Couverture de SOCO_123

Article de revue

Introduction. Des agents publics, des usagers et des réformes

Lorsque la rationalisation gestionnaire conduit au tri des bénéficiaires

Pages 5 à 21

Notes

  • [1]
    Cette introduction a bénéficié d'une relecture attentive de la part de Luc Sigalo Santos ­ Lest, Université Aix-Marseille (Sigalo Santos, 2018) ­ pour laquelle nous souhaitions chaleureusement le remercier.
  • [2]
    Ce terme n'est pas utilisé ici pour en définir la nouveauté, mais pour marquer la spécificité d'un ensemble de pratiques déjà anciennes (Bezes, 2009 ; Hood, 1995 ; Nocenti, 2019) et qui rompent avec des manières de faire antérieures.
English version

1Ce dossier examine l'influence de la « nouvelle gestion publique » sur le travail de sélection des usagers dans les services publics [1]. Les contributions réunies et la présente introduction traitent cet enjeu sous l'angle de la sociologie des groupes professionnels, afin de répondre à l'interrogation suivante : dans quelle mesure les réactions individuelles et collectives des agents des services publics participent-elles à une éviction de certains usagers ? Nous souhaitons explorer dans ce numéro cet aspect particulier des effets de la nouvelle gestion publique (NGP) en tenant de front l'analyse des effets sur le travail des agents et les conséquences sur les usagers. Pour cela, nous nous attacherons aux conséquences des changements organisationnels et du travail prescrit sur « le service » fourni aux usagers. Les résultats d'enquête exposés dans ce dossier révèlent un dégradé d'opérations de tri. Nous utilisons le terme de « tri des usagers » pour qualifier à la fois les cas de refus et d'éviction « sèche », mais aussi toutes les opérations de réorientation, de relégation et de classement qui infléchissent le traitement d'un dossier ou d'une personne.

2La première partie de cette introduction expose notre approche : saisir la nouvelle gestion publique à travers la rationalisation bureaucratique qu'elle entreprend dans le traitement des usagers et l'organisation du travail des groupes professionnels qui sont à leur service. Un tel processus de rationalisation implique un travail de construction et de différenciation des publics qu'il s'agit de cibler. Sur ces derniers se répercutent une partie des contradictions associées à la NGP, notamment la contradiction entre des objectifs, parmi lesquels l'idéal d'égalité entre les citoyens et des enjeux de maîtrise budgétaire et de limitation des moyens. Ces contradictions mettent à mal ce mythe fondateur du service public qu'est l'universalité, érodé par la nécessité dans laquelle se trouvent les professionnels de catégoriser puis trier les usagers pour s'adapter aux attentes contradictoires formulées par l'encadrement.

3Nous développons ensuite la manière dont la NGP influence le rapport des groupes professionnels à leurs publics. Parce qu'ils sont confrontés à des objectifs irréalisables avec les moyens octroyés, ces groupes professionnels catégorisent et priorisent les demandes des usagers selon le travail qu'ils requièrent. En effet, les usagers se distinguent par le fait qu'ils peuvent mettre à mal (et menacent) une organisation du travail fragilisée par ces tensions permanentes entre objectifs et moyens, en particulier en termes de disponibilité. Nous mettons ensuite l'accent sur les stratégies mises en œuvre par les salariés pour optimiser le travail représenté par les usagers, stratégies qui prennent appui sur des normes professionnelles déjà existantes.

4Quatre articles de recherche viennent étayer cette réflexion. Tout d'abord une enquête menée par Nicolas Belorgey sur les déterminants de la Durée Moyenne de Séjour (DMS) dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), indicateur de performance de l'institution hospitalière, mais qui dépend en fait des ressources détenues par les familles pour placer leurs aînés dans des structures adaptées. Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia étudient pour leur part l'évolution des valeurs des recrues de l'éducation nationale et l'implication de ces évolutions sur leurs pratiques au fur et à mesure de leur appropriation des contraintes du métier. Céline Gabarro explore les tactiques de tri des dossiers par les agents des caisses d'Assurance maladie pour conserver une prise sur leur travail et sur le sens de celui-ci. Enfin, Charles Bosvieux-Onyekwelu analyse la sélection des justiciables aidés gratuitement par des grands cabinets d'avocat. Ces différentes contributions éclairent la manière dont les groupes professionnels font face aux contradictions qu'ils subissent et parfois s'approprient en les répercutant sur les usagers ou lorsque cela s'avère impossible en désertant le métier.

