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Article de revue

Le genre de « la distinction » : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture

Pages 161 à 176

Notes

  • [1]
    Voir Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, 670 p.
  • [2]
    Je me réfère ici à la classe comme habitus, sans perdre de vue l’abondante littérature et les débats relatifs à ce concept de classe, y compris dans l’œuvre bourdieusienne.
  • [3]
    Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, La Documentation Française, 1998, 359 p.
  • [4]
    Joan Wallach Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Le Genre de l’histoire, Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, pp. 125-153.
  • [5]
    Toril Moi, « Appropriating Bourdieu : Feminist Theory and Pierre Bourdieu’s Sociology of Culture », New Literary History, vol. 22, n° 4, 1991, pp. 1019-1047.
  • [6]
    Dans cet article, Toril Moi associe exclusivement le genre féminin au sexe féminin.
  • [7]
    Beverley Skeggs, « Context and Background : Pierre Bourdieu’s analysis of class, gender and sexuality », in Lisa Adkins, Beverley Skeggs (dir.), Feminism after Bourdieu, Oxford, Blackwell Publishing/The Sociological Review, 2004, pp. 19-33.
  • [8]
    J’exposerai plus loin comment les femmes du cercle P détiennent des compétences littéraires spécifiques qui constituent un capital culturel en soi.
  • [9]
    Afin de préserver leur anonymat, les noms des enquêté(e)s ont été modifiés.
  • [10]
    Cette expression est employée aussi bien dans les prospectus annonçant les trocs-lectures que lors des présentations de l’association préliminaires aux trocs-lectures.
  • [11]
    Christine Planté, « Introduction », in Christine Planté (dir.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris/Genève, Honoré Champion, 1998.
  • [12]
    Ibid., p. 13.
  • [13]
    Patrick Parmentier, « Lecteurs en tous genres », in Martine Poulain, Pour une sociologie de la lecture, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1988, pp. 125-142.
  • [14]
    Pour un approfondissement des appropriations de l’œuvre d’Annie Ernaux, voir les travaux d’Isabelle Charpentier, notamment son article « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », Politix, n° 27, 3e trim. 1994, pp. 45-75.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, 243 p.
  • [16]
    Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, éd. Amsterdam, 2004, 287 p.
  • [17]
    Le concept d’« usage social de la lecture » est emprunté à Gérard Mauger, Claude F. Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999, 446 p.
  • [18]
    Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
  • [19]
    L’identification sympathique est définie par Hans Robert Jauss comme la relation d’empathie que peut établir un(e) lecteur(trice) avec un personnage qui lui est semblable, Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 165.
  • [20]
    Selon Hans Robert Jauss, l’identification cathartique se définit par le fait qu’« elle dégage le spectateur des complications affectives de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l’émotion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure », Ibid, p. 166.

1Appréhender les pratiques de lecture à partir du genre permet de déconstruire l’opposition naturalisante entre lectures féminines et lectures masculines au profit d’asymétries sexuées. La construction sociale et historique du jugement esthétique [1] donne le primat épistémologique aux classements sociaux dans lesquels le genre agirait certes, mais comme une sorte de variable discrète. Dans cette perspective, cette contribution se propose d’articuler habitus de genre et habitus de classe [2] afin de montrer comment la lecture est l’un des ressorts de la construction du genre, tout en participant à la reconfiguration des effets d’appartenance de classe. En effet, les enquêtes statistiques [3] montrent d’une part la prédominance des femmes en matière de lecture, grandes amatrices de fiction toutes catégories d’âges confondus, alors que le capital culturel reste également déterminant et discriminant. Dès lors, il semble pertinent de procéder au croisement de l’appartenance de genre et de la position de classe, articulation rarement esquissée, mais qui devrait permettre d’éclairer ce que les trajectoires de lecteurs et de lectrices doivent à l’habitus de classe et de genre.

2La double analyse des effets du genre sur les pratiques de lecture et, réciproquement, de ces pratiques sur les dispositions de genre, m’a amenée, après entretiens, à observer des pratiques collectives de lecture. J’étudierai plus particulièrement deux cercles observés depuis deux ans – le cercle P et le cercle J – ; chacun d’eux est composé d’une petite dizaine de membres actifs et j’ai mené des entretiens à ce jour avec sept participants, plus ou moins assidus, de ces groupes. Ces quatorze enquêtés se répartissent entre dix femmes et quatre hommes. À partir de ces données empiriques d’un terrain plus vaste et en cours d’exploration se profilent deux usages du concept de genre, usages qu’il faut d’évidence référer à la définition du genre.

3Selon une acception classique, le genre est un système qui construit historiquement et socialement le féminin et le masculin en tant que catégories opposées et hiérarchisées ; cette notion renvoie tout autant à un système symbolique qu’à l’incorporation de normes sexuées par les acteurs sociaux. La définition élaborée par Joan Scott [4] précise que le genre est une catégorie de pouvoir, et dans le cas présent, il fonctionne comme « signifiant » de la légitimité que chaque cercle de lecture construit et s’attribue. En effet, les discours des enquêté(e)s mobilisent les catégories de féminin et de masculin pour décrire, hiérarchiser et évaluer leurs pratiques de lecture, catégories qui, articulées aux classements sociaux, sont au principe de l’enjeu des collectifs de lecture : créer et conserver un entre soi distingué. Plus encore, il faut saisir le genre comme habitus, c’est-à-dire comme ensemble de dispositions pratiques incorporées, forgées par des expériences différenciées selon la classe et le genre, et susceptibles de produire des pratiques de lectures variables.

