1Cette biographie du scénariste René Goscinny (1926-1977) – auquel on doit les « histoires » de Lucky Luke ou du Petit Nicolas, d’Astérix ou d’Iznogoud (cent cinquante albums publiés de son vivant et des milliers de planches dispersées dans une multitude de journaux et de magazines), issues des collaborations avec les meilleurs dessinateurs de son temps, Uderzo, Morris, Tabary ou Sempé – a toutes les qualités du genre, sans les défauts attachés à l’exercice. L’ouvrage est conçu comme un récit dont la trame chronologique raconte les origines familiales (juives ashkénases : son grand-père maternel est l’auteur d’un monumental dictionnaire yiddish-hébreu), l’enfance en Argentine, les débuts américains et la carrière franco-belge d’un des plus prolixes scénaristes de bande dessinée du XXe siècle, qui commença comme dessinateur d’actualité et de comics et qui, alors que la BD était en voie d’accéder au rang de « neuvième art », évolua en humoriste tous terrains, mobile et insaisissable. Avec précision, Pascal Ory restitue ces étapes, articule les moments, construit les temporalités. Son ouvrage est nourri d’une lecture attentive des archives personnelles et professionnelles de Goscinny, que ses héritiers lui ont ouvertes, d’une fine connaissance de l’univers « goscinnyen » dont on sent que l’auteur l’a longuement pratiqué, et d’une solide culture de la bande dessinée américaine, belge et française – de ses productions et de ses principaux acteurs (dessinateurs, scénaristes, éditeurs...). En quelques chapitres, Pascal Ory pose les jalons d’un parcours qui commence dans l’Europe centrale des pogroms et qui se prolonge dans la France des Lumières et de la République où naîtra Goscinny, d’un père juif et franc-maçon, ingénieur-chimiste, industriel et aventurier. En embarquant, dès la fin des années Vingt, vers l’Argentine pour le compte d’une organisation sioniste alternative – la Jewish Colonization Association (ICA) –, Stanislas Goscinny plaça sans s’en douter sa famille à l’abri de la Shoah ; il fit aussi de ses enfants des Juifs laïcs et intégrés à une culture française qu’ils vécurent d’abord par procuration, au filtre de l’expatriation et au gré des traversées transatlantiques dont Goscinny gardera toujours la nostalgie. L’auteur documente ensuite les conditions méconnues du séjour américain de Goscinny qui, à la charnière des années Quarante et Cinquante, tenta de devenir un dessinateur de comics et fréquenta le studio d’Harvey Kurtzman, le futur fondateur du magazine Mad. Si, comme le rappelle Pascal Ory, ces années furent particulièrement ingrates pour Goscinny d’un strict point de vue économique et professionnel, elles n’en furent pas moins décisives, puisqu’elles le mirent en relation, presque inopinément, avec trois personnalités bientôt éminentes de la bande dessinée belge : les dessinateurs Jijé et Morris et l’éditeur Georges Troisfontaines qui dirigeait la World Press, une agence de presse bruxelloise spécialisée dans la BD et liée aux éditions Dupuis. Ces pages consacrées au premier Goscinny sont passionnantes, car elles s’attachent moins à retrouver des traces improbables de l’existence discrète du jeune dessinateur, qu’elles ne décryptent les pratiques culturelles de la bande dessinée, des réseaux, des échanges et des écarts entre les États-Unis et l’Europe. L’installation de Goscinny en France en 1951 et ses débuts entre Paris et Bruxelles, la Mecque de la BD francophone, sont tout aussi captivants, car Pascal Ory nous fait assister à la mue de celui qui abandonna peu à peu l’expression graphique de la caricature et du dessin humoristique au profit d’une activité purement scénaristique. Là encore, le cas Goscinnny fait école pour son biographe qui montre bien comment, malgré les disqualifications culturelles attachées à la presse illustrée et à la bande dessinée, le statut de scénariste se dégage peu à peu d’un asservissement au dessinateur et de l’anonymat qui lui interdisait d’apparaître en couverture, pour être « reconnu » au sens juridique et critique comme auteur : c’est-à-dire un écrivant en passe de devenir un écrivain. Pascal Ory explore ensuite les conditions de l’écriture goscinnyenne, dans son organisation quotidienne – chaque journée étant découpée en séquences rigoureusement minutées, qui sont dédiées à chacun des scénarios en cours, avancés conjointement –, dans ses échanges avec les dessinateurs (Uderzo, Morris et Sempé) et leurs univers cloisonnés, dans ses structures discursives (entre narration et dialogues), dans ses particularités (selon qu’il s’agit de Lucky Luke ou d’Astérix) comme dans ses permanences et son unité profonde : à cet égard, les pages que Pascal Ory consacre aux running gags et aux calembours, aux stéréotypes et aux figures parodiques, relèvent d’une véritable poétique de l’humour, qui traverse l’ensemble de l’œuvre littéraire de Goscinny. Les chapitres où la carrière, les succès et la notoriété de Goscinny sont évalués (chiffres et tirages à l’appui), auraient pu constituer un écueil : celui d’une chronique de la célébrité émaillée d’anecdotes piquantes et de témoignages valorisants. Mais Pascal Ory se tient à bonne distance des facilités d’une telle évocation, à laquelle il préfère judicieusement une interrogation des raisons mêmes de cette réussite individuelle doublée d’une consécration culturelle et sociale de la BD et de l’humour. Il analyse ainsi la fortune critique du Petit Nicolas (et la permanence de son actualité) ou la réception politique des aventures d’Astérix, entre gaullisme et gauchisme, taxées de populisme ou d’esprit cocardier – des lectures et des interprétations (psychanalytiques, anthropologiques, symboliques, sémiologiques, politologiques...), suivies comme autant d’indices ou de symptômes identitaires. Du même coup, Pascal Ory repère les changements de statut de l’œuvre de Goscinny – qui, à la jonction des décennies Soixante et Soixante-dix, passe de la BD au dessin animé, à la littérature, au cinéma et jusqu’à la télévision (avec la complicité de Pierre Tchernia) – et les variations d’appréciation qui s’opèrent aussi, entre culture populaire et culture savante. Dans cette veine, les derniers chapitres du livre sont consacrés à la « survie symbolique » de Goscinny, au-delà du seul champ de la bédéphilie constitué dans les années Quatre-vingt, et forment une étude de l’inscription profonde de l’œuvre et de l’univers goscinnyens riches de plusieurs centaines de personnages dans les mentalités et la mémoire françaises. Ce monumentum à la mémoire de Goscinny, qu’érige et examine Pascal Ory, est constitué d’une évaluation critique de la bibliographie, des rééditions et des traductions, des adaptations filmiques à grand succès et des politiques symboliques : d’Angoulême à Varsovie, la « toponymie célébratrice » des rues et places, écoles, lycées et bibliothèques, portant le nom de René Goscinny, est riche d’enseignements. L’un des grands mérites de cette étude est donc d’être bien plus qu’un récit de vie écrit d’une plume enlevée. En effet, l’auteur sait nous faire comprendre pourquoi tant de générations successives demeurent attachées aux aventures du Petit Nicolas, pour quelles raisons nous n’oublions pas les Gaulois du village rebelle d’Armorique où vivent Astérix et Obélix, pourquoi tant de locutions aujourd’hui devenues populaires – « être calife à la place du calife »... – nous ont été léguées par Goscinny : celui-ci fut un créateur ou un « producteur » d’images (autant que les dessinateurs dont il fut l’auteur attitré mais avec d’autres moyens), et, à ce titre, un véritable « médiateur », comme l’atteste son rôle d’éditeur à la tête de Pilote. ?