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Article de revue

Images d'un crime hors du commun : le procès et la mort de l'abbé Bruneau (1894)

Pages 147 à 170

Notes

  • [1]
    Petite mais ancienne : l’église est construite sur des thermes gallo-romains (ignorés à l’époque) restés dans un remarquable état de conservation. La commune abrite la célèbre Trappe du Port-du-Salut, dont les moines fabriquaient un fromage nationalement connu depuis.
  • [2]
    Une fois jeté dans le puits, Fricot avait reçu d’énormes bûches sur la tête.
  • [3]
    Archives départementales de la Mayenne, U 868 (dossier de procédure de l’affaire Bruneau), rapport du médecin légiste.
  • [4]
    Sans avoir la célébrité d’autres grandes « causes » criminelles, l’affaire Bruneau n’est pas une inconnue. On verra ci-dessous qu’elle a donné lieu à une littérature, restreinte mais réelle, qui, toutefois, s’interroge presque exclusivement sur la question de l’innocence ou de la culpabilité de Bruneau – question intéressante mais très, très étroite alors que l’affaire est un miroir de premier ordre reflétant tensions et conflits dans la société française provinciale des débuts de la Troisième République. Le tout serait à reprendre complètement. Nous traiterons ici exclusivement de ses rapports à l’image au sens propre du terme.
  • [5]
    Les choses ont-elles fondamentalement changé depuis ? La question est posée, la réponse n’est pas simple.
  • [6]
    Voir Jean-François Tanguy, « Louarn et Baffet : une erreur judiciaire sous le Second Empire », in Benoît Garnot (dir.), L’Erreur judiciaire, de Jeanne d’Arc à Roland Agret, Paris, Imago, 2004, p. 193-228.
  • [7]
    A.D.M., dossier de procédure, déposition de la sœur Louise Bouvier devant le juge d’instruction, 14 avril 1894, loc. cit.
  • [8]
    Courrier du Maine, 15 juillet 1894.
  • [9]
    Paris, Albin Michel. Dans un article beaucoup plus récent, l’ancien bâtonnier Jacques Leconte émettait lui aussi de forts doutes, et même plus (« Deux crimes en Mayenne », L’Oribus, Laval, n° 54, 2001, p. 19-52). Une fois pour toutes, la question de la culpabilité ou de l’innocence de Bruneau, aussi intéressante qu’elle soit, ne nous concerne pas ici.
  • [10]
    Sur ce point, voir le livre essentiel de Michel Denis, issu de sa thèse, Les Royalistes de la Mayenne et le monde moderne, Paris, Klincksieck, 1977.
  • [11]
    Sur cette dernière, René Bourreau, Monarchie et modernité, L’utopie restitutionniste de la noblesse nantaise sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995.
  • [12]
    André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913, rééd. Imprimerie nationale, 1995, p. 115.
  • [13]
    Ibid., p. 118.
  • [14]
    Voir les cartes d’André Siegfried, loc. cit., p. 130 et hors texte.
  • [15]
    « La logique de la subjectivation politique est ainsi une hétérologie, une logique de l’autre […] elle n’est jamais la simple affirmation d’une identité, elle est toujours en même temps le déni d’une identité imposée par un autre, fixée par la logique policière », Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, Coll. « Folio essais », 1998, p. 121.
  • [16]
    L’évêché de Laval ne datait que de 1855 : auparavant, la Mayenne relevait de l’évêque du Mans. Lors des obsèques de Mgr Cléret, « tué » par l’affaire Bruneau (l’évêque avait naguère fait publiquement l’éloge du vicaire), le cardinal Meignan y vit une explication des malheurs du diocèse qui manquait au ciel de « patrons » ancestraux intercédant pour lui… (Michel Denis, L’Église et la République en Mayenne (1896-1906), Paris, Klincksieck, s.d., p. 35-36).
  • [17]
    L’échelle des ordonnées est celle du nombre de lignes (en comptant les lignes dans chaque colonne, en général six colonnes par page). Pour une étude plus générale du fait divers dans la presse locale, voir Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 ; du même auteur, « Crimes, fait divers et culture populaire à la fin du xixe siècle », Genèses, n° 19, 1995, p. 62-82 ; Marine M’Sili, Le Fait divers en République, Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000 ; et notre étude, « Les catastrophes naturelles vues par la presse généraliste de l’Ouest dans la deuxième moitié du xixe siècle », communication présentée au colloque de Grenoble, avril 2003, Université Pierre Mendès France, à paraître en 2004. Ce graphique et les deux suivants sont tirés du mémoire de maîtrise d’Isabelle Guédé, L’Abbé Bruneau, Du fait divers à la légende criminelle, Université Rennes 2, 2003.
  • [18]
    Page 16.
  • [19]
    Voir Jean Watelet, La Presse illustrée en France, 1814-1914, thèse de science politique, Université Paris 2, 1998, t. IV, p. 3sq.
  • [20]
    À cette date, l’anticléricalisme du journal radical lyonnais demeure très entier. Il ne le modérera que bien plus tard. Voir Samuel Pellissier, Le Progrès de Lyon et l’Allemagne (1933-1938), mémoire de fin d’études, IEP, Lyon II, 2000.
  • [21]
    L’anticléricalisme sera quelques années plus tard un des motifs amenant L’Avenir de Rennes, plutôt réticent au départ, à rallier le camp dreyfusard. Le journal n’était pas seulement « voué à un anticléricalisme un peu primaire et qui lui vaut de se faire traiter de “mangeur de prêtres” par Le Patriote breton » (Colette Cosnier, André Hélard, Rennes et Dreyfus en 1899. Une ville, Un procès, Paris, Horay, 1999, p. 67 – après le procès, les auteurs le voient reprendre « sa chronique favorite des exactions cléricales », p. 377). Mais il est vrai que le caractère discriminant de la position adoptée face au clergé et à la religion est bien réel, tant à Rennes qu’à Laval.
  • [22]
    Voir Jean-François Tanguy, « Le Hérissé, un notable populiste républicain (1886-1913) », in Frédérique Pitou, Élites et notables de l’Ouest, xvie-xxe siècles. Entre conservatisme et modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 59-81.
  • [23]
    Jacqueline Lalouette, « Science et foi dans l’idéologie libre-penseuse (1866-1914) », in Christianisme et science, Paris, Vrin, 1989, p. 21-54, citée par Claude Langlois, « Catholiques et laïcs », in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, rééd. Coll. « Quarto », 1997, t. 2, p. 2339. Voir aussi Jacqueline Lalouette, La République anticléricale, xixe-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 2002, ou encore René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985.
  • [24]
    Pour des raisons qu’il serait intéressant d’étudier et qui n’apparaissent pas d’une limpide évidence. Les aménagements introduits depuis vingt ans concernant certains « grands » procès à valeur « historique » sont ici hors sujet.
  • [25]
    Voire avant, sous d’autres formes.
  • [26]
    Voir Guy Gauthier, Vingt + Une leçons sur l’image et le sens, Paris, Médiathèque, Edilig, 1989, chap. 13, « Des signes organisés dans l’espace de l’image ».
  • [27]
    Martine Joly, L’Image et les signes, Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Nathan, 1994, p. 140.
  • [28]
    Comme L’Avenir national, c’est en principe un hebdomadaire (il paraît le dimanche). Un hebdomadaire qui n’hésite pas à paraître quotidiennement durant le procès ou le jour de l’exécution !
  • [29]
    Reproduites par Jacques Leconte, « Deux crimes… », loc. cit., p. 33.
  • [30]
    Sur ce thème, voir Jacqueline Lalouette, « Iconoclastie et caricature dans le combat libre penseur et anticlérical (1879-1914) », in Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier, Nicole Savy, Usages de l’image au xixe siècle, Paris, Créaphis, 1992, p. 51-62.
  • [31]
    15 juillet 1894.
  • [32]
    On notera le curieux aspect du vélo de Bruneau. Avec sa pédale attachée au moyeu de la roue avant, ses roues inégales (mais ce n’est pas un « grand bi ») il date des années 1860-70. La chaîne et le pédalier ont été inventés au plus tard vers 1880 (il y a divergence selon les sources). Ignorance du dessinateur dont l’évolution de la bicyclette serait le dernier souci ou volonté délibérée d’accentuer le caractère « arriéré » de l’abbé ? Les rédacteurs de L’Avenir ne voient évidemment pas du tout le clergé sous l’aspect décrit par Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, xixe-xxe siècles, Paris, Fayard, 1999.
  • [33]
    L’Illustration, 11 août 1894.
  • [34]
    Ce qui est possible, mais l’intentionnalité doit être d’abord soupçonnée. Exemples : le même type de croquis dans l’affaire Thérèse Humbert, où l’accusée a l’air de la bonne dame d’œuvre qu’elle veut incarner (L’Illustration, 15 août 1903) ; dans l’affaire Steinheil, où l’emphase mélodramatique de la « veuve rouge » approcherait du comique si l’affaire s’y prêtait (L’Illustration, 6 novembre 1909) ; dans l’affaire Landru, où l’accusé parlant à la Cour semble l’incarnation même de l’innocence avant la Chute… (L’Illustration, 19 novembre 1921). Le talent du dessinateur permet justement de capter une expression aussi bien, voire parfois mieux, que la plus habile photographie : on peut juste soupçonner l’auteur d’y avoir mis parfois un peu de « patte » postérieure (mais à vrai dire, le photographe, parfois, aussi – la retouche n’ayant pas attendu l’ère de l’informatique).
  • [35]
    « Barbe était plus âgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière. Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu de tentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moins vertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle […] “ Elle approche de MM. les prêtres”, disait Nônon avec une envie respectueuse », Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, [1854], Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964, p. 653-654.
  • [36]
    Voir plus haut.
  • [37]
    Bruneau fut acquitté pour tout. Sauf, hélas pour lui, pour l’assassinat du curé Fricot.
  • [38]
    Frédéric Chauvaud, Les Criminels du Poitou au xixe siècle, La Crèche, Geste éditions, 1999, p. 243.
  • [39]
    C’est un peu le cas pour l’image de la chambre de la veuve Bourdais. C’est encore plus vrai des photos des chambres des Steinheil, lors de la célèbre affaire qui vit la mère et le mari de l’ex-« connaissance » de Félix Faure passer de vie à trépas (L’Illustration, 12 déc. 1908). Il ne s’agit pas ici de négliger les indices recueillis sur la « scène du crime », comme l’on dirait aujourd’hui. Mais de constater que si, pour l’enquêteur, de tels dessins ou photos peuvent avoir ensuite une valeur d’aide-mémoire, ils ne constituent en tout état de cause pour le lecteur du journal que motifs à fantasmer. On a aussi évoqué pour ces figurations une fonction de preuve du « sérieux » des journalistes (par opposition aux « canards » d’avant la presse périodique à grand tirage). C’est possible. La « grande presse » actuelle fait-elle usage de tels croquis dans les affaires criminelles médiatisées ? Il semblerait bien que non, ce qui mériterait explication. Mais on se gardera de s’engager plus avant, faute d’avoir exploré la question.
  • [40]
    L’Avenir de la Mayenne, 15 juill. 1894.
  • [41]
    On n’aborde guère ici la question, pourtant importante, du lieu de production des croquis. Sont-ils réservés au dossier judiciaire où l’historien les retrouve ? S’agit-il d’une création propre des journalistes ? Ou, solution mixte, de documents d’origine judiciaire communiqués à la presse ? Ces questions sont complexes et non sans importance. On s’est fondé ici uniquement sur les documents figurés que le public a pu connaître à l’époque.
  • [42]
    Exécution d’abord prévue le 28 août puis différée, le président Casimir-Perier ayant décidé in extremis de recevoir en personne maître Dominique. Elle a lieu finalement le 30.
  • [43]
    Le Journal de Vitré (légitimiste), 1er sept. 1894.
  • [44]
    La Chronique de Fougères, 1er sept. 1894.
  • [45]
    L’Avenir hebdomadaire, 2 sept. 1894.
  • [46]
    Le Jour, de Paris, cité par Le Journal de Vitré, 1er sept. 1894. Ce dernier ajoute : « À peine le corps du supplicié était-il tombé dans le panier, qu’une clameur immonde et des bravos furieux se sont élevés ».
  • [47]
    L’Écho de la Mayenne, 30 août 1894.
  • [48]
    30 août.
  • [49]
    Preuve que là non plus, nous ne forçons pas les significations. L’Avenir hebdomadaire du 2 septembre rappelle que seul Verger paya son forfait de sa vie (Berthet n’était pas – encore – prêtre). Encore était-il à moitié fou et le caractère très spectaculaire de son crime rendait la clémence difficile. Le cas de Bruneau est donc unique, mais il semble presque payer pour les autres. On remarquera les différences entre ce dessin et celui du Progrès décrit plus haut. Le journal mayennais ne représente pas plus la foule que le journal lyonnais mais, par contre, met en valeur le détachement policier, redoutable : d’un côté, insistance mise sur l’accablement et presque une forme de pitié, de l’autre, dans le journal local, mise en valeur de l’autorité de l’État (au sens large) qui a décidé et assume l’exécution de sa décision. La volonté de dramatisation est plus forte au cœur géographique de l’affaire : la haie de gendarmes y contribue de façon décisive. On ne peut pas ne pas penser à l’antépénultième strophe de l’Ève de Péguy (1913) – bien qu’assurément il y ait loin de Jeanne d’Arc à Bruneau – non pour la nature des faits en cause mais pour les caractères d’une dramatisation recherchée : « L’autre est morte un matin et le trente de mai/Dans l’hésitation et la stupeur publiques./Une forêt d’horreur, de haches et de piques/La tenaient circonscrite en un cercle fermé ».
  • [50]
    On ne dissertera pas ici sur cette formule absurde mais courante qui renvoie aux référents des supports en cause.

