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Article de revue

Stratégies d'écriture et représentations de la guerre

L'exemple des combattants de 1870

Pages 165 à 178

Notes

  • [1]
    John Norton-Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 732 p.
  • [2]
    Définie comme « celle qui s’assigne l’étude des formes de représentations du monde au sein d’un groupe humain (…) et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission ». Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.) Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997, p. 16.
  • [3]
    Voir Corinne Krouck, Les Combattants français de la guerre de 1870-1871 et l’écriture de soi : contribution à une histoire des sensibilités, thèse d’histoire, Université Paris I, 2001.
  • [4]
    Soit qu’ils aient été exemptés, qu’ils aient tiré le «bon numéro » lors des opérations de tirage au sort, ou qu’ils aient pu se payer un remplaçant. Sur ces opérations, voir Odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.
  • [5]
    Cette sélection a été facilitée par l’existence de répertoires précisant l’unité dans laquelle combattaient les auteurs. Or, les hommes n’ayant pas fait de service militaire étaient incorporés pour l’essentiel dans des régiments de mobiles et mobilisés.
  • [6]
    Anonyme, Éphémérides du 2e bataillon, 29e régiment de mobiles (Maine-et-Loire), Châteaudun, Lecesne, 1874, 83 p. ; Anonyme, Souvenirs de 1871. Voyage et campagne des mobilisés du Gard par un mobilisé du Gard, Nîmes, Giraud, 1871, 14 p. ; Anonyme, Souvenirs d’un mobile du Vexin, Paris, Henry, 1871, 112 p. ; Anonyme, Journal d’une infirmière pendant la guerre de 1870. Sarrebourg, Metz, Cambrai, Paris, Plon, 1872, 228 p. ; Charles d’Ariste, Histoire d’un bataillon de la garde nationale mobile (3e des Basses-Pyrénées), Paris, Léautey, 1892, 75 p ; Dr Henri Beaunis, Impressions de campagne (1870-1871), Paris, Félix Alcan, 1887, VII-304 p. ; Henri Bohineust, Commentaires d’un conscrit. Chroniques du 33e mobiles, Le Mans, Ch. Blanchet impr., 1896, 205 p. ; Émile Coste, Nos étapes. Journal de l’ambulance de la Haute-Vienne, Limoges, Ducourtieux, 1872, 273 p. ; Pierre-Jean Dalquie, Lettres d’un aumônier militaire en 1870-1871, Rodez, Carrière, 1891, VIII-539p. ; Albert Devienne, Les souvenirs d’un mobilisé lillois (campagne de 1870-1871), Lille, Petit, 1873, 195 p. ; Denis Érard, Souvenirs d’un mobile de la Sarthe, Le Mans, Monnoyer et St-Denis, 1907, XIX-250 p. ; Jules Fontan, Souvenirs d’un tirailleur toulonnais, Toulon, impr. G. Rougeolle, 1913, 125 p. ; Louis Gensoul, Un bataillon de mobiles (44e provisoire, Gard) pendant la guerre de 1870-1871. Souvenirs de l’armée du Nord, Nîmes, Jouve, 1879, 56 p. ; Émile Gluck, Guerre de 1870-1871, le 4e bataillon de la mobile du Haut-Rhin, journal d’un sous-officier, Mulhouse, Ernest Meininger, 1908, (2e éd.), XII-221 p. ; Henri Juillard, Notes journalières concernant l’ambulance de Mulhouse à l’armée de l’Est, Mulhouse, Ernest Meininger, 1908, 155 p. ; Ludovic Martiny, Le 25e mobiles, Bordeaux, Crugny, 1872, 46 p. ; J. Michel, Chasse au Prussien, Paris, Dentu, 1872, XI-286 p. ; Abbé Charles Morance, Un régiment de l’armée de la Loire. Notes et souvenirs, Le Mans, Leguicheux-Gallienne, 1874, III-271 p. ; Paul Trochon, Souvenirs d’un franc-tireur en 1870-1871, Paris, 1901, IX-303 p. ; Victor Vermorel, Les étapes d’un mobile caladois. De Villefranche à Belfort (1870-1871). Extraits d’un cahier de notes, Bourg-en-Bresse, impr. du Courrier de l’Ain, 1924, 72 p.
  • [7]
    « Carnet de route du sergent Bérangier, 4e régiment d’infanterie », Cahiers d’histoire militaire, 1970, n° 2, pp. 55-71 ; A. Chevallier, Journal d’un soldat de 1870, présenté par C. Duvauferrier-Chapelle, Saint-Malo, CD Éditions, 1999 ; « Autour de la guerre de 1870 (correspondance du lieutenant Croisier) », Brayauds et Combrailles, 1988, n° 54, pp. 33-41, n° 55, pp. 39-44, n° 56, pp. 59-66, n° 57, pp. 59-66 ; Alphonse Deconinck, « Carnet de campagne ; armée du Nord (1870-1871) », Carnet de la Sabretache, 1926, t. 9, pp. 429-441 ; Charles Ernest Denizet, dans Jean-Claude Farcy, La Guerre de 1870-1871 en Eure-et-Loir, Chartres, CDPP, 1981 ; « Le carnet de route d’un mobile aiglon pendant la guerre de 1870-1871 », Société historique et archéologique de l’Orne, 198, t. 106, n° 3-4, pp. 67-84 ; « Journal du pasteur Pierre Guitton pendant la guerre de 1870-1871 », Bulletin de la société d’histoire du protestantisme français, oct.-déc. 1971, pp. 550-582 ; « Un Sarthois à l’armée de Metz », La Province du Maine, 1981, t. 83-4, fasc. 38 et 39, pp. 165-175, 323-331 ; « Carnet de route de la guerre de 1870-1871 par un lorrain » (Isidore Heymann), Revue juive lorraine, 1931, pp. 25-38 ; David Hunzinger, « Journal de guerre de 1870 », Annuaire de la société d’histoire et de littérature de Colmar, 1969-1970, t. 19, pp. 25-41 ; « Le journal d’un mobile sarthois, Pierre Le Bled », La Province du Maine, 1986, t. 88-4, fasc. 57, 58 et 59, pp. 125-141 et 299-310 ; Gédéon Mangot, « Mes campagnes, 1870-1871 », Eklitra, Bibliothèque municipale d’Amiens, n° LXVI, 1990 ; « Le Journal d’un mobile sarthois, Victor Péan », La Province du Maine, 1987, t. 89-5, fasc. 2 et 3, pp. 225-242, 339-365 ; « Mémoires de guerre de Julien Poirier, ancien combattant de 1870 », Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de Nantes, 1975-1977, t.114, pp. 135-159 ; Jean Ricochon, « Souvenirs d’un médecin militaire à l’armée de la Loire », Bulletin de la société d’agriculture, des sciences et arts de la Sarthe, 1957-1958, t. 66, pp. 70-93 ; Pierre Van Bockstael, Un mobile à l’armée de Faidherbe, Lille, CRDP, 1972.
  • [8]
    Mais on sait combien ce terme ne saurait définir une appartenance sociale bien claire.
  • [9]
    Rappelons que la reproduction fidèle des manuscrits (orthographe et ponctuation comprises) dans les revues est une pratique relativement récente.
  • [10]
    Vingt-sept textes sont titrés, dont sept manuscrits.
  • [11]
    Cinq manuscrits comportent de telles documentations.
  • [12]
    Cette première forme de neutralisation du « je » rappelle les analyses identiques menées par Philippe Artières dans Le Livre des vies coupables, Paris, Albin Michel, 2000, p. 384sq.
  • [13]
    Il convient néanmoins de souligner que, sur les dix-sept témoins affirmant avoir pris des notes, treize ont tout de même été publiés.
  • [14]
    Peu importe d’ailleurs de savoir si cette documentation existe vraiment ou s’il ne s’agit que d’un effet de style.
  • [15]
    Denis Érard, Souvenirs d’un mobile de la Sarthe, Le Mans, Monnoyer et St. Denis éd., 1907.
  • [16]
    Un témoin, pour appuyer ses propos, reproduit un extrait du journal intime de son cousin au cœur même de son propre journal. Même procédé chez un autre, qui dit intégrer les souvenirs d’un camarade pour combler ses lacunes. Le capitaine de Sainte-Foix, auteur anonyme de Souvenirs d’un mobile du Vexin, pousse l’artifice jusqu’à noter : « Nous reproduisons dans ce dernier chapitre les souvenirs du capitaine de Sainte-Foix tels qu’il a bien voulu nous les communiquer. »
  • [17]
    Signalons à cet égard l’exemple du capitaine de Sainte-Foix qui, tout en respectant toutes les règles d’écriture du journal intime, n’emploie jamais la première personne du singulier : cette unique déviation par rapport à la norme montre bien qu’il cherche à la transgresser et par-là même qu’il la reconnaît. Cette absence du « je » n’est d’ailleurs probablement pas étrangère au fait qu’il s’agit d’un ouvrage anonyme.
  • [18]
    L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997. Remarquons d’ailleurs que deux textes s’intitulent « journal » alors qu’il s’agit de récits.
  • [19]
    Imparfait du subjonctif, citation latine notamment.
  • [20]
    Le Mans, imp. de la Sarthe, 1872, 185 p.
  • [21]
    Voir Corinne Krouck, Le Journal de guerre d’un mobile de la Sarthe, maîtrise d’histoire, Université Paris I, 1985, pp. 68-75.
  • [22]
    Péan n’hésite d’ailleurs pas à rappeler en conclusion de son manuscrit : « Se recit na pas été ecrit par un lettré, loin de là comme vous avez pue le voir. »
  • [23]
    C’est aussi pour cette raison qu’ils ont été publiés.
  • [24]
    Sur la pratique du plagiat, l’utilisation du passé simple ou l’existence du modèle de l’écriture militaire.
  • [25]
    Ainsi en est-il de la description des ambulances où le sang ne cesse de couler, ou de cadavres en putréfaction abandonnés sur le champ de bataille, quelques heures après la confrontation et par des températures particulièrement rigoureuses.
  • [26]
    Ainsi sont sévèrement condamnés tous ceux ayant failli, par leur rusticité, leur méconnaissance des usages propres au monde militaire, leur trop grande impressionnabilité.

