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Article de revue

De l'autre côté de l'écran : faire l'histoire des publics et de la réception télévisuelle

Pages 117 à 129

Notes

  • [1]
    Naissance du téléspectateur : une histoire de la réception télévisuelle des années 1950 aux années 1980, thèse sous la direction de Christian Delporte, université Versailles Saint-Quentin.
  • [2]
    Pour un premier aperçu théorique, voir Jérôme Bourdon, « La triple invention : comment faire l’histoire du public ? », Le Temps des médias, n° 3, 2004, p. 12-25, ainsi que les manuels de sociologie comme celui de Brigitte Le Grignou, Du côté du public : usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, 2003.
  • [3]
    Sur les publics médiatiques comme « communautés imaginées », cf. Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso, 1983, et Michel Gheude « La réunion invisible : du mode d’existence des téléspectateurs », dans Serge Proulx (dir.), Accusé de réception. Le téléspectateur construit par les sciences sociales, Paris, L’Harmattan, p. 163-174.
  • [4]
    Jérôme Bourdon, « La triple invention : comment faire l’histoire du public ? », art. cité, p. 22.
  • [5]
    Laurent Martin « La question des normes, entre le paradigme des effets et celui des usages », dans Pascale Goetschel, François Jost et Myriam Tsikounas (dir.), Lire, voir, entendre. La réception des objets médiatiques, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 19-30.
  • [6]
    Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, et Jean-Yves Mollier, Patricia Sorel, « L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France aux xixe et xxe siècles. Approche bibliographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 126-127, 1999, p. 39-59. On pourra consulter la bibliographie concernant le théâtre dans Richard Butsch, The Making of American Audiences from Stage to Television, 1750-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [7]
    « Radio et télévision : les archives écrites », numéro spécial des Dossiers de l’audiovisuel, 70, novembre-décembre 1996. Voir également : Évelyne Cohen, Pascale Goetschel, « La documentation écrite de l’Institut national de l’audiovisuel : un ensemble foisonnant de ressources », Sociétés & Représentations, no 25, 2008, p. 171-180 et Denis Maréchal, Jean-Michel Rodes, « Une richesse à découvrir : les fonds complémentaires des collections du dépôt légal de la radio télévision », Le Temps des Médias, no 8, 2007, p. 247-262.
  • [8]
    Expression employée par François Mauriac dans sa chronique pour L’Express, 7 avril 1960.
  • [9]
    Par exemple Daniel Dayan, « Les mystères de la réception », Le Débat, no 71, 1992, p. 146-162.
  • [10]
    Élisabeth Baton-Hervé, Les Enfants téléspectateurs : programmes, discours, représentations, Paris, L’Harmattan, 2000 et Céline Ségur, Les Recherches sur les téléspectateurs : trajectoires académiques, Paris, Hermès-Lavoisier, 2010.
  • [11]
    Isabelle Gaillard, La Télévision : histoire d’un objet de consommation, 1945-1985, Paris/Bry-sur-Marne, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques/Ina, 2012.
  • [12]
    Michel Souchon, Petit écran, grand public, Paris, La Documentation française, 1980, p. 9.
  • [13]
    Cécile Méadel, Quantifier le public : histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Paris, Economica, 2010.
  • [14]
    Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon, L’Œil critique, le journaliste critique de télévision, Bruxelles, De Boeck, 2002. On trouve désormais des recueils comme celui de François Mauriac, « On n’est jamais sûr de rien avec la télévision » : chroniques 1959-1964, Paris, Bartillat, 2008.
  • [15]
    Jamil Dakhlia, Histoire de la presse de télévision en France de 1950 à 1995, thèse d’histoire sous la direction de Pierre Nora, EHESS, 1998.
  • [16]
    Éric Macé, « La télévision du pauvre. Sociologie du “public participant” : une relation “enchantée” à la télévision », Hermès, no 11-12, 1993, p. 159-175, et Sébastien Rouquette, L’Impopulaire Télévision populaire : logiques sociales, professionnelles et normatives des palabres télévisées, 1958-2000, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [17]
    Cela représente 85 % du courrier reçu pendant ces mois-là. Voir le versement 19880562, articles 5 à 12.
  • [18]
    Ces trois fonds ont fait l’objet de deux monographies et surtout, pour le dernier, de l’étude majeure de la sociologue Dominique Pasquier, La Culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions. de la Maison des sciences de l’homme, 1999.
  • [19]
    Anne-Marie Sohn (dir.), La Correspondance, un document pour l’histoire, Cahiers du GRHIS, 12, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’université de Rouen, 2002. Pour l’histoire des médias, on lira les très beaux chapitres du livre de Judith Lyon-Caen consacrés aux lettres de lecteurs de romans dans La Lecture et la vie : les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 ainsi que les travaux d’Anne-Marie Sohn à partir du courrier de Ménie Grégoire.
  • [20]
    Guillaume Soulez, « “Nous sommes le public”. Apports de la rhétorique à l’analyse des publics », Réseaux, no 126, 2004, p. 113-141 et Jamil Dakhlia, Histoire de la presse de télévision en France…, op. cit., p. 339.
  • [21]
    Jackie Stacey, Star Gazing. Hollywood Cinema and Female Spectatorship, Londres, Routledge, 1994 et Jean-Marc Leveratto, Cinéma, spaghettis, classe ouvrière et immigration, Paris, La Dispute, 2010.
  • [22]
    Pour l’Allemagne, voir les travaux de Jan-Uwe Rogge et Klaus Jensen, sur la méthode des « Medienbiographien », depuis les années 1980 (par exemple, en anglais, « Everyday Life and Television in West Germany: An empathic-interpretive perspective on the family as a system », dans James Lull (dir.), World Families Watch Television, Newbury Park, Sage Publications, 1988, p. 80-115. Pour l’Angleterre, voir Tim O’Sullivan, « Television Memories and Culture of Viewing, 1950-1965 », dans John Corner, Popular Television in Britain: Studies in Cultural History, Londres, British Film Institute, 1991, p. 159-181.
  • [23]
    Voir le travail pionnier de Jérôme Bourdon : « Some Sense of Time. Remembering Television », History and Memory, no 15, vol. 2, 2003, p. 5-35.
  • [24]
    Dominique Boullier, « La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé », Réseaux, no 126, 2004, p. 57-87.
  • [25]
    Anne-Marie Sohn, « Pour une histoire de la société au regard des médias », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 44, vol. 2, avril-juin 1997, p. 287-306.

