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Article de revue

La « Eisnerin » et les écrans démoniaques

Pages 241 à 251

English version

1J’ai eu la chance, adolescent, de connaître Lotte H. Eisner, historienne du cinéma, conservatrice du musée de la Cinémathèque française, collaboratrice d’Henri Langlois depuis 1938. Elle fut mon mentor, elle m’orienta vers les études archéologiques du cinéma alors peu défrichées, elle me guida vers une cinéphilie ouverte mais exigeante. Elle était pour moi un personnage magique, une sorte de gnome issu des Nibelungen : ce petit être frêle, cassé, cabossé, fragile, aux lunettes grossissantes, à la voix germanique et lente, avait côtoyé Fritz Lang, Brecht, Louise Brooks, Pabst, Max Reinhardt. Elle avait assisté à mille tournages, dont celui de Mabuse aux studios UFA. Contrairement à Langlois, elle avait gardé de solides liens d’amitié avec Truffaut. Toute la nouvelle vague allemande se donnait rendez-vous chez elle. Werner Herzog avait traversé à pied toute l’Allemagne et la France pour qu’elle guérisse d’une mauvaise chute. Je me sentais minuscule devant cette petite dame. Mais l’univers prenait enfin forme en sa présence, dans son salon peuplé de souvenirs : livres anciens, angelots baroques, tableaux japonisants de Louise Brooks...

2Lotte H. Eisner est l’auteur de plusieurs livres mais deux au moins ont exercé sur moi une durable influence : LÉcran démoniaque et Murnau. Je n’évoquerai ici que LÉcran démoniaque, car c’est son premier livre et un ouvrage toujours aussi remarquable, malgré les quelque soixante ans qui se sont écoulés depuis sa publication.

3Pour comprendre la genèse de ce livre, il faut connaître la première vie de Lotte Eisner.

4Lotte Henriette Regina Eisner est née le 5 mars 1896 à Berlin dans une famille juive aisée. Elle soutient en 1924 une thèse de doctorat sur le Développement de la composition de l’image sur les vases grecs. Déjà une étude sur le « pré-cinéma » en quelque sorte : selon ses propres dires, le style de sa thèse était sous l’influence des auteurs expressionnistes.

5Après un séjour à Rome où elle effectue des fouilles archéologiques, Lotte Eisner revient à Berlin, avide de musique et de théâtre. Elle se rend quatre fois par semaine au petit Kammerspiel et à la Grosses Schauspielhaus, deux salles – l’une minuscule, l’autre immense – dirigées par Max Reinhardt. Elle suit aussi les matinées expressionnistes du Deutsches Theater. Armin Wegner, un jeune poète, la met en relation avec Willy Haas, scénariste de Murnau et éditeur de la Literarische Welt, où elle publie ses premiers articles. Elle vit donc en direct les grandes heures des représentations théâtrales de Max Reinhardt, Brecht, Piscator, les derniers feux du mouvement expressionniste. Elle devient une amie de Brecht qui la surnomme la « Eisnerin », surnom qui lui restera toute sa vie et que la nouvelle vague allemande des années 1970, Werner Herzog, Wim Wenders, Volker Schlöndorff, Herbert Achternbusch, etc., utilisera avec la même affection.

6À partir de juin 1927, au service du Berliner Tageblatt, puis surtout du réputé Film-Kurier, la frêle silhouette de Lotte Eisner commence à hanter les studios de Babelsberg. Elle assiste au tournage de Metropolis de Lang, de Thérèse Raquin de Feyder, du Journal d’une fille perdue de Pabst. Lotte Eisner est fascinée par l’ambiance des studios et par le travail des décorateurs. Cet intérêt précoce pour le décor expliquera l’obstination de Lotte Eisner à créer, au sein de la Cinémathèque, une importante collection de dessins et maquettes de film.

