Notes
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[1]
Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992, 430 p.
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[2]
Christian Delporte, « De Bibendum à Culturepub. La publicité à la conquête des masses », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 410-434.
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[3]
Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS éd., coll. « CNRS Histoire », 1998, 252 p.
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[4]
Le Temps des médias, n° 2 : Publicité, quelle histoire ?, dirigé par Christian Delporte, 2004/1, 192 p.
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[5]
Limités à un cours dispensé dans deux écoles commerciales – l’ESSEC (dès 1908) et HEC (à partir de 1911) – par Albert Hémet, le créateur, en 1903, du premier journal professionnel La Publicité.
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[6]
En 1985, dix ans après sa mise en orbite, Eurocom, filiale publicitaire d’Havas, s’implante aux États-Unis par le biais d’un accord passé avec l’Américain Young & Rubicam. Deux ans plus tard, juste après la privatisation d’Havas, le Japonais Dentsu rejoint le réseau, rebaptisé HDM. En 1988, la deuxième grande agence française, Publicis, s’allie à son tour à l’Américaine Foote, Cone & Belding.
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[7]
Devenu en 1946 l’Office de justification de la diffusion.
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[8]
Ceux-ci ont créé, en 1929, l’Union des artistes modernes pour défendre l’art utilitaire, abolir le clivage entre beaux-arts et arts appliqués.
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[9]
Rapide publicité, filiale de Pathé-Cinéma ; France Film/Afrique Film ; Les écrans de Publicis de Marcel Bleustein ; L’agence générale de publicité de Jean Mineur.
1La France fut, de tous les États industrialisés, l’un des plus critiques à l’encontre de la publicité, jugée tour à tour inutile, immorale, abêtissante et uniformisatrice. Or, malgré ces résistances, en moins de deux siècles, ce mode de communication a inondé les médias de slogans et d’images, envahi nos espaces géographiques, sonores et mentaux.
2Si la publicité a fait l’objet de nombreuses recherches, peu se sont inscrites dans une perspective historique qui permettrait de comprendre comment elle est devenue aujourd’hui ce « fait social total » indispensable aux politiques comme aux milieux d’affaire, à l’art comme à la santé publique. Le livre pionnier de Marc Martin [1] n’a été prolongé que par quelques articles et chapitres d’ouvrages [2], par une thèse sur la construction de la profession publicitaire [3] et un colloque dont les actes ont été partiellement publiés dans la revue Le Temps des médias [4].
Archéologie
3Le terme « publicité » apparaît dans les années 1630, au même moment que la presse, son principal support. Il désigne alors l’action de porter à la connaissance du public. Deux cents ans plus tard, il ne signifie plus seulement une opération, menée à des fins marchandes, mais un emplacement dans une publication, un court article inséré à titre onéreux, pour vanter les mérites d’un produit et inciter le destinataire à l’acheter.
4Ainsi, en France, la publicité, dans son acception actuelle, apparaît-elle vers 1830 avec l’avènement de la presse à bon marché. Auparavant, le régime des corporations interdisant le développement de la concurrence dans les relations commerciales, elle est seulement un service gratuit que le journal doit à l’abonné, non une prestation que le commerçant est tenu de financer. Elle n’est, de fait, qu’une petite annonce parmi d’autres, se confondant avec l’immobilier des notaires, les avis de mariage, les promotions de nouveaux livres et de nouveaux spectacles.
5Après 1789, l’annonce payante devient la règle mais la création d’un marché libre n’entraîne pas pour autant l’essor de la publicité, car les bases économiques sont toujours absentes : les biens manufacturés sont rares et les activités restent locales.
6Le véritable changement intervient en 1827 quand une loi postale multiplie par deux et demi le prix de port des journaux, amenant les dirigeants à augmenter au maximum autorisé le format des quotidiens, qui passe de deux à trois colonnes. Cette forte majoration des dépenses et ce gain de place substantiel conduisent à rechercher activement des annonceurs payants. Dès lors apparaissent les prémices d’une organisation avec les premiers courtiers chargés de recueillir auprès des commerçants et manufacturiers les « réclames » à insérer dans la presse. En 1845 naît la Société générale des annonces, qui exploite la publicité des grands titres parisiens, avant de fusionner, en 1865, avec l’agence Havas, première entreprise de distribution et de collecte de nouvelles d’envergure internationale, véritable trust capable d’absorber les maisons concurrentes. L’exigence de visibilité impose progressivement la séparation de l’annonce commerciale de la petite annonce.