4Dès lors, il faut d’abord démontrer à quelles conditions le genre peut être construit comme habitus et donc comme vecteur de capital symbolique, et sur ce point, les apports de Toril Moi et de Beverley Skeggs seront précieux. Reste que le genre est aussi une catégorie de pouvoir participant à la construction sociale de la distinction par les cercles de lecture. Cette distinction définit des pratiques de lecture légitimes et illégitimes avec des représentations fortement structurées par le genre, objet de la deuxième partie. Enfin, dans un troisième moment, on testera comment des pratiques illégitimes participent à la reconfiguration des dispositions de genre.

La reconceptualisation féministe de la sociologie bourdieusienne de la culture

Le genre comme habitus et comme vecteur de capital symbolique

5La place importante donnée au concept d’habitus dans l’œuvre de Pierre Bourdieu implique de restituer les étapes et les attendus théoriques qui ont conduit chercheuses et chercheurs à spécifier, voire à distinguer plusieurs ressorts de l’habitus, dont l’habitus de genre. Selon la théoricienne de la littérature Toril Moi [5], à l’origine de la réappropriation féministe de la sociologie bourdieusienne, le genre peut être construit comme une catégorie de même ordre que la classe. Comme la classe, le genre n’a pas de champ spécifique mais vaut au contraire pour l’ensemble de l’espace social. Plus important encore, le genre détermine des capitaux symboliques positifs ou négatifs selon les moments de la trajectoire ou les pratiques. Dans la plupart des cas, le genre féminin [6] est porteur de capital symbolique négatif ; en revanche, lorsque les femmes détiennent un capital symbolique spécifique important, ce coefficient négatif est quelque peu atténué. Cependant, les possibilités pour une femme d’acquérir un capital spécifique important sont restreintes par la configuration actuelle des rapports sociaux de sexe. Toril Moi reconnaît que de tels cas sont certes sociologiquement négligeables, mais exemplaires pour la théorie littéraire. Prenant l’exemple de Simone de Beauvoir, elle montre comment cette dernière a accumulé, grâce notamment à Jean-Paul Sartre, un capital social considérable qui vient s’ajouter à son capital intellectuel. Ainsi, dans les années Cinquante, son genre féminin n’a plus les effets négatifs en terme de capital littéraire qu’il pouvait avoir en 1943, au moment où elle publie son premier roman.

6Considérer le genre comme vecteur de capital symbolique positif ou négatif selon les circonstances représente un pas important dans la reconceptualisation féministe de la théorie bourdieusienne, puisqu’il devient possible de considérer les pondérations réciproques des effets de l’habitus de genre et de l’habitus de classe sur le capital symbolique.

7Dans une optique similaire, la sociologue Beverley Skeggs [7] démontre que le genre féminin peut constituer une forme de capital culturel en soi, à la condition qu’il soit symboliquement légitimé. C’est notamment le cas des femmes des fractions supérieures des classes moyennes, qui, dans le cadre de la division sexuée du travail de reproduction sociale, assurent la conversion du capital économique en capital symbolique [8]. Par ailleurs, Beverley Skeggs souligne que certaines dispositions féminines mobilisées par des hommes deviennent des ressources, alors qu’elles sont considérées comme « naturelles » lorsqu’elles sont portées par des femmes. On a pu le vérifier auprès de lecteurs masculins dont certains revendiquent la lecture de romans sentimentaux, trait salué positivement comme expression d’une riche sensibilité. En revanche, les femmes ont quelques réticences à reconnaître leur éventuel engouement pour des lectures sentimentales. Dans certains contextes, les dispositions féminines peuvent ainsi constituer un capital culturel, à la condition qu’elles soient légitimées par les pratiques dominantes de leur classe de genre ou sociale.

8Les apports théoriques de ces deux auteures permettent ainsi d’appréhender dans quelle mesure les pratiques de lecture des enquêté(e)s participent à la valorisation du genre féminin ou visent à neutraliser ses effets symboliquement négatifs. On peut d’autant mieux tester ces approches, que les deux cercles observés se caractérisent par une forte prédominance de femmes dotées d’un appréciable mais variable capital culturel.

De la prédominance du sexe féminin aux appropriations socialement différenciées des œuvres dans les cercles

9Le premier cercle, l’association dite P, organise ce qu’elle appelle des « trocs-lectures » en partenariat avec plusieurs librairies, ainsi que des « marches-lectures », promenades d’une journée ou d’un week-end, ponctuées de lectures à haute voix. Les trocs-lectures consistent quant à eux en des lectures de fragments d’ouvrages édités, limitées à quatre minutes et choisies par les participants. Ces échanges ont lieu une ou deux fois par trimestre dans des librairies indépendantes ou dans le « café-lecture » de Lyon, bar associatif proposant des activités autour de la littérature. Activité ouverte aux non adhérents de l’association, elle rassemble un nombre fort variable de participant(e)s, pouvant atteindre une trentaine de personnes.