7Au début des années 1930, Lotte Eisner défend passionnément au FilmKurier la liberté d’expression. Se sentant menacée après l’avènement d’Hitler au pouvoir, elle gagne Paris, le 30 mars 1933. Après y avoir exercé plusieurs métiers alimentaires, elle devient la correspondante de l’Internationale Filmschau et de Die Kritik, et publie son premier article en langue française dans LIntransigeant, le 19 mai 1933, pour défendre Le Testament du docteur Mabuse de Lang qui vient d’être interdit en Allemagne. C’est en 1936 qu’elle rencontre Henri Langlois et Georges Franju, qui viennent de créer la Cinémathèque française. Commence alors une longue aventure, que nous avons retracée dans un récent ouvrage consacré à la Cinémathèque française. Rappelons seulement que Lotte Eisner, recherchée par les nazis, trouve refuge sous l’Occupation dans une petite ville de province, où elle sera chargée par Langlois de surveiller un dépôt de films.

8Lotte Eisner, dont la mère est morte en déportation en 1942, éprouve après la guerre une véritable aversion envers son pays d’origine et ses compatriotes, tout en recherchant déjà avec passion et nostalgie la moindre trace de l’ancienne Allemagne intellectuelle et brillante qu’elle a connue dans sa jeunesse. Elle prendra la nationalité française en 1952, et gardera longtemps le nom sous lequel elle s’était cachée durant l’Occupation : Louise Escoffier.

9Afin de réaliser des expositions à Paris et partout en Europe, Langlois charge Lotte Eisner de collecter le plus de documents possible. En 1946, Lotte reprend contact avec d’anciens confrères ou des artistes qui ont fui ou combattu le nazisme : par exemple Siegfried Kracauer, qui a trouvé refuge aux États-Unis et dont elle voudrait traduire et faire éditer par la Cinémathèque From Caligari to Hitler. Malheureusement, sous l’influence d’un Langlois colérique, les relations se dégraderont très vite avec Kracauer.

10C’est en 1947, grâce à son ami Jean George Auriol qui dirige alors La Revue du cinéma, que Lotte Eisner reprend son métier d’écrivain de cinéma, métier abandonné depuis 1938. Elle rédige pour Auriol un article d’une grande érudition sur le style de Fritz Lang ; d’autres paraîtront dans la même revue sur Lubitsch et sur les costumes du cinéma allemand. Elle reçoit alors une commande d’un éditeur italien d’extrême gauche pour une étude qui devait s’intituler Dix ans de cinéma muet allemand. Lotte Eisner, elle le dira à plusieurs reprises, met du temps à écrire ; d’abord parce qu’elle est allemande et qu’elle rédige en français, ensuite parce qu’elle est très occupée par son travail de conservatrice en chef de la Cinémathèque, enfin parce qu’elle pèse soigneusement tous les mots qu’elle utilise. La rédaction de lÉcran démoniaque, pour toutes ces raisons, lui a pris au moins cinq ans, selon ses propres dires. Et lorsque le manuscrit est achevé, l’éditeur italien a fait faillite.

11La première édition de LÉcran démoniaque paraît finalement en juin 1952 à Paris ; Lotte Eisner a alors cinquante-six ans. L’éditeur, André Bonne, un homme de droite cette fois-ci, cherchait à publier un livre sur le cinéma allemand dans la collection « Encyclopédie du cinéma », dirigée par André Fraigneau qui accueillera également les écrits de Jean Cocteau, Paul Gilson, Nino Frank, Maurice Lemaître, etc. Restrictions de l’après-guerre obligent, l’édition est plutôt pauvre, le papier de mauvaise qualité, et Lotte Eisner a dû couper considérablement son texte, à la demande d’André Bonne, pour le faire contenir dans les 190 pages petit in-octavo du livre. À noter que l’ouvrage est dédié à Giulia Veronesi, employée à la Cinémathèque dès 1939 et l’un des amours platoniques de Langlois à cette époque, avant l’arrivée de Mary Meerson.