L'idéal-type bureaucratique remis en cause ou modernisé par la nouvelle gestion publique ?

5Introduire de telles réflexions sur la sélection des publics suppose tout d'abord de mettre à plat le périmètre étudié et ses dynamiques. Ce dossier porte sur les grandes transformations qu'a connues l'État depuis une quarantaine d'années et que l'on a coutume de réunir sous l'appellation de « nouvelle gestion publique » [2]. Ce processus a fait l'objet de nombreux travaux, en France comme à l'étranger, et ce dans plusieurs disciplines (sociologie, science politique, économie, gestion, etc.), avec une diversité d'approches et d'objets. Précisons d'ores et déjà que l'on peut s'accorder sur certaines de ses caractéristiques les plus générales, ainsi décrites par Philippe Bezes et Christine Musselin : « la séparation entre les fonctions de stratégie, de pilotage et de contrôle et les fonctions opérationnelles [...] ; la fragmentation des bureaucraties verticales par création d'unités administratives autonomes [...] ; le recours systématique aux mécanismes de marché [...] ; la transformation de la structure hiérarchique de l'administration en renforçant les responsabilités et l'autonomie des échelons en charge de la mise en œuvre de l'action de l'État ; la mise en place d'une gestion par les résultats » (Bezes et Musselin, 2015). À ces cinq principes on peut en ajouter un autre : l'orientation des services vers les besoins des usagers ou clients et l'évaluation des prestations par les usagers (Visscher et Varone, 2004).

6Les outils dont se sont dotés les gouvernements qui adoptent ces principes sont souvent résumés comme une forme d'importation de principes marchands au sein des administrations publiques, conduisant « à associer la NGP à des formes de privatisation ou de marchandisation de la sphère publique ». Cependant cette lecture a occulté une autre lecture possible, portée par le courant du néo-institutionnalisme sociologique et qui met davantage l'accent sur « des dynamiques de rationalisation basées sur des processus de bureaucratisation managériale » (Bezes et Musselin, 2015). Ces deux approches sont complémentaires plus que concurrentes mais insister sur les seuls processus marchands invisibilise, paradoxalement, cet autre enjeu que constitue l'optimisation des dépenses publiques.

7Mettre l'accent sur le versant « rationalisation bureaucratique » de la nouvelle gestion publique n'épuise pas la question de la définition de l'objet. Certes, de telles dispositions ont connu une accélération voire une radicalisation depuis le début des années 2000 (de Maillard et Surel, 2012), amplification largement menée au nom de la satisfaction de l'usager (Bezes, 2012). Mais il serait trompeur d'interpréter la séquence contemporaine comme un aboutissement. De récents travaux ont contribué à exhumer les catégories d'analyse wébériennes des bureaucraties en soulignant l'importance de la distinction entre « rationalisation formelle » (c'est-à-dire technique, propre à une situation donnée que l'on mettrait en ordre) et « rationalisation matérielle » (c'est-à-dire éthique ou politique, une réorganisation d'ensemble en vertu de principes hétéronomes) (Bezes et al., 2021). Dans cette perspective, le processus de rationalisation bureaucratique dont participerait la nouvelle gestion publique ne serait pas linéaire, mais relèverait en fait d'un mouvement cyclique où les grandes reconfigurations d'ensemble succèdent aux approfondissements locaux.

Professionnels et usagers face aux réformes des services publics, des « associés-rivaux » ?

8Les agents publics ne peuvent toutefois être perçus comme de passifs sujets de ces reconfigurations. La sociologie des organisations a tissé son nid à partir des marges de manœuvre des bureaucrates (Blau, 1963), ces derniers tirant personnellement ou collectivement profit des rouages bureaucratiques (Crozier et Friedberg, 1977). Marges de manœuvre ou discrétion constituent même la caractéristique cardinale des agents de première ligne lorsqu'ils font fonction de street-level bureaucrats (Lipsky, 1980). Les articles présentés dans le dossier offrent à ce titre différentes déclinaisons de la tension entre « rationalisation industrielle » (l'optimisation des ressources) et « rationalisation professionnelle » (mise en cohérence des principes de métier) (Gadrey, 1994).