Un crime au presbytère

1Le 2 janvier 1894, l’abbé Fricot, curé de la petite ville d’Entrammes [1], sise à quelques kilomètres du chef-lieu de la Mayenne, Laval, disparaissait mystérieusement. Le lendemain, son corps ensanglanté était découvert au fond du puits de son propre presbytère.

2

Le malheureux prêtre était hideux à voir et sa soutane faisait l’effet d’une sorte de glaçon. Tête nue, les cheveux souillés de sang, les narines poissées de mucosités noirâtres, la face balafrée par une énorme blessure, les os du nez en bouillie, le crâne fracturé, des plaies contuses à la tête, aux cuisses, au bras gauche, des ecchymoses aux mains, la plante du pied droit dépouillée de son épiderme, il avait reçu des coups terribles, dont les bûches [2] rendaient parfaitement compte [3].

3L’enquête s’orienta immédiatement en direction du vicaire, l’abbé Bruneau, dont la réputation était, selon la formule consacrée, détestable [4]. Très jeune, il avait été soupçonné de plusieurs vols importants chez un prêtre qui lui apprenait le latin, puis au petit séminaire. Nommé vicaire à Astillé (canton de Cossé-le-Vivien, non loin de Laval), il y mena grand train, dépensant plus de trois fois ce que lui rapportait son vicariat ; il y empocha l’héritage d’une religieuse de la communauté d’Evron, la sœur Agathe Beuchaux, soit 16 000 francs (Bruneau semble avoir joui d’un charisme non négligeable). Mais il fréquentait aussi les maisons closes de Laval, comme le soutiendront avec vraisemblance les pensionnaires de ces établissements – ce que Bruneau niera lors de son procès sans vraiment convaincre la Cour et les jurés.

4Les choses se compliquèrent encore quand de nombreux vols se produisirent au presbytère, que des incendies éclatèrent, pour une part évidemment volontaires, et que Bruneau fut soupçonné, sans preuves, d’escroquerie à l’assurance à cette occasion. Mêlé de surcroît à une sombre affaire de lettres passionnées adressées au curé par d’honorables paroissiennes, l’abbé en fit un instrument de chantage. Alors qu’il était muté à Entrammes et qu’en même temps le curé d’Astillé était déplacé, son changement de poste s’accompagna, comme par hasard, de l’apparition de vols dans son nouveau presbytère. L’enquête ultérieure montrera, en effet, que Bruneau se livrait à une de ses pratiques préférées : nouvelles captations et abus de confiance.

5On ne s’étonnera pas, même si plusieurs de ces affaires étaient encore inconnues, que les soupçons se soient immédiatement portés sur Bruneau lors de la mort du curé Fricot. Les méthodes des enquêtes judiciaires à l’époque [5] amènent en général une orientation immédiate vers les « mauvais sujets » de « triste réputation » connus dans l’entourage immédiat de la victime [6]. Dans le cas de Bruneau, toutes sortes d’indices, sur lesquels on ne s’étendra pas ici, confirmèrent rapidement le juge d’instruction et le procureur dans la certitude de la culpabilité de l’abbé. Certitude confirmée le 14 avril lorsque la sœur Louise Bouvier, directrice de l’école d’Entrammes, se présenta spontanément devant le juge d’instruction et lui fit une déclaration qui leva ses derniers doutes, s’il en avait. Elle rapportait des propos prétendument tenus par Bruneau au moment des faits :

6

Le matin du 3 janvier, apprenant la nouvelle, je suis allée au presbytère : j’ai trouvé l’abbé Bruneau qui m’a dit : “Monsieur le curé est dans le puits. Je l’ai vu hier soir qui passait devant la fenêtre de la chambre de l’harmonium. Il marchait la tête basse et je ne l’ai pas suivi. Comme je ne veux pas que sa mémoire soit ternie, on a jeté des bûches sur lui pour qu’on croie à un crime et non à un suicide” [7].