1Après trente ans de travaux sur la télévision, les historien-ne-s ne peuvent plus longtemps repousser l’ouverture de la « boîte noire » de la réception des programmes, sans laquelle l’histoire des médias ne peut devenir une « histoire totale ». Ils disposent pour cela d’outils, c’est-à-dire de méthodes et d’archives suffisamment nombreuses. Cet article voudrait en proposer une sorte d’inventaire avant ouverture, à la fois raisonné et critique, pour déterminer les apports et les failles de chacun d’entre eux. Si quelques jalons bibliographiques seront posés, privilégiant les travaux les plus récents, on mettra surtout en avant les pistes de recherches à explorer, et notamment celles qui inspirent notre travail de thèse en cours [1].

La réception des médias, objet d’histoire

2L’écoute de la télévision est une activité privée, banale et peu réflexive – elle laisse peu de traces. L’historien n’a pas, comme le sociologue, la possibilité de recourir à l’observation participante : il doit procéder à l’archéologie de la réception à partir de documents épars et lacunaires. Ceux qui s’attellent à la tâche sont d’emblée confrontés à deux problèmes : d’une part, la complexité du cadre théorique dans lequel leur objet s’inscrit et, d’autre part, la question du repérage des sources. L’espace de cet article ne serait pas suffisant pour présenter l’immense bibliographie consacrée à la définition, sans cesse remise sur le métier, des termes de « réception » et de « public(s) », dans laquelle la sociologie des médias et la philosophie tiennent une grande place [2]. Nous nous contenterons ici de mettre en avant deux notions clés, qui représentent la contribution spécifique de l’histoire à l’étude de la réception médiatique.

3La première réside dans l’approche nécessairement constructiviste des publics. Le public de la télévision, par définition, ne repose pas sur une coprésence physique des téléspectateurs : si ces derniers constituent un (ou des) collectifs, c’est uniquement en tant que « communauté(s) imaginée(s) [3] ». Il faut donc analyser les discours qui permettent cette construction, c’est-à-dire l’ensemble des textes et récits qui ont la charge de dire la collectivité. Une histoire des publics sera forcément une enquête sur la manière dont une pluralité d’acteurs a exploré, mis en scène, et fait parler le public. La plupart des historiens prennent ces constructions au sérieux : qu’elles soient artificielles ne signifie pas qu’elles n’aient pas d’effets réels, notamment en termes de mobilisation, ou de négociation des identités individuelles.