1Comment les hommes du xixe siècle, et principalement les combattants de la guerre franco-prussienne, se représentaient-ils le fait guerrier et les violences qui y sont liées ? L’abondante littérature autobiographique parue au lendemain de la défaite de 1870 semble constituer une source privilégiée. Toutefois, contrairement à Jean Norton Cru analysant les récits des soldats de 1914 [1], il ne s’agit pas de dresser ici un quelconque palmarès des « bons » ou des « mauvais » témoignages selon la capacité de leurs auteurs à restituer le réel. La question de savoir si de tels textes, parfois rédigés bien des années après le conflit, peuvent constituer des sources fiables sur la guerre de 1870 est également secondaire. La réalité de l’événement importe moins que la façon dont les hommes du temps, à la fois acteurs, auteurs et lecteurs de leur propre passé, ont, sinon sincèrement, du moins délibérément pensé qu’il était. S’interrogeant dans une perspective d’histoire culturelle [2] sur le travail de reconstruction du souvenir, cet article s’emploie à définir l’image que ces hommes entendaient donner d’eux-mêmes et de leur expérience guerrière. Dans la mesure où toute entreprise autobiographique est marquée d’un souci de mise en scène, étudier ces témoignages nécessite de s’intéresser à la fois aux représentations de la guerre (déformée, noircie ou idéalisée) et aux modalités de la mise en écriture de soi.

Autobiographies de combattants

2L’exhaustivité étant matériellement impossible, des choix s’imposaient afin de dégager un échantillon le plus homogène possible d’autobiographies de combattants [3]. Je me suis limitée à un cadre chronologique précis : la seconde partie de la guerre, entre Sedan et l’armistice, durant laquelle les armées de province sont mises en place et appelées à défendre la Patrie envahie. Par ailleurs, présupposant que l’expérience guerrière impressionnerait davantage les nouvelles recrues que les soldats aguerris, j’ai retenu les témoins en fonction de leur méconnaissance supposée de la guerre et de l’univers militaire, privilégiant donc les hommes ayant préalablement échappé à tout service militaire [4]. Pour des raisons aisées à comprendre, j’ai enfin décidé d’écarter des soldats que le grade mettait à l’abri du danger et des vicissitudes liées à une armée en campagne. En outre, à une époque où la hiérarchie militaire est largement fondée sur la hiérarchie sociale, et tout en demeurant consciente que des souvenirs rédigés par des anciens combattants de 1870 émanaient nécessairement d’une élite instruite, ou au moins alphabétisée, je pouvais espérer en écartant les haut-gradés laisser la parole à des « anonymes » dont les souvenirs de guerre étaient vraisemblablement la seule œuvre publiée, sinon écrite.

3Une centaine de titres fut ainsi sélectionnée [5]. Mais la question s’est immédiatement posée de savoir ce qu’il convenait d’entendre par « témoignage de la guerre ». S’il était évident que les auteurs retenus devaient avoir effectivement participé aux combats, la teneur de leur récit devait en porter la trace. Les formulations adoptées par les titres des écrits ont également guidé le choix, présupposant ainsi de leur valeur informative et de leur « sincérité ». Malgré l’utilisation du « je », nombre de textes n’ont pas été retenus car ils n’offraient qu’un discours de type historique sur la guerre, sans implication réelle du narrateur. Autrement dit, les formes d’énonciation appliquées, les thèmes abordés, les impressions dévoilées ont constitué une autre série de critères pour opérer de nouveaux choix.