7Déclarations qu’on jugera un peu suspectes en janvier : la sœur Louise Bouvier avait déjà été entendue deux fois par les gendarmes, une fois par le juge, et n’avait jusqu’alors rien dit de tel. Il faut croire que les souvenirs étaient remontés des profondeurs. Déclarations suffisantes pour le juge d’instruction. Deux jours plus tard, il clôturait le dossier. Le 30, la chambre d’accusation d’Angers prononçait la jonction de la procédure « Fricot » avec celle de l’assassinat de la veuve Bourdais, fleuriste à Laval, tuée le 15 juillet 1893 et dont on n’avait jamais retrouvé le meurtrier. Sans preuve aucune, Bruneau se voyait chargé de ce crime sans auteur, tant il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches.

Un procès de retentissement national

8Le procès s’ouvrit le 9 juillet 1894 à Laval devant la cour d’Assises et dura quatre jours. L’affluence était considérable, la presse nationale très représentée : Albert Bataille du Figaro, Corbeau du Petit Journal, Serizier du Petit Parisien, les journalistes des très anticléricaux La Lanterne et L’Intransigeant, les représentants des agences Havas et Dalziel. La presse régionale était en force avec La Chronique de Fougères, le Petit Courrier d’Angers, le Patriote de l’Ouest, La Sarthe, L’Avenir de la Sarthe, Le Populaire de Nantes, La République de Saint-Malo. De nombreux rédacteurs en chef de la presse régionale sont physiquement présents. D’après Le Courrier du Maine, l’affluence fut telle que :

c’est avec peine que les rédacteurs des journaux de Laval, eux qui, dans cette affaire, devaient être les privilégiés, peuvent trouver place [8].
Bruneau continuait à nier énergiquement et, de fait, les obscurités et contradictions de l’instruction comme des témoins ne rendaient pas l’affaire limpide. Bien plus tard, plusieurs écrits entreprirent de vouloir classer l’affaire Bruneau au sein de l’immense dossier des erreurs judiciaires, ou en tout cas d’insinuer le doute avec assez de force pour laisser entendre qu’il aurait dû bénéficier, au moins en partie, à Bruneau. Ce fut le cas notamment de l’illustre Pierre Bouchardon, magistrat instructeur des procès Bolo Pacha, Mata Hari, Joseph Caillaux en 1917… et Pétain en 1945, intarissable logographe et conteur, essentiellement d’affaires judiciaires, et qui publia en 1942, Le Puits du presbytère d’Entrammes [9]. Les jurés de 1894 ne le crurent guère. Condamné à mort, Bruneau se pourvut en cassation. Le pourvoi fut rejeté le 9 août. Il fut décidé en haut lieu de laisser la justice suivre son cours et Deibler arriva avec sa machine et ses aides à Laval le 27 août. Mais l’avocat de Bruneau protesta : contrairement à la coutume, il n’avait pas été entendu en personne, malgré sa demande, par le Président de la République. L’exécution fut suspendue à la grande colère d’une partie de la presse ; mais après une audience de pure forme de maître Dominique par Casimir-Perier, Bruneau fut décapité à Laval, le jeudi 30 août 1894.

La presse et l’abbé Bruneau

9On peut penser qu’une histoire aussi porteuse de fantasmes et de connotations politiques, sociales et culturelles devait solliciter l’intérêt de la presse, grande et petite. Tous les ingrédients d’une affaire nationale dans le contexte de l’époque étaient réunis : un département rural soumis à une aristocratie foncière plutôt riche, conservatrice, antirépublicaine [10] ; un clergé plutôt pauvre et très dépendant de l’aristocratie ; mais un tempérament politique globalement modéré et qui au fond accepta assez vite la République pourvu qu’elle soit aussi peu marquée que possible. Sans se rallier aussi nettement que l’Ille-et-Vilaine voisine, la Mayenne se distingue aussi de la très réactionnaire Loire-Inférieure [11]. La poussée anticléricale des années 1900 puis la montée du socialisme la ramèneront à droite pour longtemps, mais en 1894 la situation reste ambiguë, ambiguïté qui place ici au cœur du débat non pas les attentats anarchistes ou les réformes de l’armée mais bien le thème autour duquel se nomme le parti républicain : le cléricalisme.

10La région d’Entrammes, en particulier, décline, presque jusqu’à la caricature, le schème défini par André Siegfried quelques années plus tard. « Les nobles, en général grands propriétaires, sont pour cette raison les véritables dirigeants politiques de cette société [12] […] On devine que, dans ces conditions, les moyens d’action politique du clergé sont immenses » [13]. La moitié sud de la Mayenne est par excellence la terre de la grande propriété, celle qui, lors des élections de 1893, mauvaises pour la droite en général sur le plan national, maintient aux monarchistes une confortable majorité [14]. Dans ces circonstances, l’enjeu politique que revêt le débat autour, non de la doctrine chrétienne, mais spécifiquement des prêtres, de leur influence positive ou néfaste sur les électeurs, les femmes, la jeunesse, de leurs turpitudes supposées ou de leurs vertus célébrées, se trouve en Mayenne au centre de tout débat, même et surtout si les deux camps se refusent à s’avouer d’abord pour cléricaux ou anticléricaux, noms que leur donne le camp d’en face [15]. On ne peut imaginer ici de champ d’affrontement plus exemplaire que dans le cas de l’abbé Bruneau, d’autant plus que le jeune diocèse se trouvait depuis longtemps dans une situation de vacuité favorisant les dérives et les affrontements sans règle [16].

11Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, le procès de Bruneau ait attiré la fine fleur du journalisme français et local. Il n’est pas étonnant non plus que le procès ait occupé une part non négligeable des colonnes des journaux, mais avec de fortes nuances à la fois selon les phases de l’affaire et selon les opinions politiques des organes de presse. Comparons deux hebdomadaires locaux (malgré le titre de l’un d’entre eux). Les différences sautent aux yeux : L’Avenir national consacre à l’affaire Bruneau environ 11,5 % de sa pagination sur l’ensemble des dates considérées, La Croix moins de 6 %.

figure im1
La pagination dans L’Avenir national (républicain) [17]

12L’enquête suscite chez le premier un grand intérêt : pendant six semaines, elle ne quitte pas la « Chronique générale » de la « une ». La période du procès et celle de l’exécution ravivent l’intérêt du journal. En comparaison, La Croix ne s’intéresse vraiment à l’affaire que durant la seule période du procès (mais elle ne le passe pas sous silence). L’exécution elle-même est évoquée fort discrètement. Le journal multiplie les « rectifications » et souligne les « incohérences » de l’instruction et de la démarche judiciaire en général. Le journal républicain veut, à l’évidence, faire de Bruneau un cas d’école ; son rival catholique tente, à défaut d’occulter l’affaire, en tout cas de lui donner la place qui lui semble convenable, bien petite en l’occurrence.

figure im2
La pagination dans La Croix de la Mayenne (clérical)

13Notons que la discrétion, le jour de la mort de Bruneau, est surtout le fait de La Croix, journal des pères assomptionnistes. Le Journal de Rennes, quotidien très à droite, légitimiste, mais animé par des laïcs plutôt légalistes (le journal avait vigoureusement protesté contre le coup d’État du 2 décembre), ne prend pas une distance aussi grande par rapport à l’événement. Ainsi, moins sensible au caractère sacré du prêtre, il ne craint pas de relancer l’information au moment de l’exécution.

14Un grand titre de la presse nationale, Le Petit Journal, nous servira de contre-exemple. On voit que la période de l’enquête intéresse le quotidien, preuve du retentissement national de l’événement. On note aussi que le procès provoque classiquement un pic dans la quantité d’information délivrée – et alors même qu’il s’agit des jours qui suivent l’assassinat de Sadi Carnot – mais que les instants du supplice ne réveillent pas l’attention du périodique. L’affaire Bruneau est donc bien d’importance nationale, mais une fois la condamnation prononcée, ce n’est que dans le contexte politique et passionnel local que l’information sur le sujet peut redevenir prédominante.

figure im3
La pagination dans Le Petit Journal

Bruneau, absent des grands « suppléments illustrés »

15Il n’en reste pas moins que ces développements n’ont guère que les mots pour fondement. Si nous tentons de discerner ce que l’image ajoute ou corrige, nous devons constater que la moisson est maigre. À tout seigneur, tout honneur, l’illustre Illustration ne fait, sauf erreur, rigoureusement aucune allusion à l’affaire. Il est possible, vraisemblable même, que cela résulte d’une politique générale qui a dominé l’hebdomadaire pendant des décennies : pas de « sang à la une », peu de faits divers, sauf lorsqu’ils paraissent avoir une signification qui les transcende, politique ou « mondaine » en particulier. Ce refus du spectaculaire est patent dans le numéro du 30 juin 1894 (assassinat du président Carnot) avec la « Une » consacrée au « Drapeau en deuil » et la double page (544-545) jouant très peu sur le caractère dramatique de la scène.