4L’autre spécificité de l’approche historique consiste à considérer que la réception médiatique, comme toutes les pratiques culturelles, est en partie déterminée par un contexte qui évolue, et notamment par les normes en vigueur dans une société et à un moment donnés. Car « l’anachronisme, en matière d’histoire des médias et notamment des pratiques de réception, est un danger permanent : les genres, les conventions textuelles, la connaissance même de ses conventions, ont évolué très vite [4] ». Il s’agit donc de mobiliser toutes les sources qui permettent de reconstituer le contexte qui lui donne sens. Ainsi, l’état du débat public concernant la plus ou moins grande légitimité de la télévision, les attentes, voire les utopies, concernant son rôle social et culturel, comme les paniques morales qu’elle suscite sont autant d’éléments à reconstituer, comme préalable à l’analyse des traces de la réception proprement dite.

5En effet, les sources, bien souvent, livrent moins des informations sur les pratiques elles-mêmes que sur ce qu’il est possible et légitime d’en dire à une époque précise [5]. Des années soixante aux années quatre-vingt, en France, par exemple, tout discours sur la télévision doit être replacé dans un contexte où le statut illégitime de ce média est de plus en plus évident, tandis que les pratiques des consommateurs sont à interpréter à la lumière de la norme du téléspectateur « actif ». Du reste, cela n’a rien d’exotique pour les familiers de l’histoire des spectacles ou des livres : Roger Chartier, entre autres, a déjà montré comment se sont diffusées les « bonnes » façons de lire, tandis que de nombreux historiens ont étudié l’élaboration des normes de bonne conduite au théâtre [6]. Comme eux, bien sûr, on sera autant attentif aux discours normatifs qu’aux pratiques transgressives des usagers.

6On comprend, dès lors, que la diversité des sources mobilisées sera une condition préalable à une étude ambitieuse des publics et de leurs pratiques. De ce point de vue, la richesse des archives à la disposition des historiens français représente une aubaine : les fonds de l’ORTF et de l’Ina constituent un gisement unique, considérable et encore trop peu exploité. En leur sein, les documents écrits tiennent une place centrale, bien que, comme on le verra, les archives audiovisuelles soient aussi incontournables que pour l’histoire des programmes. Claire Mascolo et Cécile Méadel ont publié, dès 1996, un premier vademecum sur ces fonds écrits [7]. Les centres d’archives et de consultation principaux sont l’Inathèque et le Centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau (maintenant, de Pierrefitte), qui conservent non seulement des archives institutionnelles, mais aussi des fonds privés. Différents types de documents sont donc disponibles pour nourrir l’histoire des publics de la télévision.

Les figures du public, ce « monstre aux millions de têtes [8] »

7On a souvent dit du public de la télévision qu’il était ventriloque [9]. En effet, la grande majorité des sources n’émane pas des téléspectateurs eux-mêmes, mais de nombreux acteurs et institutions qui, à des titres divers, revendiquent une expertise sur le public et le droit de s’exprimer en son nom, sinon à sa place.

8Les professionnels de la télévision ne peuvent travailler sans s’imaginer le destinataire auquel ils s’adressent. C’est également au nom du téléspectateur qu’est pris un certain nombre de décisions quant à l’orientation des programmes : le faire parler est donc un enjeu stratégique. Les fonds de l’Ina gardent la trace de ces discours, émanant de la direction de la télévision, mais aussi de techniciens et notamment de réalisateurs ou de producteurs qui, tous, rivalisent pour se présenter comme les meilleurs interprètes de la volonté du public. Au CAC, on trouve, par exemple, les archives du Conseil des programmes, instance consultative de la RTF au sein de laquelle on débat régulièrement des programmes et de leur réception. Les textes des lois régulant l’audiovisuel et surtout les débats parlementaires qui les précèdent, traduisent également la concurrence entre différentes manières de concevoir le public. Surtout, les téléspectateurs font l’objet d’une multitude de publications de la part de divers experts. L’Ina dispose d’un fonds considérable de monographies et rapports divers. Élisabeth Baton-Hervé a ainsi consacré une thèse à la construction du public enfantin dans les discours des experts et éducateurs, tandis que Céline Ségur a fait porter la sienne sur les discours scientifiques et académiques sur les téléspectateurs – travail qui, au passage, constitue une excellente base bibliographique pour l’historien [10]. Dans cette perspective, il est essentiel de poursuivre la collecte de témoignages des différents acteurs de l’audiovisuel.