12Comment une Allemande a-t-elle pu, si vite, écrire dans notre langue avec tant d’intelligence, de clarté, de fluidité, de style ? On sait que Lotte Eisner était d’une érudition sans faille, polyglotte, elle connaissait le latin et le grec, parlait l’allemand, l’anglais, le français, l’italien, l’espagnol. On sait aussi que des amies comme Alice Jahier l’aidèrent à supprimer les germanismes, à améliorer l’écriture. Mais quelle sûreté de langage, de raisonnement et de pensée, dès 1952, alors qu’elle n’a pas encore fini d’accumuler les archives, dessins, photographies et films sur le cinéma muet allemand, tâche que lui a confiée Langlois après guerre et qui l’occupera jusqu’aux années 1960 !

13André Bonne a considérablement coupé, voire censuré pour des motifs politiques, le manuscrit de LÉcran démoniaque, mais il a eu au moins une action positive sur l’œuvre de Lotte Eisner. Il a lui a dit : « Écoutez, mes livres ont des jolis titres, Cinémages, Cinema delArte, cherchez un joli titre vous aussi. » Alice Jahier a proposé alors Cinéma diabolique. Lotte a répondu : « Mais non, ce n’est pas diabolique, c’est démoniaque au sens de Goethe et au sens des Grecs. Mais Cinéma démoniaque ne me plaît pas. Écran démoniaque serait mieux. » Titre admirable, en effet, qui convient parfaitement au propos. Un sous-titre est ajouté : « Influence de Max Reinhardt et de l’expressionnisme ». Lorsque l’ouvrage est réédité par Éric Losfeld en 1981, après une seconde édition en 1965, le sous-titre a légèrement changé : « Les influences de Max Reinhardt et de l’expressionnisme ». L’édition de Losfeld a été considérablement revue et enrichie. Elle est dédiée désormais à Jean George Auriol, André Bazin et Henri Langlois.

14LÉcran démoniaque n’est pas le premier livre sur le cinéma expressionniste. Un ouvrage phare avait été publié dès 1926 : Expressionismus und Film, de Rudolf Kurtz. Mais celui-ci n’avait pas encore le recul historique nécessaire pour juger cette école, et ses propos étaient parfois assez obscurs. Il fallait quelqu’un, après Kurtz, pour mieux explorer les courants expressionnistes qui ont irrigué le cinéma de Weimar jusqu’au début des années 1930. Il fallait quelqu’un, aussi, pour puiser le meilleur de Kurtz – son approche du caligarisme, sa vision encyclopédique, son ouverture d’esprit – et se débarrasser du moins bon – ses comparaisons parfois trop simplistes avec les autres courants picturaux, sa tendance à considérer l’expressionnisme comme le foyer rayonnant de toutes les avant-gardes, son jargon parfois incompréhensible. Ce fut Lotte Eisner, qui non seulement sut reprendre avec bonheur en partie les meilleures théories de Kurtz, mais qui poussa beaucoup plus loin encore l’analyse des œuvres cinématographiques.

15Bien qu’historienne de l’art, Lotte Eisner a laissé de côté toutes les analyses de Kurtz liées à la peinture. Son sujet est le cinéma et elle ne le confond pas avec la peinture, comme on le fait si souvent encore aujourd’hui, comme si le septième art n’était pas assez fort pour s’exposer tout seul. Elle a d’autre part ouvert d’une façon très pertinente et efficace son propre champ d’investigation : elle ne s’intéresse pas uniquement au cinéma dit expressionniste, mais entend traiter l’art muet allemand dans ses dimensions fantastique et romantique.

