Notes
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[1]
Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1990 ; réédité sous le titre L’Opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2001. Voir aussi : id., Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Histoire », 2001 [rééd. Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2003].
-
[2]
Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011.
-
[3]
Projet de direction d’études à l’École des hautes études en sciences sociales : « La construction de l’événement. Histoire sociale de la réception, xxe siècle », 1998.
-
[4]
La formule a dû être prononcée, en 2001, lors de l’intervention de Paul Ricœur au séminaire que Pierre Laborie et Arlette Farge animaient à l’EHESS. Voir également Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000 [rééd. Paris, Seuil, coll. « Points essais » 2003].
-
[5]
« L’empreinte que laisse l’événement, c’est le voir relayé par le dire et le croire », Paul Ricœur, Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, p. 14.
-
[6]
Le nombre des victimes est évalué entre un million et demi et deux millions.
-
[7]
Voir, particulièrement, Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, coll. « Trente journées qui ont fait la France », 1973, et Id., L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991.
-
[8]
Notamment Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », dans Hommage à Hippolyte, Paris, Presses universitaires de France, 1971, repris dans Id., Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 2, p. 136-156.
-
[9]
Jean-Michel Berthelot, philosophe, épistémologue et sociologue, professeur à Toulouse II puis à Paris IV, disparu en 2006 dans sa soixantième année.
-
[10]
Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Éditions Verdier, coll. « Verdier histoire », 2010.
-
[11]
Ce séminaire, coordonné par Pascale Goetschel et Christophe Granger, intitulé « Faire l’événement », s’est tenu au Centre d’histoire du xxe siècle en 2006. Pierre Laborie en avait assuré la séance inaugurale autour de la thématique de la construction de l’événement. L’entretien reprend d’ailleurs une bonne partie des propositions faites lors de cette séance.
-
[12]
Jacques Kayser, Le Quotidien français [préface de Pierre Renouvin], Paris, Armand Colin, 1963. Voir aussi Jacques Kayser, Un journaliste sur le front de Normandie : carnet de route, juillet-août 1944 [présenté par Bernard Kayser et Pierre Laborie], Paris, Arléa, 1991.
-
[13]
D’où les limites de l’opinion « sondagière ». Voir, par exemple, Pierre Laborie, « Histoire politique et histoire des représentations mentales », dans Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, coll. « Questions au xxe siècle », 1993, p. 155-169 ou Id., « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 18, avril-juin 1988, p. 101-117.
-
[14]
Très grand historien de la Catalogne médiévale, Professeur à l’université Toulouse II-le Mirail, d’origine querçynoise comme Pierre Laborie, Pierre Bonnassie est décédé prématurément en 2005.
-
[15]
Commune des Alpes-de-Haute-Provence.
-
[16]
Voir Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin, op. cit.
-
[17]
Voir Pierre Laborie, « 1940-1944. Les Français du penser double », dans Sarah Fishman, Laura Lee Downs et Ioannis Sinanoglou (dir.), France at War : Vichy and the Historians, Oxford, Berg, 2000, repris dans Pierre Laborie, Les Français des années troubles…, op. cit., p. 25-36 (de l’éd. 2003).
-
[18]
Voir Bruno Curatolo, François Marcot (dir.), Écrire sous l’Occupation, Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
-
[19]
Alphonse Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1997, 4 vol.
-
[20]
Voir notamment Pierre Laborie, Denis Peschanski et Jean Quellien, Guerre mondiale, guerre totale, textes de l’exposition permanente du mémorial de Caen, Paris, Gallimard, 2010.
-
[21]
Voir, par exemple, Paul Ricœur, « Identité narrative et communauté historique », Les Cahiers de Politique autrement, octobre 1994, et, plus largement, Id., Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol., 1983-1985.
-
[22]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, VI, La Fugitive [Albertine disparue], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, tome III, p. 424.
-
[23]
Claude Mauriac, Le Temps immobile, Paris, Grasset, 1974-1988, 10 vol. [repris en Livre de poche].
-
[24]
Voir Pierre Laborie, « Sur le retentissement de la lettre pastorale de Monseigneur Saliège », Bulletin de littérature ecclésiastique, CVIII/1, janvier-mars 2007, p. 37-50.
-
[25]
Florent Brayard, La Solution finale de la question juive : la technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004.
-
[26]
Voir François Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, Bruxelles, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2003.
1Ancien directeur de recherche à l’EHESS, après avoir enseigné de longues années à l’université de Toulouse 2, Pierre Laborie, historien des phénomènes d’opinion et de la France occupée, a notamment publié L’Opinion française sous Vichy [1]. Son dernier livre, Le Chagrin et le Venin [2], tout comme son travail pour l’exposition permanente « Guerre mondiale, guerre totale » du mémorial de Caen en font, parmi les historiens du (très) contemporain, un spécialiste de ce qui fait l’événement et plus largement de la construction des rapports au passé. Dans cet entretien, il revient en particulier sur les modes de fabrication de l’événement, et tout spécialement sur les phénomènes de réception, les imaginaires sociaux et l’imbrication des temporalités qui en forment les principaux ressorts (propos recueillis à Paris, le 3 novembre 2011).