9Parmi les archives les plus riches, on trouve celles des instituts de sondages et des services d’étude de la télévision. Les origines de l’actuel Médiamétrie remontent en effet à 1954, date de la création du Service des relations avec les auditeurs et les téléspectateurs. Ce service, secondé par le Service de la recherche de Pierre Schaeffer puis par l’Ina, a produit non seulement une grande quantité d’enquêtes sur les téléspectateurs, mais aussi les fameuses mesures d’audience des émissions de télévision. L’archivage de ces données représente des milliers de cartons, partagés entre l’Ina et le CAC. Deux sociologues, anciens responsables de ces services, Michel Souchon et Jacques Durand, ont beaucoup contribué à faire connaître ces fonds aux chercheurs – et se rendent encore volontiers disponibles pour les compléter par leurs témoignages et leurs archives personnelles. Grâce à ces enquêtes, auxquelles s’ajoutent de nombreuses statistiques émanant d’instituts publics ou privés, Isabelle Gaillard a pu reconstituer minutieusement les étapes de la diffusion du téléviseur, mais aussi l’évolution des habitudes d’écoute, des années cinquante aux années quatre-vingt [11].

10Dans le prolongement de son travail, on peut continuer à réfléchir à des traitements quantitatifs originaux de ces données, élaborer des méthodes pour rendre ce corpus immense maîtrisable, et faire parler des archives qui se présentent sous la forme aride de statistiques proliférantes … Michel Souchon a montré les richesses du traitement secondaire des chiffres d’audience, bien qu’il ait mis le chercheur en garde : « On sait presque tout des téléspectateurs français […]. Chaque jour on compte, on recense et on sonde. Mais devant tant de résultats et tant de pourcentages, comment ne pas être saisi de vertige ? L’accumulation des chiffres aboutit trop souvent à les rendre inutilisables et insignifiants [12]. » Nous avons, par exemple, entrepris de créer une base de données des meilleures audiences, de 1967 à 1984 : la complexité et l’évolution des méthodes de mesure rendent déjà ce simple inventaire difficile …

11On se gardera cependant d’utiliser naïvement ces données comme des mesures « objectives » des évolutions de l’écoute et des publics. Cécile Méadel, au contraire, nous invite à les considérer comme d’autres discours, qui doivent faire l’objet d’une analyse critique [13]. Les sondages, en effet, sont des instruments de mesure à l’histoire complexe. Leur création est marquée par des partis-pris idéologiques, des choix stratégiques et de nombreux compromis : ils nous renseignent autant sur les représentations de ceux qui les conçoivent que sur les phénomènes qu’ils sont censés enregistrer. Certaines grilles d’analyse se sont imposées, au détriment d’autres possibles : le point d’audience comme unique indice de l’écoute, ou encore les variables sociodémographiques de l’INSEE comme grille de lecture hégémonique de la diversité des pratiques et des goûts. Un sondage suppose, en effet, le découpage et donc la transformation d’une réalité complexe et dynamique : en tant qu’appareil aux mailles calibrées, il ne capte que certaines dimensions des phénomènes observés. Il importe donc de ne pas tomber dans le fétichisme du chiffre, mais de comprendre comment certaines représentations gagnent leur crédibilité et leur légitimité.

12La presse constitue, enfin, une ressource à la fois riche et facilement accessible, que ce soit grâce aux collections complètes de périodiques ou aux revues de presse thématiques, comme celles que l’on trouve à l’Ina. Elle nous intéresse à plusieurs titres : elle est d’abord l’un des lieux où s’énoncent les discours sur la télévision, une caisse de résonnance pour les débats évoqués plus haut. Une rubrique, ensuite, celle de la critique télévisuelle, est particulièrement riche [14] : elle est le lieu par excellence où s’invente l’expertise en matière de télévision, où s’élaborent les critères de jugement. Mais, comme l’histoire du cinéma, celle de la télévision doit désormais prendre en compte l’expertise profane, au-delà des professionnels de la réception. Elle doit aussi davantage se pencher sur les discours de la presse de programme, instance essentielle de la médiation de la réception [15]. En effet, outre la critique des programmes, les magazines spécialisés sont les vecteurs d’une véritable culture télévisuelle dont la structure et les codes restent à étudier. Elle offre, enfin, un lieu de structuration des publics en communautés de lecteurs-téléspectateurs. Ainsi, le public tel qu’il est construit par Télérama n’est-il pas le même que celui de Télé 7 Jours.