16Le résultat est là : rien lors de la découverte du crime, ce qui peut encore s’expliquer compte tenu de cette façon d’appréhender le monde. Mais rien non plus lors du procès de Bruneau en juillet, ce qui est déjà plus étonnant. Il faut reconnaître que l’actualité était submergée par un seul événement, l’assassinat de Carnot. Le numéro du 7 juillet s’ouvre sur une image des funérailles et occupe 12 pages sur 16 avec un nombre impressionnant de gravures dépeignant la cérémonie funèbre et en dernière page un portrait de Caserio dans sa prison (d’après une photographie) :

17

Nous donnons enfin le portrait de l’assassin de M. Carnot d’après la récente photographie faite dans la prison de Lyon. Caserio est représenté de face, portant le costume des prisonniers et la bricole qui remplace la camisole de force. Le visage est blême, le regard dur, la lèvre à peine ombrée ; l’ensemble de la physionomie rappelle le type du vulgaire rôdeur de faubourg [18].

18Rien, ni sur Carnot ni sur Bruneau, dans le numéro du 14 juillet ni dans les suivants, mais à nouveau la « Une » dans celui du 4 août (avec trois portraits, celui du président des assises, du procureur, du défenseur de Caserio) et une partie de la dernière page (« Nos gravures ») ; dans le numéro du 11 août, une double page (116-117) avec là encore de nombreuses gravures sur Caserio, mais toujours rien sur Bruneau. Rien non plus à la fin août lors de l’exécution de l’abbé. Par contre, de longs développements sur la guerre sino-japonaise, l’aspect de la Corée, les caractères de l’armée chinoise, la mort du comte de Paris, etc.

19D’autres journaux ou suppléments illustrés n’en disent pas plus sur Bruneau. Rien dans celui du Petit Parisien. Il est vrai que les illustrations pleine page de la couverture et de la dernière page font appel à des sujets assez variés (politiques, coloniaux, mondains) dans lesquels les « faits divers » occupent une place raisonnable sans plus, et l’assassinat de Carnot comme le procès de Caserio ne dérogent pas à la règle. On pourrait dire à peu près la même chose du Petit Journal : les thèmes qui font l’objet des grandes gravures sont similaires (on pourrait y ajouter les progrès scientifiques et techniques, plus présents peut-être que chez son concurrent, de même que la politique mondiale) même si les événements choisis sont pratiquement toujours différents (assassinat de Carnot à part). Il en est de même de La République illustrée dans laquelle la politique étrangère n’est pas non plus négligée, la guerre sino-japonaise en particulier ; et encore du Monde illustré, vénérable ancêtre né en 1855 et où Bruneau n’occupe nulle place non plus.

20Il a existé, selon Jean Watelet (voir infra), des suppléments illustrés de petits journaux locaux qui auraient pu nous intéresser, dans la région du crime notamment : aucun (aucun de ceux que nous avons pu identifier) ne porte sur l’année qui nous concerne (ainsi Le Choletais illustré, La Sarthe illustrée). Il va de soi que nous n’avons pas tout exploré. À notre connaissance, la seule image de ce type que nous puissions analyser provient du Progrès illustré, supplément du grand quotidien lyonnais. Ce n’est pas tout à fait étrange. L’analyse des cinquante-deux « Une » pleine planche pour l’année 1894 montre une orientation globale assez différente de celles du Petit Journal ou du Petit Parisien. Jean Watelet a noté la volonté des journaux populaires de rencontrer un public « familial » et donc de ne pas choquer [19]. Or, l’affaire Bruneau était horriblement choquante pour un tel public : comment présenter aux familles un abbé voleur, client de maisons closes, peut-être deux fois assassin et assassin de son propre curé pour finir. Difficile, lors d’une lecture sous la lampe à pétrole, à expliquer aux enfants ! La position du Progrès semble un peu différente, comme si son lectorat se composait d’un public plus friand de « sang à la une », plus adulte et plus masculin peut-être. Le bilan des « Une » illustrées pour 1894 s’établit ainsi :

tableau im4
Armée 1 Attentat anarchiste 5 Calendrier 1 Cérémonie officielle 4 Chronique judiciaire 1 Crime crapuleux 6 Crime passionnel 3 Culturel 8 Exécution capitale 3 Fait divers 7 Politique 2 Portrait officiel 2 Société 7 Sport 1 Total 51

21L’intitulé des rubriques est le nôtre et il peut sembler un peu abstrait : en fait, le journal ne fait ici guère de place à la « grande » politique, surtout internationale. Les pages « culturelles » présentent notamment des reproductions de tableaux exposés aux salons locaux. Par contre, on voit que les crimes de droit commun représentent presque 20 % du total. Si l’on ajoute les exécutions et les attentats anarchistes (on a rangé sous cette rubrique l’assassinat de Carnot), on monte à un tiers du total exactement ; avec les « autres faits divers » (accidents surtout) à presque la moitié. Si l’on ajoute le caractère politique radical et anticlérical nettement plus marqué que pour Le Petit Parisien (sans parler du très modéré Petit Journal) [20], il n’est pas étonnant d’y voir figurer l’abbé Bruneau (ill. 1).

Ill. 1
Ill. 1
Le crime de l’Abbé Bruneau.
(Le Progrès illustré)

22La « Une » qui le met en scène est double : les trois quarts sont consacrés à la scène du crime, scène à laquelle, bien sûr, nul tiers n’a assisté. Scène imaginée où l’on voit un Bruneau plutôt juvénile (dans la réalité, il a 33 ans, on a donc là un élément assez réaliste) accomplir son geste meurtrier de manière très déterminée sans aucun affolement. Il tient de la main droite une pierre avec laquelle il s’apprête à frapper le crâne de l’abbé Fricot. Il a les yeux fermés (cela n’est pas très apparent sur notre reproduction mais tout à fait sur l’original) : on peut se demander s’il y a là une intention de la part du dessinateur. Je pencherais plutôt pour un procédé de prudence : on n’a voulu donner à Bruneau ni une expression féroce ou bestiale, ni un regard vide ou hagard de fou, sans doute pour éviter de prendre parti, pour « imaginer » le moins possible une réalité fuyante. Les paupières closes permettaient d’éviter cet écueil. L’abbé Fricot est déjà à moitié dans le puits. Sa position ne lui laisse aucune chance d’échapper au meurtrier, d’évidence beaucoup plus fort que lui. Plus âgé que son vicaire, il semble épouvanté, n’adopte aucune attitude de suppliant, mais, appuyé des deux mains sur la margelle, tente désespérément de sauver sa vie : là encore, le journal privilégie le caractère dramatique très vraisemblable de la scène, sans tenter une reconstitution psychologique hasardeuse.

23Le quart supérieur droit est occupé par la scène de l’exécution : la foule est inexistante et les gendarmes sont perdus dans les brumes. Tout est centré sur l’image de la guillotine sinistre, du condamné, de Deibler et de ses aides et de l’aumônier qui accompagne les derniers instants de Bruneau. De celui-ci, on ne voit qu’un dos courbé et résigné, un corps qui va basculer sur la planche, une tête déjà prête à tomber et on ne saura rien du visage. Tout en fait sert à illustrer la légende : crime – expiation ; aucun doute quant à la culpabilité, légitimité du châtiment. D’autant plus que le supplément concerné est celui du 9 septembre, une bonne semaine après l’exécution, quand tout est dit : pas de mystère, aucune remise en cause, la constatation des faits, que vient confirmer l’habituel commentaire en pages intérieures, « Nos gravures ». Sans être à proprement parler un manifeste anticlérical, ce texte insiste assez lourdement sur le rapprochement entre l’état ecclésiastique de Bruneau et son caractère de criminel :

24

Pendant près d’une année, ce prêtre assassin avait fait parler de lui, et ses crimes ont eu un douloureux retentissement dans toute la France et surtout dans la région du Nord-Ouest. À peine sorti du séminaire, ce prêtre se signalait par des méfaits de toutes sortes, d’abord des dénonciations calomnieuses, puis des incendies volontaires, puis des vols : il répandait la terreur parmi ceux qui l’approchaient, et tel restait encore le prestige de sa soutane qu’on n’osait l’approcher.

25Les expressions « prêtre assassin » et « vicaire assassin » refaisant ensuite plusieurs fois leur apparition dans les quelques lignes du commentaire.