10Le second cercle, mensuel, se tient dans les locaux de la bibliothèque municipale J et est animé par une bibliothécaire. Le but est de présenter ses lectures les plus récentes ou ses « coups de cœur ». Des discussions animées s’en suivent, qui donnent à chacun(e) l’opportunité de défendre sa vision de la littérature et de la lecture. La bibliothécaire joue un rôle fondamental dans la définition de ce cercle – terme auquel elle préfère celui de « rencontres de lecteurs » – et dans son fonctionnement. Elle veille à distribuer équitablement la parole à toutes les participantes – le public étant féminin à de rares exceptions près.

11La prédominance féminine lors des trocs-lectures du cercle P est également remarquable. Elle correspond au sex-ratio du réseau de l’association, estimé à 72 % de femmes d’après les données recueillies lors d’une enquête auprès de ses membres, enquête à laquelle la moitié d’entre eux ont répondu. Les professions représentées se caractérisent par la suprématie du capital culturel sur le capital économique. Les membres du réseau de P sont en majorité professeurs de Lettres ou de Langues étrangères, travailleurs sociaux, ou exercent des métiers de la communication, à l’exception d’un médecin et d’un consultant scientifique. Le cercle J rassemble, lui, une bibliothécaire salariée, une bibliothécaire bénévole, des employées de l’administration publique, une psychologue et une nourrice. Les hommes disposent généralement d’un capital plus élevé et notamment de davantage de capital économique. Le genre oriente en effet le choix professionnel et le type de capitaux qui en découlent, structurant de ce fait l’espace des positions sociales.

12Les différences relatives de capital culturel entre les participant(e)s aux deux cercles s’actualisent dans leurs modalités d’appropriations collectives des œuvres. La capacité à prendre la parole en public, qui plus est pour présenter un ouvrage littéraire, est en effet inégalement distribuée selon la position sociale : par exemple Muriel [9], participante régulière au cercle J, dont l’activité professionnelle consiste à s’occuper d’enfants en bas âge, parle beaucoup moins de ses nombreuses lectures que les autres participantes de ce cercle. Mais l’aptitude à oser lire à haute voix se révèle encore plus inégale ; plusieurs personnes viennent en effet écouter les trocs-lectures du cercle P sans lire à leur tour, et ne reviennent pas toujours.

13Malgré ces différences, les deux cercles ont en commun une idéologie de « la rencontre » par la lecture : l’association P souhaite « rapprocher les livres et les gens » [10], et le cercle J se définit comme « une rencontre de lecteurs ». Les participants des deux clubs évoquent, quant à eux, une rencontre double ou dédoublée : celle avec les autres autour du livre, et celle avec le livre comme expérience singulière. Cette croyance suppose la diversité sociale et sexuée des participant(e)s, alors que la participation est surtout féminine.

14La comparaison des deux groupes permet d’analyser la manière dont le genre féminin fonctionne comme capital symbolique négatif, ou comme forme de capital culturel dès lors qu’il est neutralisé par certaines dispositions de classe. Les outils intellectuels proposés par Toril Moi s’avèrent alors d’un grand recours pour mettre au jour le caractère stigmatisant du genre féminin dans le cercle J, alors que ceux forgés par Beverley Skeggs permettent de comprendre comment la « féminité cultivée » du cercle P peut se métamorphoser en critère distinctif.

Le genre féminin, un capital symbolique variable selon la position de classe

15Le genre agit comme catégorie de pouvoir dans les cercles de lecture, puisqu’une dévaluation du féminin y est à l’œuvre, dévaluation qui ne porte pas sur les femmes en tant qu’individus sexués, mais sur un féminin socialement situé.

Le genre féminin du cercle J, un stigmate d’illégitimité littéraire

16Une caractéristique prédominante des discours recueillis au cercle J est la manière dont sa non-mixité quasiment permanente est régulièrement déplorée par ses membres, qui expriment à des degrés différents la crainte de mettre en œuvre dans leurs échanges une sensibilité féminine conçue comme réductrice. La bibliothécaire, Sandrine, l’exprime explicitement en insistant sur une double limite : le poids en nombre des participantes, et celui qui serait accordé aux auteures dont elles parlent, au détriment supposé des auteurs :

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J’ai peur que dans ces rencontres de lecteurs, on se retrouve trop nombreuses, en particulier les femmes, présentes, dans une sensibilité commune, parce que du coup ça réduit beaucoup les échanges. C’est très bien quand il y a d’autres personnes, qui renouvellent un peu, avec des essais et pas uniquement du roman.