9Comment saisir alors le rôle que jouent les agents publics dans la relation entre l'État et ses administrés dans un contexte de réformes gestionnaires ? Une partie de la littérature aborde cette question en mettant en avant le fait que professionnels et usagers constituent deux groupes affectés par les réformes des administrations, mais de manière distincte, au point de parfois attiser leur confrontation. Parce qu'ils touchent à des questions sensibles en matière d'égalité ou de citoyenneté, certains terrains, comme l'hôpital ou la police, sont apparus comme emblématiques des effets de ces réformes de l'action publique (Belorgey, 2010 ; Bruno et Didier, 2013 ; Juven, 2013 ; Matelly et Mouhanna, 2007).

10Au-delà des secteurs, les sociologues qui étudient la NGP ont privilégié les effets sur l'organisation et le travail des agents, sur la manière dont leurs conditions de travail sont affectées par ces outils, sur la question du maintien de leur autonomie professionnelle, mais aussi sur leurs résistances ainsi que sur les contradictions nombreuses engendrées par cette idéologie de la rationalisation formelle. Les moyens par lesquels ces transformations ont été promues pour susciter l'adhésion d'agents a priori rétifs, ainsi que les effets de ces reconfigurations sur la division du travail ont également fait l'objet d'études approfondies (Lemaire, 2016 ; Loriol, Boussard et Caroly, 2006). La façon dont les normes managériales « recomposent » les régulations collectives construites par les professionnels eux-mêmes a même fait l'objet d'un numéro programmatique de la revue Sociologie du travail (Bezes et al., 2011), tant elle est au c ur des interrogations et des analyses suscitées par la « modernisation » des entreprises ou des services publics. Les recompositions entre différents segments de professionnels, la manière dont ces derniers parviennent à « neutraliser » ou maîtriser des changements qui « chahutent » (Dressen, 2014) leur identité professionnelle sont à présent documentés.

11D'autres travaux se focalisent quant à eux sur les effets de tri des usagers comme produits des classements sociaux élaborés par les acteurs eux-mêmes. Ils autonomisent les jugements moraux portés sur les usagers par rapport aux situations inextricables dans lesquelles les agents sont placés par les contradictions structurelles dont ces réformes sont porteuses. Comme l'observe pourtant Vincent Dubois, « le personnel ‟de terrain” est placé dans la situation de devoir arbitrer les questions posées par les réformes sans qu'elles y apportent de réponses, ou de ‟décider” ce que ces réformes ne prévoient pas explicitement mais qu'elles sont bien faites pour imposer (comme la limitation du nombre de bénéficiaires du RMI) (Dubois, 2010). Ces « politiques du guichet » (ibid.), font des jugements moraux un outil parmi d'autres face à la nécessité de « trancher » entre des usagers nombreux auxquels attribuer des droits ou des moyens qui sont insuffisants (par rapport à la demande), voire d'affronter les contradictions de l'institution. C'est ce que montre également Jean-Marc Weller avec l'exemple de la xénophobie d'une partie des agents administratifs des caisses de sécurité sociale (Weller, 2003) ou celui des « gardiens du temple » dépeints par Alexis Spire dans son enquête sur l'administration des étrangers en préfecture (Spire, 2007). Les processus de tri fragilisent la possibilité d'asseoir les politiques publiques des États-nations modernes sur le principe de l'égalité de traitement. Toutefois, les travaux ici réunis montrent que cette fragilisation survient de manière suffisamment larvée pour que les usagers peinent à l'identifier et à la remettre en cause. Car la NGP promeut voire proclame l'égalité de traitement entre les citoyens comme un objectif parmi d'autres, garant de l'efficacité du système, tout en privant les agents des moyens de la mettre en œuvre.