La presse politique de province dessine l’abbé Bruneau

26Bruneau n’illustre donc guère les « Une » des grands suppléments. Allons-nous désespérer de voir figurer cette affaire hors du commun ? Non, car de manière inhabituelle, c’est la presse quotidienne de province, si peu douée pour l’image en général, qui va nous fournir matière. Plus précisément, les journaux républicains de l’Ouest, pour lesquels l’anticléricalisme constitue une sorte de test permanent de l’appartenance ou non au « camp » du Progrès[21]. Il faut dire que ces années 1890 les ont laissés un peu désemparés : la crise boulangiste a durement secoué le parti républicain dans l’Ouest et les réconciliations plus ou moins sincères ont laissé des traces [22]. Dans le contexte un peu gris des débuts de la décennie, face au Ralliement et à Panama, la « chasse aux curés » constitue un des seuls points qui puisse faire ressurgir les enthousiasmes d’antan, que ce soit à Laval avec L’Avenir de la Mayenne ou L’Avenir national, à Rennes avec L’Avenir de Rennes. Le fait même que ces feuilles purement politiques ou presque et qui utilisent si rarement l’illustration – même pour de grandes affaires criminelles ou des faits divers spectaculaires – nous donnent ici un assez bel échantillon d’aperçus visuels, est en soi une démonstration du caractère discriminant de la position adoptée face à la religion et au clergé : n’est-ce pas deux ans auparavant que le cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique a permis de célébrer « Le triomphe de la science positive sur la science chimérique de la théologie » [23] ? En regard, on notera que la presse « cléricale » ne dessine rien, ne représente rien, ou presque (parfois, la bonne figure de l’abbé Fricot, au plus) et tente de présenter l’affaire Bruneau comme une abominable histoire de prêtre indigne ; pas de gros titre, pas d’illustrations, mais bien sûr un compte rendu obligatoire du procès : le Journal de Rennes le relègue en deuxième page sous un titre anodin sur une seule colonne.

27Le dessin de presse judiciaire a une fonction complexe et jusqu’ici mal étudiée. Il est apparu à une époque où la photographie était dans l’enfance – et sa reproduction dans les journaux encore plus – et, de ce point de vue, il n’avait guère d’autre statut que celui de dessin d’actualité, ni plus ni moins que le dessin de fait divers, de catastrophe, d’événement politique ou parlementaire. On sait qu’au xxe siècle, le refus de laisser pénétrer (ou très peu) les instruments de reproduction de l’image dans les prétoires, refus opposé par le corps des magistrats soutenu ici par le pouvoir politique [24], lui a donné un statut particulier, celui du seul domaine de la vie publique où le dessin de reportage a conservé un rôle. Il n’est pas et n’a jamais été un équivalent du « dessin de presse » à fonction de commentaire, tel qu’il existe dès le xixe siècle [25] et perdure de nos jours [26]. Il ne peut non plus prétendre à s’élever au rang de la photo de presse « dont la fonction éphémère […] finit par constituer une sorte de mémoire collective » [27]. Il ne possède apparemment guère que des fonctions – pour parler le langage des spécialistes – référentielles (renvoi à un ou des objets, l’accusé, le président, l’avocat, les jurés) ou phatiques (volonté d’établir un contact avec le lecteur, comme on le verra ci-dessous). Cela élimine-t-il toute prétention consciente ou non à situer l’image dans un champ codé (métalinguistique) ? Ce n’est pas complètement sûr.

28Voyons ce que nous donnent nos sources : on notera que les journaux qui usent le plus d’illustrations (au sens propre) sont ceux du département, et on ne s’en étonnera pas. Affaire nationale, le crime d’Entrammes demeurait aussi aux yeux des populations, une affaire d’abord ancrée dans la réalité locale. De surcroît, la presse républicaine est beaucoup plus encline que la presse cléricale à utiliser le dessin ; là non plus, rien d’extraordinaire : d’un côté, volonté de souligner les aspects que l’on veut mettre en lumière, de l’autre, volonté de discrétion qui ne peut descendre au-dessous d’un certain seuil mais que l’on fixera au maximum de la mesure du possible.

29Le plus grand nombre de dessins, et de loin, figure dans L’Avenir de la Mayenne[28], majoritairement dans deux numéros, celui du 9 juillet, date de l’ouverture du procès d’Assises (ill. 2), et celui du dimanche 15 juillet (ill. 3) consacré évidemment, à l’occasion, au récit complet des débats. Fait rarissime dans l’histoire du journal, dans les deux cas, le titre principal (sur six colonnes) était suivi d’un bandeau sur toute la largeur de la page comportant trois figures. Comparons les « Une » du 9 et du 15 :

Ill. 2
Ill. 2
L’Abbé Bruneau en Cour d’Assises : Le Jury. – Acte d’Accusation. – L’interrogatoire.
(L’Avenir de la Mayenne, 9 juillet 1894)
Ill. 3
Ill. 3
L’Abbé Bruneau aux Assises : Compte rendu complet des débats.
(L’Avenir de la Mayenne, 15 juillet 1894)

30La comparaison ne manque pas d’intérêt : dans les deux cas, la figure de la victime, centrale, l’abbé Fricot, de face, l’air plutôt ouvert, celui d’un homme à qui l’on peut faire confiance, et le tout répété deux fois. De part et d’autre, le 9 juillet, la figure de Bruneau, de profil, comme indifférent au regard du lecteur, en soutane et chapeau ecclésiastique à gauche, en civil à droite mais attirant peu la sympathie. Le 15 juillet, les lieux du crime insistent sur l’aspect clérical de l’affaire mais semblent déshumanisés, sinistres (les arbres dépouillés attestent que le crime a eu lieu en hiver, mais comme il s’agit de donner au lecteur une image du site, on aurait aussi bien pu le représenter en toutes saisons, c’est donc bien là volontaire). Dans la vignette de droite, le puits, au centre, symbole de l’horreur, plus impressionnant dans son silence que dans le dessin du Progrès, attendant le corps qu’on va lui offrir en pâture ou le recélant dans ses profondeurs, on ne sait.

31On objectera que les deux dessins représentant Bruneau ne sont que les projections des photos prises dans la prison de Laval par le photographe Clovis [29] et qu’on ne doit pas y chercher de significations particulières. Voire : d’autres photos représentaient Bruneau de face et le choix de celles qui servent au dessin n’est certes pas fortuit. Un agrandissement de la vignette de gauche du 9 juillet (ill. 4) montre la volonté évidente d’assimiler Bruneau à l’immense cohorte des abbés à la triste figure affectionnés par les libres penseurs – et, sans tomber dans la caricature [30], le genre du journal et les circonstances ne s’y prêtant pas.

Ill. 4
Ill. 4
L’Abbé Bruneau.
(L’Avenir de la Mayenne, 9 juillet 1894)

32Une confirmation de nos hypothèses est, en fait, apportée par le journal de même tendance mais du département voisin, L’Avenir de Rennes[31]. Il offre beaucoup moins d’illustrations. Certaines sont reprises telles quelles de son confrère de la Mayenne : il est ainsi de la vision du jardin avec le puits fatal. Seule change la légende mais de manière décisive, puisque « Le jardin du presbytère » devient « Puits où a été jeté l’abbé Fricot ». Le puits solitaire acquiert encore plus par cette mention ce que l’on pourrait appeler une aura maléfique supplémentaire, si cette formule convenait à l’opinion d’un journal théoriquement sceptique, voire agnostique. Quant aux portraits de Bruneau, ils amplifient ce que nous avons constaté dans l’hebdomadaire mayennais. L’image du vicaire ne provient pas des photos de Clovis, mais semble une libre interprétation de l’archétype du « curé en soutane » : le parapluie qu’il tient accentue encore le côté vertical, longiligne, abominablement sec, du personnage. Long comme un jour sans pain, ce Bruneau-ci a le haut du visage dans l’ombre (l’ombre du chapeau), et ressemble à quelque personnage issu d’un des innombrables romans-feuilletons du siècle (ill. 5). Plus étonnant encore, l’autre portrait de l’abbé sur la même page et sous le titre « Un prêtre assassin » : Bruneau en vélocipédiste ! On conviendra que cela ne semblait pas s’imposer… sauf si le journal avait délibérément voulu confronter le caractère sacré de l’abbé avec des aspects triviaux du personnage et dévaloriser immédiatement le premier en associant soutane, habillement de « sportsman » et mention « assassin », semblant suggérer qu’avec le clergé ces disparités non seulement n’étonnent pas mais associent presque naturellement les multiples connotations négatives qui s’attachent aux « corbeaux » [32].