13Dernière remarque, qui vise à souligner un paradoxe : pendant longtemps, les historiens se sont contentés d’analyser les contenus médiatiques comme indices de « l’opinion », oubliant ainsi les distorsions qui pouvaient se produire au niveau de la réception. Aujourd’hui, ils s’attachent à étudier les publics … en délaissant parfois les archives audiovisuelles. Les programmes de la télévision fourmillent pourtant de représentations implicites et de mises en scènes explicites du public. On conçoit tout ce qu’une prise en compte du contexte historique pourrait apporter à l’étude de ces représentations, en complément des approches sémiologiques et sociologiques [16].

14On aura compris que ces sources doivent être considérées comme complémentaires entre elles, et non hiérarchisées en fonction de leur plus ou moins grande « objectivité ». La question n’est pas de savoir quelle image du public est la plus crédible, mais plutôt de comprendre comment certaines constructions parviennent à s’imposer, toujours provisoirement, comme les représentations les plus légitimes.

Le courrier des téléspectateurs, de l’individuel au collectif

15Si ce cadre normatif et discursif est essentiel, l’historien ne saurait se défaire de l’ambition de rendre la parole aux téléspectateurs eux-mêmes. Il se tournera alors vers une source plus rare et d’autant plus précieuse : le courrier des téléspectateurs.

16Le plus accessible est celui qui est publié dans la presse de programmes. Mais la difficulté qu’il y a à évaluer le degré d’intervention de la rédaction (sélection, coupes, réécriture des lettres …) rend son utilisation problématique. En tout état de cause, il devrait être considéré comme une modalité, ambigüe, de l’énonciation du journal.

17Le courrier adressé à la télévision elle-même est considérable : les lettres se comptent, dès 1957, en centaines de milliers par an. En 1964, par exemple, le Service du courrier a reçu, décompté, classé et, le cas échéant, acheminé vers leur destinataire près de 4 000 lettres par jour, en moyenne. L’immense majorité du courrier (les trois-quarts, au moins) est constitué de lettres répondant à des concours et à des jeux organisés par la télévision, qui sont transmises directement aux producteurs concernés. Ceux-ci reçoivent également le courrier qui leur est adressé nominalement. Aucune trace de ce courrier, propriété privée des producteurs, n’a été conservée. Le Service du courrier, quant à lui, ne retient que les lettres adressées nominalement à l’ORTF. Parmi elles, une partie est constituée de demandes de renseignements (les références d’une chanson, l’adresse de l’invité d’une émission, etc.). Le reste constitue le « courrier d’opinion », dans lequel les téléspectateurs expriment leur avis sur la télévision et ses programmes. Une infime partie en a été conservée et est consultable au CAC : de 1970 à 1974, on a « sauvé » un mois par an de ce courrier « d’opinion » (les mois de juin), ce qui représente 5 720 lettres [17]. Autrement dit, il y a là un échantillon à la fois ridiculement insignifiant par rapport à l’ensemble du courrier et, paradoxalement, déjà trop volumineux pour être étudié de manière exhaustive.

18On se consolera (un peu) de cette déperdition en consultant les rapports mensuels rédigés par le service du courrier depuis 1952. Ces fascicules contiennent des tableaux statistiques enregistrant le nombre de lettres reçues par émission, ainsi que des synthèses qui reprennent les principaux thèmes évoqués dans le courrier, les félicitations et les doléances des téléspectateurs. Ces rapports avaient une vocation pratique : outre les thématiques majeures qui ressortaient des lettres du mois, y étaient notamment consignés les points de détail faisant l’objet de réclamations, les changements faciles à mettre en œuvre pour satisfaire le public, comme le respect de l’horaire de la météo par exemple. Le CAC conserve la quasi-intégralité de ces synthèses, de 1952 à 1974, soit 253 fascicules. Par ailleurs, certains producteurs ont fait don de leurs archives personnelles, parmi lesquels on compte parfois un courrier digne d’intérêt. On peut citer, au CAC, le fonds Pierre Sabbagh (qui compte environ 2 000 lettres), et à l’Ina, le fonds de la productrice Danielle Hunebelle, ainsi que ceux d’émissions comme les Shadoks, Hélène et les garçons[18], Droit de réponse ou encore Thalassa. Ils complètent utilement le courrier de l’ORTF, où s’expriment des opinions assez générales sur la télévision, en donnant à voir la réception d’émissions particulières.