4Au terme de ce travail de repérage, le choix s’est arrêté sur un échantillon de trente-six textes de longueur fort variée : le plus bref couvre quatorze pages, le plus prolixe 547). Au total, deux ensembles épistolaires écrits durant la guerre, neuf journaux intimes ou présentés comme tels, et vingt-cinq récits rédigés après les événements. Une majorité de ces textes (vingt) ont fait l’objet de publications en volume, le plus souvent chez des éditeurs régionaux [6] ; seize sont restés à l’état de manuscrit avant leur publication récente dans des revues ou des bulletins de sociétés savantes [7].

5Les auteurs, d’origine majoritairement citadine, natifs de vingt-quatre départements différents, appartiennent à deux catégories sociales distinctes. D’une part, une petite majorité de juristes et de notables locaux auxquels il convient d’adjoindre trois figures un peu atypiques : un médecin militaire, le docteur Henri Beaunis qui deviendra le fondateur et directeur du laboratoire de psychologie physiologique à la Sorbonne, un haut fonctionnaire au ministère des Affaires Étrangères, Olivier Poullain de Sainte-Foix, et un modeste ouvrier mécanicien devenu sénateur, Victor Vermorel. D’autre part, des auteurs d’extraction plus modeste : artisans, employés, cultivateurs [8]. Si le corpus n’est évidemment pas représentatif de la répartition sociale de la population de l’époque, du moins offre-t-il une certaine variété qui a permis d’établir quelques comparaisons. Reste la question du statut et du grade : les auteurs de souvenirs laissés à l’état de manuscrits sont le plus souvent (huit cas) de simples combattants, sans grade ni distinction particulière, tandis que onze témoins ont eu à assurer des responsabilités de sous-officier, et sept d’officiers. Le reliquat est constitué de quatre médecins d’ambulance, deux infirmiers, deux aumôniers, un officier comptable d’ambulance et un témoin anonyme.

6Parce que l’écriture autobiographique ne saurait être une activité « spontanée », guidée par le seul souvenir, il est important, à travers l’étude des pratiques auctoriales de ces « écrivains d’un jour », de tenter de dégager des mécanismes, voire des stratégies de présentation. Dans cette perspective, l’analyse du paratexte, des intentions affichées, du discours tenu par les auteurs sur leur propre entreprise, des genres narratifs adoptés, des formes d’énonciation retenues, des effets de langue mis en œuvre doit retenir l’attention.

7Bien des auteurs publiés de leur vivant, d’autant qu’ils sont pour la plupart novices en la matière, ont vraisemblablement dû se plier aux exigences des maisons d’édition agissant elles-mêmes selon des enjeux et des systèmes de représentation spécifiques. Combien de corrections n’auront-elles pas été ainsi apportées aux textes originaux ? [9] Mais la principale difficulté tient dans la part qu’il convient de faire entre l’implicite et l’explicite. Si le choix d’un titre ou la définition d’un pacte de lecture dans les avant-textes orientent la lecture et l’interprétation du lecteur, les pratiques auctoriales n’offrent pas toutes la même lisibilité.

L’emprise de l’Histoire

8Bien que rien ne permette d’affirmer avec certitude qu’il existait, en amont de la rédaction, une quelconque préoccupation éditoriale, le paratexte de ces productions, qu’elles aient été publiées du vivant de leur auteur ou qu’elles soient demeurées à l’état de manuscrit, offre une incontestable homogénéité. Tout d’abord, l’évidente parenté entre la présentation formelle des récits autobiographiques et des ouvrages d’histoire militaire laisse déjà imaginer l’appropriation d’un modèle d’écriture. Ainsi, sont scrupuleusement notés dans les titres [10] les dates des combats et l’unité à laquelle appartenait l’auteur. De même, la première page mentionne systématiquement le grade ou la fonction du témoin.

9Les annexes insérées dans de nombreux ouvrages [11] offrent une importante masse documentaire, typique des livres d’histoire militaire : cartes des opérations, listes nominatives d’officiers, commentaires « autorisés » sur tel ou tel fait d’armes, considérations stratégiques tenues par l’état-major. À ne considérer que les éléments les plus directement lisibles du paratexte, tout se passe comme si les auteurs (ou, le cas échéant, leurs éditeurs) délaissaient l’écriture de soi pour ancrer leurs témoignages dans le domaine du récit événementiel, tel qu’il pouvait être écrit par des spécialistes.

10Cette impression se confirme à l’étude des titres. Journal d’un aumônier, Souvenirs d’un mobile, Récit d’un soldat… semblent avertir le lecteur de la dimension singulière, particulière, unique de chaque témoignage. Toutefois, ce n’est pas tant une individualité, encore moins une intimité qui est proposée [12] ; ce qui importe est bien l’événement lui-même, plus que l’acteur de l’événement. La mention scrupuleuse du contexte, le rattachement à des collectivités de grande ampleur comme le régiment, qui compte alors plus de deux milles hommes, mettent le narrateur au second plan, comme s’il n’était qu’un figurant parmi des milliers d’autres. En effet, il ne s’agit pas tant de se raconter que de raconter la guerre. De façon encore plus évidente, la rareté des indices d’énonciation montre combien les témoins se mettent en retrait. Rien de comparable entre ces intitulés et ceux choisis par les combattants de la Première Guerre mondiale dans lesquels métaphores, termes dépréciatifs, marques de discours abondent. En revêtant un caractère purement et consciencieusement informatif, ces auteurs semblent se poser en observateurs externes, mesurés et objectifs. Le refus manifeste de se mettre en scène, l’absence de dramatisation soulignent combien l’essentiel ne réside pas tant dans le vécu que dans l’exposé rigoureux des faits. Autrement dit, sous leur apparente banalité, les titres retenus n’informent pas tant sur une vision, à chaque fois singulière, du réel que sur une représentation collective de la guerre.

L’intention de rendre compte

11À considérer les projets d’écriture énoncés en avant-propos, nombre d’auteurs entendent ancrer leurs propos dans le domaine du factuel. Ils affirment vouloir « rapporter », « retracer », « présenter », « résumer » les événements auxquels ils ont pris part, « l’histoire », les « pérégrinations », les « tribulations » ou les « péripéties » d’une unité de combat. Mais, parallèlement à ces intentions auctoriales qui placent le témoin du côté du chroniqueur, les auteurs disent également vouloir livrer leurs « impressions », laissant imaginer qu’ils ne se limiteront pas à la seule narration des faits. Dès lors, convient-il de rester prudent et de ne pas assimiler trop vite projet d’écriture à la première personne et projet d’écriture de soi.

