Notes
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En particulier : Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994, 512 p. ; Id., Trois siècles de cinéma. De la lanterne magique au cinématographe. Collections de la Cinémathèque française, Paris, RMN, 1995, 271 p. ; Id., Le Mouvement continué. Catalogue illustré de la collection des appareils de la Cinémathèque française, Paris/Milan, Cinémathèque française/Mazzotta, 1996, 441 p.
1Directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française, où il dirige le Conservatoire des techniques cinématographiques, Laurent Mannoni a réalisé plusieurs expositions sur le thème de la naissance du cinéma et publié de nombreux ouvrages à ce sujet [1]. La dernière exposition, intitulée Lanterne magique et film peint. 400 ans de cinéma, s’est tenue du 14 octobre 2009 au 28 mars 2010 à la Cinémathèque française et l’ouvrage homonyme, coécrit avec Donata Pesenti Campagnoni, a été publié aux éditions de La Martinière. Laurent Mannoni revient ici sur cette technique pluricentenaire et sur ses effets esthétiques et spectaculaires (propos recueillis à Paris, le 28 décembre 2010).
2Thierry Lefebvre : La lanterne dite « magique » est une invention du xviie siècle. Peut-on dater précisément sa naissance ?
3Laurent Mannoni : Elle a été mise au point, ou en tout cas révélée et propagée, par un astronome hollandais, Christiaan Huygens (1629-1695). Il l’utilise pour la première fois en 1659 devant sa famille et choisit de projeter un squelette animé, grâce à une plaque de verre peinte à la main et mécanisée. Immédiatement conscient de ses effets spectaculaires, il la baptise « lanterne de peur ». Pour un protestant et scientifique rigoriste comme Huygens, ces applications de l’instrument posent problème : la lanterne est certes digne d’intérêt scientifique, il compte même l’inclure dans son ouvrage sur la dioptrique mais, dans le même temps, il a du mal à accepter l’idée que cet appareil puisse avoir des usages récréatifs. Lorsque son père, qui est poète, lui demande l’autorisation de se servir de la lanterne afin de donner un spectacle à la cour du Louvre, devant Louis XIV, Christian Huygens prétexte avoir perdu le secret : il a peur que son nom reste lié à la machine.
4Il y a donc une ambiguïté originelle qui marque la lanterne magique, depuis ses origines jusqu’à sa progressive extinction. Elle est à la fois un instrument d’optique et de vulgarisation des sciences ; et un instrument de peur, qui joue sur les fantasmes, un instrument récréatif souvent considéré comme vulgaire, notamment au xviiie siècle, parce qu’il est colporté par des Savoyards et des Auvergnats analphabètes qui la transforment en machine quasiment blasphématoire, porteuse d’idées révolutionnaires, souvent obscènes et scatologiques.
5C’est un autre scientifique, Gottfried Leibniz (1646-1716) qui, le premier, fait entrer la lanterne magique dans les arts du spectacle. Alors que le jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) s’en servait pour édifier les foules du Collège romain, pour effrayer les catéchumènes, Leibniz imagine de l’employer comme un « effet spécial ». Dans un texte daté de 1691, il propose des représentations théâtrales extraordinaires, où se mêlent sur scène des acteurs en chair et en os, des projections de décors, des apparitions d’ange ou de dragon, des ombres chinoises et même des feux d’artifices. On ne sait pas, en revanche, s’il y a eu des applications concrètes dès cette époque.
6T. L. : Il faudra attendre la fin du xviiie siècle pour voir apparaître des salles dédiées à ce nouvel instrument…
7L. M. : Effectivement. Jusqu’alors, la lanterne demeure l’apanage des colporteurs, les uns pauvres et analphabètes, comme nous l’avons vu, les autres plus cultivés, comme le Danois Thomas Walgenstein (1627-1681) qui se promène à travers l’Europe avec un véritable cabinet d’optique ambulant. Il se rend à Paris, à Rome, aux Pays-Bas… À Copenhague, en 1670, il montre la figure de la mort au roi Frédéric III qui décède quelques jours plus tard. On imagine le retentissement d’une telle coïncidence.
8En revanche, la fantasmagorie est un spectacle entièrement nouveau, qui s’impose peu avant la Révolution. Pour la première fois, des organisateurs de spectacle ouvrent des salles entièrement dédiées à la lanterne magique. Un dispositif innovant s’impose : la rétroprojection mobile. Une machine, montée sur rails et cachée derrière l’écran translucide, projette des vues fixes et animées dans un dispositif théâtral très macabre, fortement inspiré du romantisme prérévolutionnaire. Les spectacles atteignent des niveaux de sophistication extraordinaires. On va jusqu’à envoyer des décharges électriques aux spectateurs, pour les faire sortir de la torpeur dans laquelle les ont plongés, au préalable, des fumées plus ou moins hallucinogènes !