19La correspondance est une source difficile à manipuler, même si elle a acquis une entière légitimité dans l’historiographie [19]. Les lettres des téléspectateurs mentionnent rarement l’état civil du scripteur. Elles sont écrites sous le coup de la colère ou représentent parfois, au contraire, un exercice de style très maîtrisé. Mais c’est précisément l’affectivité et la rhétorique mobilisée par certains téléspectateurs qui peuvent être ainsi étudiées. Émotion, plaisir, agacement, familiarité intime et attachement y sont largement exprimés. Elles permettent d’accéder aux représentations, à la réception déclinée sur le ton de l’humour, de la distance critique, du scepticisme, de la sélectivité, ou de la réinterprétation des messages. Et, surtout, elles autorisent un déplacement du regard, qui peut se focaliser sur les individus, leur vécu et leurs contradictions, ce qui enrichit considérablement l’approche statistique par les sondages.

20De plus, elles ne sont pas sans éclairer la formation des publics, et la dimension collective de la réception (cette dimension est d’ailleurs très présente dans les courriers publiés dans la presse). Appartenir à un public, ici, ce n’est pas seulement voir (avec d’autres), mais c’est aussi être vu, prendre la pose et s’inscrire dans des communautés. « Les gens du quartier », « nous, ouvriers » : ces expressions traduisent la conscience, ou plutôt la volonté, d’appartenir à des collectifs déterminés et très divers. Les correspondants de l’ORTF témoignent que regarder la télévision est une pratique culturelle liée à des questions d’identité, de communauté, à un sentiment d’appartenance, à des mécanismes d’intégration et d’exclusion. En ce sens, les téléspectateurs constituent bien des collectivités et pas seulement un agrégat d’individus, une agglomération purement statistique. Deux chercheurs, Jamil Dakhlia et Guillaume Soulez, ont étudié le courrier de téléspectateurs sous cet angle, et on pourra s’inspirer de leurs méthodes [20]. Ces travaux rappellent que l’étude des usages et des représentations pose la question de la contribution des médias à la formation de liens sociaux. Ils invitent à prendre le courrier des téléspectateurs comme un lieu de sélection, d’invention, de refonte d’identités collectives. Publié, celui-ci offre aux lecteurs un répertoire de publics imaginés, parmi lesquels chacun peut situer sa propre réception des programmes.

Histoire orale et internet : des archives en voie de constitution

21Enfin, interroger la mémoire des téléspectateurs peut être une manière d’accéder aux traces de la réception. Pour l’heure, en France, la méthode des récits de vie a plutôt été appliquée au cinéma [21]. En ce qui concerne les téléspectateurs, elle est beaucoup plus développée en Allemagne et en Grande-Bretagne [22]. En plus des problèmes méthodologiques classiques de l’histoire orale, il faut s’attendre être confronté au silence de beaucoup de téléspectateurs … dont les souvenirs sont on ne peut plus fugaces [23]. Aussi les conclusions de ces études sont-elles vite redondantes. Il faut surtout prendre ces entretiens pour ce qu’ils sont réellement : des « conversations télé », telles que les a définies Dominique Boullier [24], dans lesquelles, sous couvert d’évoquer la télévision, c’est avant tout de soi que l’on parle. Ce qui est en jeu ici, pour les interviewés, c’est donc la présentation d’une bonne image de soi, qui passe le plus souvent par une dénégation (« on n’est pas très télé »), ce qui ne fait pas l’affaire de l’historien ! L’étude de la mémoire de la télévision est presque un sujet en soi. Gageons qu’elle sera encore enrichie par l’étude de nouvelles formes d’expression : sur internet, on ne compte pas les forums de discussion où sont évoqués des souvenirs télé.