12Soucieux de la réception qui sera faite de leurs textes, les auteurs multiplient les mises en garde. « On peut croire en toute confiance ces souvenirs », « ceci est un résumé fidèle des événements, un petit travail de confiance et de franchise », « [ce livre] a très certainement le double mérite d’une grande exactitude et d’une impartialité incontestable », « [j’espère] que l’exactitude et la sincérité de l’œuvre [me] vaudront l’indulgence du lecteur ». Autant de justifications qui soulignent combien ces hommes sont en quête de légitimité et entendent ériger leurs textes en sources fiables. Toutefois, ces formulations mettent aussi clairement au jour toute la difficulté que le témoin éprouve dans la définition de son projet auctorial et dans son rapport au réel. Oscillant entre fidélité et sincérité, procédant de deux conceptions particulières du témoignage dans lesquelles la crédibilité se mesure tantôt à l’aune du réalisme des descriptions, tantôt en fonction de la capacité du narrateur à se dévoiler, les auteurs se situent par l’entremise de leurs récits à mi-chemin entre la relation de type historique et l’entreprise de dévoilement de soi. De ce point de vue, le corpus est bien révélateur d’un tournant, à la fin du xixe siècle, dans les manières de se raconter.

Prendre des notes

13Analyser la pratique auctoriale de ces « écrivains d’un jour » nécessite également de s’interroger sur les conditions matérielles ayant permis la rédaction des textes. Ainsi, les auteurs mentionnent-ils dans une proportion non négligeable (la moitié d’entre eux) l’existence de textes originaux écrits pendant la guerre. Ils ont donc jugé nécessaire, dans « le feu de l’action », de consigner par écrit un certain nombre d’éléments. À cet égard, on ne peut s’empêcher de relier cette pratique à celle du journal intime. Toutefois, à une seule exception près, les auteurs se contentent de parler de « notes ». Aussi devaient-ils avoir le sentiment de vivre quelque chose d’extraordinaire et supposer que leurs notes serviraient ultérieurement ; la question étant bien sûr de savoir à quoi. Sans doute souhaitaient-ils être lus pat un tiers, mais rien ne permet de dire qu’ils envisageaient un jour d’être édités [13]. Aussi leur prise de notes atteste d’une préoccupation auctoriale bien antérieure à la mise en texte définitive. Elle témoigne également d’un rapport particulier à l’écrit et à la mémoire. Craignant certainement de ne pas être capables de se souvenir et probablement de ne pas être crus, ils revendiquent presque le fait d’avoir pris des notes. L’insistance à rappeler au lecteur l’existence d’une telle documentation [14] montre combien il s’agit de prouver qu’ils n’inventent rien. De cette façon, ils mettent en avant des qualités de rigueur, attestant le sérieux de l’entreprise et de l’individu lui-même, légitimé dans son statut d’auteur, comme si le seul fait d’avoir consigné des informations par écrit l’autorisait à prendre la parole. Ainsi l’un d’entre eux écrit-il :

14

Dans ce petit carnet je retrouve ces notes écrites le plus souvent le soir sous la tente, à la lumière d’une bougie (…)
Pendant qu’assis sur leurs sacs ou couchés sur la paille, quand nous en avions, mes compagnons jouaient aux cartes, fumaient leurs pipes ou devisaient avec insouciance des derniers événements, j’écrivais, sous la pluie qui ruisselait contre la toile et nous imprégnait de son humidité, ou bien encore près du feu du bivouac, dont la fumée rabattue par le vent faisait pleurer mes yeux [15].

15Cette description, volontiers réaliste, en dit probablement plus long que ce qu’elle semble a priori faire. Parce qu’il s’isole pour écrire, parce qu’il renonce au plaisir de se détendre (ses compagnons « devisent avec insouciance »), parce qu’il montre qu’il se singularise, le narrateur revendique, consciemment ou non, un statut à part.

16Aucun des auteurs de ce corpus ne fait la moindre allusion à un autre homme en train de consigner des notes ou de tenir un journal, laissant ainsi entendre qu’ils ont été les seuls à s’adonner à ce genre de pratique. Proposition difficilement crédible, à moins que nous n’ayons, par un hasard tout à fait extraordinaire, exhumé de la masse considérable des souvenirs écrits par les combattants de 1870 que les témoignages de ces (trop ?) consciencieux scripteurs. En réalité, ces évocations de l’écrivain à l’œuvre font paraître ces témoins comme les dépositaires de la mémoire collective. Tandis que les autres soldats s’abandonnent à des satisfactions matérielles ou futiles, Érard, lui, parvient à surmonter ses fatigues et ses douleurs : « la fumée rabattue par le vent faisait pleurer mes yeux ». Cette simple mention souligne le fait qu’il s’est livré à un véritable travail, avec tout ce que cela suppose d’abnégation et de persévérance, pour se consacrer à une activité autrement plus méritoire : écrire l’Histoire.

Journaux intimes et récits rétrospectifs

17Nombre d’auteurs affirment avoir pris des notes, indépendamment de la masse documentaire qu’ils offrent en annexes, et pourtant ce sont des écrits bien plus élaborés qu’ils livrent au lecteur. Il importe alors d’étudier les modalités qui leur ont paru les plus pertinentes pour mettre leurs souvenirs en écriture. Il n’est en effet pas indifférent de choisir une présentation imitée du journal intime ou d’adopter un récit au passé lorsqu’on entreprend de relater une expérience individuelle. Les choix qui président à telle ou telle forme autobiographique informent sur la représentation que ces témoins se font de leur statut d’auteur, sur les modèles qu’ils entendent suivre et sur les rapports qu’ils prétendent entretenir avec leur mémoire.

18Précisons que si l’échantillon étudié se divise en deux ensembles inégaux (neuf journaux intimes contre vingt-cinq récits), il n’existe pas de corrélation entre ouvrages publiés et récits ou entre textes manuscrits et journaux. Autrement dit, le degré d’élaboration de ces écrits ne semble pas dépendre de leur caractère public ou privé, si tant est que les manuscrits soient uniquement destinés à l’usage privé. Les neuf journaux intimes (cinq livres et quatre manuscrits non titrés), ou du moins présentés comme tels, offrent les principales caractéristiques du genre : textes présentés date par date, narrateurs s’exprimant à la première personne, emploi du présent et du passé composé comme temps dominants, abondance des phrases nominales. Or, si l’on peut à bon droit supposer que les témoignages imprimés ne sont pas les véritables journaux intimes de leurs auteurs, il en est de même pour les manuscrits. En effet, la propreté, la netteté, la calligraphie de ces productions montrent qu’elles ont été, sinon élaborées, du moins recopiées avec application après la guerre. Dès lors, comme pour les « journaux » publiés, l’hypothèse d’une relecture/réécriture de notes, par ailleurs très probablement prises pendant la guerre elle-même, paraît tout à fait fondée. Au même titre que les récits rédigés après la guerre (et dont les auteurs affirment aussi s’inspirer des notes prises quotidiennement), ils souffrent inévitablement des déformations de la mémoire, voire d’autocensure.