L'universalisme, un mythe fondateur du service public qui s'effiloche

12Une partie de la littérature adopte une approche fataliste de la relation entre publics et agents, identifiant le tri des usagers comme une conséquence mécanique de la pénurie de moyens. Si, par construction, les services publics des pays démocratiques et à plus forte raison en France justifient leur intervention sur l'universalisme, au sens d'égalité de droit des citoyens, l'émergence d'un traitement différencié des publics, du ciblage des usagers jusqu'à leur tri, bouscule la raison d'être de l'action publique. Différentes approches socio-historiques ont montré le caractère construit des publics de l'État (Barrault-Stella et Weill, 2018 ; Gourgues et Mazeaud, 2019 ; Skocpol, 1992). Ces résultats supposent en retour que le périmètre de ces cibles puisse changer : les publics peuvent être redéfinis, redécoupés, recatégorisés. Qu'arrive-t-il alors, lorsque l'action publique tourne le dos à un public qu'elle a participé à constituer, juge ses demandes illégitimes, ou insolubles ? De manière moins dramatique mais plus courante, que se passe-t-il lorsqu'il est fait le choix de se montrer plus sélectif dans la réponse publique apportée à des demandes qui ont pourtant été constituées par l'action publique elle-même ?

13Les enjeux d'une telle réflexion renvoient à la gestion institutionnelle du décalage entre égalité formelle et égalité réelle, au moyen de mythes comme le mérite, le don ou l'inemployabilité par exemple. Nous pensons toutefois que la nouvelle gestion publique participe à renouveler cette tension et interroge les modalités de catégorisation et d'évaluation des cas individuels : ces opérations de classement ne seraient-elles pas modelées, en tendance, par les reconfigurations du contexte d'activité ? Les enquêtes sur la réception des chômeurs par l'ANPE puis Pôle emploi ont montré que le traitement de tous les inscrits est permis par un tri initial lors de l'inscription, entre les dossiers qui méritent que l'on y consacre du temps et les autres (Benarrosh, 2000). Cette opération de sélection des plus aptes à être aidés, qui ne s'appuie pas sur des critères de justice, est le fruit d'un travail de catégorisation des situations, ajustant les profils des individus à l'offre de service de l'institution, que d'aucuns ont d'ailleurs baptisé « accompagnabilité » (Garda, 2012).

14Ce dossier propose de se confronter à cette question en mettant en avant un processus modifiant la définition des publics-cibles, par certains types d'acteurs et d'actrices dédiés à la délivrance de leurs droits. Les différentes contributions à ce numéro s'interrogent sur les effets de la nouvelle gestion publique quant aux modalités de catégorisation des usagers par les groupes professionnels qui en ont la charge. Il ne s'agit pas d'attester d'un processus centralisé, de nouvelles directives managériales imposant un redécoupage des publics légitimes, mais au contraire d'essayer de saisir la façon dont les frontières et les catégorisations peuvent émerger de l'activité même, individuelle ou collective, des agents mandatés par l'État.

15Les différentes contributions à ce dossier témoignent du fait que la rationalisation et l'utilisation supposément efficiente des ressources publiques placent les agents face à des processus qui les conduisent à opérer catégorisations et tris parmi leur public. Sélectionner les usagers les plus « aptes » à satisfaire les critères de performance attendus sans contrevenir aux règles du métier peut constituer une tentation, une forme de rationalisation tactique ou stratégique, pour résoudre les tensions insurmontables entre l'ambition formelle des droits et les moyens disponibles pour les délivrer. Quand le temps manque, que les objectifs sont démesurés, que les services les moins valorisés sont mis de côté, il peut être tentant de se concentrer sur certaines catégories de publics plus facilement « traitables » pour préserver le sens de son métier et ses conditions de travail. C'est ce que montre par exemple Gwenaëlle Perrier à propos de l'éviction des jeunes femmes au dehors des dispositifs d'accompagnement vers l'emploi (Le Tablier et Perrier, 2008). Comme l'avait également noté Maya Baccache-Beauvallet en 2011, « inciter le fonctionnaire à améliorer un indicateur de performance revient à l'inciter à allouer son effort vers les usagers qui améliorent le mieux l'indicateur, ce qui contrevient au principe d'égalité d'accès et de traitement des usagers du service public » (Bacache-Beauvallet, 2011). Lars Tummers note même à propos des travailleurs sociaux évalués selon les critères de l'efficience, que la stratégie consistant à « prioriser » certaines catégories d'usagers a des effets positifs sur le déroulement de leur carrière (Tummers, 2017).