Ill. 5
Ill. 5
figure im10
L’Abbé Bruneau en écclésiastique et en vélocipédiste.
(L’Avenir de Rennes, 15 juillet 1894)

Le reportage judiciaire

33Reste que les journaux locaux pratiquent aussi le reportage judiciaire pur : comme encore aujourd’hui, il s’agit de donner aux lecteurs des « impressions d’audience » à travers des croquis de l’accusé, des avocats, du procureur, du président, des jurés, de leurs diverses attitudes et mimiques. Une scène classique que l’on retrouve dans L’Avenir de la Mayenne du 15 juillet, comme dans L’Avenir national du même jour représente Bruneau dans le box entre deux gendarmes, son avocat en contrebas et au premier plan : on retrouve quasiment la même disposition quelques jours plus tard dans L’Illustration avec le procès Caserio [33]. Dira-t-on que dans le second cas, Caserio apparaît plus effronté (là, il n’y a aucun doute), que les gendarmes portant leurs célèbres chapeaux semblent plus redoutables et les avocats plus graves, alors qu’à Laval, Bruneau présente un air quelque peu benêt, que les gendarmes tête nue ont l’air de s’ennuyer et que maître Dominique est occupé à faire des effets de manche ? On en jurerait bien mais on pourrait nous accuser de forcer des significations sur des détails peut-être simplement dus au talent variable des dessinateurs [34].

34Dans les jours qui précèdent et qui suivent le procès, L’Avenir de la Mayenne, et pratiquement lui seul, a multiplié les dessins censés donner un accent de vérité à une affaire qui passionne le public local : Bruneau dans sa prison (18 mai), Bruneau à l’audience (22 juillet), Maître Dominique son avocat (29 juillet), le procureur (5 août) ou encore (22 juillet) Janette, la « veuve Charloux », servante du curé Fricot et accusatrice de Bruneau, superbe figure qu’on jurerait surgie d’un roman de Barbey d’Aurevilly [35] (ill. 6).

Ill. 6
Ill. 6
La veuve Charloux, accusatrice de l’abbé Bruneau.
(L’Avenir de la Mayenne, 22 juillet 1894)

35Mais si le lecteur doit pouvoir entrer dans la réalité du crime, il est aussi supposé pouvoir y réfléchir, jouer à sa manière aux gendarmes et au juge : d’où la relative abondance, là aussi exceptionnelle, de croquis de bâtiments, de plans. Lors du procès de juillet 1894, Bruneau était accusé non seulement de l’assassinat de son curé mais de nombre d’autres méfaits, vols, incendies volontaires et même de l’homicide, non élucidé, de la « veuve Bourdais » [36], commis le 15 juillet 1893 [37]. Les journaux, L’Avenir de la Mayenne notamment, multiplièrent les croquis entre le 10 et le 15 juillet 1894 : aspect du magasin Bourdais sur la rue, plan détaillé de l’immeuble, vision réaliste de la chambre de la victime, plan du presbytère d’Entrammes…

36Frédéric Chauvaud l’a remarqué : « Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le plan reste le principal document iconographique [de plus] Certains plans […] donnent des informations qu’une photographie ne peut pas délivrer » [38]. Mais les différentes figurations d’un même dossier, ou de plusieurs dossiers différents, peuvent avoir en fait des statuts fort divers : le plan de la maison Bourdais, d’ailleurs très simple, ne peut viser qu’à donner au lecteur l’impression de se trouver dans la situation de l’enquêteur, et à celui-ci à se faire une idée visuelle des faits, ce qui pourra peut-être se révéler utile : il n’y a pas de mystère (sauf le mystère absolu du coupable inconnu !), pas de témoin, pas d’hypothèse contrefactuelle que le plan pourrait étayer ou infirmer. D’autres figurations transforment purement et simplement le lecteur en voyeur [39].

37Le plan du presbytère d’Entrammes [40] est au cœur de la question cruciale (pour Bruneau) de la culpabilité du suspect. Qui a pu voir quoi, à partir de quel emplacement ? Les déplacements des uns ou des autres, dans les temps estimés, sont-ils compatibles avec les déclarations des autres ou des uns ? Le plan a aussi pour but, ici, de permettre au lecteur de se transformer en détective, mais il peut, bien sûr, être un élément important dans l’instruction puisque le juge devra se former une opinion en se fondant sur une hypothèse modélisée, celle de la culpabilité de Bruneau, hypothèse dans laquelle la disposition des lieux visualisée par le croquis joue le rôle d’un élément à charge essentiel [41].

L’exécution capitale

38Le procès terminé, les dessins vont se faire plus rares sans disparaître. Demeure une occasion où on va, bien sûr, les retrouver : l’exécution de Bruneau après le rejet de son pourvoi en cassation et de son recours en grâce. Ce qui est ici frappant, ce ne sont pas les images, on va le voir, assez banales ou schématiques, c’est le contraste entre ce qui est rapporté de l’attitude du public et ces images mêmes. Tous les journaux confirment que la nouvelle de l’exécution [42] provoqua l’afflux d’une foule immense dans le centre de Laval :

39

La foule est épaisse dans toutes les rues ; on entend comme un bruit de mer lointaine [43] […] des cultivateurs venus de plusieurs lieues à la ronde […] ont fait le trajet chaque nuit depuis plus de huit jours pour assister à l’exécution de Bruneau ; beaucoup de femmes aussi, plusieurs familles ont apporté des paniers pleins de provisions [44].

40Mais bien loin d’être calme, cette foule se serait livrée à quelque indigne bacchanale. Le journal républicain de Rennes reconnaît :

41

Il est 4 heures 55 au moment où la tête roule dans le panier ; la foule applaudit frénétiquement et crie “Bravo !”. Ce scandale produit une très douloureuse impression [45].

42La presse cléricale ou simplement de grande information est plus sévère :

43

Les fêtes de Laval sont terminées ; je veux dire que le bourreau a coupé ce matin le cou à l’abbé Bruneau. Il y a huit jours que les habitants de cette petite ville ne se couchaient plus. Sur les places publiques, autour de la prison, c’était toute la nuit des chansons et des farandoles ; les limonadiers faisaient des affaires d’or et l’on venait de vingt lieues à la ronde pour huer et boire [sic] sous les fenêtres du prochain guillotiné.
Ah ! Ce fut une fameuse semaine ! Depuis la prise de la vieille cité féodale par l’armée vendéenne, en 1793, les citoyens de Laval ne se rappellent pas avoir éprouvé pareille émotion. Enfin, c’est fini ; on ne peut passer sa vie à noctambuler sur des places et à vociférer le nom d’un prêtre condamné [46].

44Or, les dessins conservés à ce sujet ne reflètent nullement cette atmosphère. L’explication est évidemment simple : le pouvoir d’interpellation des images figurées aurait risqué de faire de l’exécution de Bruneau l’élément d’un spectacle brutal et bestial, ce qui n’était nullement le but recherché – et aurait même induit des conséquences opposées. La presse catholique ne pouvait rechercher l’impression d’horreur déjà à son goût trop présente et les journaux républicains auraient certainement compromis le caractère d’exemplarité du juste châtiment infligé au prêtre assassin. Seuls des dessins centrés sur l’exécution capitale elle-même, sur la punition, étaient tolérables. On en citera trois. On possède un plan du lieu de l’exécution, d’une grande banalité [47] ; un dessin à prétention réaliste paru dans L’Avenir de la Mayenne[48] (ill. 7) :

Ill. 7
Ill. 7
L’Abbé Bruneau devant la guillotine.
(L’Avenir de la Mayenne, 30 août 1894)

45L’événement peut effectivement se passer le 30 août (voir les arbres). La foule, complètement indistincte, est tenue à distance par un cordon de gendarmes à cheval, sabre au clair. Les officiels (procureur, avocats, etc.) n’apparaissent que fugitivement. La scène, qui se veut dramatique, est centrée uniquement sur la guillotine (le panier, la « veuve », Deibler père, aussi peu humain que sa machine) et sur le groupe formé par Bruneau, les aides du bourreau et l’aumônier brandissant très haut le crucifix vers un Bruneau accablé. Peu de chose indique où l’on se trouve, qui est le condamné, pourquoi il se trouve là. Anarchiste, bandit de grand chemin, prêtre criminel ? La scène pourrait s’appliquer à n’importe lequel. Il y a évidemment volonté de conclure pour le lecteur une affaire dramatique, mais avec le minimum d’éléments individualisables : on s’attendrait presque à un sous-titre du genre, « La fin » ou « L’expiation ». Plus particulièrement, Bruneau pourrait rassembler, on n’ose dire sur sa tête, l’identité commune de tous les prêtres criminels que les journaux républicains ne se font pas faute de récapituler en marge [49] : Verger, qui tua Mgr Sibour sous le Second Empire, le curé Mingrat, assassin de ses pénitentes et maîtresses, les autres ecclésiastiques meurtriers de la monarchie censitaire, Delacollonge et Contrafatto, et enfin le séminariste Berthet, le modèle de Julien Sorel.