19Cependant, si ces textes ne sont pas à proprement parler des journaux intimes, ils en sont la trace. Leur contenu, la précision des dates et des lieux, attestent bien de l’existence de notes préalables, de brouillons, peut-être même de véritables journaux intimes, donc d’une pratique, au moment même des événements, de l’écriture de soi. Par ailleurs, recopier ou publier ses souvenirs sous la forme d’un journal intime n’est pas sans signification. Parce que ce genre d’écrit « colle » au plus près du réel, la démarche confère aux auteurs qui l’ont adopté l’image d’hommes sincères ne craignant pas de se dévoiler. L’artifice littéraire renforce la crédibilité des témoignages [16].

20L’existence même de ces textes semble montrer que le journal intime a acquis ses lettres de noblesse [17]. Comme le souligne Philippe Lejeune, c’est avec la publication de nombreux journaux d’écrivains que le journal intime émerge comme genre littéraire au tournant des années 1880 [18]. Notons cependant que cette forme d’écriture n’apparaît pas chez les témoins d’origine populaire, ce qui tendrait à prouver qu’il s’agit encore d’une pratique bourgeoise.

21Les vingt-cinq autres textes du corpus se présentent sous la forme de récits offrant dans leur structure et dans leur plan une remarquable homogénéité. Tous les auteurs suivent un ordre chronologique, se racontent au fil des jours, de la date de leur mobilisation jusqu’à la fin de la guerre. Certes, ce type d’organisation n’a probablement rien d’étonnant si l’on admet que l’écriture autobiographique procède de la reconstitution d’une chronologie. On est néanmoins frappé par la remarquable linéarité temporelle dont ces textes font preuve : pas de retour en arrière, pas de projection dans le futur, pas d’interprétation a posteriori des événements. L’ordre de la narration ne reproduit ici en rien l’ordre de la mémoire, fonctionnant par association d’idées ; ce qui souligne combien les souvenirs sont reconstruits et les récits élaborés. Nombre d’auteurs affichent de façon presque ostentatoire un rapport au temps. La mention scrupuleuse des dates l’illustre : qu’elles figurent en début de paragraphes, bien individualisées par une typographie particulière, en gras ou en italiques, ou dans le cœur même des récits, les dates rythment les textes en même temps qu’elles les ordonnent. Mais surtout, elles montrent à quel point ces hommes sont soucieux de mettre en cohérence des événements qui, sur l’instant, paraissaient précisément en être dépourvus. En énumérant consciencieusement les jours, ils parviennent à rendre leur expérience compréhensible.

22C’est dans le même ordre d’idée qu’il faut comprendre la division en parties ou chapitres de certains textes imprimés. Choix des éditeurs ou des auteurs eux-mêmes, les intertitres alors employés mettent également en évidence cette recherche de cohérence. Coste intitule les cinq chapitres de Nos Étapes : « Orléans », « La Retraite », « Le Mans », « Captivité », « Villedieu ». Le Journal d’une infirmière se divise en trois parties : « Sarrebruck », « Metz », « Cambrai » ; ou les Souvenirs d’un mobilisé lillois en trois parties : « Pont-Noyelle », « Bapaume », « Saint-Quentin ». La mise en forme des souvenirs ainsi opérée, ici centrée sur les lieux, permet au public et au narrateur, lecteur de son propre passé, d’inscrire d’emblée le témoignage dans un contexte connu.

Énonciations

23Un autre point commun de ces récits concerne les systèmes d’énonciation adoptés et tout d’abord l’utilisation de la première personne, où le « je » le dispute de très près au « nous ». Si l’on peut à bon droit considérer que l’utilisation de la première personne du singulier atteste d’un projet délibérément autobiographique, l’emploi du « nous » laisse penser que les auteurs semblent parfois préférer se mettre en scène à travers la collectivité, se réfugier en quelque sorte derrière le groupe. Dire « je », lorsqu’on entreprend la rédaction de ses souvenirs, ne garantit pas la mise à nu du moi, mais crée l’illusion d’une relative sincérité. On constate qu’un tiers des récits publiés s’énoncent principalement à la première personne du singulier alors qu’ils sont près des deux tiers parmi les manuscrits. Dès lors, on peut se demander si le passage à la publication ne contraint pas l’auteur à abandonner son dessein original d’écrire à la première personne du singulier afin de renforcer sa crédibilité auprès du public. Raconter ses souvenirs en disant « nous » serait une sorte de compromis acceptable entre le « je » jugé trop immodeste et trop partial, donc réservé à l’usage privé, et le « on » trop impersonnel. Cette hypothèse d’interprétation est confortée par l’existence proclamée des notes qui, elles, garantissent l’originalité et l’individualité du témoignage, et par la mention dans le paratexte de collectivités de rattachement qui, elles, justifient l’utilisation de la première personne du pluriel. De plus, dans la mesure où le « nous » est utilisé par les témoins d’origine aisée, son emploi est vraisemblablement lié à un certain sens du collectif induit par leurs responsabilités, comme s’ils se faisaient ainsi les dépositaires de la mémoire du groupe.

24Le système des temps verbaux utilisés est aussi significatif. Les temps du récit, imparfait et passé simple, qui traduisent une prise de distance par rapport aux événements relatés, sont privilégiés dans la majorité de ces témoignages. Ainsi, malgré une énonciation à la première personne, ces auteurs ressembleraient davantage à des observateurs externes qu’à des témoins se mettant délibérément en scène. Aussi l’empreinte du modèle scolaire et l’existence de modèles d’écriture ne peuvent-elles être ici ignorées. Même si le passé simple était probablement plus utilisé à l’oral qu’il ne l’est aujourd’hui, notons que parmi les dix auteurs d’origine populaire du corpus, six utilisent ce système de temps verbaux au cœur de textes par ailleurs souvent truffés de fautes d’orthographe et de syntaxe. Longtemps influencée par la littérature, l’écriture historique au xixe siècle utilise fréquemment le passé simple. C’est ainsi que ces combattants passés à l’écriture semblent consciencieusement appliquer les règles propres au genre. Toutefois, en s’exprimant à la première personne, ils s’en écartent aussi et donnent forme à un genre spécifique situé entre autobiographie et Histoire.

Simplicité ou séduction ?

25Analyser la façon dont ces témoins se présentent comme auteurs nécessite de s’arrêter sur le style utilisé dans leurs écrits et d’attirer l’attention sur la récurrence d’un certain nombre de pratiques rédactionnelles à travers lesquelles apparaissent le travail sur la langue, et donc les prétentions auctoriales.