16LÉcran démoniaque, qui peut être lu comme une œuvre littéraire, est encore aujourd’hui l’un des plus grands livres sur le cinéma, parmi Le Mouvement de Marey, Expressionismus und Film de Kurtz, Film Form d’Eisenstein, Hitchcock de Truffaut… Lotte Eisner entretient avec le cinéma la plus grande proximité. Pour elle, la quintessence de l’image, sa vie propre, tient d’abord à sa composition, sa lumière, son rythme, sa Stimmung. Personne n’a mieux parlé de la magie de l’architecture expressionniste, d’un cadrage insolite, du jaillissement d’une lumière, du mouvement des acteurs, de la beauté des dessins des Filmarchitekten, de la stylisation géométrique des Nibelungen, du sfumato ou des effets de perspective de Murnau inspiré par Rembrandt et Mantegna. Mais une image naît forcément dans un contexte historique et psychologique précis. LÉcran démoniaque déborde (parfois un peu trop) d’explications psychologiques. Les Allemands, d’un romantisme noir, vivent retranchés dans un monde d’illusion. L’expressionnisme, par exemple, est la rencontre entre leur besoin d’échapper au quotidien, l’angoisse engendrée par la crise économique, et ce désir, typiquement germanique, de donner aux choses une valeur d’abstraction, un symbolisme métaphysique. Lisons la prose admirable de Lotte Eisner à travers ces quelques lignes sur les décors des films allemands :

17

La prédisposition au style expressionniste semble être plus qu’évidente pour le peuple allemand, obsédé depuis toujours par les effluves du mysticisme et de la magie. Ce style explosif, nerveux et angoissé – où, dans les arts plastiques, des surfaces entassées se révoltent, des contours irréguliers se brisent, des volumes se gonflent exagérément, des angles s’entrecoupent, des lignes se contorsionnent et tourbillonnent, et où, dans les arts littéraires, les phrases à la Büchner sont coupées comme à la hache, la syntaxe est invertie, semée par des exclamations brèves, des questions rhétoriques vagues, pleines de pièges – ce style a dû plaire à ce peuple des sombres Märchen, des légendes féroces, à ce romantisme expirant qui, encore dans les contes de Hoffmann et les romans de Jean Paul, faisait tournoyer des bourgeois respectables mais démoniaques dans des corridors mal éclairés ou sur des escaliers louches où guettaient la folie et la terreur.

18Cela dit, LÉcran démoniaque, au contraire du livre de Kurtz, n’est pas un ouvrage uniquement centré sur le cinéma expressionniste allemand ; c’est une étude d’envergure et générale sur le cinéma muet allemand à travers quelques exemples saillants, où l’expressionnisme joue un rôle immense en terme d’influences stylistique et psychologique. Comment en est-on venu à des films phares comme Caligari, Faust, Nosferatu, Les Nibelungen, Metropolis, Loulou ?

19Qu’est-ce que l’expressionnisme ? et le caligarisme ? Quelle a été l’influence exacte de Reinhardt ? Ce qu’explique Lotte Eisner, c’est que l’art muet allemand, un mélange unique d’expressionnisme, de romantisme noir, de clairobscur à la Max Reinhardt, de métaphysique, est peut-être le cinéma le plus abouti des années 1920. Les décorateurs et les réalisateurs d’alors, intimement unis dans un même processus de création, ont compris que « les films doivent être des dessins doués de vie », selon la célèbre formule d’Hermann Warm. On voit ainsi clairement, grâce à Lotte Eisner, ce qui constitue les caractéristiques du cinéma muet allemand : son romantisme désespéré ; la veine expressionniste avec ses différentes directions, notamment vers l’abstraction ; son style décoratif proche du cauchemar ; sa passion pour les jeux d’ombre et de lumière et la maîtrise technique, stylistique, philosophique dont il fait montre. On comprend grâce à LÉcran démoniaque que jamais réalisateurs, décorateurs, éclairagistes et chefs opérateurs n’ont travaillé dans une telle synergie, avec autant de respect mutuel. Le résultat de cette symbiose entre métaphysique, art, architecture, lumière et film est unique et constitue l’un des moments les plus forts de l’histoire et de l’esthétique du cinéma ; d’où l’importance aussi de la collection de dessins originaux de ces Filmarchitekten, rassemblés à la Cinémathèque par Lotte Eisner.