22Il semble que le meilleur moyen de tirer parti de ces entretiens soit de les utiliser non dans le cadre d’une histoire générale de la réception, qui sera mieux documentée par les autres corpus que nous avons évoqués, mais sur des problématiques bien précises, et pour des publics qui sont justement invisibles dans les sources existantes. Nous menons, ainsi, en ce moment, une enquête sur la mémoire des téléspectateurs immigrés, qui vise à interroger la spécificité de leur expérience et la place de la télévision au cours du processus de leur installation. Rassembler de tels souvenirs prend du temps, mais ils sont d’autant plus précieux que la télévision française, toute à son obsession des « classes populaires », n’a gardé aucune trace des usages de ces publics. Partir à la recherche des publics invisibles est aussi une manière de rappeler que certaines constructions hégémoniques de la réception passent sous silence des expériences alternatives.

Histoire des publics ou histoire tout court ?

23Compte tenu du nombre et de la diversité des travaux cités, on peut d’ores et déjà cesser de déplorer la méconnaissance totale des publics et de la réception télévisuelle. Il est par ailleurs manifeste que ces problématiques et ces méthodes enrichissent non seulement l’histoire des médias, mais l’histoire tout court. En effet, les historiens de la réception sont contraints de faire preuve d’inventivité dans le traitement des sources, mais aussi dans les réponses qu’ils peuvent donner à des problématiques classiques : si les médias jouent un rôle dans l’histoire, c’est bien par l’intermédiaire de leurs publics. Or, s’il existe autant de publics, la notion de « culture de masse » est-elle encore pertinente ? Quelle est la contribution des médias à la fabrication des identités, individuelles et collectives ? Travailler sur le grand public de la télévision, au fond, c’est travailler sur la nation tout entière, et sur les nombreuses représentations qu’une société donne d’elle-même. C’est pourquoi, comme l’avait déjà souligné Anne-Marie Sohn en 1997 [25], les sources et archives de la réception n’intéressent pas uniquement les historiens des médias. Le téléspectateur n’est que l’un des avatars du consommateur, du citoyen, de l’homme (et de la femme), du Français moyen ou du peuple, et c’est pourquoi il est, au fond, un objet d’histoire totale.


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Date de mise en ligne : 22/06/2013

