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Article de revue

La guerre lancinante dans l'œuvre de Jacques Tardi

Pages 65 à 78

Notes

  • [*]
    Merci à David Mastin pour sa relecture et ses précieux conseils.
  • [1]
    Jacques Tardi, C’était la guerre des tranchées : 1914-1918, Paris, Casterman, 1993, p. 30.
  • [2]
    Comès et Manu Larcenet entre autres.
  • [3]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, Bruxelles, Niffle/Cohen, coll. « Profession : auteur de bandes dessinées », 2000, 173 p. ; Thomas Baumgartner, Entretien avec Jacques Tardi, « La Fabrique de l’Histoire », France Culture, 8 mars 2008 ; Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi » in Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, images de la Grande Guerre de Forton à Tardi, Turquant, Cheminements, coll. « La bulle au carré », 2008, p. 41-55. Les articles récents publiés dans l’ouvrage de Bruno Denéchère et Luc Révillon ou dans le catalogue de l’exposition publié par l’Historial de Péronne ont sans doute contribué à l’élaboration de ce récit originel : Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée de 1914 à aujourd’hui, Milano/Péronne, 5 Continents/Historial de Péronne, 2009, 111 p.
  • [4]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 16. À ce témoignage, d’autres s’ajoutèrent, notamment celui de son grand-oncle.
  • [5]
    Ibid, p. 34.
  • [6]
    Tardi explique ainsi ce refus : « Les gens de Pilote pensaient que je me moquais des anciens combattants ». Ibid, p. 34. Une version redessinée a été pré-publiée dans Charlie, n° 78, juillet 1975, pp. 53-55.
  • [7]
    Si la reconnaissance publique de Jacques Tardi s’est faite plus tard, autour de ses créations sur la Grande Guerre, et autour d’Adèle Blanc-Sec, l’auteur est encore inconnu au bataillon en 1970 et la guerre de 14 n’est pas un sujet porteur. Au contraire, dans les années Quatre-vingt-dix, le nombre d’Anciens Combattants décline rapidement, avivant le besoin du public de comprendre l’événement.
  • [8]
    Adieu Brindavoine a été pré-publié dans la revue Pilote en 1972-73. Jacques Tardi, Adieu Brindavoine suivi de La Fleur au fusil, Paris, Casterman, 1979, 60 p. ; Jacques Tardi, La Véritable histoire du soldat inconnu, suivi de La Bascule à Charlot, Paris, Futuropolis, 2005, 62 p.
  • [9]
    Tardi, Adieu Brindavoine, op. cit., p. 48.
  • [10]
    La Fleur au fusil a été pré-publié dans la revue Pilote en 1974.
  • [11]
    Jacques Tardi, Le Secret de la Salamandre, 5e épisode des Aventures d’Adèle Blanc-Sec, Paris, Casterman, 1981, 48 p. La momie d’Adèle charge Brindavoine, par l’intermédiaire d’une statue située derrière une porte dérobée dans les tranchées, de ressusciter Adèle lors de son retour du front. Amputé d’un bras après s’être inoculé la gangrène, Brindavoine sombre dans l’alcoolisme lorsqu’il rentre à Paris et ne se souvient de sa mission que deux jours avant l’Armistice. Adèle est restée le temps de la guerre dans un état d’hibernation, morte, placée dans une machine par un savant fou qui avait découvert le secret de la résurrection, mais qui fut lui-même tué avant d’avoir pu « réveiller » Adèle. Brindavoine ramène Adèle à la vie dans la nuit du 10 au 11 novembre 1918.
  • [12]
    Futuropolis fut entièrement cédé à Gallimard en 1994, perdant, de fait, son label d’éditeur indépendant.
  • [13]
    Jacques Tardi, Le Trou d’obus, Épinal, Imagerie Pellerin, 1983, 67 p.
  • [14]
    Le Trou d’obus est inséré dans l’album C’était la guerre des tranchées, mais est désormais publié en noir et blanc.
  • [15]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 75.
  • [16]
    Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 69
  • [17]
    Alain Foulet, Olivier Maltret et Jacques Tardi, Presque tout Tardi, Dieppe, Sapristi, 1996, pp. 101-102.
  • [18]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 16.
  • [19]
    Ibid, p. 17. On peut noter dans cette citation le changement du temps de l’énonciation, qui marque une forme d’empathie de Tardi vis-à-vis de son grand-père, comme s’il pouvait, avec lui, palper la violence de la scène.
  • [20]
    C’était la guerre des tranchées, op. cit., pp. 86-99. Tardi met également en récit, dans cette histoire, une anecdote vécue par son père lors de la Seconde Guerre mondiale.
  • [21]
    Il s’agit de la dernière vignette de la page 86. Cette proximité stylistique avec Laboureur est a priori exceptionnelle et sans doute fortuite. Jean-Émile Laboureur, Petites images de la guerre sur le front britannique, 1916, albums de burins gravés au front. Voir le catalogue de l’exposition : Jacqueline Boutet-Loyer dir., Laboureur, Musée du dessin et de l’estampe originale, Arsenal de Gravelines, 1987. Une vignette quasi similaire, destinée à cet album et finalement abandonnée, est reproduite dans l’ouvrage Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 131.
  • [22]
    Jacques Tardi, Putain de Guerre !, 1914-1915-1916, Paris, Casterman, 2008, p. 26. La planche originale reproduite dans le catalogue de l’exposition de Péronne, qui reprend également ce motif : Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 52.
  • [23]
    Jacques Tardi, C’était la guerre des tranchées, op. cit., p. 100 à 111.
  • [24]
    Didier Daeninckx et Jacques Tardi, Varlot Soldat, Paris, L’Association, 1999, 36 p.
  • [25]
    Didier Daeninckx, Tardi, Le Der des ders, Paris, Casterman, 1997, 79 p.
  • [26]
    Ibid, p. 75 ; C’était la guerre des tranchées, op. cit., p. 109 ; Putain de guerre !, 1917. Journal, 2009, p. 4.
  • [27]
    Alain Chante et Vincent Marie, « Mythologies iconographiques de la Grande Guerre en bande dessinée », in Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 13.
  • [28]
    Voir la mise en regard d’une photographie représentant Jacques Tardi et d’un dessin extrait de C’était la guerre des tranchées. Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 48-49. Cette idée est d’autre part mise en évidence par Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 48 : « Tardi semble en effet se mettre graphiquement à la place de son grand-père défunt […] ».
  • [29]
    L’emprunt de cette expression au titre de l’ouvrage de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et Trauma. La folie des guerres (Paris, Stock, 2006, 415 p.), n’est pas anodin. Leur étude offre une approche novatrice sur la question des psychoses liées aux guerres du xxe siècle. La lecture de leur ouvrage ouvre une perspective particulière quant à notre étude de l’œuvre de Tardi sur la guerre. Acceptant l’hypothèse d’une transmission possible des traumatismes, d’une génération à l’autre, il nous a semblé que Jacques Tardi était parvenu à mettre en place un langage capable d’exprimer (telle qu’il l’imagine) l’expérience de guerre de son silencieux grand-père. Il n’est pas ici question de folie et de transfert, simplement de la transmission indirecte d’une expérience et de son expression par un autre. Expression qui vaut dès lors reconnaissance.