2À travers vos travaux sur l’opinion sous l’Occupation et à travers les séminaires que vous avez animés avec Arlette Farge à l’EHESS, vous avez contribué à familiariser certains historiens avec la notion d’événement. Pouvez-vous nous dire comment s’est opéré le parcours qui vous a conduit à travailler sur l’événement et à en faire une notion pertinente ? Et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
3Quand on travaille sur les années 1930, 1940, sur la Seconde Guerre mondiale et ses mémoires plurielles, on est confronté à l’événement en permanence, inévitablement. Mes recherches, qui portent sur les phénomènes d’opinion, sur les représentations collectives, les imaginaires sociaux et, partant, sur les interactions de la réception intègrent une réflexion sur l’événement. C’est la raison pour laquelle, quand, en 1998, à ma surprise, on m’a proposé de rejoindre l’EHESS, j’ai présenté un projet de séminaire sur la construction de l’événement [3]. J’ai alors pris conscience, en me retrouvant en particulier aux côtés de sociologues dans des jurys de thèse ou à l’occasion de journées d’études, des différences qui existaient entre nous dans la perception de la notion. Pour beaucoup, l’événement était « ce qui arrive ». J’indiquais pour ma part : l’événement n’est pas seulement ce qui se produit, c’est aussi ce qui se passe après et sur ce qui vient de se passer. Je me souviens avoir souvent dit à mes étudiants : ce qui fait événement n’est pas le seul fait de l’événement ; il n’est pas simplement ce qui advient mais ce qui advient à ce qui est advenu. Ou, pour prolonger une formule de Paul Ricœur : « L’événement, c’est plus que le quelque chose qui arrive en tant qu’il arrive [4]. » En travaillant à la fois sur les imaginaires sociaux, sur la place et les effets des événements dont on connaît la densité pendant les années 1940, l’impossibilité de réduire l’événement à sa dimension factuelle relevait de l’évidence. Il s’agissait en fait de réfléchir sur les diverses formes du statut socio-historique de l’événement. On peut faire référence au cas d’Auschwitz, plus exactement d’Auschwitz-Birkenau, un des centres de mise à mort des juifs européens. En raison du secret et du nombre infime de survivants, l’événement, dans le temps de son existence, n’a pas donné lieu à une expérience directe des contemporains, à la différence d’événements – qu’il ne s’agit évidemment pas de comparer – comme la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790, le 11 novembre 1918, l’effondrement de juin 1940, le débarquement du 6 juin 1944 ou encore le 11 septembre 2001, entre des centaines d’exemples [5]. Sa réalité a dû être patiemment et méticuleusement restituée, le nom d’Auschwitz lui-même n’a été vraiment connu et n’a pris son sens véritable que des années plus tard. Nous sommes là face à un immense événement, celui à partir duquel, dans notre culture, nous pensons aujourd’hui la Seconde Guerre mondiale. On s’interrogerait sans doute sur les intentions de ceux qui s’en écarteraient. Un événement hors du champ direct de l’expérience des années de guerre est devenu l’événement central qui commande et organise notre vision de ces mêmes années de guerre. Ainsi, on voit là que la construction de l’événement n’est en rien la négation de sa réalité : c’est elle, au contraire, qui contribue à la lui restituer. Il apparaît cependant, et c’est un autre problème impossible à aborder ici, que les recherches de plus en plus précises sur la « Shoah par balles » ainsi nommée par le père Patrick Desbois [6], ce que pour ma part je préfère appeler l’« extermination de proximité », incitent à revenir, pour la nuancer, sur l’analyse qui associe l’extermination des juifs européens à un génocide industriel mené dans le secret.
4Je n’ai aucune prétention à avoir inventé quoi que ce soit. J’ai emprunté un peu partout, aux antiquisants, beaucoup aux médiévistes et aux modernistes, à Georges Duby qui a presque tout dit [7], à Marc Bloch, Lucien Febvre, Robert Mandrou, Michel Foucault [8], Walter Benjamin, Hannah Arendt… à ceux qui réfléchissent sur l’histoire, historiens ou non. Je dois énormément au séminaire de l’EHESS avec Arlette Farge, à la chance d’avoir pu rencontrer et écouter Nicole Loraux et Jean-Pierre Vernant, d’avoir eu en Jean-Michel Berthelot un ami proche [9]. Je me suis très largement inspiré de ces lectures et de ces influences mais, pour ce que j’appelle le très contemporain, on s’attachait alors en priorité, quand j’étais un jeune chercheur, à la dimension factuelle de l’événement, en privilégiant son approche politique. Parfois encore, quand j’interviens dans des séminaires ou des débats, avancer l’idée de l’événement comme construction me fait ranger dans le camp des constructivistes, voire des postmodernes. C’est pourtant, au contraire, dans la position de Carlo Ginzburg que je me reconnais [10]. J’ai dit plus haut ce qu’il en était pour moi de la construction, sans confusion possible avec la fiction, tout en sachant que, là comme ailleurs, le risque de malentendu est permanent. Pour reprendre une image de Roger Chartier, nous marchons au bord de la falaise et le sentier est étroit. Pierre Vidal-Naquet, dans une discussion à l’EHESS, m’avait mis un jour en garde, amicalement, en m’incitant à la vigilance et à la rigueur extrême pour ne pas donner, sans le vouloir, des arguments aux négationnistes. Je me souviens aussi, dans votre séminaire [11], avoir parlé de l’imaginaire de l’événement, expression qui avait été interprétée (à tort…) dans le sens d’événement imaginaire. Avec, là encore, l’idée que la réalité des faits pourrait être niée et avec elle leur vérité. Ces avertissements sont utiles, justifiés, je les reçois, mais il y a parfois chez certains historiens un besoin d’idéologiser les intentions, une tendance à pousser le doute légitime jusqu’à la suspicion. Il existe une difficulté réelle, culturelle, à penser des outils conceptuels non conformes, à ne pas seulement penser ou/ou, mais et/et… L’appréhension de la complexité pose de nombreux problèmes, mais ses exigences de méthode empêchent de la confondre avec les ondulations de l’ambiguïté. Il n’y en a pourtant aucune, et c’est une banalité de dire que l’événement n’est pas réductible à ses données factuelles, aussi indispensables soient-elles à établir. Certains événements existent plus par ce qu’ils deviennent que par ce qu’ils ont été dans le temps même de leur existence manifeste, matérialisée et datée. Certains, d’ailleurs, semblent ne jamais devoir finir.