26Nombre d’auteurs avouent leur piètre talent d’écrivain. « Mes notes et souvenirs sont écrits avec toute la simplicité qu’il convient au sujet », souligne un témoin ; « ce n’est point un livre mûrement étudié et savamment écrit que je viens vous offrir », prévient un autre dans sa dédicace, ou encore : « ce livre n’est pas écrit dans un style académique ». En déniant toute qualité littéraire à leurs écrits, ils pensent probablement ainsi accroître la crédibilité de leurs témoignages : dépouillés de tout effet de style, ils en paraîtront plus sincères ; composés sans plan préétabli, ils « colleront » davantage à la spontanéité du vécu.

27Si l’on s’en tient aux seuls niveaux de langue, la totalité des ouvrages de l’échantillon adopte un registre courant : le lexique est ordinaire, les constructions grammaticales simples, les figures de style pratiquement absentes. De ce point de vue, ces souvenirs semblent bien écrits « sans recherche ». Concernant les textes imprimés, on comprendra aisément que l’influence des maisons d’édition soucieuses de respectabilité et l’origine sociale majoritairement bourgeoise de ces auteurs ne prédisposent pas à l’utilisation de tournures relâchées. À l’inverse, un langage trop soutenu, socialement très connoté, aurait probablement nui à la crédibilité des témoignages à une époque où la hiérarchie militaire se fonde sur la hiérarchie sociale.

28En revanche, les manuscrits font preuve d’une plus grande hétérogénéité, comme si certains témoins avaient, occasionnellement du moins, peaufiné leur style. Les quelques formulations appartenant à un registre résolument soutenu [19] l’attestent ; elles mettent en valeur la volonté de distinction et, par là même, le désir d’accéder au statut d’écrivain « professionnel ». Par ailleurs, l’emploi de termes familiers crée l’illusion de la spontanéité des réactions et des sentiments du « narrateur-héros » ; il permet ainsi au scripteur d’abolir la distance entre le moment de l’écriture et le moment raconté. C’est de ce jeu sur les registres de langue que ces hommes peuvent assumer leur double fonction d’écrivain et de personnage à proprement parler historique.

29Ce travail sur l’écriture apparaît de façon encore plus claire avec les témoins d’origine populaire. C’est le cas notamment de Victor Péan, simple soldat au 33e régiment de mobiles de la Sarthe, qui, à de multiples occasions, s’inspire très fortement de L’Histoire du 33e mobiles[20] écrite par Henri Bigot de la Touanne, lieutenant-colonel du régiment. La confrontation de ces deux textes permet de mettre au jour d’étranges similitudes [21]. Des descriptions évoquées dans les mêmes termes, des comparaisons identiques, même la page de garde du manuscrit de Péan ressemble à s’y méprendre à celle de l’ouvrage imprimé du lieutenant-colonel.

30Ces emprunts soulignent que la mise en écriture des souvenirs n’est ni une activité spontanée, ni dénuée de préoccupation esthétique. En laissant l’impression qu’ils ont travaillé leur style, ces témoins (d’autant qu’ils sont auteurs de textes demeurés à l’état de manuscrits) offrent au lecteur et à eux-mêmes une image positive : celle d’individus de condition modeste [22], mais capables de manier la langue. Ils ne se contentent donc pas de retranscrire leur expérience, mais prennent leur rôle d’écrivain au sérieux.

31Une question importante demeure : peut-on définir un style général de ces témoignages ? La tâche n’est pas aisée tant elle dépend de nos attentes et de nos préjugés de lecteur. Les jugements de valeur induits (style « agréable », « vivant », « sobre », « austère »…) s’accordent mal avec le travail de l’historien supposé tendre vers l’objectivité. Le relevé des procédés d’écriture employés pour rendre un texte « attrayant » s’avère plus utile. Quatre d’entre eux ont été utilisés : interpellations du lecteur, utilisation d’une ponctuation expressive (exclamations et suspensions), introduction de discours rapportés au style direct pour varier les points de vue narratifs, anecdotes humoristiques. De tels indicateurs permettent de dégager quelques tendances.

32Une majorité de textes appliquent au moins deux procédés, mais les techniques d’écriture figurent davantage dans les livres publiés que dans les manuscrits. Le style général adopté dans les témoignages imprimés est globalement plus « vivant », permettant de capter l’intérêt du lecteur. À de notables exceptions près, les manuscrits, eux, présenteraient des textes plus « sobres » dans lesquels s’observe la rareté des effets de langue.

33Ce contraste s’explique probablement de diverses façons. D’une part, on ne saurait négliger l’intervention vraisemblable des éditeurs qui, préoccupées de séduire le plus grand nombre de lecteurs, connaissent ces « ficelles » stylistiques. Combien de points d’exclamation n’auront-ils pas été rajoutés ? Combien d’anecdotes n’auront-elles pas été commandées ? D’autre part, l’origine sociale des auteurs d’ouvrages laisse aisément supposer une pratique plus habituelle de la langue écrite et une relative maîtrise de ces techniques [23]. A contrario, le caractère moins « attrayant » de certains manuscrits tiendrait à la nature même de ces productions : destinées à un public beaucoup plus restreint et a priori plus familier, les méthodes de séduction du lecteur s’avéreraient moins nécessaires. Surtout, rejoignant en cela les hypothèses formulées auparavant [24], ces manuscrits empruntent leur modèle à la narration purement historique, principalement soucieuse de rapporter des faits et où l’auteur s’efface derrière sa « matière ». À l’inverse, par l’emploi de ces techniques d’écriture, certains textes imprimés se rapprochent davantage du modèle romanesque qui raconte des histoires sur un mode qui se veut plaisant.

La guerre déréalisée

34Selon toute vraisemblance, les combattants qui ont pris la plume obéissent aux exigences d’une écriture codifiée. C’est ainsi que l’on peut en partie expliquer la vision déréalisée des violences guerrières offertes par ces textes. Qu’il s’agisse d’évoquer les sentiments éprouvés à l’approche de la bataille ou durant les combats, de restituer les confrontations elles-mêmes ou de décrire les victimes, deux impressions dominent. Soit les témoignages font preuve d’une relative imprécision tant les narrateurs paraissent peu impliqués dans la relation de faits auxquels ils ont pourtant participé ; soit, au contraire, les descriptions sont comme hypertrophiées, exagérées, regorgeant d’informations, et de détails confinant parfois à l’irréalisme le plus complet [25]. Mais, dans les deux cas, on ne peut qu’être frappé par la remarquable distanciation que la plupart des combattants-auteurs placent entre eux et l’expérience vécue. Les témoins paraissent une fois de plus en retrait, fondus dans des collectivités de grande ampleur, n’assumant qu’exceptionnellement leur rôle dans le carnage exercé et subi. C’est toute la difficulté du modèle de l’écriture militaire, qui met justement l’homme au second plan au profit de l’unité de combat, qui ignore les comportements individuels et surtout qui occulte l’extraordinaire violence engendrée par l’activité belliqueuse. La focalisation externe place les témoins en spectateurs plus qu’en acteurs, offrant de la sorte une représentation singulièrement « lisse » et « insensible » du carnage.