  • [30]
    Formulation empruntée à Carine Trevisan, « “Nous les seconds”. La mémoire de la Grande Guerre dans le récit contemporain » in Jean-Jacques Becker dir., Histoire culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005, p. 105. L’approche qu’elle développe dans cette contribution est très éclairante pour saisir la démarche mémorielle de Tardi.
  • [31]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 71.
  • [32]
    Tardi fait ici référence à Putain de guerre ! Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 70. Si, pour cet album, son intention n’est pas de faire un travail à destination des enfants, il n’hésite pas, en revanche, à prêter ses dessins pour la réalisation d’un ouvrage à destination de la jeunesse : Isabelle Bournier, et Jacques Tardi, Des Hommes dans la Grande Guerre, Paris, Casterman, 2008, 60 p. On trouve certaines planches de C’était la guerre des tranchées dans des manuels scolaires de français de troisième. Si cette insertion n’est pas de son fait – les demandes ont pu être formulées par les concepteurs des manuels scolaires et/ou par l’éditeur –, Tardi ne s’y est vraisemblablement pas opposé.
  • [33]
    Tardi rencontre Jean-Pierre Verney après la publication de Trou d’obus (op. cit., 1983). L’historien va jouer un rôle important puisqu’il met à la disposition de Tardi de nombreux documents et objets d’époque, qui viennent enrichir la documentation de l’auteur.
  • [34]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 142. Cette citation, antérieure à la création de Putain de guerre !, montre que cet usage de la couleur faisait déjà partie de ses préoccupations. Le choix du noir et blanc, pour C’était la guerre des tranchées, était sans doute également volontaire.
  • [35]
    Putain de guerre !, 1917, op. cit., p. 5.
  • [36]
    Alain Chante et Vincent Marie parlent de la dilution progressive des couleurs : « Il n’y a pas de ligne d’horizon et l’environnement visuel des combattants brille par l’absence de couleurs, voire par leur dilution, progressive dans Putain de guerre ! ». Alain Chante et Vincent Marie, « Mythologies iconographiques de la Grande Guerre en bande dessinée », loc. cit., p. 24.
  • [37]
    Les termes de « consentement » et de « contrainte » sont ceux autour desquels s’articule, de manière souvent caricaturale, le débat historiographique sur la Grande Guerre apparu à la fin des années Quatre-vingt-dix.
  • [38]
    Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi », loc. cit., p. 68
  • [39]
    Ibid, p. 72. Dans cet extrait d’entretien, Tardi laisse entendre que certaines thèses développées à Péronne (au Centre international de recherche associé à l’Historial) seraient motivées par des objectifs « politiquement corrects ». L’accusation est assez violente puisqu’elle remet en cause, sans plus de justification, la recherche scientifique des historiens de Péronne, chez qui il n’y a aucune négation sur la question des mutineries ou des fusillés pour l’exemple, mais une volonté de restituer dans l’histoire de la guerre la place occupée par ces manifestations de révoltes populaires.
  • [40]
    Sorti en 1957 aux États-Unis, Les Sentiers de la gloire ne fut diffusé en France qu’à partir de 1975. Notons que le cinéma constitue une source d’inspiration importante pour Tardi, comme en témoigne la filmographie figurant à la fin de C’était la guerre des tranchées.
  • [41]
    Notion empruntée à : Nicolas Beaupré et Christian Ingrao, « Marginaux, marginalité et marginalisation durant la guerre » in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, pp. 761-775.
  • [42]
    Nicolas Offenstadt note au sujet de Tardi : « On remarquera dans sa bibliographie un bon nombre d’œuvres centrées sur le fusillé […] Ils sont en “surnombre” par rapport à ce que serait une bibliographie “moyenne” sur la Grande Guerre ». Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 1999, 285 p.
  • [43]
    Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire, Paris, Ramsay, 2008, p. 195.
  • [44]
    Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 49 sq.
  • [45]
    C’est aussi un thème particulièrement développé dans les pays anglo-saxons. Notons qu’une exposition consacrée à Tardi s’est tenue en 2009 au Musée de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Sur la question du débat historiographique, voir : Antoine Prost, « Les limites de la “brutalisation”. Tuer sur le front occidental, 1914-1918. », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 81, janv.-mars 2004, pp. 5-20 ; Christophe Prochasson, « Les enjeux mémoriels de l’historiographie de la Grande Guerre : analyse d’une controverse française », Colloque Expériences et mémoire : partager en français la diversité du monde, Bucarest, 2006 [en ligne, consulté le 12/01/2010] http://www.celat.ulaval.ca/histoire.memoire/b2006/Prochasson.pdf. Tout récemment : Antoine Prost, « Compte-rendu de trois dictionnaires sur la Grande Guerre », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n° 104, oct.-déc. 2009, pp. 203-204.
  • [46]
    Réalisé entre 1810 et 1820, le cycle d’eaux-fortes et aquatintes de Goya, Los Desastres de la guerra, fut publié trente-cinq ans après sa mort. Le titre original, Fatales conséquences de la sanglante guerre en Espagne avec Bonaparte. Avec d’autres caprices significatifs, en 85 estampes, donne à penser que l’objectif était autant de dénoncer que de prévenir. Le cycle d’eaux-fortes et aquatintes d’Otto Dix, Der Krieg, fut publié en 1924.
  • [47]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 155.
  • [48]
    Il s’agit du titre d’une des estampes du cycle Los Desastres de la guerra. Goya, Yo lo vi, vers 1810-1812, eau-forte, pointe-sèche, burin et lavis d’aquatinte.
  • [49]
    Tardi se défausse encore sur ce point : « Je ne voudrais surtout pas assommer le lecteur et faire œuvre de pédagogue, ce n’est pas mon but. […] Je m’exprime dans un genre précis qui se veut divertissant. Cependant, il est possible de divertir en racontant une histoire qui véhicule une idée et qui, sans abrutir, donne envie de lire autre chose, par exemple les romans ou les écrits de certains historiens […] pour se forger sa propre idée ». Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi », loc. cit., p. 71.
On me dit : « Encore tes trucs de poilus ? Quand vas-tu sortir de ta tranchée ?.. » […] J’ai bien peur qu’on y soit toujours, dans nos tranchées… Est, Ouest… plus exactement dans le no man’s land, sur le terrain… entre les lignes… là où a lieu l’affrontement ! En fait dans tout ça, il s’agit moins de la guerre de 14-18 que de LA GUERRE… De Crapouillots en ogives… c’est la prochaine qui m’inquiète [1].