Un objet pluriel
7D’emblée, la publicité se décompose en plusieurs genres. Parallèlement à la publicité de marque, largement dominante, se développent les motions politiques payantes, la publicité financière, faite par les banques en vue de placer leurs actions et obligations, et la publicité collective – ou compensée – destinée à promouvoir un produit générique, allant des artichauts de Bretagne aux vins d’Alsace. Dans le dernier tiers du xixe siècle se généralisent aussi la publicité institutionnelle, réalisée par des entreprises qui cherchent à valoriser leur image, et la publicité d’intérêt général, qui vise à prévenir la population d’un « fléau » sanitaire. Cette dernière, également appelée campagne sociale, ne va pas sans ambiguïtés. Commanditée par l’État ou par des associations d’utilité publique, elle bénéficie certes d’espaces gratuits mais ceux-ci sont insérés dans la même page ou le même bandeau que la publicité commerciale, ce qui entraîne une déperdition du message, mal identifié par le destinataire. De plus, beaucoup de créatifs travaillent à la fois pour des marques et pour des ministères, pour des constructeurs automobiles et pour des assureurs, pour des alcooliers et pour des organismes médicaux… Ils sont ainsi amenés à façonner des discours contradictoires, pour et contre la vitesse, en faveur de l’ivresse et pour la sobriété. Par exemple, en 1905, Adolphe Willette dessine, pour la toute nouvelle Ligue nationale contre l’alcoolisme, un « Esclave volontaire de l’alcool » [Ill. 1], tout en continuant de créer des affiches vantant les vertus du champagne Mum [Ill. 2].
8Plurielle dans ses contenus et ses objectifs, la publicité est aussi multiforme pour s’adapter aux supports médiatiques, de plus en plus nombreux, qui la véhiculent : presse, journal d’entreprise, affichage, cinéma, radio, télévision, et plus récemment Internet. La réclame, dite directe, irrigue également la société par voie de lettres à domicile, prospectus, cartes postales, parrainages d’émissions radiophoniques et télévisuelles, téléachat, cadeaux allant du plan Michelin au cendrier Ricard, en passant par quantité d’images ou pièces de puzzle glissées dans le paquet de gâteaux et la tablette de chocolat, destinés aux enfants mais en vue d’inciter les parents à renouveler leur achat jusqu’à obtention de toute la série.
9À ces promotions licites s’ajoutent, depuis les origines, quantité de placements de marque plus ou moins clandestins dans des produits d’appel : publicités rédactionnelles signées d’un journaliste de renom rémunéré par l’annonceur, articles rédigés par l’industriel lui-même moyennant contre partie financière, vedettes de cinéma et de télévision qui conduisent un véhicule X et s’arrêtent continuellement à la station-service Y. Comme Jean Renoir l’explique, dès 1935 dans Le Crime de Monsieur Lange par l’intermédiaire de son héros feuilletoniste, qui ne reconnaît plus son œuvre émaillée de noms de marques et de slogans, cette présentation illégale et souvent insistante de marchandises mine la narration et induit le public en erreur.
Un milieu, des pratiques
10Jusqu’à la Première Guerre mondiale, en France, la petite entreprise domine et dispose de trop maigres trésoreries pour investir dans une publicité qu’elle juge peu utile. Beaucoup de patrons, contrairement à leurs homologues anglais et américains, estiment qu’un bon produit n’a pas besoin d’être promu pour se vendre. D’ailleurs, la publicité a mauvaise réputation. Beaucoup d’annonceurs sont des charlatans qui proposent des remèdes miracles aux effets pourtant garantis et des élixirs de longue vie [Ill. 3]. Les courtiers, qui négocient ces réclames mensongères et créent, en 1906, la Chambre syndicale de la publicité, ne sont pas plus honnêtes. Ils empochent les substantielles ristournes consenties par les médias au lieu d’en faire bénéficier leurs clients, lesquels n’ont accès qu’aux tarifs officiellement déclarés par les journaux. Aux deux extrémités de la chaîne, la déontologie n’existe pas davantage. Les liens très étroits, puis la fusion, en 1920, de l’agence Havas – qui vend des espaces dans la presse – et de la Société générale des annonces – qui achète des espaces aux annonceurs – créent non seulement des collusions dangereuses entre information et marketing mais un véritable monopole, et expliquent la défiance des industriels envers ces métiers.