18La rareté des hommes parmi les participant(e)s se traduirait par un appauvrissement des styles littéraires abordés, au détriment notamment des romans policiers et des essais. Ainsi Claire, cadre dans un hôpital et lectrice très impliquée du cercle J, regrette-t-elle la défection d’Yves, un jeune retraité grand amateur de romans policiers. De manière inversée, Sandrine émet l’hypothèse que des hommes seraient davantage susceptibles de participer aux rencontres de lecteurs si les participantes actuelles faisaient des lectures d’essais. Cette remarque méconnaît d’ailleurs les présentations d’ouvrages historiques, anthropologiques, psychologiques et politiques par Claire et deux autres participantes, Anne, psychologue, et Henriette, secrétaire administrative dans un lycée.

19Ces appréciations forcent le trait quant aux conséquences de cette non-mixité sur le pluralisme des styles littéraires abordés si on les compare aux pratiques observées, en raison sans doute de la représentation commune de ce que Christine Planté appelle le « genre des genres littéraires [11] ». Cette dernière a en effet mis en évidence le caractère heuristique de l’emploi du genre en études littéraires, car il révèle comment la hiérarchie des genres littéraires se construit aussi en référence à la hiérarchie symbolique du genre. Par exemple, « c’est bien par rapport à l’ensemble de la littérature que l’épistolaire est dit féminin, relativement à d’autres genres qui ne le seraient pas ou le seraient moins [12] ». Mais « le genre des genres littéraires » peut être aussi bien celui des auteur(e)s que des lecteur(trice)s. Dans le cas du cercle J, c’est le sexe féminin des participantes qui conduirait à la prédominance du roman sur tous les autres genres littéraires. Or, Patrick Parmentier [13] est beaucoup plus nuancé : certes, il enregistre des différences dans les genres littéraires lus par les femmes et par les hommes, mais ce constat doit être aussitôt complété par le fait que plus les femmes travaillent, plus leurs goûts littéraires se rapprochent de ceux des hommes. Ceci implique pour le moins d’appréhender la combinaison de la position sociale et du sexe dans l’explication des différences de lectures.

20Au cercle J, la surreprésentation de la fiction romanesque ne tient pas seulement à une hypothétique « sensibilité féminine », mais à un véritable volontarisme de certaines participantes qui considèrent ce genre comme l’élément fondamental d’une culture générale humaniste et universaliste. Anne et Henriette attendent de ces rencontres de lecteurs la découverte de romans contemporains qui manqueraient à leur culture, la première privilégiant au quotidien les ouvrages de sciences humaines pour son travail, la seconde, celle d’essais politiques. Pour une autre participante, Sylviane, secrétaire au rectorat, la fiction romanesque peut porter des vérités humaines durables, par opposition à la presse, éphémère par nature. La fiction romanesque jouit également du prestige d’un usage de la lecture non utilitaire et non didactique.

21Toutefois, Sandrine dévalue relativement ses lectures romanesques parce qu’elles « accompagnent la vie de l’affect au sens le plus large du terme, plus que la vie de l’intellect ». Le plaisir de lire des romans qui « aident à vivre » est minoré par les réserves que Sandrine émet au sujet de certains auteurs qui l’ont marquée, mais « ne sont certainement pas de grands auteurs ». Elle précise qu’il s’agit souvent d’auteures. Les réceptions d’Annie Ernaux [14] reflètent parfaitement l’appréhension d’une légitimité littéraire qui dévalorise des pratiques de lecture effectives. Annie Ernaux a marqué durablement la quasi-totalité des participantes du cercle J, et plus particulièrement Claire qui loue sa capacité à « aller au plus profond du sentiment humain ». Mais l’omniprésence du genre féminin et de sa construction sociale comme thème littéraire central chez Annie Ernaux la désigne comme repoussoir pour un public masculin :

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En octobre, on a parlé beaucoup des femmes, de l’avortement, c’était une discussion par des femmes et presque pour des femmes. Il n’y avait qu’un seul homme qui était présent, qui s’est peut-être senti exclu. On a quand même parlé d’Ernaux, il y a quand même quelque chose dans son écriture qui est essentiellement féminin, et quelqu’un qui ne l’aurait pas lue, qui ne se serait pas intéressé à ça ou à la place de la femme en général, se serait senti exclu, estime Claire.

23En revanche, une séance consacrée à Virginia Woolf a attiré quelques hommes, sans aucun doute parce que cette dernière jouit d’une légitimité littéraire qui ne la cantonne ni à son genre, ni à ses prises de position féministes.