1Qu’il s’agisse de ses propres créations ou de ses adaptations et illustrations de romans et autres ouvrages, l’œuvre de Jacques Tardi apparaît d’emblée comme imprégnée par le Premier Conflit mondial. Bien qu’il ait des émules dans le monde de la bande dessinée [2], l’auteur s’impose comme une référence et un spécialiste de cette guerre. Cette place à part tient probablement à son rôle de pionnier en la matière, de même qu’à la récurrence du thème dans l’ensemble de sa production. Mais aussi et surtout, elle tient à l’origine familiale de son intérêt pour l’événement : son grand-père avait subi l’épreuve du feu. Les sources littéraires, historiques, cinématographiques et iconographiques qui l’ont guidé dans son dessein sont venues enrichir les sources familiales et ont apporté une certaine caution à son travail. Cependant, d’inévitables anachronismes subsistent, qui sont inhérents à la superposition d’une pensée politique marquée par un contexte social contemporain en mutation – le second xxe siècle –, sur un événement passé. En affirmant n’être pas historien, Tardi ménage sa liberté de ton et offre la part belle à son imaginaire. Que sa reconstruction de l’histoire du conflit se soit faite au détriment d’une pensée historique n’a pour lui que peu d’importance. L’enjeu de sa création revêt une double dimension : à la nécessité d’exprimer la voix de son silencieux grand-père et de rendre intelligible un événement demeuré inconcevable (quête personnelle), s’ajoute la volonté de prévenir et de dénoncer l’absurdité des guerres quelles qu’elles soient (enjeu collectif). Son histoire personnelle, ses scénarios, ses dessins, et les liens qui se tissent entre eux, laissent émerger une présence lancinante de la Grande Guerre, qu’il convient d’interroger.

Les passeurs d’une mémoire de guerre

2La genèse de l’œuvre de Tardi – révélée par lui-même depuis quelques années dans les entretiens qu’il a accordés, notamment à Numa Sadoul, Thomas Baumgartner et Luc Révillon [3] – s’est construite autour de la découverte quasi-simultanée par Jacques Tardi, enfant, de l’expérience de guerre de son aïeul et de celle du neuvième art. C’est en effet vers l’âge de cinq ou six ans que Tardi, en même temps qu’il se prenait de passion pour la bande dessinée et découvrait les dessins au fusain de sa grand-mère, écouta les anecdotes remarquables que cette dernière lui contait, de l’expérience de la guerre vécue par son grand-père :

L’autre élément très important c’était mon grand-père, Paul Tardi, ce pépé corse, venu sur le continent pour la première fois en 1914, qui s’était tapé toute la Première Guerre mondiale, qui avait été blessé, gazé, qui ne parlait pas beaucoup [4]
Alors même que cet homme, avec lequel il vivait à cette époque, ne disait presque rien de sa guerre, les histoires racontées par sa grand-mère le marquèrent profondément et semblent s’être cristallisées en lui. Peut-être était-il trop difficile de porter le poids d’une expérience qui n’était pas la leur. Jacques Tardi, à la suite de sa grand-mère, endossa le rôle de passeur de mémoire dans une importante production de bandes dessinées, réalisées entre 1970 et 2009, où la guerre s’immisce, fait cadre ou bien écran.

La guerre en gestation

3En 1970, lorsque Tardi entreprend son premier travail pour la revue Pilote, la Grande Guerre s’impose naturellement à lui comme sujet : « Ce que je sentais, moi, c’était mon truc de 14 ; c’était sur ce thème-là que j’avais des choses à dire [5] ». Cette première tentative de mise en bande dessinée du quotidien des soldats dans les tranchées se solde cependant par un échec. Goscinny et l’équipe de rédaction de la revue refusent de publier ces six pages, les trouvant caricaturales [6]. Contraintes éditoriales, censure, difficulté de créer un scénario sur l’événement pour le jeune Tardi ? Les « choses à dire » sur 14-18 ne sont, en tout cas, pas immédiatement entendues [7]. Après quelques collaborations sur divers sujets, Tardi met en place, en solitaire, des récits périphériques à la Grande Guerre. Il publie en 1974 Adieu Brindavoine chez Dargaud, et La Véritable histoire du soldat inconnu chez Futuropolis [8]. Ce sont ses premiers récits d’envergure qui font écho à l’événement sans pour autant l’aborder frontalement. C’est en effet seulement dans les dernières vignettes que l’auteur envisage le conflit. Le scénario de La Véritable histoire du soldat inconnu est conçu comme un flash-back relatant le délire d’un écrivain de romans d’aventures bon marché, qui, blessé mortellement sur le champ de bataille, divague et se retrouve confronté à tous les personnages déchus de ses romans. L’histoire se clôt, non sans ironie, sur son inhumation sous l’Arc de Triomphe. Ce personnage ne reparaît par la suite qu’en clins d’œil dans Les Aventures d’Adèle Blanc-Sec. Quant à l’album Adieu Brindavoine, la guerre n’y est pas représentée mais simplement évoquée. Échoué sur un navire russe à la fin d’une aventure improbable, Lucien Brindavoine apprend que « la guerre vient d’éclater en Europe », et se dit pour lui-même : « Encore une histoire de gros sous… Messieurs, cette fois, vous réglerez vos problèmes sans moi ! Je descends à la prochaine escale [9] ». C’est pourtant sur les champs de bataille que Tardi conduit Brindavoine dans La Fleur au fusil, suite d’Adieu Brindavoine, publiée en 1979 [10]. L’auteur met en place, dans ce court récit, la trame de la vie de ce personnage masculin emblématique de l’univers tardien [ill. 1]. Alors que La Fleur au fusil présente un épisode de la guerre de Brindavoine où le délire domine – état second (ou perte de connaissance) causé par sa blessure –, les quelques informations livrées par le récitant dans les deux premières planches de l’album ne sont véritablement mises en images que dans Les Aventures d’Adèle Blanc-Sec, héroïne émancipée, trop moderne pour son époque, qui devient le pendant féminin de Brindavoine. Leurs destins y sont mêlés et sont aussi mêlés à la guerre [11]. Le Secret de la Salamandre, cinquième tome de ces aventures, s’inscrit comme la suite logique de La Fleur au fusil. Cet épisode à la narration chaotique apparaît comme une œuvre charnière tant il marque une évolution de son appréhension du conflit. L’auteur parvient à faire le récit de la guerre de Brindavoine et peut enfin le rendre à la vie civile. L’album constitue, par ailleurs, un point de jonction entre les différentes approches esthétiques de la guerre développées par Tardi jusqu’alors. Les dessins de la dernière planche de La Véritable histoire du soldat inconnu, album en noir et blanc publié chez un éditeur indépendant [12], et ceux de La Fleur au fusil, album en couleur encore marqué par l’influence de la bande dessinée belge et publié chez Casterman, servent ensemble de base à l’élaboration d’une narration et d’une iconographie tardienne du conflit que l’auteur concrétise dès 1983 dans Le Trou d’Obus[13], et impose clairement en 1993 dans C’était la guerre des tranchées, passant de la couleur au noir et blanc [14]. Dans cet album, ce n’est plus le héros Brindavoine qui devient soldat de 14, mais ce sont les soldats ordinaires qui deviennent des « héros » tardiens : des protagonistes d’histoires de guerre, non conformes à l’idéologie et l’iconographie héroïques développées pendant et juste après la Première Guerre mondiale.

