Notes
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[1]
Franco est mort le 20 novembre 1975, après une longue agonie.
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Thèse développée, entre autres, par Antonio Vallejo-Nagera, alors chef du service psychiatrique de l’Armée.
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Village proche de Madrid où furent transportés et exécutés des prisonniers politiques de la République évacués de la capitale, alors que le gouvernement se repliait sur Valence, en novembre 1936.
Initiatives contre l’oubli
Pourriez-vous nous dire comment vous êtes venue à la réalisation de documentaries sur les années les plus sombres du franquisme ?
1Montse Armengou : Je travaille ici à la télévision, je pense qu’il est important de dire que je travaille dans une télévision publique, parce que c’est le devoir de la télévision publique de traiter certains sujets. Je suis journaliste de reportages d’actualité, mais j’ai aussi suivi un enseignement d’histoire, lors de ma formation au métier que j’exerce. J’ai toujours été intéressée par la période de la Guerre Civile, un passé dont il était encore très difficile de parler dans les années Quatre-vingts.
2Lorsque j’ai voulu traiter de cette époque, on m’a dit « Pourquoi parler de la guerre ? Ce sont des batailles de vieux, l’audience ne suivra pas. Il faut avancer… ». Nous étions, alors, dans l’enthousiasme de l’avènement de la démocratie, d’une économie prospère, d’une Espagne sortant du « trou ».
Était-ce là le discours des responsables de la télévision, de vos collègues… ?
3M. A.: Oui, mais pas seulement à la télévision. Il ne s’agissait pas d’écarter toute enquête sur le Franquisme, mais ces questions ne suscitaient pas de véritable intérêt. J’ai commencé par un petit reportage d’une demi-heure – le format standard des documentaires hebdomadaires – sur l’indemnisation des prisonniers du Franquisme. C’est alors que j’ai appris que des enfants emprisonnés n’avaient jamais été enregistrés. De là est né le film sur Les Enfants perdus du Franquisme. Tout le monde fut extrêmement étonné, choqué de découvrir ce qui s’était passé sous notre dictature. En fait, la chance du documentaire fut de sortir au bon moment, lorsque la société a souhaité, enfin, ouvrir « la boîte » et revenir sur son passé.
S’agissait-il seulement de connaître, ou a-t-on ressenti, aussi, le besoin de parler, de consigner une mémoire enfouie, menacée de disparaître avec ses derniers porteurs ?
4M. A.: Je pense qu’il y a les deux choses. Après le passage des Enfants perdus du Franquisme, le courrier et les emails reçus relevaient de deux types de réactions. Des jeunes me disaient : « Comment est-il possible que je finisse mes études universitaires sans rien savoir du passé de mon pays ? Comment est-il possible de pouvoir suivre au jour le jour la moindre des déclarations de M. Milosevic devant le tribunal de La Haye et de ne pas connaître ce que fut la dictature de Franco ? »
5L’autre grande catégorie de réactions est venue des acteurs de cette histoire qui éprouvé le besoin de se manifester. Il y a beaucoup de problèmes avec la télévision. La télévision, c’est horrible, mais elle a des atouts indéniables. Quand une chaîne publique diffuse ce genre de documentaire, c’est un peu comme Dieu. Cela signifie que l’on peut désormais parler de choses que de nombreuses victimes gardaient enfouies. Il faut bien comprendre que beaucoup de familles ont entretenu le silence sur la politique, la démocratie, la République. Ces mots, ces thèmes étaient dangereux.
6Chacun avait l’expérience de la dictature qui fut très, très dure. Cela n’a pas été, comme on le dit, maintenant, à l’étranger, un régime un peu militariste, un peu autoritaire… On oublie que Franco signait encore des sentences de mort quatre semaines avant de décéder [1]. Cela devait peser pendant des années. Je pense que la persistance de cette peur tient à ce que la démocratie n’a pas fait son travail. J’accepte que l’on m’explique qu’en 1975, la faiblesse des forces démocratiques et la réussite de la transition justifiaient la prudence. Mais vingt-cinq ans plus tard ! Résultat, il y a deux ou trois ans, une enquête publiée par El Païs a révélé que près de 40 % des jeunes de douze à dix-huit ans ne voyaient pas de différence entre vivre en démocratie ou vivre sous une dictature. Parfois, l’oubli coûte très cher.