5Si l’on entre maintenant davantage dans le détail, selon vous, à partir de votre démarche, qu’est-ce qui construit l’événement, qu’est-ce qui fait événement ?
6Dans la manière de penser l’histoire, il y a très grossièrement une ligne de partage entre deux positions, en simplifiant à l’extrême. Il y a ceux qui pensent l’histoire comme un monde en soi, c’est-à-dire comme une sorte d’absolu, presque comme une métaphysique, une histoire d’où les acteurs sociaux sont absents ou ne sont que des figurants. Dans ce cadre, on peut penser que la place donnée à l’événement peut se limiter à une fonction de maillon dans un enchaînement de causalités avec ses logiques propres, dans une mécanique raisonnée qui peut expliquer « la marche » du temps. C’est une histoire qui se déroule en dehors, ou du moins à distance des acteurs sociaux. Au contraire, dans celle que j’essaie d’écrire, et qui découle nécessairement de mes préoccupations, je m’oblige à penser comment les acteurs sociaux pouvaient vivre l’histoire au moment où ils la vivaient, avec ce qu’ils croyaient en voir, ce qu’ils pouvaient percevoir, savoir et comprendre. Je ne dis pas qu’ils font l’histoire mais en tout cas, ils sont là, spectateurs passifs ou non. Et c’est parce qu’il est impossible de faire abstraction des acteurs sociaux que se pose le problème : est-ce qu’un événement ressemble à ce qu’il montre, à ce qu’on dit qu’il est ?
7Ou est-ce que sa réalité passe aussi par le prisme, les filtres, par la reconstruction de l’alchimie que, par convention, on peut appeler la réception ? Il y a là une ligne de partage, une première différence, fondamentale.
8Se demander ensuite ce qui fait événement renvoie à la notion même d’événement. Vaste question… Une certitude cependant : il n’y a pas d’événement s’il n’y a pas de trace de l’événement. L’événement n’existe que par les traces qu’il laisse ou en tout cas qui se mettent en place au moment où il se produit. Or il n’y a pas de trace sans la réception qui elle-même contribue à produire ces traces, qui les filtre, les choisit et les fonde. C’est en cela que la réception de l’événement est indissociable de l’événement lui-même. Les séparer me semble artificiel. Bref, dans des proportions évidemment variables, l’événement est aussi une construction.
9Quand vous réfléchissez à ces problèmes, réfléchissez-vous à partir de situations ou théorisez-vous d’abord avant d’appliquer vos théories à des situations précises ? Bref, de quelle manière travaillez-vous ?
10Le pragmatisme l’emporte. Mon premier directeur de recherche a été le Doyen Jacques Godechot, historien de la Révolution française et de la presse, de tradition positiviste. Il m’avait demandé de travailler sur l’opinion qui, à ses yeux et comme pour la plupart des historiens à ce moment-là, reposait essentiellement sur l’analyse du discours politique et sur les études de presse. Jacques Kayser, « jeune turc » radical des années 1930, parti rejoindre le général de Gaulle à Londres, avait développé une méthode « scientifique » de lecture de la presse qui était alors considérée comme fiable et incontournable [12]. Une des clés était le centimètre-colonne, avec l’idée que l’importance des événements dans l’opinion pouvait se mesurer en fonction de la pagination et de la surface que les journaux leur accordaient. Je n’insiste pas sur les limites de cette approche quantitative et de longs chapitres de ma thèse de 3° cycle ont été consacrés à ces questions de méthode. Je me suis expliqué plusieurs fois là-dessus en explicitant ma démarche qui repose en priorité sur la nécessité de saisir les représentations sociales de l’événement [13]. C’est pour moi l’occasion de rendre hommage à l’ouverture d’esprit du Doyen Godechot : en dépit de ses propres convictions en la matière, et des exemples illustres qui dominaient alors l’histoire contemporaine (le Doyen Pierre Renouvin ou René Rémond, pour ne citer qu’eux), il m’a encouragé à poursuivre en me demandant même de m’initier à la linguistique, sur les conseils de Régine Robin. Rolande Trempé, qui fut ensuite ma directrice de thèse, fit preuve de la même compréhension en m’accordant sa confiance alors que je l’entraînais sur un terrain qui ne lui était pas vraiment familier. Je l’ai dit, je n’inventais rien : l’enseignement du moderniste Bartolomé Bennassar m’avait profondément marqué et, grâce à l’amitié de mon aîné Pierre Bonnassie [14], je découvrais ce que les médiévistes avaient écrit sur l’importance des modes de présence au monde dans la façon de vivre l’histoire. Je n’ai théorisé que lentement, en avançant, en approfondissant des intuitions, en cherchant à transposer à l’histoire du très contemporain et du temps court des modes d’approche qui semblaient propres et réservés à la longue durée.