24Le stigmate d’illégitimité plane aussi bien sur le genre féminin comme thématique littéraire, que sur les participantes, voire sur les auteures. Un calcul effectué sur la période de septembre 2004 à juin 2006 montre que seulement 34 % d’écrivaines contre 66 % d’écrivains ont été présentées au cercle J. Les auteures sont certes mieux représentées qu’au cercle P, dont 28% des textes lus pendant la même période ont été écrits par des femmes. Mais les participantes du cercle J, et notamment Sandrine et Claire, ont conscience que la représentation du féminin est en soi une barrière pour certains hommes, au-delà des pratiques effectives. Ainsi est-il frappant de constater que Yves, l’amateur de romans policiers déjà mentionné, vient peu souvent au cercle J pour la simple raison que « ce sont des dames avec des lectures de dames ». « C’était un peu pénible de n’avoir que du public féminin qui me racontait des trucs… qui me sont hermétiques », ajoute-t-il en entretien. Ce « public » auquel il ne parle que très peu a pourtant présenté des romans policiers lors d’une rencontre de lecteurs, mais ces lectures n’ont pas trouvé grâce aux yeux d’Yves qui a relevé publiquement que certains d’entre eux étaient écrits par des femmes. Son entretien révèle qu’il lit quasi exclusivement des romans policiers américains écrits par des hommes, parce que contrairement aux romans d’auteurs français ou d’auteures, « ça bouge ». Dans son appropriation des textes, Yves privilégie la succession des péripéties, et plus exactement de péripéties guerrières ou criminelles. Il s’écarte ainsi du type de discours sur les livres mis en œuvre au cercle J, qui relève du commentaire et non du seul récit de l’histoire tel que Yves l’a pratiqué systématiquement pendant son entretien. Il s’agit d’une appropriation illégitime, qui correspond à l’absence de capital culturel socialement sanctionné d’Yves, cadre dans la distribution alimentaire ; mais il la convertit en marqueur d’une forte masculinité – masculinité dont l’absence au cercle J dévalue leur pratique collective aux yeux des lectrices les plus impliquées de ce cercle.

L’effacement du genre féminin par un rituel distinctif au cercle P

25À l’inverse, la prédominance féminine du cercle P est masquée en raison de la supériorité du capital littéraire socialement légitimé détenu par les participantes.

26Les compétences professionnelles des participants du cercle P sont valorisées par le principe même du troc-lecture : lire à haute voix. Les lectrices sont les plus compétentes ; en effet, parmi les trois hommes régulièrement présents, deux n’ont pas de capital littéraire scolairement sanctionné, tandis que le dernier, Arthur, professeur de Lettres, s’est peu à peu désengagé. Christian, trésorier de l’association, consultant scientifique, note à juste titre que peu d’hommes reviennent après avoir assisté à un troc-lecture. Alors que la prédominance féminine est vécue comme stigmate au cercle J, elle est déniée au cercle P par un effacement supposé des propriétés sociologiques des participant(e)s dans le rituel de lecture. Participer à un troc-lecture, comme l’indique le mot lui-même, consiste à entrer dans une logique de don et de contre-don qui crée un simulacre d’égalité. Les registres de l’authenticité, du partage et de l’ouverture sont mobilisés par les participant(e)s pour évoquer ou commenter in situ la pratique du troc-lecture. Le livre fonctionne ainsi comme un fétiche doué du pouvoir d’abolir les déterminations de classe et de genre de l’individu et de le faire accéder à l’universalité. L’acte de lire à haute voix devant d’autres personnes qui partagent la même croyance dans le salut par la lecture, et qui l’actualisent en lisant à leur tour, permettrait de révéler une identité « authentique », et par-là même distinctive. Catherine, professeure de Lettres, explique :

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J’adore lire à haute voix des choses que j’ai aimées, parce que c’est ma manière de les partager. […] Et puis en plus en passant par des gens que je vois à chaque fois [dans les trocs-lectures] et je n’ai aucune idée du boulot qu’ils font ni du nom qu’ils portent, ni où ils habitent, ni comment ils vivent. Ce que je sais c’est qu’ils ont aimé tel et tel bouquin. C’est inespéré. Je découvre un aspect de leur personnalité que peut-être les gens qu’ils connaissent mieux ne savent pas, mais je ne vais pas connaître l’évidence, c’est-à-dire la carte d’identité.

28Cette valorisation de la rencontre authentique, hors de toute détermination sociale, se fonde sur un sentiment d’entre soi, que l’on retrouve dans la lettre électronique de l’association. Rendant compte dans cette lettre d’une marche-lecture, Catherine s’exclame « Quel week-end, mes amis ! » En illustration de cet article, des photographies donnent à voir le groupe de marcheurs pendant une pause consacrée à la lecture ; puis des lecteurs et des lectrices pris en portraits individuels, le livre à la main. Ces photographies attestent d’une posture collective, fondée sur la croyance partagée d’un pouvoir performatif de la lecture sur les individus. Cette caractéristique attribuée au troc-lecture ne semble a priori fondée ni sur le pouvoir de tel ou tel énonciateur [15], ni sur « le pouvoir des mots [16] », mais sur le rituel et son application. Le fait de ne pas lire – il est en effet possible d’assister à un troc-lecture en tant qu’auditeur – n’est acceptable qu’à la condition que l’abstention soit provisoire, prélude à l’entrée dans le rituel. Toute personne ne lisant pas est questionnée sur ce fait et fortement incitée à lire. Ne sont admis que des sacrifiants et des novices, et les contrevenants doivent une explication. Or ce rituel de lecture à haute voix suppose des dispositions littéraires et linguistiques, dont on a vu qu’elles étaient surtout l’apanage de femmes professionnellement formées, alors que les quelques hommes participant régulièrement aux trocs-lectures peuvent en être dépourvus. Dès lors, les lectures sont ainsi plus souvent effectuées par des femmes détentrices d’un capital littéraire. Cette relative absence masculine n’est pas déplorée dans les mêmes termes que dans le cercle J, car le caractère socialement distinctif des trocs-lectures contrebalance le stigmate du genre féminin.