Ill. 1
Ill. 1
Brindavoine dans Tardi, La Fleur au fusil, in Adieu Brindavoine suivi de La Fleur au fusil, Paris, Casterman, 1979, p. 49.

La guerre ritournelle

4Évoquant avec Numa Sadoul sa place dans le monde du neuvième art, Tardi ne se définit pas comme un artiste et s’étonne qu’on puisse le qualifier de « classique ». Il revendique le statut d’artisan : « Je me situe comme un artisan qui essaie de faire un travail honnête [15] » Cette dénomination tend à faire de lui un homme commun. Une passerelle est ainsi jetée entre lui et nombre de ses personnages, hommes ordinaires transformés en « héros ». L’auteur affirme d’ailleurs :

5

Ce qui m’intéresse c’est le combattant, le pauvre type, ce personnage ordinaire qui subit la situation et auquel je peux m’identifier [16].

6Ensemble, le créateur et ses créatures cherchent à répondre à son interrogation de toujours :

7

… La seule question qui m’intéresse, c’est « comment pouvait-on vivre ça ? ». C’est le quotidien du poilu, la boue, les mecs dormant sous la pluie ou se noyant au fond des abris… avec en plus des tas de saloperies qu’on leur envoie sur la tête… Qu’est ce qu’on a dans la tronche quand, après s’être assoupi une demi-heure, on reprend conscience et on se rend compte où on est ? Comment peut-on trouver la force de vivre dans un contexte atroce, sordide, avec son copain qui vient de se faire couper en deux par un éclat d’obus ?… C’est la seule question que je me pose [17]

8Question qu’il se posait déjà, enfant, au sujet de son grand-père : « Comment a-t-il pu vivre ça ? Et puis surtout, grosse interrogation : a-t-il tué des gens [18]? ». Tout se passe donc comme si Jacques Tardi, fortement impressionné par les récits de la guerre vécue par son aïeul, et subjugué par son silence, avait cherché dans son travail d’auteur de bandes dessinées à porter la voix de Paul Tardi et avec elle, celle de ceux qu’il considère comme les véritables soldats inconnus.

9Le processus d’affirmation de ces voix est lent. Il est marqué par des répétitions tant dans les thématiques abordées que dans l’approche graphique de la guerre, de même que par une construction des récits en cycles. C’était la guerre des tranchées, est conçu comme une succession de petites histoires, organisées sans souci de la chronologie, qui mettent en scène des soldats ordinaires. Il n’y a, a priori, aucun lien logique entre ces histoires, excepté qu’elles se terminent tragiquement pour les soldats, et qu’elles véhiculent un message édifiant sur le non-sens de la guerre. Tardi interprète notamment, dans cet album, une anecdote contée par sa grand-mère :

10

Elle racontait comment mon grand-père qui était de corvée de soupe ou je ne sais quoi, regagnant sa tranchée, est pris par un tir de barrage ; il y a des fusées éclairantes, il plonge sur le sol et tombe sur un cadavre en train de pourrir, les mains dans le ventre du cadavre… Bon, j’imagine les images ! Après, elle ajoutait des détails qui retenaient beaucoup mon attention : les difficultés qu’il a à trouver de l’eau pour se laver les mains, parce que les flaques d’eau sont dégueulasses, qu’il a peur de l’infection, de la gangrène… Ce sont ces petits détails-là qui vont le plus me marquer et m’intéresser [19].
On retrouve dans la quatrième histoire de l’album [20], le cadavre vidé de ses intestins sur lequel le « héros » tombe, et la recherche d’eau. Tardi est aussi parvenu à rendre, dans une vignette au dessin délicat qui rappelle les estampes de Jean-Émile Laboureur [21], la lumière soudaine et violente d’une fusée éclairante dans la nuit, et la surprise qu’elle provoque sur les soldats. Les tommies de Laboureur ont davantage l’apparence de gentlemen que les poilus de Tardi, mais, dans cette vignette, les silhouettes ont une allure aérienne. Elles semblent saisies dans un hors temps qui précède et annonce le drame. L’auteur reprend le motif du cadavre au ventre ouvert dans Putain de Guerre ! [ill. 2] [22].

Ill. 2
Ill. 2
Tardi, C’était la guerre des tranchées, Paris, Casterman, 1993, p. 86.