11L’intérêt de porter attention aux systèmes de représentations relève aujourd’hui de l’évidence mais il n’en était pas ainsi, chez les contemporanéistes, il y a une trentaine d’années. Il m’arrive de sourire en voyant ce qui s’écrit aujourd’hui et en me souvenant de certains jugements condescendants à mon égard… Les choses ne sont pas simples pour autant, spécialement quand de lourds enjeux mémoriels remettent sans arrêt le passé au présent et le mettent à son service. En réfléchissant sur des questions comme l’accueil des républicains espagnols arrivés en masse par Le Perthus en janvier-février 1939 et parqués dans des camps d’internement, comme les violences de l’épuration, ou encore comme l’opinion et le sort des juifs pendant les années de persécution, on découvre combien il est difficile de mettre au jour la complexité du social, et de tenter de lui donner de l’intelligibilité, en échappant aux jugements de valeur, parfois même aux procès d’intention. Le risque de malentendu est permanent, y compris celui d’y voir un moyen détourné pour chercher des excuses à l’inexcusable. Ces incompréhensions, avec d’autres, expliquent que cette histoire, peu conforme à l’air du temps, ne parvient que difficilement à trouver sa place.
12Dans ce sens, justement, l’événement n’existe-t-il pas aussi en dehors de sa visibilité ?
13C’est un point important : l’événement n’est pas seulement ce qui est manifeste, ce que l’on peut voir et entendre. En poussant le raisonnement jusqu’au bout, on peut ainsi réfléchir sur l’exemple du silence qui fait événement, et fait sens, selon le contexte. S’il est indéniable que le silence des Français sous l’Occupation a souvent été synonyme de complicité passive, il ne l’a pas été nécessairement et toujours. Jusqu’en 1941, nombreux étaient ceux qui pensaient que le silence pouvait être l’expression du refuge et de la dignité, à l’exemple des protagonistes du livre de Vercors, Le Silence de la mer. Saint-Exupéry, à propos de son ami Léon Werth, juif et réfugié à Saint-Amour (dans le Jura) où il se cachait, ou le poète et résistant René Char, à propos du mutisme des villageois de Céreste [15], ont laissé à ce sujet des textes superbes [16]. Le silence des communautés protestantes, on le sait, a été une arme efficace au service du sauvetage des juifs. Il ne faut pas en rester à des explications toutes prêtes qui accordent un sens obligé à la lisibilité apparente des faits. La nature spectaculaire de l’événement n’est pas une condition nécessaire de son existence et ce qui ne se voit pas distinctement peut faire événement. Non seulement, la lisibilité et la visibilité ne sont pas la preuve de l’existence de mais, surtout, elles n’en donnent pas le sens. De la même façon, le non-événement peut aussi faire événement, comme quand celui qui est attendu ne se produit pas. L’absence d’événement fait événement et ce fut le cas à l’automne 1943 dans l’attente vaine d’un débarquement annoncé comme imminent, avec des conséquences tragiques pour la résistance intérieure.
14N’est-ce pas encore plus compliqué s’agissant des événements qui n’entrent pas dans le champ de l’expérience directe ?
15C’est toujours compliqué… et la boîte à outils des historiens n’y suffit pas. Il faut regarder ailleurs et emprunter aux autres sciences sociales. Entre autres exemples, je pense à l’anthropologie, à ce que dit Maurice Godelier du « réel social », à la construction du réel fabriquée par les acteurs sociaux, à sa « vérité » qui n’est pas celle établie a posteriori par les historiens. Vieux problème que celui du faux vécu comme vrai et qui oblige les historiens à réfléchir sur les écarts.
16Quel rapport, alors, peut-on établir entre ce qui fait l’événement pour les contemporains et ce qui fait l’événement pour l’historien ?
17Je viens de le rappeler, la vérité de l’événement que les historiens parviennent lentement à prouver et à installer n’est que rarement celle qui a décidé des attitudes, des choix, des réactions collectives, etc. Le sens des événements dégagé par les historiens – avec ses variantes successives – n’est pas nécessairement celui compris et énoncé par ceux qui les vivent. C’est une banalité de le dire aujourd’hui, ça l’était peut-être moins quand j’étais un jeune chercheur. Dans ce sens, et toujours pour tenter de comprendre la mécanique complexe des comportements et des phénomènes d’opinion, les historiens devraient se montrer attentifs à la force de l’implicite, à la puissance des codes culturels souterrains contraires à la loi écrite et qui ordonnent pourtant la vie au quotidien. Les fonds d’archives ne sont pas le meilleur endroit pour découvrir les lois non transcrites de l’implicite, discerner leurs logiques et percevoir leurs effets. Le spectacle de la rue, le travail de terrain, tout ce qui relève de l’anthropologie, mais aussi la littérature, le cinéma sont autrement productifs. Il y a là des événements qui n’ont pas le statut de l’événement mais qui font événement, une fois encore, et que l’historien doit s’efforcer de décoder. Dans un article, j’avais parlé de « penser double » pour essayer d’expliquer des contradictions d’attitudes répandues sous Vichy, incohérentes au sens de la raison, mais qui ne renvoyaient pas nécessairement au double jeu et à sa duplicité [17]. La question de l’implicite inciterait à parler d’une culture du double, d’un « agir double », qui fait de la loi non écrite la loi véritable du monde réel, celle qui commande la réception de l’événement et qui, elle-même, fait événement.