Avez-vous dû faire face à des réactions d’hostilité ?
7M. A.: Non, non, non. Le film est passé à TV3, la télévision autonome régionale de Catalogne. Nous avons de bonnes relations avec les chaînes régionales, du Pays basque, de Galice, d’Andalousie, etc. Quelques-unes, pas toutes, l’ont diffusé, mais pas la télévision nationale. Au Parlement de Madrid, un député catalan a demandé que le documentaire passe sur les chaînes d’État, mais leurs responsables d’alors, liés au Parti populaire, ont répondu qu’ils n’étaient pas intéressés, malgré son écho au-delà des frontières et sa diffusion par beaucoup de télévisions européennes et le prix remporté dans un festival.
8Je précise que si le changement politique de 2004 devrait aider au nécessaire devoir de mémoire, le premier gouvernement socialiste ne fut d’aucun secours dans les années 1980.
Solliciter et transmettre les mémoires
Votre initiative en a-t-elle suscité d’autres ?
9M. A: Il y a eu, je pense, dans les années 2000, une tendance à mettre en relation avec la génération des vingt-trente ans, celle des enfants et petits-enfants de victimes, celle, aussi, de la démocratie. Par la suite, d’autres journalistes se sont penchés sur cette période. Allez dans les librairies, vous trouverez des livres sur la Guerre Civile. On y trouve d’ailleurs n’importe quoi, mais l’éclosion a bel et bien eu lieu.
10Une autre chose importante s’est produite avec la création de l’Association pour la Récupération de la Mémoire historique. Les Enfants perdus du Franquisme ont été diffusés en janvier 2002. La même année, Emilio Silva, qui cherchait son grand-père enterré dans un charnier, multiplie les contacts auprès des familles de victimes et fonde une association dans ce but. Emilio sait communiquer avec les médias. Jusque-là, nul ne parlait des disparus, soit plus de 30 000 personnes ensevelies un peu partout, le long des routes, dans les champs, etc. Le mouvement a mobilisé les familles des victimes, souvent des ruraux, âgés, très âgés, modestes et ignorantes des ressources d’Internet. L’émergence d’une organisation dont les membres peuvent se téléphoner, dire : « Moi, j’ai la même histoire », se regrouper et se mobiliser a été un phénomène important.
Comment, vous-même, êtes-vous parvenue à trouver des témoins ?
11M. A: Cela n’a pas été facile. On a d’abord dressé des listes de femmes emprisonnées. Ensuite, il a fallu passer énormément de coups de fil, avec cette difficulté supplémentaire qui tient au fait qu’en Espagne, les patronymes des époux diffèrent, or seul celui de l’homme figure sur les annuaires. On a cherché des associations d’anciens détenus de la période franquiste, mais il n’y en avait pas. On a fini par retrouver des témoins. Mon objectif était d’avoir un échantillon représentatif des prisonnières. Ce qui signifiait ne pas m’arrêter aux militantes liées à telle ou telle organisation. Certes, j’ai parlé avec des communistes, des anarchistes, mais j’ai aussi rencontré des femmes, généralement les plus démunies, dont l’unique délit était d’être les épouses de militants. Imaginez ce que cela voulait dire pour des jeunes mères de famille que de sortir de la prison alors que leur mari avait été fusillé et que le reste de leur famille était réfugié en France. À leur égard, le régime entendait suivre une politique à prétention scientifique fondée sur le principe d’une hérédité des caractères politiques assimilant l’appartenance au camp des Rouges à un symptôme de dégénérescence [2].