11Mais à l’aube des années 1930, dans un marché devenu très concurrentiel, les entrepreneurs prennent conscience que la publicité est un moyen incontournable pour modifier les marchés nationaux et écouler leurs excédents à l’étranger.
12Dans un tel contexte, à la fois favorable et méfiant, les publicitaires se professionnalisent. Depuis le début du xxe siècle, de nouveaux intermédiaires, les agents de publicité, étaient apparus. Ils ne se limitaient pas à négocier des achats d’espace, mais s’occupaient de tout, écrivaient les textes et slogans, faisaient réaliser les clichés et dessins, conseillaient le fabricant dans le choix des quotidiens. Pour contrer la Chambre syndicale de la publicité, qui se trouvait aux mains des courtiers, ils avaient fondé dès 1913 la Corporation des techniciens de la publicité. Dans l’entre-deux-guerres, ils vont beaucoup plus loin. Ils ouvrent leurs propres agences polyvalentes (Jep, Dam…), et s’entourent d’écrivains talentueux tels Jean Anouilh, Robert Desnos, Armand Salacrou, de façon à séduire des clients prestigieux, français mais aussi étrangers installés en France. Comme, en même temps et malgré une loi protectionniste de 1921, des régies américaines et anglaises réussissent à implanter des succursales à Paris, ils partent également chercher des recettes aux États-Unis, n’hésitant pas à se faire employer dans des sociétés alimentaires ou savonnières. Interrompu pendant la guerre, le mouvement reprend et s’intensifie durant les Trente Glorieuses. Les jeunes diplômés d’HEC multiplient les stages dans des agences américaines installées en France.
13Parallèlement à cet apprentissage sur le tas, la formation s’organise. En France, la publicité s’enseigne dès 1908, mais les débuts sont modestes [5]. En 1927, un cap est franchi avec l’ouverture de l’École technique de publicité qui offre un cursus complet. Mais les élèves restent peu nombreux jusqu’à la fin, en 1961, du système protectionniste, lequel provoque l’arrivée en masse des concurrentes américaines dans l’hexagone et, conséquemment, pour les publicitaires français, la nécessité de trouver des personnels encore plus qualifiés. La naissance, en 1962, d’un BTS Publicité est suivie, un an plus tard, par la fondation d’un Institut des hautes études publicitaires destiné non seulement à la formation initiale mais à la remise à niveau des cadres en activité. En 1965 est créé le CELSA (Centre d’études littéraires supérieures appliquées) chargé d’inciter les étudiants en sciences humaines à se lancer, eux aussi, dans la pub.
14La volonté d’ouvrir le champ aux littéraires laisse sourdre l’importance subitement prise, dans les années 1960, par le créatif, terme désignant à la fois l’homme d’images, le directeur artistique, le maquettiste et le concepteur-rédacteur de slogans. En effet, aux alentours de Mai 68, la dénonciation de la société de consommation, réactive la publiphobie. Jean Feldman, Jacques Séguéla, Bernard Roux, etc., prônent alors, pour se démarquer des méthodes américaines, le retour à la tradition française des affichistes. Pour faire connaître leurs idées, ils ouvrent leurs propres agences, fondent le Club des directeurs artistiques (1968) – qui récompense chaque année les publicitaires les plus inventifs – et le journal Stratégies (1971). Parallèlement, l’introduction de la publicité de marque à la télévision, le 1er octobre 1968, impose des spécialistes de l’image et du texte.