18Cette manière de voir ne marque-t-elle pas un fossé irréductible avec une certaine forme d’histoire politique de la Résistance encore dominante, qui accorde toute son importance aux faits, à l’engagement résistant et armé ?
19Quand il s’agit d’appréhender des événements comme la Résistance, en France, les prismes de l’histoire politique me semblent parfois rendre borgnes ceux qui en restent là. J’essaie depuis longtemps de montrer que nous avons affaire à un événement, pour une grande part inédit dans notre histoire, marqué par une forte singularité et dont la perception relève du légendaire, à entendre comme un récit porteur de sens sur des faits rapportés. Dimension légendaire qui ne découle pas de reconstructions mémorielles, mais qui est contemporaine de l’événement, qui naît avec lui. Or, pour un certain nombre d’historiens du politique, la notion de légendaire est réduite à l’idée de légende, de fable, d’affabulation, de mensonge, d’imposture, etc., aux seules reconstructions de la mémoire et des témoignages. L’inscription de l’événement dans le légendaire est une forme de réalité, à prendre et à traiter comme telle. Avant l’été 1944 et l’effervescence de la Libération, la très grande majorité de la population n’a pas de rapport direct avec la Résistance dont le nom même n’est pas d’un usage familier [18]. Les résistants sont clandestins, reliés au monde du secret et de la nuit. On ne peut que les imaginer à travers les représentations que l’on peut se faire d’eux ici ou là, par le récit et la rumeur, par des emprunts au passé remémoré lui-même en fonction des cultures régionales. C’est à partir de toutes ces imbrications et de l’expérience directe dans le moment bref des deux ou trois mois de l’été 1944 que se construit la Résistance comme événement. L’histoire médiévale – des travaux comme ceux d’Alphonse Dupront sur Le Mythe de croisade [19] – l’avait déjà compris. Le problème reste le passage d’une histoire de la longue durée à une histoire du temps court, de la brièveté, de l’instantané ajouté parfois à l’immédiat, de la pertinence des outils pour y parvenir. Il est rendu plus délicat encore en histoire du très contemporain par le poids du mémoriel, envahissant, oppressant quand on touche aux zones sensibles des années noires. Mais cela vaut aussi pour la guerre d’Algérie ou plus largement pour l’histoire de la décolonisation et de ses prolongements. Sans aller jusqu’à parler de guerre des mémoires – il faut soigneusement peser le choix des mots –, les confusions dans l’usage des notions, la bouillie mémorio-médiatique qui ne cesse de lire l’histoire à l’envers en multipliant les anachronismes de pensée, ou l’implicite d’un mémoriellement correct confondu avec la connaissance du passé ont pollué l’usage de l’histoire comme savoir critique. Mon expérience au mémorial de Caen a été éclairante et j’ai beaucoup appris sur tous ces points en confrontant mon regard aux visions du passé enfouies dans l’habitus de non-historiens. Sans que la bonne foi de quiconque puisse être mise en cause, je me souviens des difficultés à faire admettre qu’il n’y avait pas, historiquement, de contradiction à affirmer sans ambiguïté la singularité de la Shoah tout en s’attachant à ne pas la dissocier du contexte de violences extrêmes et de massacres de masse dans lequel elle devait être aussi replacée et pensée. Au regard d’une vérité implicite, le rappel de la complexité et de ses enchevêtrements apparaissait à certains comme un déni d’événement, dans sa spécificité [20].
20L’événement n’impose-t-il pas de réfléchir à l’imbrication des différentes temporalités ? Autrement dit, les imaginaires sociaux de l’événement ne se vivent-ils pas sur d’autres modes que celui du présent ?
21Vous avez évidemment raison. Il faut d’abord rappeler que l’événement arrête le temps, qu’il marque un avant et un après. De façon plus large, le rapport au temps est une donnée essentielle, indispensable à l’élucidation de l’événement et de sa réception, mais ce sont là des choses difficiles, impossibles à résumer en quelques phrases. L’événement s’inscrit dans un temps court, souvent dans un temps d’une brièveté extrême. Ce temps-là ne porte et ne donne qu’une partie du sens. L’important est ce qui se façonne dans et par le croisement des temps, quand les représentations du futur, les attentes entrent dans la lecture du présent, lecture elle-même conditionnée par les recompositions sélectives du passé. L’événement se termine rarement avec les faits qui le font connaître, son histoire crée du temps et du sens. Le temps court fabrique de la durée et c’est elle qui lui donne son sens véritable, l’événement peut avoir et a souvent une fonction structurante. On peut songer à ces républicains espagnols qui continuent à vivre, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le temps de la Guerre d’Espagne, jusqu’à garder des fidélités et des repères liés aux engagements en faveur de la cause républicaine et arrêtés une bonne fois pour toutes au temps de leur expression. Ce temps culturel est définitivement le leur, il commande tout. La manière dont ils continuent à penser le monde ne se fait pas seulement en fonction des événements du présent, mais en fonction de cette histoire qu’ils portent en eux et qui peut aller jusqu’à une sorte d’enfermement. Des processus du même type découlent de l’épouvante du génocide, des tragédies de la déportation ou encore des tontes des femmes pendant l’épuration… Dans tous ces cas, l’événement et son appropriation créent du temps, de ce qui pourrait être appelé des régimes de temporalité.