À l’écoute de ces témoins, on perçoit leur envie de raconter ce qu’elles ont subi
12M. A: Parmi toutes les femmes rencontrées, deux ou trois n’ont pas voulu parler. Certaines m’ont remerciée. Elles avaient le sentiment d’avoir été complètement oubliées. Pour quelques-unes, c’était la première fois qu’elles racontaient leur histoire. Sans doute y a-t-il eu des exceptions dans les familles militantes, mais, surtout à l’intérieur, en Espagne, l’attitude la plus fréquente et la plus prudente, c’était le mutisme. Au moment des indemnisations, des petits-fils ont appris le passé de leurs grands-parents lorsque ceux-ci leur ont demandé de les accompagner pour remplir des formulaires. Dans les familles, on se contentait de dire : « le grand-père était à la guerre », mais il avait été aussi en prison, il était républicain, militaire républicain.
Vous avez également recueilli le témoignage d’une ancienne responsable du service social de la phalange
13M. A: J’ai essayé de la trouver. Il m’a d’abord fallu savoir si elle était toujours en vie. Dès que j’ai su qu’elle l’était, je me suis efforcée de la retrouver afin de lui proposer d’apparaître dans le documentaire. Elle a accepté. Selon mon expérience, les agents et les acteurs de la dictature éprouvent, eux aussi, le besoin de s’exprimer, de montrer qu’ils travaillaient sérieusement et faisaient tout correctement. Les étudiants en journalisme me demandent comment j’ai procédé, si j’ai trompé cette dame pour obtenir sa participation. Pas du tout. Je lui ai expliqué mon enquête et lui ai rapporté que des femmes accusaient les autorités de leur avoir enlevé leur enfant pendant qu’elles étaient en prison. « Que pouvez-vous me dire à ce sujet ? ». Je n’ai jamais menti, même si j’évitais de m’attarder sur mes sympathies. Mais elle était enchantée de parler.
Avez-vous ressenti, au cours de vos enquêtes, qu’il y avait des choses dont on ne pouvait toujours pas parler ?
14M. A: Ah ! non, non. Je pense que l’on peut tout dire maintenant, mais ce qui manque c’est le temps et le financement pour le dire. J’ai une longue liste de sujets possibles, mais les enquêtes coûtent très cher à cause de l’investigation. Là est la difficulté, non dans d’éventuels sujets tabous… non, non, non.
Ma question concernait aussi les victimes, leur difficulté à traiter de sujets trop douloureux qu’en est-il, par exemple, de l’évocation de la torture, des humiliations, des viols ?
15M. A: Non, non, non. Je pense qu’il y a toujours des gens qui sont plus ouverts que les autres. Néanmoins, je constate que lorsque une personne déclare : « Je vais te raconter mon histoire », elle s’ouvre complètement. Du moins tant que l’on parle du Franquisme. Il en va autrement dès que l’on touche aux mythes de la gauche. Par exemple, à propos de Mauthausen, le discours s’attarde sur les actes de solidarité et de fraternité. Mais il y a eu des affrontements terribles entre communistes et anarchistes. On sait aussi que beaucoup kapos et d’auxiliaires des SS ont été exécutés au moment de la libération du camp. Pendant deux ou trois jours, celui-ci est resté sans cadres, sans direction. Une sorte de silence règne sur ces questions.
16Je le répète, nombre de témoins parlent pour la première fois. C’est à nous, journalistes, artistes, chercheurs, d’encourager les gens à relater leurs souvenirs, à créer les conditions de confiance autorisant cette restitution du passé. Dans Les Enfants perdus du Franquisme, une femme confie : « J’ai 62 ans, c’est la première fois que je parle, c’est la première fois que l’on m’interroge ». Le motif est là : parler, parler, parler. C’est évidemment difficile de raconter le viol de sa mère, mais ce problème existe dès que l’on traite des violences sexuelles, à plus forte raison si l’on s’exprime devant une caméra.
Avez-vous organisé une projection en présence des témoins ?