20Lotte Eisner établit également, d’une façon très claire, ce que le cinéma muet allemand doit à l’œuvre de Max Reinhardt, metteur en scène de théâtre dont elle a vu bon nombre de pièces à Berlin durant les années 1920. L’influence de Reinhardt s’exerce sur la lumière des films, le fameux clair-obscur, mais aussi sur la composition des plans, la fabrication des costumes, la disposition des foules et des figurants dans les scènes historiques. Mais il ne faut pas assimiler Reinhardt au mouvement expressionniste ; il serait même, selon Lotte Eisner, « profondément impressionniste ». Ainsi, deux forts courants distincts, voire opposés, l’expressionnisme de Walden et l’impressionnisme de Reinhardt, ont fortement influencé le cinéma muet allemand. Autres influences citées : la Nouvelle Objectivité, l’abstraction formelle, et bien entendu les visions romantiques de Goethe, Novalis, Chamisso, Jean Paul, Hoffmann, etc.

21J’aime à imaginer quelles étaient les méthodes de travail des premiers historiens du cinéma – Georges Sadoul par exemple – à une époque où les photocopieuses n’existaient pas, où il n’y avait pas de vidéocassettes, de DVD, évidemment pas d’ordinateurs et encore moins d’Internet. Les films, alors sur support nitrate, il fallait les visionner à la Cinémathèque, en supposant qu’ils soient consultables, et que Langlois veuille bien y donner accès ; les ouvrages, il fallait les acheter ou les consulter à la bibliothèque nationale ; les archives étaient encore, pour la plupart, enfouies et fermées aux chercheurs. Et pourtant, grâce à un travail de bénédictins, un Sadoul ou une Eisner ont pu écrire, sans aide, dans une grande solitude, des œuvres impérissables. Eisner, notamment, rédigeait son livre sur une machine à écrire branlante, celle de la Cinémathèque française, dont les copies au papier carbone étaient si mauvaises que personne, sauf l’auteur, n’arrivait à les relire.

22Dans Positif, en avril 1953 – LÉcran démoniaque est encore tout récent –, Lotte Eisner explique sa méthode de travail et donne une leçon d’historiographie du cinéma. Elle agit d’abord en archéologue – sa véritable formation : le premier devoir est de faire des fouilles approfondies dans les archives, les livres, les revues ; d’interviewer les survivants ; et bien entendu de voir les films. « Il faut savoir alors, explique-t-elle, interpréter les faits, tâcher de se rappeler la mentalité d’une époque, d’un pays ; il faut se rendre compte de l’atmosphère qui émanait de ce film. » En pensant sans doute à son ennemi Kracauer, elle ajoute : « Que de précautions faut-il pour ne pas expliquer d’une manière falsifiée certaines tendances artistiques, pour ne pas se laisser induire en erreur, trompés par nos conceptions d’aujourd’hui. » Il faut donc être archéologue et historien, voire sociologue dans une moindre mesure, affirme Lotte ; mais aussi et surtout historien de l’art et des techniques. « Il y a encore une autre voie, je n’en ai fait qu’une première tentative dans mon Écran démoniaque. Ici, il faut se servir des méthodes prévues par les historiens de l’art, par conséquent s’efforcer d’écrire une histoire des tendances et évolutions artistiques, c’est-àdire une histoire des différents styles et écoles, où le développement technique, en tant qu’il explique le style, aura sa place définie. » J’approuve totalement cette méthode.

23Lotte Eisner prône une historiographie de combat, à l’image de Langlois qui militait pour une cinémathèque de combat : « Il faut que l’historien lutte par les moyens d’une critique même rétrospective contre les succédanés de l’art, contre les mauvais films, les mauvais producteurs qui pensent que tout est encore assez bon pour leur public. » L’historien de cinéma est donc doublé d’un critique de film engagé, non pas politiquement mais esthétiquement, ce que Lotte Eisner sera en toute connaissance de cause – elle se méfie par exemple du militantisme d’un Georges Sadoul, dont la pensée marxiste brouille les écrits. Enfin, dernier et précieux conseil, « il faut finalement savoir décider pour qui l’on veut écrire ». C’est-à-dire, précise-t-elle encore, pas pour le lecteur de Vicky Baum ou de la Bibliothèque rose, mais pour celui qui s’est ému à la vision de Monsieur Verdoux de Chaplin. Certes, on l’avait compris.