9T. L. : Quels sont les premiers « fantasmagores » ?
10L. M. : Les fantasmagories apparaissent dans les années 1780. Leur créateur est un mystérieux personnage, qui se fait appeler Paul Philidor (en fait, probablement un Allemand nommé Paul de Philipsthal). Il fait partie de la secte des Illuminés d’Ingolstadt. C’est une sorte de fou furieux qui invoque le Diable en permanence. Philidor exerce à Paris en 1792-1793. Il prend rapidement la fuite après avoir représenté Marat en monstre grotesque, juste après son assassinat. On le retrouve ensuite à Londres et dans d’autres villes. On sait fort peu de chose sur lui, sinon qu’il se serait suicidé dans les années 1800.
11T. L. : En quoi consistait alors un spectacle de fantasmagorie ?
12L. M. : On peut prendre comme exemple les fantasmagories d’Étienne-Gaspard Robertson (1764-1837), qui sont les mieux documentées. Cet entrepreneur de spectacles, après des essais réussis rue de l’Échiquier à Paris, s’installe en 1799 au couvent des Capucines, c’est-à-dire dans un lieu désaffecté et en ruine depuis la Révolution. Tout d’abord, les spectateurs doivent traverser un cimetière, une torche à la main. L’endroit est inquiétant, plutôt mal famé, fréquenté par des voleurs et des prostituées. Les courageux amateurs entrent ensuite dans un cabinet de physique où sont réunis plein d’appareils scientifiques étonnants, à la fois visuels – anamorphoses, boîtes d’optique, lorgnettes pittoresques, polyèdres qui redressent les images, etc. – et acoustiques, comme la « fille invisible », en pratique un globe de cristal qui a la propriété de répondre aux questions qui lui sont posées.
13Au son d’un gong, les spectateurs sont invités à franchir une grande porte ornée de hiéroglyphes, pour entrer dans une salle toute tendue de tissus noirs, avec un autel et un cercueil. Aucun écran n’est apparent. Les spectateurs s’assoient et, bientôt, Robertson fait son entrée. Il tient un discours solennel et pompeux : « Ce qui va se passer dans un moment sous vos yeux, Messieurs, n’est point un spectacle frivole ; il est fait pour l’homme qui pense ; pour le philosophe qui aime à s’égarer un instant avec Sterne parmi les tombeaux. »
14Robertson a mis au point un dispositif ingénieux grâce auquel les lampes à pétrole s’éteignent toutes seules : il lui suffit de tirer un fil et la lumière s’estompe. Au même moment, un écran se dévoile. Les images apparaissent d’abord très lointaines, puis grossissent jusqu’à devenir énormes, ce qui peut provoquer une certaine surprise pour quelqu’un qui n’y est pas habitué. Ces images sont accompagnées d’effets acoustiques, mélange de bruits, de musique et de paroles.
15Robertson utilise divers stratagèmes, empruntés à Philidor ou à d’autres : par exemple, la « lanterne nébuleuse », qui lui permet de projeter de petites images sur des écrans de fumée. Un brasero est caché à l’intérieur du cercueil et une petite ouverture laisse passer un rideau de fumée ; dans le cercueil se trouve aussi une lanterne qui projette l’image de personnes disparues.
16Par moments, des acteurs entrent dans la salle avec des masques lumineux effrayants, en fait éclairés à l’intérieur par une bougie. D’autres sont déguisés en monstres et posent leur main sur l’épaule des spectateurs pour les faire sursauter. On a le témoignage d’un des spectateurs, qui poursuit de coup de canne l’un des malheureux spectres.
17À la différence de Philidor, Robertson raconte des histoires assez longues et complexes, à l’aide de séries d’effets spéciaux : une adaptation des Nuits d’Edward Young, par exemple. Il utilise des lentilles achromatiques dont l’optique est probablement très supérieure à celle de Philidor, des éclairages savants et surtout le mégascope, qui lui permet de projeter des objets opaques, tels que des marionnettes articulées (un squelette qui sort de son tombeau) ou même son propre visage. La sensation de relief est étonnante !
18T. L. : Pourtant, l’âge d’or de la fantasmagorie va s’avérer relativement éphémère…
19L. M. : La vraie fantasmagorie macabre, celle où les spectateurs sortent ébranlés dans leurs sentiments et leurs convictions, ne dure que deux décennies, de Philidor à Robertson. Le succès de Robertson attire en effet de nombreux contrefacteurs. Il a alors la mauvaise idée de faire un procès à ses rivaux. Cette querelle va « débiner » ses trucages et, en conséquence, dévaloriser la fantasmagorie. Le public découvre qu’il ne s’agit en fait que d’artifices d’optique ou de catoptrique finalement assez communs. La fantasmagorie perd de son mystère : elle devient purement distrayante et perdure, sous cette forme, durant l’Empire.