29Cette légitimité culturelle des trocs-lectures s’actualise dans le choix de certains genres littéraires. La poésie jouit d’un consensus dans ce cercle, qui se manifeste dans la possibilité pour le lecteur de dépasser le temps normalement imparti, sans se faire interrompre. Plusieurs fois ont été lus des textes en langue originale, parfois sans traduction, signe d’une appropriation des textes poétiques par la seule musicalité du style. Ensuite tous les membres actifs de l’association P ont déjà lu des poèmes. Enfin, plus que les autres, les lecteurs de poésie sont systématiquement félicités pour la beauté et la profondeur du texte. Mais en dehors d’une lecture de Sapho, choisie intentionnellement pour un troc-lecture survenu le 8 mars, les auteures femmes — il est vrai, rares — n’ont pas été représentées dans les lectures de poésie.

30Afin de faire apparaître les critères de légitimité littéraire des participant(e)s aux trocs-lectures, j’ai fait l’expérience de participer comme lectrice lors de deux trocs-lectures, en choisissant pour le premier un extrait du roman Mehmed Le Mince de l’écrivain turc Yachar Kemal, qui relate la lutte d’un jeune paysan contre le seigneur de son village, et pour le second, un recueil de poésies de la jeune poète Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans lequel elle fait le deuil de son père. Après la lecture de Mehmed le Mince, j’ai dû m’expliquer sur ce choix, jugé très différemment par Florence, professeure de Lettres classiques et membre de longue date de l’association P, et par Christian, récemment élu trésorier. Alors que Christian a noté que l’extrait lu « prenait en poids » avec la prise de conscience de l’injustice sociale par le héros, Florence estimait que cet extrait faisait partie des lectures « légères » de ce troc-lecture, par opposition aux lectures « profondes » de textes de Christian Bobin, Fernando Pessoa et Victor Hugo. Cette différence d’appréciation s’explique par la prédominance d’une appropriation identificatoire chez Christian, alors que l’attention portée au style littéraire est décisive pour Florence. L’absence de consensus autour d’un texte dont le style n’est pas poétique est frappante. En revanche, Valérie Rouzeau a été appréciée par les animatrices du troc-lecture qui ont salué le « courage » nécessaire à la lecture d’un texte poétique.

Genre, classe et distinction sociale

31Dans la constitution d’une légitimité littéraire propre à chaque cercle, le genre comme catégorie de pouvoir s’articule à l’appartenance sociale des membres des cercles, qui occulte au cercle P, ou renforce au cercle J, le caractère stigmatisant du genre féminin en fonction du sentiment d’adéquation avec leur position dans l’espace social.

32En effet, les différences d’appartenance sociale modulent les effets de légitimité (ou d’illégitimité) du genre féminin dans les deux cercles. Les participantes du cercle J se distinguent fondamentalement des participant(e)s du cercle P par un certain désajustement entre le statut socio-professionnel qu’elles pouvaient espérer obtenir en fonction de leur origine sociale ou de leur capital universitaire : soit elles ont échoué à devenir professeurs – pour celles qui viennent d’un milieu doté en capital culturel – et se retrouvent relativement déclassées, soit elles ont démissionné par choix de leur poste dans l’enseignement, alors que, comme le remarque Sandrine, « l’enseignement paraissait pour une jeune fille ce qu’il y avait de mieux, de plus féminin », au regard de l’appartenance initiale de ces femmes aux classes populaires ou aux fractions cultivées de la classe moyenne. Dans ce cas, le rejet de l’enseignement n’a pas entravé une certaine ascension sociale, mais toutes ont dévié du modèle convenu selon leur classe et leur genre. Certaines d’entre elles ont acquis un capital littéraire ou artistique au cours de leurs études, qu’elles n’ont pas nécessairement transformé en capital professionnel, à l’inverse de la majorité des participant(e)s réguliers du cercle P.

33La lecture apparaît alors comme une ressource pour l’accumulation de capitaux visant à parachever une ascension sociale : tel est le cas de Sandrine, qui a converti ses pratiques de lecture en capital professionnel, ou encore de Christian pour qui la lecture offre une éducation intellectuelle et sensible qui fait selon lui défaut à ses parents. Mais elle peut aussi compenser un déclassement relatif. Elle offre ainsi un espace de revalorisation extra-professionnel à Sylviane, secrétaire dans l’Éducation nationale issue d’une famille de professeurs, et à Henriette, qui exerce la même profession que Sylviane, et dont la mère a publié un livre. De manière générale, la lecture est conçue comme une ressource qui pondère le « capital symbolique négatif » associé au genre féminin, ou l’absence de capital culturel hérité.