24André Breton, à la lecture en 1954 de LÉcran démoniaque de Lotte Eisner, a écrit à l’auteur :

25

Votre œuvre est très riche d’enseignement et je regrette de ne pas l’avoir lue plus tôt. La teneur intellectuelle et humaine du livre est aussi éminente que sa valeur documentaire, de premier ordre et de première main. Ce que vous nous apprenez sur les dessous de l’expressionnisme est d’une valeur fondamentale. Mais cela me rend furieux de penser que tout cela est resté si bien caché dans notre pays. Sans cela, le développement général de l’art ne se serait pas passé de la même façon et je crois que cet art aurait culminé avec un grand flot de compréhension entre l’Allemagne et la France ; mais nous sommes passés à côté.

26Rudolph Kurtz, qui reçoit le livre en 1958, envoie à son auteur des lignes élogieuses : « C’est le livre d’une personne cultivée, d’un amateur d’art, d’une experte. C’est plus que je n’en puis dire d’aucun livre sur le cinéma qui me soit tombé sous les yeux depuis trente ans. Quelle extraordinaire critique de cinéma vous feriez ! »

27Mais Lotte Eisner, heureusement dans un sens, a préféré consacrer toute sa vie, tous ses instants, à l’écriture de deux autres livres (sur Murnau et Lang) mais surtout à la collecte d’archives et d’objets pour la Cinémathèque française.

28Dessins, scénarios, maquettes, manuscrits, films, objets, appareils, décors, costumes : le trésor des Nibelungen réuni par Lotte Eisner est considérable, et ne concerne pas uniquement, loin de là, le cinéma muet allemand. « 80 % des collections du musée du cinéma ont été rapportées par Lotte Eisner », a déclaré Henri Langlois. Avec ce dernier, collectionneur lui aussi boulimique, c’est bien connu, Lotte a établi un réseau international, un jeu de piste fondé sur l’érudition, la confiance, mais aussi la ruse. J’ai retracé par ailleurs ses efforts et ceux de Langlois pour accumuler cette énorme collection, qui donne aujourd’hui à la Cinémathèque française une place internationale de tout premier rang dans le domaine des archives.

29Je me souviens que, tout jeune, j’étais désespéré de partir en vacances, car je manquais les séances de la Cinémathèque et je ne pouvais plus aller prendre le thé le samedi chez Lotte Eisner, dans son petit appartement de la rue des Dames-Augustines. On s’écrivait, alors. Elle s’ennuyait dans un hôtel en montagne, où son médecin l’avait envoyée pour rétablir sa santé chancelante. De mon côté, je me morfondais, en manque de films. Elle incarnait le cinéma dans ce qu’il a de plus exigeant, de plus lumineux, de plus intelligent. Un jour, le « dernier mammouth » de l’histoire du cinéma, selon l’expression de Werner Herzog, s’en fut, épuisée : Lotte Eisner mourut le 25 novembre 1983, à l’âge de 87 ans. Il y a des disparitions dont on ne se remet jamais.

Couverture de l’ouvrage de Lotte H. Eisner, L’Écran démoniaque, influence de Max Reinhardt et de l’expressionisme, Paris, A. Bonne, coll. « Encyclopédie du cinéma », 1952.

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Couverture de l’ouvrage de Lotte H. Eisner, L’Écran démoniaque, influence de Max Reinhardt et de l’expressionisme, Paris, A. Bonne, coll. « Encyclopédie du cinéma », 1952.


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Mise en ligne 18/05/2012

https://doi.org/10.3917/sr.032.0241
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