35Parce qu’il s’agit précisément d’autobiographies, le travail de mise en scène de soi se trouve nécessairement commandé par le regard du public visé. Parce que ces témoins se sont battus aux côtés d’hommes natifs des mêmes régions et parce que la diffusion de leurs ouvrages fut essentiellement locale et, dans le cas des manuscrits, vraisemblablement restreinte au cercle amical et familial, on imagine combien ces « écrivains d’un jour » ont dû garder à l’esprit l’immédiateté de l’effet de retour. Aussi, leurs souvenirs portent-ils la trace des attentes et des préjugés du public si géographiquement et socialement proche d’eux. Combien de susceptibilités auront été ménagées ? D’attitudes abusivement glorifiées ? De souffrances inavouées ? Tenir compte de ces conditions de production très particulières permet de prendre toute la mesure du remarquable conformisme dont les témoins font preuve, notamment dans leurs évocations de la discipline militaire : loin de passer pour des contestataires de l’ordre établi, les écrivains-soldats paraissent avant tout soucieux de se montrer respectueux de la hiérarchie et des sanctions. De ce point de vue, retranscrire ses souvenirs de guerre consiste peut-être plus à marquer son ancrage dans le tissu social qu’à se singulariser. L’impression est identique lorsqu’on étudie la façon dont ces hommes disent se comporter vis-à-vis du groupe. Tous paraissent faire preuve de réelles qualités de sociabilité et leur adaptation au sein d’une communauté aussi spécifique qu’une armée en campagne ne semble pas, du moins en ce qui les concerne, avoir posé de problème. L’indifférence affichée à l’égard de la séparation, la rareté des allusions à toute forme de repli sur soi, la promiscuité assumée, la partage accepté des loisirs militaires, autant de modalités où l’individualisme n’a pas place. Comme si les difficultés d’adaptation étaient gommées du souvenir, le personnage idéal ainsi élaboré revêt toutes les caractéristiques de « l’homme fait », dans sa version bourgeoise respectueuse des règles et bien-pensante, délaissant fragilités et emportements supposés propres à l’adolescence ou aux esprits frustes [26].

36La prudence s’impose donc face à des textes dont la volonté affichée est de témoigner, mais qui procèdent surtout d’une entreprise de reconstruction du souvenir et d’un travail d’appropriation de manières d’écrire. Si l’on admet que la fonction première du témoin est de convaincre (et son attachement proclamé au vrai en est une preuve), l’intérêt de ces récits vaut davantage par l’effet à produire sur le lecteur que par l’originalité des propos. Précisément parce qu’ils ne sont pas des écrivains professionnels, on ne saurait mésestimer la quête de légitimité que sous-tend leur entreprise : légitimité de l’auteur à prendre la parole, légitimité du combattant à offrir sa vision sur un sujet alors brûlant d’actualité, légitimité de l’homme à défendre des valeurs partagées. Les récits de guerre informent davantage sur l’image qu’ils offrent de leurs auteurs et des liens qu’ils disent implicitement entretenir avec leurs lecteurs que sur le prétendu « réel » qu’ils entendent rapporter. ?