22Le récit lui-même d’un événement n’opère-t-il pas, qui plus est, une sélection au sein même de ce qui s’est passé et même de ce qui est advenu à ce qui s’est passé, pour reprendre vos propres termes ?
23Sans aucun doute. L’événement ne s’inscrit pas dans une suite logique qui laisserait croire qu’il participe à un enchaînement où ce qui précède explique ce qui suit. En revanche, le moment de l’événement est celui des multiples possibles, du champ considérable des possibles, lui-même créateur de temporalités. La place et la fonction du futur doivent y être soulignées. Les gens agissent en fonction de la façon dont ils croient pouvoir se projeter dans le futur, et en fonction des différentes issues qu’ils imaginent à l’événement. Il n’y aura pourtant qu’une solution, celle que l’histoire retiendra.
24On retrouve là le problème des représentations du futur à travers lesquelles les acteurs sociaux vivent l’événement, le comprennent et lui donnent du sens. Ces perceptions constituent une donnée fondamentale, déterminante dans les choix qui interviennent. Paul Ricœur parlait à ce sujet de l’« inaccompli du passé [21] » ou encore, je crois, du cimetière des « promesses perdues ». C’est l’aspect négatif, le désenchantement, qui ne dit pas tout du poids du futur dans la lecture de l’événement. Par exemple, et j’y suis attaché parce qu’il s’agit d’un des poncifs les plus répandus sur le comportement supposé des Français durant la Seconde Guerre mondiale, on peut dire un mot des fameux « quarante millions de résistants ». Aussi grossier soit-il, et même si le cliché fait toujours partie de cette bouillie mémorio-médiatique à laquelle j’ai déjà fait allusion, il est intéressant de voir comment le rapport au futur est absent de l’explication dominante. En 1944, il y a eu, indiscutablement, un phénomène d’identification collective à l’idée de Résistance et à ce qu’elle représentait dans le contexte précis de la Libération. Ensuite, par un glissement banal mais loin d’être innocent, on a prêté au phénomène une signification autre. On est passé de l’identification symbolique à une prétention d’une autre nature : des Français qui se reconnaissaient en 1944 dans la Résistance pour de multiples raisons compréhensibles, en raison de ce qu’ils venaient de vivre et de subir, on a fait des Français qui se pensaient, se disaient et se revendiquaient résistants. Affirmation caricaturale venue en droite ligne de l’extrême droite nostalgique de Vichy et qui constituait un des thèmes favoris de ses sarcasmes.
25Dans l’explication de la brève identification collective à la Résistance, le rapport au futur fournit une des clés. Par opposition à Vichy, tourné vers le passé, la Résistance apportait un ton et des paroles neuves, une possibilité d’imaginer l’« à-venir » autrement. Les jours heureux du programme du CNR participent de cette construction du futur, de la part du rêve, d’une illusion lyrique proche de celle de l’été 1936. À l’inverse, l’explication habituelle, pseudo-psychologisante, cherche les raisons de cette identification dans les zones d’ombre du passé et dans le refus de les assumer. Elle avance que l’appropriation de la Résistance par les Français, une fois libérés, se situe aux limites de l’imposture, qu’elle visait surtout à faire oublier les cadavres dans les placards, à effacer le sentiment de honte, à se donner facilement bonne conscience.
26Dans ce sens, quelle place accorder alors à l’imprévisibilité de l’événement ?
27C’est un débat quasi métaphysique. La place de l’imprévisible dans le surgissement de l’événement me paraît considérable, souvent plus grande en tout cas que le déterminisme ou le résultat probable d’une causalité logique. L’événement est largement imprévisible avec, entre autres conséquences de l’effet de surprise, des codes culturels inadaptés à sa réception. Marcel Proust l’avait parfaitement exprimé et je l’appelle souvent à mon secours : pour se représenter une situation inconnue, l’imagination emprunte des éléments connus et, à cause de cela, ne se la représente pas [22]. C’est un des problèmes posés par la compréhension des attitudes face à des bouleversements comme ceux de la Seconde Guerre mondiale : doit-on considérer la manière dont les gens sont censés avoir agi par rapport à ce qu’ils croyaient être, ou par rapport à ce qui a été ? En cherchant à dire où passe la ligne qui sépare le bien du mal, beaucoup de jugements se situent hors de l’histoire. Cela posé, la compréhension du passé exige évidemment de l’interroger aussi à partir du présent, mais pas n’importe comment.
28Quelle place faites-vous alors concrètement à la réception de l’événement ?
29Il me semble que tout ce qui précède essaie de répondre à la question. La réception est une boîte noire, un immense champ où certains événements ne trouvent jamais de fin, où se construisent et se déconstruisent leurs sens successifs. Ceux qui vivent l’événement le font en lui prêtant une multitude de significations qu’on ne pourra jamais retrouver. L’existence d’un consensus apparent, d’une pensée ou d’une émotion collective ne signifie pas qu’elle soit la même pour tous. Chacun peut y mettre la sienne, avec sa propre histoire. Ce qui au bout du compte semble relever de l’émotion partagée, est une addition de particularités, une sorte d’auberge espagnole du collectif aux apparences trompeuses. Face à la réception de l’événement, ces complexités omniprésentes rendent l’historien encore un peu plus humble.