15Mais le choc pétrolier de 1973 et la crise économique qui s’ensuit laminent l’industrie publicitaire en plein renouveau. Les enseignes les plus fragiles disparaissent ; les autres réduisent de près de moitié leurs effectifs et, pour faire face au marasme, se regroupent en consortiums internationaux et se rapprochent du monde de la finance. L’organisation en double réseau, qui permet de prévenir un éventuel conflit entre deux annonceurs concurrents et clients de la même agence, devient le modèle dominant. Même lorsque le secteur renoue avec la croissance, à partir de 1979, la concentration se poursuit [6] et ne ralentit que dans les années de tourmente 1990-1993, provoquées par la guerre du Golfe. Les publicitaires transfèrent alors plus de la moitié de leurs budgets vers une promotion hors média : marketing direct, manifestations diverses, dont les effets sont plus aisément mesurables. Ils se tournent également vers Internet, nouvelle « autoroute de l’information ».
De la réclame mensongère à la bonne conduite ?
16En se professionnalisant, les publicitaires ont cherché à légitimer et moraliser leur activité. Entre 1900 et 1930 ils n’ont cessé de dénoncer, dans la presse, contrefaçons et réclames mensongères par des annonces telles que : « L’agence X fait savoir aux lecteurs que de nouveaux contrefacteurs vont essayer de la tromper ». Lorsqu’ils ont travaillé pour les secteurs agroalimentaires ou cosmétiques, ils ont aussi traqué les cautions médicales et pharmaceutiques pour pouvoir asséner au lecteur : « Tous les médecins sont d’accord sur la valeur du produit X… ». En outre, dès 1913, une quarantaine d’annonceurs a organisé une alliance commerciale des grandes marques pour combattre la fraude.
17Mais la bonne conduite publicitaire est également imposée par les clients. Les firmes françaises, dès qu’elles comprennent la nécessité de promouvoir leurs produits, exigent une visibilité maximale. Elles s’érigent donc, par le truchement de l’Union des annonceurs (UDA), fondée en 1916, en groupe de pression. Elles obtiennent des études de marché basées sur des données statistiques ainsi que la vérification du tirage et de la diffusion de chaque journal par la création, en 1923, d’un Office de justification des tirages [7]. Dix ans plus tard, elles contribuent à la naissance d’un Centre d’étude des supports de publicité (cesp) chargé de mesurer l’audience.
18Les règles de déontologie sont aussi fixées par l’État. Soucieux de santé publique, ce dernier a, dès 1885, banni la publicité pour les armes à feu et, dès 1946, la réclame, auprès du grand public, pour les médicaments. Il a, depuis les années 1940, mis en place tout un arsenal législatif contre la promotion de l’alcool. En dépit de la pression de lobbies puissants, cette lutte a débouché, en janvier 1991, sur la loi Évin, qui limite très précisément les mentions autorisées dans la présentation des breuvages alcoolisés et interdit toute publicité en faveur du tabac. À partir de cette date, bien sûr, les annonceurs ont riposté par la diffusion de bandeaux sur Internet – média moins contrôlé car inexistant au moment de l’élaboration du texte juridique – et par la multiplication d’annonces pour des produits dérivés dont la présentation, l’emblème, le logo rappellent la substance interdite : boîtes d’allumettes Gauloise, vêtements Marlboro ou voyages Peter Stuyvesant. Depuis 1988, un décret interdit également aux constructeurs automobiles de promouvoir la vitesse et d’évoquer la puissance d’un moteur. Dans le cadre de réglementations européennes adoptées en 1997, la publicité, dont le volume est limité à la télévision, ne peut plus présenter les mineurs en situation dangereuse ou dégradante, exploiter leur inexpérience ou leur crédulité. En outre, depuis février 2007, la promotion de boissons et aliments avec ajouts de sucres ou d’édulcorants de synthèse est prohibée.