20Il y a néanmoins une résurgence intéressante sous Napoléon III et la reine Victoria. On parle alors de « spectres vivants ». Ces spectacles, beaucoup plus complexes, sont proposés sur les Grands Boulevards par Henri Robin (1803-1874), et à la Royal Polytechnic de Londres par John Henry Pepper (1821-1900). Une glace inclinée permet de projeter sur scène le reflet animé d’un acteur caché dans la fosse. La grande difficulté réside dans l’obligation de faire interagir les acteurs sur scène, bien réels, et ces reflets qu’ils ne voient pas. Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871) a utilisé ce procédé dont le succès sera énorme dans les années 1860-1870. C’est véritablement l’ancêtre de l’incrustation cinématographique.
21T. L. : À côté de ces applications théâtrales, les séances de vulgarisation par l’image deviennent, elles aussi, de plus en plus spectaculaires…
22L. M. : À partir du milieu du xixe siècle, les fabricants ne cessent de perfectionner l’instrument. Ils ne parlent plus de lanterne magique, mais de « lanterne de projection ». En Angleterre, l’expression optical lantern s’impose. Ce glissement sémantique est significatif.
23Le moment d’apothéose coïncide avec la grande époque de la Royal Polytechnic de Londres. C’est une immense salle, d’accès gratuit, avec un très grand écran. Les spectateurs peuvent y voir des images somptueuses, entièrement peintes à la main par les plus grands artistes anglais. Dans la cabine de projection, quatre ou cinq énormes lanternes, très puissantes et très bien éclairées, projettent à tour de rôle de grands verres fixes ou mécanisés. On utilise aussi des « microscopes de projection », qui donnent à voir l’infiniment petit au commun des mortels.
24T. L. : J’imagine que l’arrivée du cinéma, à la fin du xxe siècle, va changer la donne.
25L. M. : Bien entendu. Pourtant, paradoxalement, l’art de la lanterne est alors à sa perfection. On peut citer Eugène Frey (1864-1930) qui conçoit, dans les années 1880-1890, des triples lanternes extrêmement sophistiquées. Elles lui permettent de montrer, par exemple, Les Nibelungen à l’Opéra de Paris. Loïe Fuller (1862-1928) utilise également des lanternes qui, grâce à des disques colorés, se transforment en poursuites lumineuses. Des plaques projettent même des ailes de papillon, qui viennent se superposer à sa silhouette.
26Mais, avec l’arrivée du cinématographe, le déclin de l’instrument va être très rapide. Une sorte de passation de pouvoir s’opère dès le tournant du siècle. Un événement particulièrement marquant est, en 1896, la présentation, au Châtelet, d’une féerie, La Biche au bois. Il s’agit d’un spectacle avec de vrais acteurs et de vraies danseuses. À un moment donné, cependant, une lanterne projette l’image d’un personnage dont le nez grossit jusqu’au point d’éclater. S’en échappent des petites danseuses reproduites, quant à elles, à l’aide du cinéma. Le succès de ce « mixage » est considérable.
27Le déclin de la lanterne de projection est dès lors très rapide. Puis, dans les années 1920, la lanterne familiale est à son tour supplantée par les projecteurs cinématographiques 9,5 mm, en particulier le Pathé-Baby. La lanterne devient désuète et démodée. Elle ne reviendra en grâce qu’à la fin des années 1950, en particulier sous l’impulsion d’une troupe théâtrale praguoise de grande renommée, Laterna Magica. Un cinéaste comme Ingmar Bergman se réfère constamment à la lanterne magique dans son œuvre, comme première source d’inspiration et de vocation liée à l’enfance.
28T. L. : Vous avez été le commissaire d’une grande exposition qui s’est tenue, du 14 octobre 2009 au 28 mars 2010, à la Cinémathèque française. Intitulée Lanterne magique et film peint. 400 ans de cinéma, son succès a été considérable…
29L. M. : C’était une exposition centrée sur l’iconographie déployée par la lanterne magique durant trois à quatre siècles. Il s’agissait de montrer l’évolution de cet art et d’en thématiser la production, pour tenter d’explorer cet univers étrange, cette espèce de cosmogonie très agitée, ce monde bizarre conçu par des peintres sur lesquels, par ailleurs, on ne sait que fort peu de chose.
30Trois cents à quatre cents plaques y étaient exposées, issues des collections de la Cinémathèque française, de celles de la cinémathèque de Turin, ou encore de collections privées. Une dizaine de lanternes avaient été équipées de LED, de manière à ce qu’elles puissent fonctionner en continu. Ces projections spectrales, un peu floues, irisées sur les bords, étaient très émouvantes et ont rencontré un grand succès.