46Mais, le plus étonnant, reste tout de même le dessin de L’Avenir hebdomadaire de Rennes du 2 septembre (ill. 8). Sur un bon tiers de la « Une », en plein centre, une image de la guillotine, du bourreau et du condamné marchant à la mort.

Ill. 8
Ill. 8
L’Exécution.
(L’Avenir hebdomadaire de Rennes, 2 sept. 1894)

47Cette image est déconnectée de tout environnement défini : aucune référence de lieu ou de saison, aucune identification du condamné, pas la moindre indication permettant de dire s’il s’agit de Ravachol, de Vaillant, de Caserio, de Pranzini ou de Bruneau n’est donnée. « La guillotine ». Ajoutons que le bourreau manque singulièrement de dignité : déhanché, comme nonchalant, les bras en position malcommode et peu naturelle, les pieds en équilibre sur une traverse du soubassement de sa machine (aplomb susceptible d’un faux pas qui serait en l’occurrence malheureux – c’est une litote), il ressemble au choix à un bourgeois en goguette demandant le cordon à sa concierge ou à un huissier sonnant pour présenter une sommation à un ménage qui n’a pu payer son loyer. Quant aux aides, avec leur casquette sur la tête et leurs bras nus, on pourrait les prendre pour des déménageurs ou des commissionnaires de salle des ventes – voire des escarpes de banlieue – plus que pour les assistants du terrible Deibler. La question est donc : pourquoi ? Pourquoi ce dessin qui n’apporte rien, qui ne représente rien a-t-il été inclus alors que, le journal étant très avare d’images, personne ne se serait offusqué qu’il n’en ajoutât pas ici ? L’hypothèse la plus probable est que le périodique ne possède qu’une image qu’il investit d’une forte charge symbolique. Les lecteurs ont été abreuvés pendant des mois d’informations des circonstances de l’assassinat, de l’instruction et du procès. Le 2 septembre, L’Avenir apporte en quelque sorte une conclusion : à une affaire exceptionnelle, il faut une issue médiatique exceptionnelle. Plus encore que dans le cas précédent, le dessin pourrait s’intituler « La fin » : fin de l’épisode, Bruneau a payé sa dette à la société [50] mais il devient, par la trivialité même du dessin, la figuration des innombrables prêtres indignes dont le journal va effectivement reprendre bientôt l’inépuisable litanie.

48La mémoire collective est une dame capricieuse. Elle a gardé Landru, madame Steinheil ou madame Caillaux, Petiot, Lacenaire ou madame Lafarge, elle a quasiment éliminé Tropmann, Vacher, le « tueur de bergers » ou l’abbé Bruneau. Hasards ou raisons de fond ? En ce qui concerne Bruneau, en tout cas, on ne manquera pas d’explications : atypique, sordide, mais aussi impossible à penser sauf comme aberration sans enseignement normatif, le crime devait être écarté par la mémoire catholique. Trop abominable, il ne pouvait servir d’outil permanent à la tradition anticléricale, d’autant plus que contrairement à d’autres affaires (le curé Mingrat par exemple), Bruneau n’avait pas abusé de ses pénitentes, n’avait pas tué sa maîtresse : le forfait étant une affaire entre ecclésiastiques, et la victime un « bon » prêtre, il ne se prêtait pas à la même exploitation. La seule question qui pouvait encore se poser était celle de « l’erreur judiciaire », possible mais très incertaine. Aussi, l’histoire de l’abbé Bruneau sombra-t-elle bientôt dans un relatif oubli dont ne la tirèrent postérieurement que quelques érudits et curieux peu soucieux de dire ce que l’affaire illustrait et de se pencher sur le pouvoir d’évocation d’images d’un autre monde et d’un autre temps. ?