19L’État ne s’immisce pas seulement dans la création publicitaire, il impose régulièrement aux annonceurs de diffuser les encarts presse ou les spots de sécurité routière et de prévention de l’alcoolisme et du tabagisme qu’il a fait réaliser. Il assainit aussi la profession. En 1940, il confisque la branche information d’Havas pour disjoindre information et publicité, services rédactionnel et publicitaire. Par la loi Sapin de 1993, il met également un terme aux pratiques des centrales d’achat qui, à l’instar des courtiers d’autrefois, ne déduisaient pas, ou pas totalement, de la facture présentée aux annonceurs, les rabais négociés avec les supports. Elle interdit aux mandataires chargés de l’achat d’être rémunérés par les médias, et aligne ainsi l’industrie publicitaire française sur le régime en vigueur dans le reste du monde.
Produits, formes et supports
20Compte tenu des interdictions et des réglementations successives, de nombreux produits ne peuvent plus être promus. Les annonces pour des substances permettant aux hommes d’accomplir des exploits sexuels ou de guérir une MST ont presque toutes disparu dans les années 1920. Les publicités pour les armes à feu se sont toutes réfugiées dans le catalogue de Manufrance, Le Chasseur français. D’autres gammes se sont éclipsées sans y avoir été contraintes. Par exemple, la promotion des nouveaux ouvrages a baissé dès que se sont généralisées les critiques professionnelles.
21Au départ, le journal et l’affiche sont les seuls supports publicitaires. Dans la presse, l’annonce est rudimentaire, enfermée dans un cadre rectangulaire de petites dimensions, insérée horizontalement. Elle se limite à du texte argumentatif, souvent long, en noir et blanc, sans artifice typographique. La matrice du tampon peut resservir pendant plus d’une décennie et rien ne canalise l’attention du lecteur. Aux alentours de 1900, pour rendre la publicité plus attractive et la différencier des articles rédactionnels, les cadres se diversifient en carrés, octogones, losanges. Les créatifs expérimentent les lettres anglaises, les caractères gras et maigres, les capitales italiques… Les formats s’agrandissent, se verticalisent ou deviennent des bandeaux plats étalés sur deux colonnes ou sur toute la largeur de la page. Mais, à l’exception de L’Illustration, seul journal à proposer des réductions d’affiches, il faut attendre les années 1960 pour que les pleines pages puis les doubles pages s’affirment. À l’orée du xxe siècle, avec la généralisation de la photogravure, les dessins, jusqu’alors rares et sommaires, se multiplient pour présenter des usagères de machines à coudre Singer et de cycles Peugeot, des élégantes portant des vêtements vendus à Belle Jardinière, la Samaritaine et le Louvre. Des artistes comme Julien-Ernest Pinat, dit Jep, commencent aussi à concevoir des complémentarités entre le visuel et l’écrit, entre sens littéral de l’image et sens second du message. D’autres restituent les propos des personnages dans des phylactères ou accolent des vignettes pour pouvoir raconter une historiette. Plusieurs créatifs inventent également des logotypes : Marius Rossillon (O-Galop) conçoit Bibendum pour les frères Michelin ; Jules Isnard, alias Dransy, imagine pour les vins Nicolas le petit livreur moustachu Nectar…
22Dans les années 1930, Jean Prouvost impose dans Paris-Soir une nouvelle présentation de la publicité de presse. Les annonces, qui étaient généralement cantonnées dans les dernières pages du journal, vont désormais être disséminées et intégrées dans la partie rédactionnelle, mais accompagnées d’une mention ou présentées d’une façon qui les identifie comme des publicités.
23La photographie, excepté sous forme de portraits de célébrités du théâtre et de l’Opéra venues vanter les mérites du vin Désiles [Ill. 4], ne s’affirme pas avant les années 1950. Mais dès qu’elle se généralise, les artistes exploitent immédiatement toutes les possibilités qui s’offrent à eux : trucages d’échelles, photomontages, éclairages sophistiqués pour présenter l’objet promu sous le meilleur angle et à la meilleure distance possibles.