L’identification et l’évasion, deux ressorts subversifs des normes de genre

34Mais en tant que pratique, la lecture n’est pas nécessairement orientée vers l’acquisition de capitaux socialement validés. Certains modes illégitimes d’appropriations des textes peuvent participer à la construction des dispositions de genre, les réaffirmant ou les reconfigurant.

35L’identification aux personnages et/ou aux auteurs et l’évasion par la lecture sont deux usages sociaux de la lecture [17] opposés à l’idéal de la lecture esthète. Toutefois, ces lectures illégitimes peuvent servir de support à la subversion du genre dans certaines conditions, individuelles et/ou collectives.

36Selon Pierre Bourdieu [18], l’identification est un mode d’appropriation populaire qui établit une continuité éthique avec le monde réel, alors que les classes dotées d’un capital culturel élevé privilégient au contraire la rupture esthétique dans leur réception des œuvres. Néanmoins, des identifications « sympathiques [19] » interviennent chez les personnes en ascension sociale, suscitées notamment par les écrits de Virginia Woolf et d’Annie Ernaux, mais aussi de Jean-Marie-Gustave Le Clézio et d’Albert Camus. Ces auteurs ou leurs personnages suscitent l’identification par leurs transgressions réelles ou littéraires, ou par leurs trajectoires de transfuge. Ils offrent ainsi un miroir pour analyser son propre parcours, voire pour s’auto-légitimer, dans une entreprise de salut identitaire repérable chez les transfuges de classe et, plus généralement, dans des moments d’écart temporaire avec les normes des socialisations primaire et secondaire. Sur notre terrain, le transfert de classe s’accompagne souvent d’une trajectoire de rupture avec les normes de genre en vigueur dans la socialisation primaire, ce qui peut s’expliquer par la surreprésentation de personnes célibataires, divorcées et sans enfants.

37Cette expérience individuelle de l’identification littéraire se double pour certain(e)s enquêté(e)s d’une description publique des styles de vie transgressifs de personnages ou d’auteurs, dans un registre affectif – « son histoire m’a touchée ». De façon plus revendicatrice, le recours à des auteures aux idées féministes permet d’affirmer ses convictions sans en porter toute la responsabilité. Ainsi, dans sa présentation de Virginia Woolf au cercle J, Claire a-t-elle rappelé les apports féministes de l’écrivaine concernant l’indépendance économique et l’écriture littéraire des femmes – enjeux qui se révèlent fondamentaux dans la trajectoire de cette enquêtée.

38L’identification sympathique peut s’accompagner d’une « identification cathartique [20] », au travers d’histoires qui ont trait à la mort d’un proche, à la sexualité et aux relations amoureuses, à la drogue et aux voyages périlleux. Ces thématiques ne supposent pas d’être incarnées par des personnages féminins. Pourtant, dans les observations et dans les souvenirs de lecture racontés en entretien, ce sont exclusivement des personnages féminins qui ont déclenché l’identification cathartique. Cela peut s’expliquer par l’appartenance de genre des enquêtés, mais également par la surreprésentation des femmes dans les rôles de victimes, ou encore, lorsqu’elles ne sont pas victimes, par la relative nouveauté qu’elles offrent en tant que figures féminines – comme ce fut le cas de La Vie sexuelle de Catherine M. pour Christian :

39

J’avais bien aimé ce livre parce que je trouvais que de façon très crue et sans aucun tabou, elle racontait sa vie sexuelle qui est pas très belle, mais ça ouvre des discussions, ça te fait réfléchir sur ta propre vie, et puis tu découvres un monde qu’il ne me tente pas de découvrir dans la vie de tous les jours, et finalement tu le découvres par ces lectures, parce que c’est tellement fort que tu te projettes un peu.

40Ces différentes figures de femmes jouent avec des limites à ne pas franchir, limites flexibles selon la trajectoire biographique des interrogé(e)s. L’identification cathartique permet d’élargir l’espace des possibles, et de définir au sein de cet espace, le souhaitable et le proscrit.

41Cet élargissement de l’horizon d’attente prend également appui sur le retrait du quotidien pendant la lecture. Les champs lexicaux employés par les enquêté(e)s se réfèrent tous à la coupure avec le monde immédiat, qui peut se situer dans le contenu du livre, mais également dans le style employé. Ainsi Arthur, professeur de lettres, ancien vice-président de l’association P, estime que les livres qui l’ont marqué ont provoqué chez lui des « chocs d’écriture » : dans ces livres « la langue française est une sorte de langue étrangère, qu’on n’avait jamais entendue comme ça, qui sonne d’une manière différente ». Sylviane, participante au cercle J, qui définit la lecture comme une évasion, aime les styles littéraires qui se démarquent du langage parlé, véritable coupure avec l’habituel. La recherche de la rupture esthétique peut alors être considérée comme une version cultivée de l’évasion.