17M. A: Non, j’ai maintenu des contacts, cependant, avec beaucoup d’entre eux. Ils ne se sont pas sentis trahis, mais sont, au contraire, très heureux d’avoir pu s’exprimer pour la première fois.
18Par ailleurs, des gens nous téléphonent : nous jouons parfois un rôle d’assistance sociale. Hier encore, un homme m’a appelé pour me raconter son histoire. Car, pour l’heure, il n’existe aucune administration en mesure d’accueillir les personnes à la recherche d’une victime disparue. J’étais en 1998 au Guatemala, un pays du tiers-monde et une démocratie fragile après une Guerre Civile de trente ans. Les pouvoirs publics y procédaient, à leurs frais et avec le concours des Nations Unies et d’une banque d’ADN, à des exhumations, à la reconnaissance des charniers. Des psychologues assistaient les familles. Il n’y a rien de tout ça en Espagne… Ici, si vous recherchez votre grand-père, la seule chose à faire est de contacter l’Association pour la Récupération de la Mémoire historique et de collecter le maximum d’informations. À partir de là, si vous avez de la fortune ou si votre grand-père a été jeté dans une fosse avec cinq, six, huit, dix personnes, il vous faudra organiser vous-même un chantier de fouilles, réunir des jeunes, des archéologues volontaires. C’est comme cela que l’on fonctionne.
Politiques de la mémoire et de l’oubli
En va-t-il de même à l’échelon des régions autonomes et des communes ?
19M. A: Très sollicités, les pouvoirs publics répondent : « On va commencer à faire tout ça, mais pas encore, pas encore ». Sans doute, y a-t-il maintenant une plus grande attention et une plus grande sensibilité à ces questions. On prévoit la création d’un mémorial démocratique de la Catalogne et de l’Espagne. Ce mémorial devrait être une institution d’investigation, de recherche, à laquelle les familles pourront s’adresser, mais nous ne sommes qu’au début.
Qu’en est-il du passé franquiste dans les programmes scolaires et les manuels scolaires ?
20M. A.: Pendant longtemps, les manuels scolaires n’ont rien dit, ou presque, sur la Guerre Civile. Les changements, très récents, sont consécutifs aux changements politiques intervenus depuis un an ou deux en Catalogne et en Espagne. Trop tard, si l’on considère les nombreux témoins disparus avant d’avoir pu confier leurs souvenirs. Aujourd’hui, on parle de la Guerre Civile et de la République comme de choses lointaines. J’ai une fille de quinze ans qui, l’autre jour, m’a demandé : « Maman, est-ce vrai qu’en Espagne on ne peut pas pratiquer d’avortement volontaire ? ». Je lui ai répondu : « On a eu cette liberté sous la République dont une loi autorisait l’avortement complètement libre pour les femmes qui seules prenaient la décision d’y recourir ». On pourrait faire des constats similaires en matière de politique scolaire. Pour moi, il est important de comprendre, parce que si nous n’avons pas de mémoire, si nous ne connaissons pas notre passé, les jeunes générations auront du mal à se situer, car la démocratie ne procède pas du miracle.
21Je pense que les lycéens et les étudiants sont de plus en plus intéressés par ces questions. Les manuels scolaires du secondaire commencent, un peu, à évoquer cette histoire. Les associations de victimes font un gros travail pédagogique, envoient des membres dans les établissements scolaires.
22Il n’empêche, chaque fois que je franchis la frontière pour aller en France, je suis frappée par le nombre de musées de la Résistance et de la Déportation qui existent dans presque toutes les villes… Dans des agglomérations aussi grandes que Madrid, Barcelone, Bilbao, etc., nous n’avons rien de cela. Partout, en France, y compris dans les petites villes, des monuments, des plaques, évoquent le souvenir des gens qui ont lutté pour la liberté et la démocratie. Pas ici. Quand des enfants entreront dans une école José Perez, qu’ils sauront que José Perez était un républicain, on commencera à comprendre un peu l’histoire. Tous ces héros anonymes, pour moi, il est nécessaire de les faire connaître. En 2005, tout le monde parle de la libération des camps, mais presque personne ne parle de Francisco Boix qui a témoigné à Nuremberg en apportant des photos prises clandestinement à Mauthausen. L’histoire de Boix pourrait servir de base à un documentaire. Il y a un héros, une intrigue, de l’émotion, du danger, la lutte… Il n’y aurait plus besoin d’aller voir La Liste de Schindler (réal. Steven Spielberg, 1993).