La démultiplication des supports
24Dès les années 1860, la presse, accusée de pratiquer des tarifs trop onéreux et de ne pas respecter les dates de parution prévues, commence à être concurrencée par l’affiche. Celle-ci séduit les annonceurs, non seulement par ses formats géants mais par ses qualités esthétiques. En France, elle est, en effet, fabriquée par des imprimeurs audacieux, notamment Jules Chéret, qui expérimente les aplats et les couleurs franches. Elle est aussi signée par des artistes talentueux : Toulouse-Lautrec, Mucha, Bonnard, Capiello, Cassandre, Carlu [8]… Ces placards publicitaires bariolés, de très grande dimension, transforment les paysages. Les réclames pour les cycles, les voyages et les dégustations de grands crus prolifèrent dans les gares, le long des routes et des voies ferrées. En ville, les affiches s’apposent sur les colonnes Morris, les murs des maisons et les innombrables palissades qui sont les conséquences de l’hausmannisation et des destructions de la Commune. Elles habillent les hommes-sandwichs, les voitures et les autobus. D’emblée, les couloirs et les contremarches d’escaliers du métro comportent des emplacements réservés. Des slogans et des dessins stylisés sont peints à même les pignons, s’étalent en lettres lumineuses au sommet des immeubles.
25Durant l’entre-deux-guerres, l’affiche perd progressivement de sa vigueur, à la fois en raison d’un alourdissement des taxes, justifié par la protection des périmètres urbains et des sites naturels, et de la concurrence du cinématographe et de la radio, deux médias qui, contrairement aux précédents, disposent de musiques pour émouvoir et de voix pour argumenter.
26Jusqu’à la fin des années 1920, la publicité en salle était limitée à des bandes documentaires diffusées avant l’entracte, qui présentaient une région ou un produit local. Avec l’avènement du parlant, tout change. Quatre grandes agences [9] se partagent rapidement le marché et font fabriquer des sketches joués par des acteurs, qui dégustent la Vache qui rit, ou s’extasient devant une chevelure lavée avec Dop.
27Durant les mêmes années, les industriels, qui optent de plus en plus pour des campagnes plurimédias permettant de toucher des publics complémentaires, se tournent également vers la radio dont l’audience explose. À partir de 1935, ils sont obligés de se replier sur les antennes privées car le ministre des PTT, Georges Mandel, fait définitivement interdire la publicité sur les quatre stations publiques. Le communiqué publicitaire, qui se présente sous forme de textes lus ou chantés par les speakers, exaspère vite les auditeurs car il interrompt brutalement une causerie ou un feuilleton. À l’initiative de Jacques Trémoulet (Radio Île-de-France) et de Marcel Bleustein-Blanchet (Radio Cité) les annonceurs se lancent alors dans le patronage des émissions les plus prisées, essentiellement des radio-crochets et des jeux, aux intitulés souvent explicites : « Les Fiancés de Byrrh », « Le Jeu du Bonnet », « Le Jeu de l’Ambassadeur »… Mais involontairement ces sponsors, qui se retirent au premier signe d’essoufflement, encouragent les pratiques douteuses et les trucages car les animateurs se sentent obligés de trouver, par tous les moyens, de bons candidats.
28À la fin des années 1950, la télévision concurrence à son tour la radio. Officiellement, jusqu’au 1er octobre 1968, la publicité de marque n’est licite, comme pour les ondes, que sur les émetteurs périphériques de Télé Luxembourg ou de Télé Monte-Carlo. En réalité, depuis une grande décennie, elle émaille clandestinement toutes les émissions à succès, principalement les feuilletons diffusés de part et d’autre du journal télévisé et les séries pour la jeunesse du jeudi après-midi. En outre, les cameramen filment généreusement les panneaux et les dossards publicitaires lors des retransmissions sportives. Depuis la naissance de Canal+, en 1984, aux écrans publicitaires, composés de spots de plus en plus brefs et nombreux, encadrés par un jingle, s’ajoute le parrainage de programmes, forme de réclame très appréciée des annonceurs en raison de sa visibilité.
29Depuis l’avènement, dans les années 1980, des radios libres et des chaînes privées, le champ publicitaire s’est profondément transformé et les différents supports, apparus graduellement sont moins en concurrence qu’en complémentarité dans des médias plannings de plus en plus subtils.
La publicité au service de la création ?