42La mise à distance du quotidien est collectivement mise en pratique dans les marches-lectures du cercle P, qui alternent randonnées et lectures choisies pour leur relation avec un lieu : une marche-lecture à Manosque se prête à la lecture de Giono, par exemple. Le dépaysement par la lecture peut être physique, linguistique ou imaginaire, selon le capital littéraire et économique, mais aussi selon les contraintes liés à l’appartenance de genre qui peuvent restreindre des déplacements souhaités, comme la maternité pour certaines enquêtées ou le service militaire en Algérie pour Yves.

43Reconsidérée ainsi, l’évasion par la lecture n’est ni spécifiquement populaire, ni totalement féminine, mais « la chambre à soi » qu’elle procure – selon l’expression de Virginia Woolf – peut demeurer imaginaire ou favoriser des réalisations objectives, toujours de manière différenciée selon le genre. Les cercles de lecture constituent paradoxalement un espace extra-quotidien fondé sur un entre-soi distingué, dans lequel le principal enjeu de subversion du genre demeure la valorisation du genre féminin, à la fois dans les représentations de la légitimité littéraire et dans les pratiques de lecture des participant(e)s, partiellement déterminées par ces représentations.

44Dans les deux cercles de lecture étudiés, les représentations de la légitimité littéraire des membres intègrent ou mettent à distance le genre. La logique de distinction sociale à l’œuvre dans ces pratiques collectives de lecture se fonde sur une sociabilité qui mobilise des dispositions associées au genre féminin, sans le convertir nécessairement en capital symbolique. Cet enjeu de distinction vise à renforcer ou réajuster la position sociale. Il s’accompagne en filigrane d’usages de lecture et de modes d’appropriation des textes peu légitimes, notamment la lecture dite d’évasion et l’identification aux personnages et aux auteurs, qui peuvent servir de support à la remise en question des identités de genre assignées. Mais cette possible subversion suppose l’accumulation d’un capital littéraire et des conditions collectives d’auto-légitimation, c’est-à-dire la construction d’un espace fondé sur un entre-soi de classe. Elle s’appuie par conséquent sur un renforcement de la domination de classe.

45Le genre détient ainsi une légitimité heuristique propre pour l’analyse des modalités d’appropriation des textes, et de la construction d’une légitimité littéraire. Mais au-delà, il peut offrir un nouvel éclairage sur des mécanismes de classe méconnus comme tels dans le champ de réception des œuvres littéraires, puisque – j’ai tenté de le montrer – rapports sociaux de sexe et de classe sont indissociablement liés, déliés sous condition, et toujours reliés. ?


Mise en ligne 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/sr.024.0161

Notes

  • [1]
    Voir Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, 670 p.
  • [2]
    Je me réfère ici à la classe comme habitus, sans perdre de vue l’abondante littérature et les débats relatifs à ce concept de classe, y compris dans l’œuvre bourdieusienne.
  • [3]
    Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, La Documentation Française, 1998, 359 p.
  • [4]
    Joan Wallach Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Le Genre de l’histoire, Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, pp. 125-153.
  • [5]
    Toril Moi, « Appropriating Bourdieu : Feminist Theory and Pierre Bourdieu’s Sociology of Culture », New Literary History, vol. 22, n° 4, 1991, pp. 1019-1047.
  • [6]
    Dans cet article, Toril Moi associe exclusivement le genre féminin au sexe féminin.
  • [7]
    Beverley Skeggs, « Context and Background : Pierre Bourdieu’s analysis of class, gender and sexuality », in Lisa Adkins, Beverley Skeggs (dir.), Feminism after Bourdieu, Oxford, Blackwell Publishing/The Sociological Review, 2004, pp. 19-33.
  • [8]
    J’exposerai plus loin comment les femmes du cercle P détiennent des compétences littéraires spécifiques qui constituent un capital culturel en soi.
  • [9]
    Afin de préserver leur anonymat, les noms des enquêté(e)s ont été modifiés.
  • [10]
    Cette expression est employée aussi bien dans les prospectus annonçant les trocs-lectures que lors des présentations de l’association préliminaires aux trocs-lectures.
  • [11]
    Christine Planté, « Introduction », in Christine Planté (dir.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris/Genève, Honoré Champion, 1998.
  • [12]
    Ibid., p. 13.
  • [13]
    Patrick Parmentier, « Lecteurs en tous genres », in Martine Poulain, Pour une sociologie de la lecture, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1988, pp. 125-142.
  • [14]
    Pour un approfondissement des appropriations de l’œuvre d’Annie Ernaux, voir les travaux d’Isabelle Charpentier, notamment son article « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », Politix, n° 27, 3e trim. 1994, pp. 45-75.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, 243 p.
  • [16]
    Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, éd. Amsterdam, 2004, 287 p.
  • [17]
    Le concept d’« usage social de la lecture » est emprunté à Gérard Mauger, Claude F. Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999, 446 p.
  • [18]
    Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
  • [19]
    L’identification sympathique est définie par Hans Robert Jauss comme la relation d’empathie que peut établir un(e) lecteur(trice) avec un personnage qui lui est semblable, Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 165.
  • [20]
    Selon Hans Robert Jauss, l’identification cathartique se définit par le fait qu’« elle dégage le spectateur des complications affectives de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l’émotion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure », Ibid, p. 166.
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