16Pour autant ces tris n'aboutissent pas toujours à une exclusion vers l'extérieur mais peuvent également donner lieu à différentes formes de reclassement qui peuvent être interprétées comme une exclusion de l'intérieur (Bourdieu et Champagne, 1992). Pour résoudre ces contradictions, le tri des usagers contrevient néanmoins aux principes de l'égalité de traitement de tous. S'il fait écho au développement de la construction historique de publics-cibles, notamment dans le cas des politiques de l'emploi dès les années 1980 (Muller, 1991), ce tri s'en distingue par son caractère tactique, émergent et ainsi dénié par les institutions en question. Le traitement différencié met alors à mal « l'éthique du service public » constitutive de l'identité professionnelle de ceux-là même qui en sont rendus à le mettre en œuvre (Chelle, 2019). Passer trop de temps avec des usagers dont les problèmes sont perçus comme « trop » lourds (eu égard aux ressources dont on dispose), c'est risquer de sacrifier une partie des autres, qui pourraient être tout aussi efficacement aidés dans le temps imparti. Ainsi, les nouvelles formes de management public peuvent-elles conduire les agents ou une partie d'entre eux à arbitrer entre les cas pour rationaliser leur travail, afin d'être à la hauteur des exigences formulées par l'organisation. Mais dans quelle mesure ces arbitrages sont-ils collectivement et individuellement instruits, assumés et justifiés ?

Comment la nouvelle gestion publique influence le rapport des groupes professionnels à leurs publics ?

17Les articles réunis dans le cadre de ce dossier partagent une approche originale du tri des usagers. Plutôt que d'en faire un résidu, effet pervers de la restriction des budgets, ce dossier suggère que l'orientation des usagers entre différents types de services est le produit de stratégies élaborées par les groupes professionnels et leurs différentes fractions en réponse aux reconfigurations de leur contexte organisationnel d'intervention. Ce faisant, c'est dans l'organisation collective du travail quotidien qu'il nous invite à nous immiscer, pour saisir les arbitrages temporels et professionnels que réalisent les travailleurs au contact des usagers. Ce numéro s'inscrit ainsi dans le prolongement de réflexions sur les modalités cognitives, organisationnelles et sociales de la « fabrique des discriminations » (Chappe, Eberhard et Guillaume, 2016). Toutefois, il s'en démarque par le rapport au droit : il ne s'agit pas de statuer ici sur le caractère plus ou moins légitime du traitement réservé à différents cas individuels, comme il en serait de la discrimination. Notre propos se place en amont, afin de comprendre comment agents et professionnels produisent et légitiment des différences parmi les publics qu'ils accueillent et qui, parfois, leur résistent. Ce dossier demeure également en amont de la discrimination dans la mesure où il ne prend pas pour objet le traitement différencié de certains groupes pré-identifiés (par leur couleur de peau, leur religion, leur lieu de résidence, leur sexualité, etc.), mais davantage le travail de catégorisation et de tri qu'opèrent les agents entre des usagers a priori homogènes et qui impliquent un investissement en décalage avec le cadre gestionnaire. C'est donc une forme d'identification et de fabrication de l'hétérogénéité qu'il étaye.

18La question de l'influence de la nouvelle gestion publique sur la sélection et le tri des usagers, étudiée sous l'angle de la sociologie des groupes professionnels, suppose ainsi de se confronter à la question de la mise en œuvre concrète des intentions et des programmes d'action publique. Pour collecter des données sur cette mise en œuvre, les enquêtes présentées ont, à grands traits, identifié trois niveaux :

  • ­ le niveau macro de la frontière entre le politique et l'administratif (au sommet des organisations) ;
  • ­ le niveau méso de la régulation du groupe professionnel étudié ;
  • ­ le niveau micro de la vie quotidienne des services au contact des citoyens, des usagers, des bénéficiaires ou des patients.

20Ce sont les articulations et les allers-retours entre ces trois scènes qui donnent leur spécificité à chacun des secteurs, comme l'ont montré des enquêtes ethnographiques multiniveaux sur l'action publique (Belorgey, 2012 ; Sigalo Santos, 2018). Toutefois, rendre compte de manière exhaustive des dynamiques de chacune de ces scènes dans un seul et même article conduirait à élargir la taille de la photographie au prix de sa résolution. Afin de valoriser leurs données empiriques, les auteurs et autrices ont choisi de mettre l'accent sur l'une de ces trois scènes pour en rapporter la spécificité. Une telle focale permet d'ouvrir la boîte noire des rouages bureaucratiques qui accueillent les groupes étudiés et d'interroger leurs caractéristiques typiques.