30La publicité a engendré des pratiques vénales et, à la télévision, qui est gouvernée par l’audimat, l’interaction entre annonceurs et médias a eu des incidences fâcheuses sur le pluralisme et la diversité des contenus. Pourtant, elle a aussi favorisé les inventions. Dans la presse, en matière de typographie, les « égyptiennes », les « gothiques » et autres lettres fantaisie, ont été conçues pour la réclame. Au cinéma, les géographies et les anatomies imaginaires ont été fabriquées avant tout pour promouvoir une région, un parfum ou un collant. Beaucoup de cinéastes français de renom ont commencé leur carrière par la réalisation de publicités.
31Mais il y a surtout correspondance entre performances artistiques et interdits publicitaires. Plus la contrainte est forte, plus les artistes réalisent des prouesses. Dans les spots, faute de pouvoir rouler toujours plus vite, les voitures parcourent, grâce aux chefs monteurs, des espaces improbables faits de faux raccords qui relient mer, montagne et désert, nuit et jour, soleil et ciel zébré d’éclairs. Depuis l’application de la loi Évin en 1993, par des prises de vues en très gros plans, les photographes offrent en taille réelle au destinataire les verres d’apéritifs ou les cannettes de bière pour lui donner envie de les saisir. Par de savants éclairages, ils parviennent à restituer la texture des matériaux : le moelleux d’une mousse de bière, l’onctueux d’une liqueur… Par des plans subjectifs et par l’utilisation d’une longue focale qui produit un flou au second plan, ils forcent le spectateur à voir par les yeux du buveur, obligatoirement maintenu hors-champ, et à épouser sa vision, troublée par l’alcool.
32Les techniques se renouvellent aussi en fonction des destinataires. Depuis les quinze dernières années, pour contrer les « casseurs de pub » et ne pas lasser des spectateurs saturés d’images, des agences ont imaginé le packaging, la mise en valeur d’un produit uniquement par son emballage et des marques, telles Benetton ou Virgin, ont opté pour le mécénat et le combat humanitaire.
33Ainsi, en moins de deux siècles, la publicité a-t-elle changé d’aspect, de support et de nature ; elle est passée d’une activité artisanale à une production industrielle et scientifique quasi planétaire, qui déjoue les réglementations nationales et bouleverse les équilibres financiers. Pourtant, le point aveugle demeure la réception de ces innombrables messages. Malgré l’affinement des techniques de sondages et des mesures d’audience, aucun pays ne dispose, à l’heure actuelle, d’outils permettant de déterminer réellement l’impact de ces images publicitaires, de comprendre de quelle manière les différents publics se les réapproprient. Comment, en effet, compte tenu de la multiplicité des variables en jeu, socioculturelles, économiques, confessionnelles, les chercheurs pourraient-ils établir une relation de causalité nette entre publicité et consommation du produit promu ?
Notes
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[1]
Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992, 430 p.
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[2]
Christian Delporte, « De Bibendum à Culturepub. La publicité à la conquête des masses », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 410-434.
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[3]
Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS éd., coll. « CNRS Histoire », 1998, 252 p.
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[4]
Le Temps des médias, n° 2 : Publicité, quelle histoire ?, dirigé par Christian Delporte, 2004/1, 192 p.
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[5]
Limités à un cours dispensé dans deux écoles commerciales – l’ESSEC (dès 1908) et HEC (à partir de 1911) – par Albert Hémet, le créateur, en 1903, du premier journal professionnel La Publicité.
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[6]
En 1985, dix ans après sa mise en orbite, Eurocom, filiale publicitaire d’Havas, s’implante aux États-Unis par le biais d’un accord passé avec l’Américain Young & Rubicam. Deux ans plus tard, juste après la privatisation d’Havas, le Japonais Dentsu rejoint le réseau, rebaptisé HDM. En 1988, la deuxième grande agence française, Publicis, s’allie à son tour à l’Américaine Foote, Cone & Belding.
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[7]
Devenu en 1946 l’Office de justification de la diffusion.
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[8]
Ceux-ci ont créé, en 1929, l’Union des artistes modernes pour défendre l’art utilitaire, abolir le clivage entre beaux-arts et arts appliqués.
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[9]
Rapide publicité, filiale de Pathé-Cinéma ; France Film/Afrique Film ; Les écrans de Publicis de Marcel Bleustein ; L’agence générale de publicité de Jean Mineur.