Mise en ligne 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/sr.018.0147

Notes

  • [1]
    Petite mais ancienne : l’église est construite sur des thermes gallo-romains (ignorés à l’époque) restés dans un remarquable état de conservation. La commune abrite la célèbre Trappe du Port-du-Salut, dont les moines fabriquaient un fromage nationalement connu depuis.
  • [2]
    Une fois jeté dans le puits, Fricot avait reçu d’énormes bûches sur la tête.
  • [3]
    Archives départementales de la Mayenne, U 868 (dossier de procédure de l’affaire Bruneau), rapport du médecin légiste.
  • [4]
    Sans avoir la célébrité d’autres grandes « causes » criminelles, l’affaire Bruneau n’est pas une inconnue. On verra ci-dessous qu’elle a donné lieu à une littérature, restreinte mais réelle, qui, toutefois, s’interroge presque exclusivement sur la question de l’innocence ou de la culpabilité de Bruneau – question intéressante mais très, très étroite alors que l’affaire est un miroir de premier ordre reflétant tensions et conflits dans la société française provinciale des débuts de la Troisième République. Le tout serait à reprendre complètement. Nous traiterons ici exclusivement de ses rapports à l’image au sens propre du terme.
  • [5]
    Les choses ont-elles fondamentalement changé depuis ? La question est posée, la réponse n’est pas simple.
  • [6]
    Voir Jean-François Tanguy, « Louarn et Baffet : une erreur judiciaire sous le Second Empire », in Benoît Garnot (dir.), L’Erreur judiciaire, de Jeanne d’Arc à Roland Agret, Paris, Imago, 2004, p. 193-228.
  • [7]
    A.D.M., dossier de procédure, déposition de la sœur Louise Bouvier devant le juge d’instruction, 14 avril 1894, loc. cit.
  • [8]
    Courrier du Maine, 15 juillet 1894.
  • [9]
    Paris, Albin Michel. Dans un article beaucoup plus récent, l’ancien bâtonnier Jacques Leconte émettait lui aussi de forts doutes, et même plus (« Deux crimes en Mayenne », L’Oribus, Laval, n° 54, 2001, p. 19-52). Une fois pour toutes, la question de la culpabilité ou de l’innocence de Bruneau, aussi intéressante qu’elle soit, ne nous concerne pas ici.
  • [10]
    Sur ce point, voir le livre essentiel de Michel Denis, issu de sa thèse, Les Royalistes de la Mayenne et le monde moderne, Paris, Klincksieck, 1977.
  • [11]
    Sur cette dernière, René Bourreau, Monarchie et modernité, L’utopie restitutionniste de la noblesse nantaise sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995.
  • [12]
    André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913, rééd. Imprimerie nationale, 1995, p. 115.
  • [13]
    Ibid., p. 118.
  • [14]
    Voir les cartes d’André Siegfried, loc. cit., p. 130 et hors texte.
  • [15]
    « La logique de la subjectivation politique est ainsi une hétérologie, une logique de l’autre […] elle n’est jamais la simple affirmation d’une identité, elle est toujours en même temps le déni d’une identité imposée par un autre, fixée par la logique policière », Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, Coll. « Folio essais », 1998, p. 121.
  • [16]
    L’évêché de Laval ne datait que de 1855 : auparavant, la Mayenne relevait de l’évêque du Mans. Lors des obsèques de Mgr Cléret, « tué » par l’affaire Bruneau (l’évêque avait naguère fait publiquement l’éloge du vicaire), le cardinal Meignan y vit une explication des malheurs du diocèse qui manquait au ciel de « patrons » ancestraux intercédant pour lui… (Michel Denis, L’Église et la République en Mayenne (1896-1906), Paris, Klincksieck, s.d., p. 35-36).
  • [17]
    L’échelle des ordonnées est celle du nombre de lignes (en comptant les lignes dans chaque colonne, en général six colonnes par page). Pour une étude plus générale du fait divers dans la presse locale, voir Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 ; du même auteur, « Crimes, fait divers et culture populaire à la fin du xixe siècle », Genèses, n° 19, 1995, p. 62-82 ; Marine M’Sili, Le Fait divers en République, Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000 ; et notre étude, « Les catastrophes naturelles vues par la presse généraliste de l’Ouest dans la deuxième moitié du xixe siècle », communication présentée au colloque de Grenoble, avril 2003, Université Pierre Mendès France, à paraître en 2004. Ce graphique et les deux suivants sont tirés du mémoire de maîtrise d’Isabelle Guédé, L’Abbé Bruneau, Du fait divers à la légende criminelle, Université Rennes 2, 2003.
  • [18]
    Page 16.
  • [19]
    Voir Jean Watelet, La Presse illustrée en France, 1814-1914, thèse de science politique, Université Paris 2, 1998, t. IV, p. 3sq.
  • [20]
    À cette date, l’anticléricalisme du journal radical lyonnais demeure très entier. Il ne le modérera que bien plus tard. Voir Samuel Pellissier, Le Progrès de Lyon et l’Allemagne (1933-1938), mémoire de fin d’études, IEP, Lyon II, 2000.
  • [21]
    L’anticléricalisme sera quelques années plus tard un des motifs amenant L’Avenir de Rennes, plutôt réticent au départ, à rallier le camp dreyfusard. Le journal n’était pas seulement « voué à un anticléricalisme un peu primaire et qui lui vaut de se faire traiter de “mangeur de prêtres” par Le Patriote breton » (Colette Cosnier, André Hélard, Rennes et Dreyfus en 1899. Une ville, Un procès, Paris, Horay, 1999, p. 67 – après le procès, les auteurs le voient reprendre « sa chronique favorite des exactions cléricales », p. 377). Mais il est vrai que le caractère discriminant de la position adoptée face au clergé et à la religion est bien réel, tant à Rennes qu’à Laval.
  • [22]
    Voir Jean-François Tanguy, « Le Hérissé, un notable populiste républicain (1886-1913) », in Frédérique Pitou, Élites et notables de l’Ouest, xvie-xxe siècles. Entre conservatisme et modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 59-81.
  • [23]
    Jacqueline Lalouette, « Science et foi dans l’idéologie libre-penseuse (1866-1914) », in Christianisme et science, Paris, Vrin, 1989, p. 21-54, citée par Claude Langlois, « Catholiques et laïcs », in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, rééd. Coll. « Quarto », 1997, t. 2, p. 2339. Voir aussi Jacqueline Lalouette, La République anticléricale, xixe-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 2002, ou encore René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985.
  • [24]
    Pour des raisons qu’il serait intéressant d’étudier et qui n’apparaissent pas d’une limpide évidence. Les aménagements introduits depuis vingt ans concernant certains « grands » procès à valeur « historique » sont ici hors sujet.
  • [25]
    Voire avant, sous d’autres formes.
  • [26]
    Voir Guy Gauthier, Vingt + Une leçons sur l’image et le sens, Paris, Médiathèque, Edilig, 1989, chap. 13, « Des signes organisés dans l’espace de l’image ».
  • [27]
    Martine Joly, L’Image et les signes, Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Nathan, 1994, p. 140.
  • [28]
    Comme L’Avenir national, c’est en principe un hebdomadaire (il paraît le dimanche). Un hebdomadaire qui n’hésite pas à paraître quotidiennement durant le procès ou le jour de l’exécution !
  • [29]
    Reproduites par Jacques Leconte, « Deux crimes… », loc. cit., p. 33.
  • [30]
    Sur ce thème, voir Jacqueline Lalouette, « Iconoclastie et caricature dans le combat libre penseur et anticlérical (1879-1914) », in Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier, Nicole Savy, Usages de l’image au xixe siècle, Paris, Créaphis, 1992, p. 51-62.
  • [31]
    15 juillet 1894.
  • [32]
    On notera le curieux aspect du vélo de Bruneau. Avec sa pédale attachée au moyeu de la roue avant, ses roues inégales (mais ce n’est pas un « grand bi ») il date des années 1860-70. La chaîne et le pédalier ont été inventés au plus tard vers 1880 (il y a divergence selon les sources). Ignorance du dessinateur dont l’évolution de la bicyclette serait le dernier souci ou volonté délibérée d’accentuer le caractère « arriéré » de l’abbé ? Les rédacteurs de L’Avenir ne voient évidemment pas du tout le clergé sous l’aspect décrit par Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, xixe-xxe siècles, Paris, Fayard, 1999.
  • [33]
    L’Illustration, 11 août 1894.
  • [34]
    Ce qui est possible, mais l’intentionnalité doit être d’abord soupçonnée. Exemples : le même type de croquis dans l’affaire Thérèse Humbert, où l’accusée a l’air de la bonne dame d’œuvre qu’elle veut incarner (L’Illustration, 15 août 1903) ; dans l’affaire Steinheil, où l’emphase mélodramatique de la « veuve rouge » approcherait du comique si l’affaire s’y prêtait (L’Illustration, 6 novembre 1909) ; dans l’affaire Landru, où l’accusé parlant à la Cour semble l’incarnation même de l’innocence avant la Chute… (L’Illustration, 19 novembre 1921). Le talent du dessinateur permet justement de capter une expression aussi bien, voire parfois mieux, que la plus habile photographie : on peut juste soupçonner l’auteur d’y avoir mis parfois un peu de « patte » postérieure (mais à vrai dire, le photographe, parfois, aussi – la retouche n’ayant pas attendu l’ère de l’informatique).
  • [35]
    « Barbe était plus âgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière. Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu de tentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moins vertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle […] “ Elle approche de MM. les prêtres”, disait Nônon avec une envie respectueuse », Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, [1854], Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964, p. 653-654.
  • [36]
    Voir plus haut.
  • [37]
    Bruneau fut acquitté pour tout. Sauf, hélas pour lui, pour l’assassinat du curé Fricot.
  • [38]
    Frédéric Chauvaud, Les Criminels du Poitou au xixe siècle, La Crèche, Geste éditions, 1999, p. 243.
  • [39]
    C’est un peu le cas pour l’image de la chambre de la veuve Bourdais. C’est encore plus vrai des photos des chambres des Steinheil, lors de la célèbre affaire qui vit la mère et le mari de l’ex-« connaissance » de Félix Faure passer de vie à trépas (L’Illustration, 12 déc. 1908). Il ne s’agit pas ici de négliger les indices recueillis sur la « scène du crime », comme l’on dirait aujourd’hui. Mais de constater que si, pour l’enquêteur, de tels dessins ou photos peuvent avoir ensuite une valeur d’aide-mémoire, ils ne constituent en tout état de cause pour le lecteur du journal que motifs à fantasmer. On a aussi évoqué pour ces figurations une fonction de preuve du « sérieux » des journalistes (par opposition aux « canards » d’avant la presse périodique à grand tirage). C’est possible. La « grande presse » actuelle fait-elle usage de tels croquis dans les affaires criminelles médiatisées ? Il semblerait bien que non, ce qui mériterait explication. Mais on se gardera de s’engager plus avant, faute d’avoir exploré la question.
  • [40]
    L’Avenir de la Mayenne, 15 juill. 1894.
  • [41]
    On n’aborde guère ici la question, pourtant importante, du lieu de production des croquis. Sont-ils réservés au dossier judiciaire où l’historien les retrouve ? S’agit-il d’une création propre des journalistes ? Ou, solution mixte, de documents d’origine judiciaire communiqués à la presse ? Ces questions sont complexes et non sans importance. On s’est fondé ici uniquement sur les documents figurés que le public a pu connaître à l’époque.
  • [42]
    Exécution d’abord prévue le 28 août puis différée, le président Casimir-Perier ayant décidé in extremis de recevoir en personne maître Dominique. Elle a lieu finalement le 30.
  • [43]
    Le Journal de Vitré (légitimiste), 1er sept. 1894.
  • [44]
    La Chronique de Fougères, 1er sept. 1894.
  • [45]
    L’Avenir hebdomadaire, 2 sept. 1894.
  • [46]
    Le Jour, de Paris, cité par Le Journal de Vitré, 1er sept. 1894. Ce dernier ajoute : « À peine le corps du supplicié était-il tombé dans le panier, qu’une clameur immonde et des bravos furieux se sont élevés ».
  • [47]
    L’Écho de la Mayenne, 30 août 1894.
  • [48]
    30 août.
  • [49]
    Preuve que là non plus, nous ne forçons pas les significations. L’Avenir hebdomadaire du 2 septembre rappelle que seul Verger paya son forfait de sa vie (Berthet n’était pas – encore – prêtre). Encore était-il à moitié fou et le caractère très spectaculaire de son crime rendait la clémence difficile. Le cas de Bruneau est donc unique, mais il semble presque payer pour les autres. On remarquera les différences entre ce dessin et celui du Progrès décrit plus haut. Le journal mayennais ne représente pas plus la foule que le journal lyonnais mais, par contre, met en valeur le détachement policier, redoutable : d’un côté, insistance mise sur l’accablement et presque une forme de pitié, de l’autre, dans le journal local, mise en valeur de l’autorité de l’État (au sens large) qui a décidé et assume l’exécution de sa décision. La volonté de dramatisation est plus forte au cœur géographique de l’affaire : la haie de gendarmes y contribue de façon décisive. On ne peut pas ne pas penser à l’antépénultième strophe de l’Ève de Péguy (1913) – bien qu’assurément il y ait loin de Jeanne d’Arc à Bruneau – non pour la nature des faits en cause mais pour les caractères d’une dramatisation recherchée : « L’autre est morte un matin et le trente de mai/Dans l’hésitation et la stupeur publiques./Une forêt d’horreur, de haches et de piques/La tenaient circonscrite en un cercle fermé ».
  • [50]
    On ne dissertera pas ici sur cette formule absurde mais courante qui renvoie aux référents des supports en cause.
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