21Différents constats convergents peuvent être tirés des contributions présentées dans le dossier. Nous en dressons deux principaux, : l'émergence de la figure du client-menace et le développement d'une approche des dossiers comme autant d'actifs à valoriser.

Du client-roi au client-menace

22Dans les services publics, la figure du « client-roi » n'est pas privilégiée pour construire le personnage de l'usager. Les contributions laissent entrevoir l'image d'un « client menace », qui risque de mobiliser plus de ressources que les tutelles ne le prévoient. Le traitement d'une partie des usagers exige un surcroît de travail pour rendre le service attendu et faire face aux multiples contraintes (budgétaires, temporelles, règlementaires, etc.). On observe particulièrement bien ce rapport à l'administré dans le contexte médical. La contribution de Nicolas Belorgey, centrée sur un service de soins de suite et de réadaptation (SSR) à l'hôpital, montre à quel point comprendre la trajectoire de chaque patient suppose de réinscrire le cas dans la structure des ressources collectives du malade, notamment l'engagement de sa famille et la capacité de ce collectif à peser sur les stratégies d'orientation du corps médical. Être efficace consiste avant tout à se décharger des tâches de soin sur la famille ou sur d'autres institutions, comme les Ehpads.

23Nombre de groupes professionnels se retrouvent confrontés à de telles pressions organisationnelles sans disposer d'autant de ressources symboliques que les médecins. Dans les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) étudiées par Céline Gabarro, les agents qui instruisent les dossiers des étrangers en situation irrégulière sont évalués à partir d'objectifs chiffrés depuis le début des années 2000. uvrant pour que ces populations puissent accéder à des soins médicaux, ils ont élaboré différentes stratégies pour satisfaire les critères de productivité qui leur sont assignés. Ils sont conduits à « choisir » d'accorder du temps et de l'attention aux catégories d'usagers pour lesquels le temps de réception est contraint par l'organisation du travail, préservant ainsi l'aspect social de leur métier qui a pour partie conditionné leur engagement initial. À ce jeu, les usagers, qui par leurs caractéristiques, les empêchent d'atteindre les objectifs de performance fixés, se trouvent très rapidement éconduits.

24À l'inverse, dans le monde scolaire étudié par Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia, le temps d'accompagnement attendu des enseignants envers les publics les plus fragiles ­ pourtant « budgété » par des procédures et des mémorandum ­ est progressivement cannibalisé par l'ampleur des tâches administratives qui leur incombent par ailleurs. Les objectifs « démocratiques » de lutte contre l'échec scolaire, que les stagiaires adoptent bien volontiers avant d'être titularisés, sont en tel décalage avec les ressources allouées pour remplir des missions de plus en plus complexes, qu'ils s'en détournent pour se préserver. Ils apprennent à composer avec leurs idéaux et adoptent une conception fataliste transmise par la sociabilité entre collègues. Contraints de « faire » avec des élèves qu'ils ne peuvent désormais plus exclure (suppression des redoublements et de l'orientation vers l'enseignement spécialisé), ils organisent tout simplement la classe pour délaisser certains élèves trop coûteux en attention.

25Enfin, plaçant la focale sur la délégation à des acteurs privés de la mise en œuvre de l'intérêt général, Charles Bosvieux-Onyekwelu analyse l'externalisation du service public de l'accès au droit, à travers les cabinets d'avocats et le choix des récipiendaires de leurs activités pro bono. Ces pratiques fonctionnent à la fois comme un circuit de détournement de l'impôt ­ car géré par des opérateurs privés ­ et comme de véritables politiques publiques dotées de programmes structurés. Leur mise en œuvre érode le monopole de l'État en matière de satisfaction de l'intérêt général, en même temps qu'elles conduisent à une sélection des récipiendaires jugés dignes d'en bénéficier. À ce jeu, les causes qui apparaissent trop clivantes sont écartées pour ne pas mettre les cabinets en porte-à-faux vis-à-vis de leurs véritables clients, les grandes corporations. Les causes jugées trop peu consensuelles sont renvoyées à l'aide juridictionnelle, résiduelle. En sortant des grandes administrations publiques, cet article éclaire les logiques symboliques qui contribuent à légitimer le tri des usagers. Charles Bosvieux-Onyekwelu expose les effets de l'appropriation d'une mission de service public d'accès au droit par une profession : les lawyers de cabinets privés favorisent certains récipiendaires pour leur légitimité symbolique et en écartent d'autres en délégitimant leur cause. Les usagers qui « méritent » d'être aidés sont alors officiellement sélectionnés, mis en avant et instrumentalisés, sans pour autant se voir jamais donner la parole. 