https://doi.org/10.3917/sr.035.0117

Notes

  • [1]
    Naissance du téléspectateur : une histoire de la réception télévisuelle des années 1950 aux années 1980, thèse sous la direction de Christian Delporte, université Versailles Saint-Quentin.
  • [2]
    Pour un premier aperçu théorique, voir Jérôme Bourdon, « La triple invention : comment faire l’histoire du public ? », Le Temps des médias, n° 3, 2004, p. 12-25, ainsi que les manuels de sociologie comme celui de Brigitte Le Grignou, Du côté du public : usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, 2003.
  • [3]
    Sur les publics médiatiques comme « communautés imaginées », cf. Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso, 1983, et Michel Gheude « La réunion invisible : du mode d’existence des téléspectateurs », dans Serge Proulx (dir.), Accusé de réception. Le téléspectateur construit par les sciences sociales, Paris, L’Harmattan, p. 163-174.
  • [4]
    Jérôme Bourdon, « La triple invention : comment faire l’histoire du public ? », art. cité, p. 22.
  • [5]
    Laurent Martin « La question des normes, entre le paradigme des effets et celui des usages », dans Pascale Goetschel, François Jost et Myriam Tsikounas (dir.), Lire, voir, entendre. La réception des objets médiatiques, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 19-30.
  • [6]
    Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, et Jean-Yves Mollier, Patricia Sorel, « L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France aux xixe et xxe siècles. Approche bibliographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 126-127, 1999, p. 39-59. On pourra consulter la bibliographie concernant le théâtre dans Richard Butsch, The Making of American Audiences from Stage to Television, 1750-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [7]
    « Radio et télévision : les archives écrites », numéro spécial des Dossiers de l’audiovisuel, 70, novembre-décembre 1996. Voir également : Évelyne Cohen, Pascale Goetschel, « La documentation écrite de l’Institut national de l’audiovisuel : un ensemble foisonnant de ressources », Sociétés & Représentations, no 25, 2008, p. 171-180 et Denis Maréchal, Jean-Michel Rodes, « Une richesse à découvrir : les fonds complémentaires des collections du dépôt légal de la radio télévision », Le Temps des Médias, no 8, 2007, p. 247-262.
  • [8]
    Expression employée par François Mauriac dans sa chronique pour L’Express, 7 avril 1960.
  • [9]
    Par exemple Daniel Dayan, « Les mystères de la réception », Le Débat, no 71, 1992, p. 146-162.
  • [10]
    Élisabeth Baton-Hervé, Les Enfants téléspectateurs : programmes, discours, représentations, Paris, L’Harmattan, 2000 et Céline Ségur, Les Recherches sur les téléspectateurs : trajectoires académiques, Paris, Hermès-Lavoisier, 2010.
  • [11]
    Isabelle Gaillard, La Télévision : histoire d’un objet de consommation, 1945-1985, Paris/Bry-sur-Marne, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques/Ina, 2012.
  • [12]
    Michel Souchon, Petit écran, grand public, Paris, La Documentation française, 1980, p. 9.
  • [13]
    Cécile Méadel, Quantifier le public : histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Paris, Economica, 2010.
  • [14]
    Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon, L’Œil critique, le journaliste critique de télévision, Bruxelles, De Boeck, 2002. On trouve désormais des recueils comme celui de François Mauriac, « On n’est jamais sûr de rien avec la télévision » : chroniques 1959-1964, Paris, Bartillat, 2008.
  • [15]
    Jamil Dakhlia, Histoire de la presse de télévision en France de 1950 à 1995, thèse d’histoire sous la direction de Pierre Nora, EHESS, 1998.
  • [16]
    Éric Macé, « La télévision du pauvre. Sociologie du “public participant” : une relation “enchantée” à la télévision », Hermès, no 11-12, 1993, p. 159-175, et Sébastien Rouquette, L’Impopulaire Télévision populaire : logiques sociales, professionnelles et normatives des palabres télévisées, 1958-2000, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [17]
    Cela représente 85 % du courrier reçu pendant ces mois-là. Voir le versement 19880562, articles 5 à 12.
  • [18]
    Ces trois fonds ont fait l’objet de deux monographies et surtout, pour le dernier, de l’étude majeure de la sociologue Dominique Pasquier, La Culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions. de la Maison des sciences de l’homme, 1999.
  • [19]
    Anne-Marie Sohn (dir.), La Correspondance, un document pour l’histoire, Cahiers du GRHIS, 12, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’université de Rouen, 2002. Pour l’histoire des médias, on lira les très beaux chapitres du livre de Judith Lyon-Caen consacrés aux lettres de lecteurs de romans dans La Lecture et la vie : les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 ainsi que les travaux d’Anne-Marie Sohn à partir du courrier de Ménie Grégoire.
  • [20]
    Guillaume Soulez, « “Nous sommes le public”. Apports de la rhétorique à l’analyse des publics », Réseaux, no 126, 2004, p. 113-141 et Jamil Dakhlia, Histoire de la presse de télévision en France…, op. cit., p. 339.
  • [21]
    Jackie Stacey, Star Gazing. Hollywood Cinema and Female Spectatorship, Londres, Routledge, 1994 et Jean-Marc Leveratto, Cinéma, spaghettis, classe ouvrière et immigration, Paris, La Dispute, 2010.
  • [22]
    Pour l’Allemagne, voir les travaux de Jan-Uwe Rogge et Klaus Jensen, sur la méthode des « Medienbiographien », depuis les années 1980 (par exemple, en anglais, « Everyday Life and Television in West Germany: An empathic-interpretive perspective on the family as a system », dans James Lull (dir.), World Families Watch Television, Newbury Park, Sage Publications, 1988, p. 80-115. Pour l’Angleterre, voir Tim O’Sullivan, « Television Memories and Culture of Viewing, 1950-1965 », dans John Corner, Popular Television in Britain: Studies in Cultural History, Londres, British Film Institute, 1991, p. 159-181.
  • [23]
    Voir le travail pionnier de Jérôme Bourdon : « Some Sense of Time. Remembering Television », History and Memory, no 15, vol. 2, 2003, p. 5-35.
  • [24]
    Dominique Boullier, « La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé », Réseaux, no 126, 2004, p. 57-87.
  • [25]
    Anne-Marie Sohn, « Pour une histoire de la société au regard des médias », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 44, vol. 2, avril-juin 1997, p. 287-306.

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