30Vous avez évoqué l’existence de plusieurs statuts de l’événement. Pouvez-vous nous les présenter ?
31Je vois au moins trois statuts de l’événement, typologie sommaire qui vise seulement à un peu plus de clarté. Il y a d’abord le statut habituel, banal, celui de l’expérience directe. L’événement est lu, vécu, interprété dans le temps même où il se manifeste. C’est le cas de l’exode de juin 1940, ou d’autres exemples déjà cités. Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, que la visibilité soit la seule lecture possible de l’événement.
32Deuxième statut, l’événement hors de l’expérience, non visible dans le temps où il se produit. Trois exemples viennent à l’esprit : Katyn, d’abord, en 1940, vécu par les victimes de bourreaux durablement muets. Auschwitz, ensuite. La résistance intérieure française, tardivement découverte dans les derniers mois de son existence, pourrait aussi entrer dans cette catégorie. D’où, dans ce cas, les problèmes posés par l’appréhension d’un événement dont les représentations viennent moins du temps dans lequel il s’est déroulé que de celui dans lequel il s’est révélé. Et cette révélation, dans le cas de la Résistance, fixe des images qui appartiennent indiscutablement à l’événement, à un de ses moments, mais qui le dénaturent. Il faut relire ce que Camus a pu écrire sur le sujet, avec des textes souvent magnifiques : les seuls qui auraient pu témoigner de la réalité ont témoigné par leur sacrifice. Personne ne peut parler à leur place.
33Troisième statut, avec une position intermédiaire. La conscience de l’événement passe par son appropriation, sans le lien de l’expérience directe, mais en s’en réclamant par la puissance de conviction du verbe. L’idée vient de la manière dont Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, proteste publiquement contre la persécution des juifs le 23 août 1942, ou encore de la lecture de Claude Mauriac [23]. Dans un passage célèbre du Cahier noir, publié dans la clandestinité, François Mauriac écrit : « À quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leur mère, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus, par un sombre matin, à la gare d’Austerlitz ? » François Mauriac n’a pas vu ces enfants, il était à Malagar, chez lui, dans le Bordelais. C’est Claude Mauriac qui les a vus en accompagnant à la gare sa mère qui partait rejoindre son père. C’est elle qui lui a fait part de ce que Claude avait vu, lui, et qui l’avait bouleversé. Par le « faux » j’ai vu, François Mauriac se réapproprie l’événement et lui donne une réalité tout autre que celle qui découlerait de quelque chose comme « ma femme m’a dit que mon fils lui avait dit qu’il avait vu… » De même, dans les vingt-trois lignes de sa protestation lue dans toutes les églises du diocèse de Toulouse, Mgr Saliège parle des scènes d’épouvante qui lui ont été rapportées, mais qu’il décrit en s’en faisant le témoin direct pour mieux en dénoncer l’horreur. Pendant les rafles de l’été 1942, dans le Sud de la France en tout cas, les trains de juifs déportés s’arrêtent dans les gares, quelques personnes voient, entendent, et parlent. Elles n’ont pas vu les rafles effectuées dans des camps, mais c’est par le récit de ce qui a été vu, par sa réappropriation, que l’événement existe, que sa réalité se construit et agit. Les paroles de Mgr Saliège, celles de Mgr Théas (évêque de Montauban) peu après, de quelques autres prélats ensuite ont d’autant plus de retentissement qu’elles affirment la vérité de l’événement plus pressenti que su, légitiment son appropriation, et répondent à des attentes [24].
34Au sein de ces statuts, quel rôle peut-on attribuer à la « radicalité cumulative » évoquée par Hans Mommsen ?
35Comme l’événement fabrique du temps, il crée lui-même, à travers le temps, d’autres événements. Florent Brayard l’a montré en travaillant sur les Einsatzgruppen [25]. S’il n’y a pas une logique de l’événement, les effets de l’événement produisent une logique interne qui, à la fois, amplifie certains de ses traits – ici le pire – et les banalise. Ce qui, au départ, était considéré comme inconcevable, à savoir les massacres de civils, les tueries de femmes et d’enfants, entre, par sa répétition, dans l’ordre du possible, de la normalité. L’événement lui-même nourrit son propre développement, d’où l’idée de radicalité cumulative. Il faudrait voir, cependant, si ce modèle fonctionne ou non en dehors de ce qui touche à la mécanique propre de la violence.
36Dernière question : en quoi la manière de travailler sur l’événement a-t-elle changé vos propres pratiques d’historien ?
37Je parlerai d’évolution et d’ajustements continus, plus que de changement. L’obligation primordiale de l’historien, y compris quand on travaille sur le mental-émotionnel collectif, reste de traquer la vérité la plus plausible et de la restituer, de reconstituer, de la façon la plus honnête possible, ce qui a pu se passer. En même temps, et c’est compliqué, j’ai parfaitement conscience que cette reconstitution de la réalité n’est pas forcément la plus révélatrice du temps dont je parle, puisque rien ne permet d’affirmer de manière indubitable qu’elle a été vécue exactement comme j’en viens à le penser et à l’écrire. Cette part d’incertitude ne me semble pas pourtant une contradiction insurmontable et je vois au contraire la démarche de l’historien comme un questionnement permanent sur le rapport entre ce qui est établi et les moyens pour y parvenir, entre discours et méthode. La question du sens est toujours présente quand on s’emploie à faire la généalogie des phénomènes de réception et quand on tente de les déconstruire pour interroger la réalité qu’ils fabriquent. C’est un des objets de mon dernier livre, Le Chagrin et le Venin, à propos de la vulgate censée dire ce que furent les Français durant la Seconde Guerre mondiale.