26Pour border le client menaçant, la ressource la plus commune s'avère être le temps de travail, mesuré et optimisé. Les dispositifs techniques de rationalisation temporelle postulent alors une maîtrise et un contrôle de l'interaction qui se trouvent contrecarrés par le surgissement d'usagers et de problèmes qui ne cadrent pas avec les nomenclatures projetées. Seul le temps des agents est cadré, géré et optimisé par les dispositifs, celui des usagers continue de déborder. Dans ce contexte, l'usager autonome, celui qui est porté aux nues d'une même voix par les agents et leur institution, ne constitue pas tant un idéal moral disciplinaire qu'une nécessité productive.

Des réagencements qui comptent : l'usager comme actif à valoriser

27L'ampleur des dispositifs de reddition de compte déployés malgré la pénurie de moyens, dans un contexte de maintien de la discrétion des agents de première ligne, contribue à faire de chaque usager un actif susceptible d'être valorisé. Des travaux sur le traitement des chômeurs l'attestent (Clouet, 2018 ; Pillon, 2018a), ainsi que d'autres sur le devenir des patients en aval des urgences à l'hôpital (Camus et Dodier, 1997).

28Lorsque le choix des clients n'est pas possible, comme c'est le cas en principe dans la médecine publique (Belorgey) ou de l'école (Broccolichi et Garcia), les cas les plus éloignés du public idéal ne sont pas toujours mis de côté, mais les prendre en charge demeure un risque pour les professionnels (Gabarro). L'analyse des pratiques de pro bono dans les multinationales du droit proposé (Bosvieux-Onyekwelu) invite pour sa part à réinterroger la figure du client, ou en tout cas la façon de le valoriser, en montrant son caractère éminemment passif, ou construit comme tel par des professionnels qui en tirent toutefois de véritables profits symboliques. La sélection latente de certains types de publics, plus conformes aux exigences de rationalisation, de standardisation et de division rationnelle du travail semble constituer un impensé de la « modernisation » du service public. La régulation et la gestion de cette sélection sont alors en partie déléguées aux groupes professionnels en charge de la mise en œuvre de l'action publique. Aussi le thème de la modernisation des services publics et de l'usager (Warin, 1997), sa place et ses droits sont-ils devenus un vecteur, voire un prétexte des réformes.

29L'irruption de l'usager dans le cours ordinaire du travail et la nécessité de gestion de masse malgré l'injonction à la « proximité » conduisent à des aménagements incessants des règles de droit destinées à prendre en compte les situations de la manière la plus personnalisée possible, mais qui supposent un travail cognitif important de la part des agents. Il n'est pas possible de s'appuyer sur des règles intangibles, celles-ci étant toujours rapportées à un contexte précis (Weller, 2003). Si, dans nombre de travaux, les agents peuvent apparaître livrés à eux-mêmes face à ces arbitrages, les articles de ce dossier soulignent que le travail de catégorisation et de tri auquel ces derniers s'adonnent relève bien davantage d'une production collective qui structure la division morale du travail. Ces catégories peuvent aussi faire l'objet d'une très grande rationalisation, supporté par des outils de gestion fonctionnant comme autant d'outils d'aide à la décision telle la mesure du temps des avocats (Bosvieux-Onyekwelu). Ces catégories peuvent enfin être « bricolées » en réaction tactique aux injonctions de l'institution, comme le font de jeunes enseignants du primaire (Broccolichi et Garcia). Aussi, différentes régulations collectives structurent l'engagement à la fois individuel et collectif en articulant les ressources des professionnels et de leurs publics. Si les caractéristiques spécifiques du « mauvais client » varient d'un secteur à l'autre, d'un groupe professionnel à un autre, d'un établissement à un autre, des mécanismes comparables semblent être à l'œuvre partout. Bien que chaque réforme s'inscrive dans un contexte sectoriel particulier, pour toucher des mondes professionnels spécifiques, on constate des tentations et des effets récurrents à travers les différents objets traités dans ce numéro. Le tri des usagers ou la spécialisation sur des microtâches professionnelles, au détriment de la connaissance complète d'un dossier, apparaissent ainsi comme des options communes qui se présentent aux professionnels chahutés par les réformes. Les effets du tri des usagers demeurent ainsi dépendants des normes professionnelles définissant le « bon travail » et le « bon client », qui sont alors activés par les contradictions institutionnelles.