11La dynamique cyclique de l’album est déclinée dans la cinquième histoire qui débute et se termine par des images similaires [23]. Janvier 1918, l’histoire s’ouvre par une vignette représentant un soldat blessé alité dans une chambre d’hôpital. Ce dernier raconte le parcours qui l’a conduit jusque-là, histoire mêlée à celle de l’un de ses camarades, Bouvreuil, qui lui ne s’en est pas sorti. Si la dernière vignette, image anecdotique, est dédiée à la mémoire de Bouvreuil, le récit se clôt, pour le narrateur, dans l’avant-dernière vignette qui est quasi-identique à la première, bien que le soldat soit représenté en plan plus serré. Cette structure est reprise dans le court album Varlot Soldat, publié en 1999 par l’Association [24]. Varlot est le héros tiré de l’adaptation par Tardi du roman de Didier Dæninckx Le Der des ders[25]. L’histoire relate un événement vécu par Varlot lorsqu’il était au front, et qui, dans Le Der des ders, vient hanter le sommeil de cet ancien poilu devenu détective privé après la guerre. Bloqué dans un trou d’obus, Varlot assiste au suicide de l’un de ses camarades, Griffon, et de rage, lui défonce le crâne avec la crosse de son fusil. Le récit commence et s’achève sur la même image macabre. Des éléments épars : arme, terre et membres humains sont soulevés par une explosion, tandis qu’au premier plan la silhouette de Griffon, le visage brisé, se présente de profil. En arrière-plan, des soldats fuient le chaos. Cette scène d’une rare violence est présente dans Le Der des ders sous une forme légèrement différente. La figure abîmée de Griffon, apparaît encore dans une vignette de C’était la guerre des tranchées et se trouve de nouveau modifiée dans Putain de Guerre ![26] Certains motifs tournent donc véritablement à l’obsession. Leur présence lancinante semble indiquer à quel point Tardi tâtonne dans sa quête personnelle.

12On peut certainement prêter à la mise en images de la guerre dans son ensemble, et de ces anecdotes violentes en particulier, une fonction cathartique. C’est ce que proposent Alain Chante et Vincent Marie dans une étude publiée récemment :

13

Évoquer la Grande Guerre en bande dessinée est pour lui une aventure cathartique. […] de nombreux poilus viennent hanter les planches, se faisant les ombres d’une mémoire familiale fortement ancrée chez le dessinateur [27].
Dans sa quête de sens, Tardi est allé jusqu’à donner à certains poilus sa propre physionomie, comme pour tenter de pénétrer dans le quotidien des tranchées [28]. Le passage au noir et blanc provoque, au contraire, un effet de distanciation. Tardi s’attaque dans C’était la guerre des tranchées à l’histoire de son grand-père et s’engouffre sur les champs de bataille et dans les tranchées. Mais s’exposant symboliquement, le noir et blanc lui permet de marquer le caractère lointain de l’événement, et en même temps de se tenir à distance de la violence du front. Si Tardi n’est pas parvenu, avec cet album, à répondre à son interrogation concernant les raisons qui ont pu pousser les hommes à supporter une expérience si longue et si violente – cette quête se poursuit dans Putain de guerre ! –, sa réalisation lui a néanmoins permis d’écrire et de dessiner ce que son grand-père n’avait pu lui transmettre. Toutefois, l’imaginaire développé par l’auteur sur la guerre a probablement peu de choses à voir avec le conflit tel que Paul Tardi l’a vécu, perçu et incorporé. Dans les albums récents abordant le thème, « la nécessité de dire » se joue dès lors aussi à un autre niveau. Ils prennent plus clairement une fonction militante, Tardi passe alors de l’énonciation à la dénonciation de « la folie des guerres » [29].

L’affirmation d’une certaine histoire de la Grande Guerre

14En réalisant Putain de guerre !, publié sous forme de journaux dans un premier temps, puis en deux albums, en 2008 et 2009, soit plus de quinze ans après C’était la guerre des tranchées, et près de dix ans après Varlot Soldat, Tardi se ressaisit du sujet de la Première Guerre mondiale – manière d’affirmer qu’il n’en a pas encore terminé avec ce conflit. L’approche graphique y est particulièrement aboutie. Le « style Tardi » est bien identifiable, et l’encrage aquarellé apporte une finesse supplémentaire à ses dessins. Le découpage chronologique de ces albums confère une dimension structurée au conflit. Sans doute cette démarche de réagencement de la guerre à partir d’une trame logique, celle du temps, s’inscrit-elle encore dans la quête tardienne. Avec C’était la guerre des tranchées, Tardi était parvenu à redonner corps à l’expérience de son grand-père et à celle des soldats ordinaires, à recomposer une mémoire du conflit, même confuse et fragmentaire, mais l’événement demeurait toujours « difficilement assimilable [30] » pour lui. Reprendre la Grande Guerre, année par année, constitue une tentative de rationalisation mémorielle.

15La quête personnelle n’est cependant plus centrale dans Putain de guerre ! Tardi n’avait pas mesuré l’impact de son travail sur les lecteurs lors de la sortie de C’était la guerre des tranchées :

16

Je m’étais dit que ça n’intéresserait pas grand monde, que de toute façon la guerre de 14 était un truc de vieux, que les ados visualiseraient l’ancien combattant qu’on décore le 11 novembre sans se rendre compte que le mec avait leur âge à l’époque… et finalement, dans les signatures, il y a eu énormément de jeunes mecs ! Je ne sais pas dans quelle classe on étudie la Première Guerre mondiale mais la photo qui se trouvait dans leur livre scolaire ne devait pas en donner une idée bien précise ; ils ne se la représentaient apparemment pas mieux que la guerre de Cent Ans ou les campagnes napoléoniennes [31].

17En revanche, il n’ignore plus cet impact, lorsqu’il entreprend Putain de guerre ! L’album revêt une fonction didactique évidente, que récuse pourtant Tardi :

18

Mon intention n’est pas de faire une Grande Guerre racontée aux enfants. Encore une fois, je ne fais pas de l’histoire, je pars du principe que le lecteur sait de quoi je parle [32].
Le caractère documentaire de l’album tient en partie à la présence d’un texte de l’historien Jean-Pierre Verney [33], accompagné de photographies et de bilans chiffrés des pertes humaines, qui relate les événements chronologiquement et de manière factuelle. L’usage plus important des récitatifs par rapport aux phylactères – une tendance déjà présente dans C’était la guerre des tranchées, mais de manière moins systématique – contribue à conforter l’omniscience du narrateur (et celle de Tardi), comme si ce dernier prenait de la hauteur. La dimension pédagogique de l’album se manifeste également par l’utilisation efficace de la couleur : « je fais en sorte que le dessin soit lisible et la couleur est utilisée pour accentuer encore cette lisibilité [34]. » Dans les images dominées par des tons gris, Tardi introduit du rouge pour révéler la blessure. Ou bien, par un ciel rougeoyant, il appuie la violence d’un assaut [35]. Putain de guerre ! est marqué par une gradation : de la couleur vers le noir et blanc [36]. Gradation qui semble accompagner le « héros » et narrateur de cette histoire d’une guerre de mouvement vers une guerre de positions ; du « consentement » à la « contrainte » [37] [ill. 3].