38C’est ce va-et-vient entre l’événement, sa plasticité et les modalités historiques de ses usages dans les divers stades des processus de réception qui retient mon attention. C’est lui qui traverse et amène, pour une part importante, mes interrogations d’historien. Elles nourrissent l’idée que je me fais de l’histoire comme savoir critique, en premier lieu à l’égard de son propre discours. Elles ne vivent pas que de certitudes définitives, loin s’en faut, mais elles ne traduisent en aucune façon le moindre doute sur ce que doit être pour tout historien l’exigence de vérité, sur ce que François Bédarida nommait le pacte ou le contrat de vérité, la regula veritatis, maxime première du métier [26].
Notes
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[1]
Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1990 ; réédité sous le titre L’Opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2001. Voir aussi : id., Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Histoire », 2001 [rééd. Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2003].
-
[2]
Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011.
-
[3]
Projet de direction d’études à l’École des hautes études en sciences sociales : « La construction de l’événement. Histoire sociale de la réception, xxe siècle », 1998.
-
[4]
La formule a dû être prononcée, en 2001, lors de l’intervention de Paul Ricœur au séminaire que Pierre Laborie et Arlette Farge animaient à l’EHESS. Voir également Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000 [rééd. Paris, Seuil, coll. « Points essais » 2003].
-
[5]
« L’empreinte que laisse l’événement, c’est le voir relayé par le dire et le croire », Paul Ricœur, Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, p. 14.
-
[6]
Le nombre des victimes est évalué entre un million et demi et deux millions.
-
[7]
Voir, particulièrement, Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, coll. « Trente journées qui ont fait la France », 1973, et Id., L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991.
-
[8]
Notamment Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », dans Hommage à Hippolyte, Paris, Presses universitaires de France, 1971, repris dans Id., Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 2, p. 136-156.
-
[9]
Jean-Michel Berthelot, philosophe, épistémologue et sociologue, professeur à Toulouse II puis à Paris IV, disparu en 2006 dans sa soixantième année.
-
[10]
Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Éditions Verdier, coll. « Verdier histoire », 2010.
-
[11]
Ce séminaire, coordonné par Pascale Goetschel et Christophe Granger, intitulé « Faire l’événement », s’est tenu au Centre d’histoire du xxe siècle en 2006. Pierre Laborie en avait assuré la séance inaugurale autour de la thématique de la construction de l’événement. L’entretien reprend d’ailleurs une bonne partie des propositions faites lors de cette séance.
-
[12]
Jacques Kayser, Le Quotidien français [préface de Pierre Renouvin], Paris, Armand Colin, 1963. Voir aussi Jacques Kayser, Un journaliste sur le front de Normandie : carnet de route, juillet-août 1944 [présenté par Bernard Kayser et Pierre Laborie], Paris, Arléa, 1991.
-
[13]
D’où les limites de l’opinion « sondagière ». Voir, par exemple, Pierre Laborie, « Histoire politique et histoire des représentations mentales », dans Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, coll. « Questions au xxe siècle », 1993, p. 155-169 ou Id., « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 18, avril-juin 1988, p. 101-117.
-
[14]
Très grand historien de la Catalogne médiévale, Professeur à l’université Toulouse II-le Mirail, d’origine querçynoise comme Pierre Laborie, Pierre Bonnassie est décédé prématurément en 2005.
-
[15]
Commune des Alpes-de-Haute-Provence.
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[16]
Voir Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin, op. cit.
-
[17]
Voir Pierre Laborie, « 1940-1944. Les Français du penser double », dans Sarah Fishman, Laura Lee Downs et Ioannis Sinanoglou (dir.), France at War : Vichy and the Historians, Oxford, Berg, 2000, repris dans Pierre Laborie, Les Français des années troubles…, op. cit., p. 25-36 (de l’éd. 2003).
-
[18]
Voir Bruno Curatolo, François Marcot (dir.), Écrire sous l’Occupation, Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
-
[19]
Alphonse Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1997, 4 vol.
-
[20]
Voir notamment Pierre Laborie, Denis Peschanski et Jean Quellien, Guerre mondiale, guerre totale, textes de l’exposition permanente du mémorial de Caen, Paris, Gallimard, 2010.
-
[21]
Voir, par exemple, Paul Ricœur, « Identité narrative et communauté historique », Les Cahiers de Politique autrement, octobre 1994, et, plus largement, Id., Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol., 1983-1985.
-
[22]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, VI, La Fugitive [Albertine disparue], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, tome III, p. 424.
-
[23]
Claude Mauriac, Le Temps immobile, Paris, Grasset, 1974-1988, 10 vol. [repris en Livre de poche].
-
[24]
Voir Pierre Laborie, « Sur le retentissement de la lettre pastorale de Monseigneur Saliège », Bulletin de littérature ecclésiastique, CVIII/1, janvier-mars 2007, p. 37-50.
-
[25]
Florent Brayard, La Solution finale de la question juive : la technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004.
-
[26]
Voir François Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, Bruxelles, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2003.