Ce qu'il reste à dire et à étudier : articuler la catégorisation des usagers et le prestige du groupe professionnel ?

30Les contributions à ce numéro n'épuisent pas le sujet de l'influence réciproque entre nouvelle gestion publique et groupes professionnels, mais elles permettent de dégager des perspectives de recherche. Les articles confirment « qu'il n'y a pas d'automaticité entre les méthodes proposées et les effets que ceux-ci engendrent dans un contexte déterminé » (Visscher et Varone, 2004, p. 181). Comme le remarquait déjà Philippe Bezes, une lecture homogénéisante en termes de « révolution intellectuelle en matière d'organisation », se borne à conforter « les représentations que le New Public Management (et ses promoteurs) donnent de lui-même : cohérence, dimension générique, naturalité, caractère scientifique, etc. » (Bezes, 2012, p. 17). Selon les mondes professionnels où ils sont mis en œuvre, selon les groupes professionnels et les membres qui les portent, les principes de la NGP ne produisent pas tout à fait les mêmes effets, ni sur les travailleurs, ni sur les usagers. Ils ne suscitent pas les mêmes résistances, ni les mêmes adhésions, bien que l'on puisse repérer des récurrences. Les contributions à ce dossier montrent à quel point la « productivité » des agents est conditionnée par l'articulation entre les caractéristiques des usagers et la capacité collective des groupes professionnels. Elles montrent, en retour, à quel point la légitimité des groupes professionnels est de plus en plus fonction de la productivité que leurs concèdent leurs dispositifs d'évaluation. C'est dans cette perspective que l'on peut interpréter les opérations de tri auxquels ils se livrent bon gré mal gré, en vue, notamment, de préserver leur prestige professionnel et leur statut social. Dans la lignée de travaux récents sur la fabrique des réformateurs (Quéré, 2020), le présent dossier invite les lecteurs et lectrices à s'interroger sur les liens qu'entretiennent les politiques de réforme de l'État avec la stratification sociale concomitante des professionnels de l'action publique et de leurs usagers.

31Articuler trois questions comme nous nous proposons de le faire (la nouvelle gestion publique, la dynamique des groupes professionnels, le tri des usagers) pose une question sociologique de fond, celle des instances de valorisation et de leur stabilité dans le temps. Notre discipline accepte l'idée selon laquelle la position dans la hiérarchie sociale repose en grande partie sur le métier occupé, faisant de l'accès à la profession via les études un enjeu majeur de la trajectoire sociale. Mais, dans le monde du travail, quelles sont les instances de gratification symbolique qui se trouvent à même de rassurer chacun et chacune sur sa réussite sociale voire de lui attester qu'il ou elle gravit les échelons ? Ces contributions laissent penser que les réformes consistant à rationaliser le service public jouent un rôle important dans ce jeu de classement et de déclassement. Dans la lutte symbolique entre un modèle fataliste d'homologie structurale (les meilleurs clients font les positions les plus prestigieuses) et un modèle plus utopiste du désintéressement (c'est le fait de sauver les plus démunis qui fait la grandeur du professionnel), les réformes de l'administration semblent reconfigurer les grilles d'analyse. Les contraintes gestionnaires assignées aux agents des différents services publics font de la rationalité calculatrice un vecteur privilégié pour inciter à tenir son rôle ou sa position sans contrevenir à la marche du monde.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Cette introduction a bénéficié d'une relecture attentive de la part de Luc Sigalo Santos ­ Lest, Université Aix-Marseille (Sigalo Santos, 2018) ­ pour laquelle nous souhaitions chaleureusement le remercier.
  • [2]
    Ce terme n'est pas utilisé ici pour en définir la nouveauté, mais pour marquer la spécificité d'un ensemble de pratiques déjà anciennes (Bezes, 2009 ; Hood, 1995 ; Nocenti, 2019) et qui rompent avec des manières de faire antérieures.
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