Ill. 3
Ill. 3
Tardi, Putain de guerre !, 1917. Journal, 2009, p. 4.

19Pour Tardi, s’il y a consentement à la guerre, de la part des soldats, lors de la mobilisation en août 1914, passés quelques mois, il ne peut plus s’agir que d’un consentement par la contrainte imposée par une hiérarchie oppressive. Dans l’entretien accordé à Luc Révillon en 2008, il évoque la question du consentement en prenant position dans le débat historiographique français relatif à la Grande Guerre : « Je trouve […] scandaleuse cette idée d’un sacrifice librement consenti » [38] ; « Il y a l’Historial de Péronne et ses historiens, mais il y a aussi l’école de Craonne dont je me sens beaucoup plus proche. Les mutineries, dont Craonne est le lieu symbolique, ne sont pas récupérables sous prétexte que ces refus d’obéissance ne vont pas dans le sens de ce qu’il est de bon ton d’enseigner ou de vendre aux jeunes générations. Je préfère me situer de ce côté-là. Chacun ensuite fait ce qu’il veut de mes bouquins et peut aller plus loin » [39]. Tardi justifie ainsi la récurrence de certains thèmes dans son travail et réduit les thèses des historiens dits de Péronne au « consentement ». Pourtant, les expériences des soldats sont difficilement généralisables et ne peuvent se comprendre simplement en ces termes de consentement ou de contrainte. Les perceptions de la guerre étaient fluctuantes d’un individu à l’autre, et ont varié pour chaque individu au cours du conflit. Dans Putain de guerre ! Tardi relègue au second plan la diversité des expériences. L’album est centré sur un unique soldat, que le lecteur suit de 1914 à 1919. L’auteur impose ainsi une vision stéréotypée et orientée de l’histoire de la guerre.

20Son travail sur 14-18 s’est élaboré après la Seconde Guerre mondiale, événement dont la violence et le radicalisme entraînèrent, après-guerre, une puissante vague de pacifisme, renforcée par le contexte des luttes d’indépendance. Ses bandes dessinées, à l’instar de nombreux films depuis Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick [40], véhiculent une mémoire de la guerre marquée au sceau du pacifisme ambiant de son époque. En surexploitant des thèmes « marginaux [41] » comme celui des mutineries ou des fusillés pour l’exemple [42], Tardi donne une coloration politique à son discours. Sa démarche présente des points communs avec celle de cinéastes ayant travaillé le sujet. Tardi se situe à la croisée de deux tendances, isolées dans le cinéma de la seconde moitié du xxe siècle par Laurent Véray :

21

Alors qu’au cours des années Soixante-Soixante-dix, les cinéastes faisant des films sur cette guerre pensaient historiquement le présent, et, pourrait-on dire, politiquement le passé, on assiste plutôt aujourd’hui à une « actualisation » de l’histoire, sous forme d’anticipation (illusoire) de l’avenir, dont on croit, un peu naïvement, qu’elle aidera à surmonter certains problèmes de société [43].
Tardi fait aussi, et ce depuis ses premiers travaux sur le sujet, le choix d’employer une iconographie de la violence pour dénoncer les guerres. Les soldats terrorisés s’égarent et sombrent dans le délire et/ou l’agressivité. Brindavoine, blessé, divague dans La Fleur au fusil. Varlot, rendu fou par le suicide de son camarade, déverse sa colère brutale sur le corps du défunt. Bruno Denéchère et Luc Révillon ont montré comment « la violence imposée et subie par tous et partout [44] » servait le discours de Tardi. On peut, en outre, noter que la place qu’accorde l’auteur dans son travail à la folie et au traumatisme engendrés par la violence de l’événement s’inscrit dans les thématiques de recherche de Péronne [45]. Son parti pris pacifiste dépasse ainsi son parti pris historiographique. Sa démarche s’apparente à celles de Goya et d’Otto Dix, deux artistes dont les œuvres gravées relatives à la guerre étaient marquées par une violence extrême, et nourrissaient plusieurs objectifs, notamment celui de montrer les conséquences des guerres afin de dissuader les générations futures de s’engager dans de telles horreurs [46]. Tardi reprend ce credo : « 14-18 est un prétexte à parler de la guerre en général, à en dénoncer les abominations. Et je continuerai à le faire [47] ».
Le style graphique de Jacques Tardi et l’orientation historique de ses bandes dessinées sont difficilement compréhensibles si l’on ne se réfère à la genèse familiale de son œuvre. La Grande Guerre est une des matrices primordiales de son inspiration. À partir des traces d’une mémoire qui se délitait, l’auteur s’est progressivement approprié le conflit, le malaxant au point d’en faire un matériau suffisamment souple pour exprimer des considérations passées et contemporaines. Le pacifisme qui affleure dans ses albums puise dans le discours anti-guerre des années Trente certains leitmotive, et fait écho aux préoccupations de son temps. Il révèle la sensibilité politique de l’auteur. Tardi interroge le machiavélisme des pouvoirs et leur volonté d’asservissement et de répression des foules, en même temps que la capacité de révolte de l’être humain (ancêtres et contemporains). Quels que soient les sujets qu’il aborde (la Grande Guerre, la Commune de Paris, Mai-68) Tardi se place du côté du peuple, auquel il prétend redonner la parole et une dignité, comme il le fit pour son grand-père. Faute de pouvoir reprendre les mots de Goya « J’ai vu cela [48] ! », Tardi semble dire « Voyez cela ! », et la mémoire de son aïeul constitue dès lors une caution supérieure aux conclusions historiographiques. Peu importe que les récits de sa grand-mère ne forment qu’un témoignage parcellaire et de seconde main. L’essentiel reste que celui-ci puisse servir sa critique, et confère une légitimité à sa vision de l’événement. Ses bandes dessinées sur 14-18 oscillent entre récits documentaires et reconstructions imaginaires. Tardi le répète à l’envi, il n’est pas historien. Cependant, ses lecteurs ne sont pas forcément armés pour dissocier l’historique du romanesque. L’écueil majeur de ce traitement de la Première Guerre mondiale demeure bien la surexposition de certains thèmes, et la distorsion de l’Histoire qu’elle engendre chez le lecteur [49].