Précisément, des œuvres de fiction reviennent-elles sur la période franquiste ?
23M. A: On commence. Il y a quelques livres de fiction, par exemple, celui, très populaire de Pio Mio, que je n’aime pas. Le sujet devient à la mode. À la télévision nationale, il apparaît ainsi dans la série Raconte-moi. Ici, à la télévision catalane, on a fait Le Temps du silence. Il y a un peu plus de productions. C’est très intéressant, parce que je pense qu’on doit travailler la mémoire, chacun avec ses armes, ses talents, ses propres outils.
24On peut faire des documentaires, des films, une pièce de théâtre. On peut faire une chanson. Un groupe de jeunes a repris les chants de la Guerre Civile et de la République sur des rythmes d’aujourd’hui. C’est différent du côté de la littérature où depuis longtemps, des romans, des œuvres importantes, évoquent, en arrière-plan, l’atmosphère de la Guerre Civile et de la période noire de l’après-guerre.
25Pour moi, avec les documentaires, il s’agit de prendre conscience de notre histoire. Quand nous avons rétabli la démocratie, on a cru que nous pouvions donner des leçons, par exemple à l’Amérique latine. On a critiqué l’Argentine : « Oh ! Quelle honte ! Les enfants enlevés… la loi du "point final" en Argentine… ». Avec le documentaire, nous avons dit : « Attention, nous avons aussi des enfants perdus, nous avons notre loi du "point final" parce que la loi d’amnistie de 1975, c’est la même chose. » L’amnistie a permis aux victimes de sortir de prison, mais elle a simultanément évité aux criminels du Franquisme d’avoir à s’expliquer devant la justice. Et, maintenant, grâce au juge Garzon, Pinochet doit rendre des comptes et c’est formidable, mais qu’avons-nous fait de nos tortionnaires ?
Faut-il voir une coïncidence dans la révélation des enlèvements d’enfants survenus en argentine ou au chili et l’écho rencontré par votre documentaire ?
26M. A: Il n’y a pas vraiment de coïncidence. En Argentine et au Chili, la question des enfants s’est posée dès avant la fin de la dictature, dans les années 1980. En Espagne, on s’indignait du sort de ces enfants. Mais on a attendu encore vingt ans pour s’interroger sur nos propres enfants. Nous sommes très lents, les Espagnols. En fait, le mouvement a commencé en Catalogne, dans les médias. Le travail d’Emilio Silva est formidable, mais la Catalogne a été une référence, au cours des trois, quatre dernières années, en matière d’investigation et dans la mobilisation des médias au service de la mémoire. Nous avons été, un peu, les précurseurs.
Cela a-t-il suscité des enquêtes opposées sur les « crimes des rouges » ?
27M. A: Ah ! Oui, oui, oui. Absolument. Des gens disent : « Peut-être serait-il temps de parler des autres ». Pour autant, je ne connais pas de films importants de ce type. Il y a des livres, tel celui de Pio Mio, un historien, un ancien du Grapo, qui a écrit un best-seller. Il justifie les crimes franquistes en expliquant que ce sont les Rouges qui ont commencé.