Mise en ligne 01/02/2009

https://doi.org/10.3917/sr.013.0165

Notes

  • [1]
    John Norton-Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 732 p.
  • [2]
    Définie comme « celle qui s’assigne l’étude des formes de représentations du monde au sein d’un groupe humain (…) et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission ». Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.) Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997, p. 16.
  • [3]
    Voir Corinne Krouck, Les Combattants français de la guerre de 1870-1871 et l’écriture de soi : contribution à une histoire des sensibilités, thèse d’histoire, Université Paris I, 2001.
  • [4]
    Soit qu’ils aient été exemptés, qu’ils aient tiré le «bon numéro » lors des opérations de tirage au sort, ou qu’ils aient pu se payer un remplaçant. Sur ces opérations, voir Odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.
  • [5]
    Cette sélection a été facilitée par l’existence de répertoires précisant l’unité dans laquelle combattaient les auteurs. Or, les hommes n’ayant pas fait de service militaire étaient incorporés pour l’essentiel dans des régiments de mobiles et mobilisés.
  • [6]
    Anonyme, Éphémérides du 2e bataillon, 29e régiment de mobiles (Maine-et-Loire), Châteaudun, Lecesne, 1874, 83 p. ; Anonyme, Souvenirs de 1871. Voyage et campagne des mobilisés du Gard par un mobilisé du Gard, Nîmes, Giraud, 1871, 14 p. ; Anonyme, Souvenirs d’un mobile du Vexin, Paris, Henry, 1871, 112 p. ; Anonyme, Journal d’une infirmière pendant la guerre de 1870. Sarrebourg, Metz, Cambrai, Paris, Plon, 1872, 228 p. ; Charles d’Ariste, Histoire d’un bataillon de la garde nationale mobile (3e des Basses-Pyrénées), Paris, Léautey, 1892, 75 p ; Dr Henri Beaunis, Impressions de campagne (1870-1871), Paris, Félix Alcan, 1887, VII-304 p. ; Henri Bohineust, Commentaires d’un conscrit. Chroniques du 33e mobiles, Le Mans, Ch. Blanchet impr., 1896, 205 p. ; Émile Coste, Nos étapes. Journal de l’ambulance de la Haute-Vienne, Limoges, Ducourtieux, 1872, 273 p. ; Pierre-Jean Dalquie, Lettres d’un aumônier militaire en 1870-1871, Rodez, Carrière, 1891, VIII-539p. ; Albert Devienne, Les souvenirs d’un mobilisé lillois (campagne de 1870-1871), Lille, Petit, 1873, 195 p. ; Denis Érard, Souvenirs d’un mobile de la Sarthe, Le Mans, Monnoyer et St-Denis, 1907, XIX-250 p. ; Jules Fontan, Souvenirs d’un tirailleur toulonnais, Toulon, impr. G. Rougeolle, 1913, 125 p. ; Louis Gensoul, Un bataillon de mobiles (44e provisoire, Gard) pendant la guerre de 1870-1871. Souvenirs de l’armée du Nord, Nîmes, Jouve, 1879, 56 p. ; Émile Gluck, Guerre de 1870-1871, le 4e bataillon de la mobile du Haut-Rhin, journal d’un sous-officier, Mulhouse, Ernest Meininger, 1908, (2e éd.), XII-221 p. ; Henri Juillard, Notes journalières concernant l’ambulance de Mulhouse à l’armée de l’Est, Mulhouse, Ernest Meininger, 1908, 155 p. ; Ludovic Martiny, Le 25e mobiles, Bordeaux, Crugny, 1872, 46 p. ; J. Michel, Chasse au Prussien, Paris, Dentu, 1872, XI-286 p. ; Abbé Charles Morance, Un régiment de l’armée de la Loire. Notes et souvenirs, Le Mans, Leguicheux-Gallienne, 1874, III-271 p. ; Paul Trochon, Souvenirs d’un franc-tireur en 1870-1871, Paris, 1901, IX-303 p. ; Victor Vermorel, Les étapes d’un mobile caladois. De Villefranche à Belfort (1870-1871). Extraits d’un cahier de notes, Bourg-en-Bresse, impr. du Courrier de l’Ain, 1924, 72 p.
  • [7]
    « Carnet de route du sergent Bérangier, 4e régiment d’infanterie », Cahiers d’histoire militaire, 1970, n° 2, pp. 55-71 ; A. Chevallier, Journal d’un soldat de 1870, présenté par C. Duvauferrier-Chapelle, Saint-Malo, CD Éditions, 1999 ; « Autour de la guerre de 1870 (correspondance du lieutenant Croisier) », Brayauds et Combrailles, 1988, n° 54, pp. 33-41, n° 55, pp. 39-44, n° 56, pp. 59-66, n° 57, pp. 59-66 ; Alphonse Deconinck, « Carnet de campagne ; armée du Nord (1870-1871) », Carnet de la Sabretache, 1926, t. 9, pp. 429-441 ; Charles Ernest Denizet, dans Jean-Claude Farcy, La Guerre de 1870-1871 en Eure-et-Loir, Chartres, CDPP, 1981 ; « Le carnet de route d’un mobile aiglon pendant la guerre de 1870-1871 », Société historique et archéologique de l’Orne, 198, t. 106, n° 3-4, pp. 67-84 ; « Journal du pasteur Pierre Guitton pendant la guerre de 1870-1871 », Bulletin de la société d’histoire du protestantisme français, oct.-déc. 1971, pp. 550-582 ; « Un Sarthois à l’armée de Metz », La Province du Maine, 1981, t. 83-4, fasc. 38 et 39, pp. 165-175, 323-331 ; « Carnet de route de la guerre de 1870-1871 par un lorrain » (Isidore Heymann), Revue juive lorraine, 1931, pp. 25-38 ; David Hunzinger, « Journal de guerre de 1870 », Annuaire de la société d’histoire et de littérature de Colmar, 1969-1970, t. 19, pp. 25-41 ; « Le journal d’un mobile sarthois, Pierre Le Bled », La Province du Maine, 1986, t. 88-4, fasc. 57, 58 et 59, pp. 125-141 et 299-310 ; Gédéon Mangot, « Mes campagnes, 1870-1871 », Eklitra, Bibliothèque municipale d’Amiens, n° LXVI, 1990 ; « Le Journal d’un mobile sarthois, Victor Péan », La Province du Maine, 1987, t. 89-5, fasc. 2 et 3, pp. 225-242, 339-365 ; « Mémoires de guerre de Julien Poirier, ancien combattant de 1870 », Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de Nantes, 1975-1977, t.114, pp. 135-159 ; Jean Ricochon, « Souvenirs d’un médecin militaire à l’armée de la Loire », Bulletin de la société d’agriculture, des sciences et arts de la Sarthe, 1957-1958, t. 66, pp. 70-93 ; Pierre Van Bockstael, Un mobile à l’armée de Faidherbe, Lille, CRDP, 1972.
  • [8]
    Mais on sait combien ce terme ne saurait définir une appartenance sociale bien claire.
  • [9]
    Rappelons que la reproduction fidèle des manuscrits (orthographe et ponctuation comprises) dans les revues est une pratique relativement récente.
  • [10]
    Vingt-sept textes sont titrés, dont sept manuscrits.
  • [11]
    Cinq manuscrits comportent de telles documentations.
  • [12]
    Cette première forme de neutralisation du « je » rappelle les analyses identiques menées par Philippe Artières dans Le Livre des vies coupables, Paris, Albin Michel, 2000, p. 384sq.
  • [13]
    Il convient néanmoins de souligner que, sur les dix-sept témoins affirmant avoir pris des notes, treize ont tout de même été publiés.
  • [14]
    Peu importe d’ailleurs de savoir si cette documentation existe vraiment ou s’il ne s’agit que d’un effet de style.
  • [15]
    Denis Érard, Souvenirs d’un mobile de la Sarthe, Le Mans, Monnoyer et St. Denis éd., 1907.
  • [16]
    Un témoin, pour appuyer ses propos, reproduit un extrait du journal intime de son cousin au cœur même de son propre journal. Même procédé chez un autre, qui dit intégrer les souvenirs d’un camarade pour combler ses lacunes. Le capitaine de Sainte-Foix, auteur anonyme de Souvenirs d’un mobile du Vexin, pousse l’artifice jusqu’à noter : « Nous reproduisons dans ce dernier chapitre les souvenirs du capitaine de Sainte-Foix tels qu’il a bien voulu nous les communiquer. »
  • [17]
    Signalons à cet égard l’exemple du capitaine de Sainte-Foix qui, tout en respectant toutes les règles d’écriture du journal intime, n’emploie jamais la première personne du singulier : cette unique déviation par rapport à la norme montre bien qu’il cherche à la transgresser et par-là même qu’il la reconnaît. Cette absence du « je » n’est d’ailleurs probablement pas étrangère au fait qu’il s’agit d’un ouvrage anonyme.
  • [18]
    L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997. Remarquons d’ailleurs que deux textes s’intitulent « journal » alors qu’il s’agit de récits.
  • [19]
    Imparfait du subjonctif, citation latine notamment.
  • [20]
    Le Mans, imp. de la Sarthe, 1872, 185 p.
  • [21]
    Voir Corinne Krouck, Le Journal de guerre d’un mobile de la Sarthe, maîtrise d’histoire, Université Paris I, 1985, pp. 68-75.
  • [22]
    Péan n’hésite d’ailleurs pas à rappeler en conclusion de son manuscrit : « Se recit na pas été ecrit par un lettré, loin de là comme vous avez pue le voir. »
  • [23]
    C’est aussi pour cette raison qu’ils ont été publiés.
  • [24]
    Sur la pratique du plagiat, l’utilisation du passé simple ou l’existence du modèle de l’écriture militaire.
  • [25]
    Ainsi en est-il de la description des ambulances où le sang ne cesse de couler, ou de cadavres en putréfaction abandonnés sur le champ de bataille, quelques heures après la confrontation et par des températures particulièrement rigoureuses.
  • [26]
    Ainsi sont sévèrement condamnés tous ceux ayant failli, par leur rusticité, leur méconnaissance des usages propres au monde militaire, leur trop grande impressionnabilité.
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