Notes

  • [*]
    Merci à David Mastin pour sa relecture et ses précieux conseils.
  • [1]
    Jacques Tardi, C’était la guerre des tranchées : 1914-1918, Paris, Casterman, 1993, p. 30.
  • [2]
    Comès et Manu Larcenet entre autres.
  • [3]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, Bruxelles, Niffle/Cohen, coll. « Profession : auteur de bandes dessinées », 2000, 173 p. ; Thomas Baumgartner, Entretien avec Jacques Tardi, « La Fabrique de l’Histoire », France Culture, 8 mars 2008 ; Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi » in Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, images de la Grande Guerre de Forton à Tardi, Turquant, Cheminements, coll. « La bulle au carré », 2008, p. 41-55. Les articles récents publiés dans l’ouvrage de Bruno Denéchère et Luc Révillon ou dans le catalogue de l’exposition publié par l’Historial de Péronne ont sans doute contribué à l’élaboration de ce récit originel : Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée de 1914 à aujourd’hui, Milano/Péronne, 5 Continents/Historial de Péronne, 2009, 111 p.
  • [4]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 16. À ce témoignage, d’autres s’ajoutèrent, notamment celui de son grand-oncle.
  • [5]
    Ibid, p. 34.
  • [6]
    Tardi explique ainsi ce refus : « Les gens de Pilote pensaient que je me moquais des anciens combattants ». Ibid, p. 34. Une version redessinée a été pré-publiée dans Charlie, n° 78, juillet 1975, pp. 53-55.
  • [7]
    Si la reconnaissance publique de Jacques Tardi s’est faite plus tard, autour de ses créations sur la Grande Guerre, et autour d’Adèle Blanc-Sec, l’auteur est encore inconnu au bataillon en 1970 et la guerre de 14 n’est pas un sujet porteur. Au contraire, dans les années Quatre-vingt-dix, le nombre d’Anciens Combattants décline rapidement, avivant le besoin du public de comprendre l’événement.
  • [8]
    Adieu Brindavoine a été pré-publié dans la revue Pilote en 1972-73. Jacques Tardi, Adieu Brindavoine suivi de La Fleur au fusil, Paris, Casterman, 1979, 60 p. ; Jacques Tardi, La Véritable histoire du soldat inconnu, suivi de La Bascule à Charlot, Paris, Futuropolis, 2005, 62 p.
  • [9]
    Tardi, Adieu Brindavoine, op. cit., p. 48.
  • [10]
    La Fleur au fusil a été pré-publié dans la revue Pilote en 1974.
  • [11]
    Jacques Tardi, Le Secret de la Salamandre, 5e épisode des Aventures d’Adèle Blanc-Sec, Paris, Casterman, 1981, 48 p. La momie d’Adèle charge Brindavoine, par l’intermédiaire d’une statue située derrière une porte dérobée dans les tranchées, de ressusciter Adèle lors de son retour du front. Amputé d’un bras après s’être inoculé la gangrène, Brindavoine sombre dans l’alcoolisme lorsqu’il rentre à Paris et ne se souvient de sa mission que deux jours avant l’Armistice. Adèle est restée le temps de la guerre dans un état d’hibernation, morte, placée dans une machine par un savant fou qui avait découvert le secret de la résurrection, mais qui fut lui-même tué avant d’avoir pu « réveiller » Adèle. Brindavoine ramène Adèle à la vie dans la nuit du 10 au 11 novembre 1918.
  • [12]
    Futuropolis fut entièrement cédé à Gallimard en 1994, perdant, de fait, son label d’éditeur indépendant.
  • [13]
    Jacques Tardi, Le Trou d’obus, Épinal, Imagerie Pellerin, 1983, 67 p.
  • [14]
    Le Trou d’obus est inséré dans l’album C’était la guerre des tranchées, mais est désormais publié en noir et blanc.
  • [15]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 75.
  • [16]
    Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 69
  • [17]
    Alain Foulet, Olivier Maltret et Jacques Tardi, Presque tout Tardi, Dieppe, Sapristi, 1996, pp. 101-102.
  • [18]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 16.
  • [19]
    Ibid, p. 17. On peut noter dans cette citation le changement du temps de l’énonciation, qui marque une forme d’empathie de Tardi vis-à-vis de son grand-père, comme s’il pouvait, avec lui, palper la violence de la scène.
  • [20]
    C’était la guerre des tranchées, op. cit., pp. 86-99. Tardi met également en récit, dans cette histoire, une anecdote vécue par son père lors de la Seconde Guerre mondiale.
  • [21]
    Il s’agit de la dernière vignette de la page 86. Cette proximité stylistique avec Laboureur est a priori exceptionnelle et sans doute fortuite. Jean-Émile Laboureur, Petites images de la guerre sur le front britannique, 1916, albums de burins gravés au front. Voir le catalogue de l’exposition : Jacqueline Boutet-Loyer dir., Laboureur, Musée du dessin et de l’estampe originale, Arsenal de Gravelines, 1987. Une vignette quasi similaire, destinée à cet album et finalement abandonnée, est reproduite dans l’ouvrage Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 131.
  • [22]
    Jacques Tardi, Putain de Guerre !, 1914-1915-1916, Paris, Casterman, 2008, p. 26. La planche originale reproduite dans le catalogue de l’exposition de Péronne, qui reprend également ce motif : Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 52.
  • [23]
    Jacques Tardi, C’était la guerre des tranchées, op. cit., p. 100 à 111.
  • [24]
    Didier Daeninckx et Jacques Tardi, Varlot Soldat, Paris, L’Association, 1999, 36 p.
  • [25]
    Didier Daeninckx, Tardi, Le Der des ders, Paris, Casterman, 1997, 79 p.
  • [26]
    Ibid, p. 75 ; C’était la guerre des tranchées, op. cit., p. 109 ; Putain de guerre !, 1917. Journal, 2009, p. 4.
  • [27]
    Alain Chante et Vincent Marie, « Mythologies iconographiques de la Grande Guerre en bande dessinée », in Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 13.
  • [28]
    Voir la mise en regard d’une photographie représentant Jacques Tardi et d’un dessin extrait de C’était la guerre des tranchées. Vincent Marie dir., La Grande Guerre dans la bande dessinée, op. cit., p. 48-49. Cette idée est d’autre part mise en évidence par Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 48 : « Tardi semble en effet se mettre graphiquement à la place de son grand-père défunt […] ».
  • [29]
    L’emprunt de cette expression au titre de l’ouvrage de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et Trauma. La folie des guerres (Paris, Stock, 2006, 415 p.), n’est pas anodin. Leur étude offre une approche novatrice sur la question des psychoses liées aux guerres du xxe siècle. La lecture de leur ouvrage ouvre une perspective particulière quant à notre étude de l’œuvre de Tardi sur la guerre. Acceptant l’hypothèse d’une transmission possible des traumatismes, d’une génération à l’autre, il nous a semblé que Jacques Tardi était parvenu à mettre en place un langage capable d’exprimer (telle qu’il l’imagine) l’expérience de guerre de son silencieux grand-père. Il n’est pas ici question de folie et de transfert, simplement de la transmission indirecte d’une expérience et de son expression par un autre. Expression qui vaut dès lors reconnaissance.