28Il est exact, absolument vrai, qu’il y a eu des actions criminelles du côté des Républicains. Je ne l’ai pas caché dans mes documentaires, par exemple dans le deuxième documentaire, Les Charniers du silence, mais on ne peut mettre un signe d’égalité entre les uns et les autres. Les crimes du Franquisme ne sont pas seulement plus nombreux que ceux des rouges. La violence, chez ces derniers, procède d’une réaction à la rébellion. Il est clair que le gouvernement de la République a souvent perdu le contrôle de la situation. Mais il n’a eu de cesse de le reprendre, alors que les franquistes incitent constamment à la violence. Si l’on ne doit pas oublier les exactions rouges, elles sont d’une autre nature. Et en tout cas, nous avons eu quarante ans pour en parler : les autorités ont réuni une énorme documentation, on disposait de livres et la propaganda expliquait par le menu que les Rouges étaient diaboliques. Quand la situation sera clarifiée et normalisée, je serai enchantée de parler du massacre de Paracuellos de Jarama [3] et du stalinisme, etc.
Avez-vous travaillé avec des historiens ?
29M. A: Oui. Par exemple, pour Les Enfants perdus du Franquisme, j’ai travaillé avec une historienne. Mon opinion est que l’on doit s’efforcer d’établir des relations entre les professions. Pour moi, la collaboration entre les historiens, les journalistes et d’autres est essentielle. Il y a, ici, en Espagne de très bons historiens qui font un gros travail d’enquête, mais dont les résultats ont une diffusion restreinte. La télévision peut aider à faire connaître ces travaux. Avec Les Enfants perdus du Franquisme, nous avons touché près d’un million de téléspectateurs. Nous ne voulons pas concurrencer le football, mais on doit pouvoir regarder le football et avoir en même temps une télévision sérieuse.
Êtes-vous beaucoup sollicitée pour venir enquêter ici, faire tel ou tel sujet ? comment gérezvous cette pression ?
30M. A: C’est la folie… On essaie de répondre, de prendre note…
Les enfants perdus du Franquisme
31Le documentaire, réalisé par Montse Armengou et Ricard Belis pour la Televisió de Catalunya, traite d’un épisode jusque-là méconnu du Franquisme : le sort des enfants des milliers de militantes et d’épouses de militants républicains emprisonnés avec leur mère ou nés dans les centres de détention du régime. Stigmatisés pour leur origine, séparés de leurs parents, privés d’une identité dont les plus jeunes ignoreront parfois tout au terme de procédures d’adoption irrégulières par les familles des vainqueurs, des survivants – mères ou enfants – témoignent de ce qu’ils ont vécu. L’enquête donne aussi la parole à l’ancienne responsable du service social de la Phalange.
32Diffusé en janvier 2002, par la troisième chaîne de la télévision catalane, le film fut une révélation pour beaucoup de spectateurs. Programmé par différentes chaînes publiques régionales et étrangères, il attend toujours de passer sur un canal national. L’année même de l’achèvement des Enfants perdus…, le petit-fils d’un républicain fusillé, fondait l’Association pour la Récupération de la Mémoire historique, destinée à faciliter le repérage des centaines de charniers dispersés aux quatre coins du pays, jamais recensées auparavant. Plus d’un quart de siècle après la mort de Franco et le rétablissement de la démocratie, le documentaire de Montse Armengou et Ricard Belis marque une étape importante dans le mouvement tardif, qu’il contribua à impulser dans les médias, de retour sur le passé franquiste de l’Espagne et d’exploration d’une mémoire longtemps condamnée au silence.
33Après un second documentaire, Les Charniers du silence, Montse Armengou et Ricard Belis ont réalisé, en 2004, un nouveau film Le Convoi des 927, consacré aux neuf cent vingt-sept réfugiés espagnols entassés, le 24 août 1940, dans le train qui, parti d’Angoulême, arrivera quatre jours plus tard à Mauthausen où 87 % des déportés de ce premier convoi trouveront la mort.
Notes
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[1]
Franco est mort le 20 novembre 1975, après une longue agonie.
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[2]
Thèse développée, entre autres, par Antonio Vallejo-Nagera, alors chef du service psychiatrique de l’Armée.
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[3]
Village proche de Madrid où furent transportés et exécutés des prisonniers politiques de la République évacués de la capitale, alors que le gouvernement se repliait sur Valence, en novembre 1936.