31T. L. : Parallèlement à cette exposition, vous avez également donné plusieurs spectacles de lanterne magique. En quoi consiste le métier de lanterniste en ce début de xxie siècle ?
32L. M. : Nous sommes les héritiers spirituels des lanternistes de la seconde moitié du xixe siècle. Ces entrepreneurs de spectacle avaient choisi de faire de la projection leur métier. Ils achetaient en général une triple lanterne, avec tout un répertoire de vues pour l’alimenter. C’était un gros investissement financier. Leurs spectacles duraient en moyenne une heure et étaient accompagnés de récitations, de chants, de commentaires et d’expériences physiques et récréatives. Chaque lanterniste concevait son spectacle selon son gré. Il faisait des tournées. Ce métier a eu un gros succès en Angleterre et, dans une moindre mesure, en France, en Allemagne et aux États-Unis.
33Cette profession nécessitait une grande rigueur. Le lanterniste devait en effet parfaitement maîtriser sa triple lanterne, avec parfois la superposition de trois images différentes, parfois toutes les trois animées. Il lui fallait également s’occuper de l’éclairage, ce qui n’était pas une mince affaire en cette époque où n’existait que la lumière oxhydrique.
34Cette tradition m’a toujours fasciné. Il y a quelques années, j’ai eu l’opportunité d’acheter deux de ces fameuses triples lanternes pour la Cinémathèque française. Je les ai équipées d’un éclairage électrique et j’ai commencé à réaliser des spectacles. Au fur et à mesure des expériences, j’ai essayé de comprendre comment ça marchait. En fait, ces spectacles sont d’une complexité effroyable. Il faut d’abord constituer un répertoire, ce qui n’a pas été le plus difficile grâce aux 18 000 plaques conservées à la Cinémathèque française. Mais il y a un problème : aucune de ces plaques n’est standard ! Il faut donc toutes les équiper de façon à ce qu’elles apparaissent au bon endroit dans le passe-vue et qu’elles se superposent au moment de la projection. Ensuite, il faut faire la parallaxe avec les trois tubes de projection. À chaque salle correspond une parallaxe spécifique, et cela prend parfois une bonne heure pour régler ce simple détail. À partir de là, il faut apprendre à enchaîner les vues et à faire des dissolving views, c’est-à-dire des fondus enchaînés. Je dispose donc de trois claviers de lumière qui me permettent de faire des fondus entre chaque image.
J’ai opté pour des spectacles rapides et nerveux, composés en moyenne de 120 à 140 plaques. Cela demande une gymnastique et une organisation considérables. La présentation est accompagnée actuellement par une harpiste, un narrateur, un bruiteur, et je suis moi-même assisté par une aide-projectionniste, qui me passe les plaques au fur et à mesure. Bien que très compliqué à réaliser, ce type de spectacle rapide me paraît mieux adapté aux publics contemporains.
Le dernier a eu lieu le 6 mars 2011 à l’auditorium du Louvre. Il s’agissait, cette fois-ci, d’une fantasmagorie. On a reconstitué l’univers macabre qui prévalait durant le Directoire. Robertson est interprété par un acteur sur scène. Comme à la fin du xviiie siècle, certaines images sont projetées sur des rideaux de fumée. Les premiers essais sont, de ce point de vue, très satisfaisants : les images prennent un relief incroyable. C’est absolument somptueux !
T. L. : Comment expliquez-vous le succès de ce genre de spectacle, qu’on pourrait qualifier à tort de désuet, à l’heure du numérique, de la 3D et des effets spéciaux triomphants ?
L. M. : Quand je projette, par exemple, l’image animée d’un ronfleur dans son lit, avec sa mâchoire qui s’entrouvre régulièrement, et qu’au bout d’un moment, des rats s’engouffrent dans sa bouche, j’entends les enfants et aussi des adultes hurler de rire dans la salle. Il n’y a pas besoin d’effets sophistiqués pour faire réagir un public. La lanterne crée la surprise et suscite de l’intérêt chez des gens qui n’y connaissent rien, même s’ils sont habitués à des flots d’images formatées. Ce qui est le plus spectaculaire, c’est la rareté.
Notes
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[1]
En particulier : Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994, 512 p. ; Id., Trois siècles de cinéma. De la lanterne magique au cinématographe. Collections de la Cinémathèque française, Paris, RMN, 1995, 271 p. ; Id., Le Mouvement continué. Catalogue illustré de la collection des appareils de la Cinémathèque française, Paris/Milan, Cinémathèque française/Mazzotta, 1996, 441 p.