  • [30]
    Formulation empruntée à Carine Trevisan, « “Nous les seconds”. La mémoire de la Grande Guerre dans le récit contemporain » in Jean-Jacques Becker dir., Histoire culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005, p. 105. L’approche qu’elle développe dans cette contribution est très éclairante pour saisir la démarche mémorielle de Tardi.
  • [31]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 71.
  • [32]
    Tardi fait ici référence à Putain de guerre ! Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 70. Si, pour cet album, son intention n’est pas de faire un travail à destination des enfants, il n’hésite pas, en revanche, à prêter ses dessins pour la réalisation d’un ouvrage à destination de la jeunesse : Isabelle Bournier, et Jacques Tardi, Des Hommes dans la Grande Guerre, Paris, Casterman, 2008, 60 p. On trouve certaines planches de C’était la guerre des tranchées dans des manuels scolaires de français de troisième. Si cette insertion n’est pas de son fait – les demandes ont pu être formulées par les concepteurs des manuels scolaires et/ou par l’éditeur –, Tardi ne s’y est vraisemblablement pas opposé.
  • [33]
    Tardi rencontre Jean-Pierre Verney après la publication de Trou d’obus (op. cit., 1983). L’historien va jouer un rôle important puisqu’il met à la disposition de Tardi de nombreux documents et objets d’époque, qui viennent enrichir la documentation de l’auteur.
  • [34]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 142. Cette citation, antérieure à la création de Putain de guerre !, montre que cet usage de la couleur faisait déjà partie de ses préoccupations. Le choix du noir et blanc, pour C’était la guerre des tranchées, était sans doute également volontaire.
  • [35]
    Putain de guerre !, 1917, op. cit., p. 5.
  • [36]
    Alain Chante et Vincent Marie parlent de la dilution progressive des couleurs : « Il n’y a pas de ligne d’horizon et l’environnement visuel des combattants brille par l’absence de couleurs, voire par leur dilution, progressive dans Putain de guerre ! ». Alain Chante et Vincent Marie, « Mythologies iconographiques de la Grande Guerre en bande dessinée », loc. cit., p. 24.
  • [37]
    Les termes de « consentement » et de « contrainte » sont ceux autour desquels s’articule, de manière souvent caricaturale, le débat historiographique sur la Grande Guerre apparu à la fin des années Quatre-vingt-dix.
  • [38]
    Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi », loc. cit., p. 68
  • [39]
    Ibid, p. 72. Dans cet extrait d’entretien, Tardi laisse entendre que certaines thèses développées à Péronne (au Centre international de recherche associé à l’Historial) seraient motivées par des objectifs « politiquement corrects ». L’accusation est assez violente puisqu’elle remet en cause, sans plus de justification, la recherche scientifique des historiens de Péronne, chez qui il n’y a aucune négation sur la question des mutineries ou des fusillés pour l’exemple, mais une volonté de restituer dans l’histoire de la guerre la place occupée par ces manifestations de révoltes populaires.
  • [40]
    Sorti en 1957 aux États-Unis, Les Sentiers de la gloire ne fut diffusé en France qu’à partir de 1975. Notons que le cinéma constitue une source d’inspiration importante pour Tardi, comme en témoigne la filmographie figurant à la fin de C’était la guerre des tranchées.
  • [41]
    Notion empruntée à : Nicolas Beaupré et Christian Ingrao, « Marginaux, marginalité et marginalisation durant la guerre » in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, pp. 761-775.
  • [42]
    Nicolas Offenstadt note au sujet de Tardi : « On remarquera dans sa bibliographie un bon nombre d’œuvres centrées sur le fusillé […] Ils sont en “surnombre” par rapport à ce que serait une bibliographie “moyenne” sur la Grande Guerre ». Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 1999, 285 p.
  • [43]
    Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire, Paris, Ramsay, 2008, p. 195.
  • [44]
    Bruno Denéchère et Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, op. cit., p. 49 sq.
  • [45]
    C’est aussi un thème particulièrement développé dans les pays anglo-saxons. Notons qu’une exposition consacrée à Tardi s’est tenue en 2009 au Musée de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Sur la question du débat historiographique, voir : Antoine Prost, « Les limites de la “brutalisation”. Tuer sur le front occidental, 1914-1918. », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 81, janv.-mars 2004, pp. 5-20 ; Christophe Prochasson, « Les enjeux mémoriels de l’historiographie de la Grande Guerre : analyse d’une controverse française », Colloque Expériences et mémoire : partager en français la diversité du monde, Bucarest, 2006 [en ligne, consulté le 12/01/2010] http://www.celat.ulaval.ca/histoire.memoire/b2006/Prochasson.pdf. Tout récemment : Antoine Prost, « Compte-rendu de trois dictionnaires sur la Grande Guerre », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n° 104, oct.-déc. 2009, pp. 203-204.
  • [46]
    Réalisé entre 1810 et 1820, le cycle d’eaux-fortes et aquatintes de Goya, Los Desastres de la guerra, fut publié trente-cinq ans après sa mort. Le titre original, Fatales conséquences de la sanglante guerre en Espagne avec Bonaparte. Avec d’autres caprices significatifs, en 85 estampes, donne à penser que l’objectif était autant de dénoncer que de prévenir. Le cycle d’eaux-fortes et aquatintes d’Otto Dix, Der Krieg, fut publié en 1924.
  • [47]
    Tardi. Entretiens avec Numa Sadoul, op. cit., p. 155.
  • [48]
    Il s’agit du titre d’une des estampes du cycle Los Desastres de la guerra. Goya, Yo lo vi, vers 1810-1812, eau-forte, pointe-sèche, burin et lavis d’aquatinte.
  • [49]
    Tardi se défausse encore sur ce point : « Je ne voudrais surtout pas assommer le lecteur et faire œuvre de pédagogue, ce n’est pas mon but. […] Je m’exprime dans un genre précis qui se veut divertissant. Cependant, il est possible de divertir en racontant une histoire qui véhicule une idée et qui, sans abrutir, donne envie de lire autre chose, par exemple les romans ou les écrits de certains historiens […] pour se forger sa propre idée ». Luc Révillon, « Entretien avec Jacques Tardi », loc. cit., p. 71.
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