Notes
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[1]
« La vie sociale repose sur un substrat qui est déterminé dans sa forme comme dans sa grandeur. Ce qui le constitue, c'est la masse des individus qui composent la société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la nature et la configuration des choses de toutes sortes qui affectent les relations collectives. Suivant que la population est plus ou moins considérable, suivant qu'elle est concentrée dans les villes ou dispersée dans la campagne, suivant la façon dont les villes et les maisons sont construites, suivant que l'espace occupé par la société est plus ou moins étendu, suivant que ce sont les frontières qui la limitent, les voies de communication qui la sillonnent, etc. le substrat social est différent » (Durkheim, 1897b).
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[2]
Celui-ci écrivait que « si l'incessante mise en contact superficielle d'une quantité de personnes dans la grande ville devait se recouper avec un nombre égal de réactions intérieures, comme dans la petite localité où chacun connaît presque tous ceux qu'il rencontre et entretient avec chacun d'eux une relation effective, on aurait une vie intérieure complètement atomisée et l'on tomberait dans un état mental inconcevable » (Simmel, 1984 [1903], p. 67).
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[3]
Le rôle des coins de rue était déjà souligné par William Foote Whyte (1943), qui distinguait notamment les corner boys des college boys.
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[4]
Au sujet du contexte français marqué par le marxisme et le développement de travaux sur les transformations urbaines (voir notamment Lefebvre, 1968), on peut également mentionner, dans une perspective plus mécaniciste et moins attentive aux configurations micro-locales, la « sociologie de l'habitation » de Paul-Henry Chombart de Lauwe. S'intéressant aux conditions d'habitation des familles ouvrières, ce dernier en vient notamment à identifier les effets de certains seuils d'occupation, avançant qu'en-deçà de huit mètres carrés par personne ou au-delà de deux personnes par pièce, les conditions de logement exercent une action « presque fatale sur la santé physique et mentale des sujets » (Chombart de Lauwe, 1959, p. 70).
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[5]
Le concept de « matrice locale d'habitus », proposé plus récemment par Virgílio Borges Pereira et José Madureira Pinto (2012), renvoie à une perspective similaire. Dans une étude d'un quartier de Porto qui connaît un fort déclin démographique et qui s'accompagne du vieillissement et de la paupérisation de la population restante, ils affirment que la connaissance pratique réciproque des principes qui gouvernent l'action des habitants qu'ils nomment la « matrice locale d'habitus » se désintègre. Le concept d'habitus est ici réduit à sa dimension active (les principes qui gouvernent l'action), sa dimension passive (l'intériorisation des dispositions) étant ignorée.
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[6]
En France, les dimensions spatiales de la socialisation sont par exemple largement absentes des travaux de Claude Dubar (1991).
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[7]
La traduction des ouvrages autobiographiques de Richard Hoggart initiée par Jean-Claude Passeron en 1970 et poursuivie par Claude Grignon en 1991 constitue un contre-exemple. Il est d'ailleurs notable que l'adresse de la maison d'enfance de l'auteur (33 Newport Street) ait été choisie comme titre français du second ouvrage (Hoggart, 1991).
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[8]
Tout aussi précurseur est l'ouvrage de Norbert Elias et John L. Scotson (1965) portant sur une commune anglaise divisée en trois secteurs dont deux au sein desquels les caractéristiques sociodémographiques des habitants sont similaires. L'ancienneté de résidence des uns est érigée en signe de respectabilité et les auteurs décrivent comment les habitants des zones 1 et 2 en viennent à exclure ceux de la zone 3. La traduction française tardive (1997) a nui à l'appropriation de ces résultats en France avant la fin du XXe siècle.
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[9]
On retrouve cette critique chez Pinçon et Pinçon-Charlot (1994).
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[10]
Pour une revue de littérature sur les États-Unis, voir Marpsat (1999).
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[11]
« Socialisations résidentielles : la (trans)formation des individus par l'espace », université de Lille, 1er juin 2017.
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[12]
Cette discussion a notamment eu des effets sur les rééditions du manuel La Socialisation de Darmon (2010, 2016), où la question des conditions matérielles de la socialisation et celle de la socialisation spatiale sont désormais abordées (Darmon, 2018).
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[13]
L'affirmation de Chamboredon selon laquelle « plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, plus le champ du contrôlable est étendu, plus grand est le nombre de domaines réglés » (Chamboredon, 1971, p. 47) vaut particulièrement bien ici ; l'espace public paraît un espace à contrôler, voire à éviter pour les classes supérieures quand il est perçu comme un lieu de repli potentiel pour les classes populaires.
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[14]
Dans la distinction entre socialisation de renforcement, socialisation de transformation et socialisation de conversion proposée par Darmon (2010), la socialisation de conversion, qu'aucun des articles du dossier ne vient illustrer, constitue le cas extrême de la socialisation de transformation.
1Si la socialisation, envisagée comme « l'ensemble des processus par lesquels l'individu est construit on dira aussi ‟formé”, ‟modelé”, ‟façonné”, ‟fabriqué”, ‟conditionné” par la société globale et locale dans laquelle il vit » (Darmon, 2010, p. 6), constitue l'un des domaines de recherche centraux de la discipline sociologique, les dimensions spatiales des processus sociaux d'incorporation de manières d'agir et de penser n'ont fait l'objet que d'un nombre limité d'enquêtes empiriques. Défini comme l'agencement relationnel et dynamique de biens et de personnes en des lieux (Löw, 2015), l'espace peine à trouver sa place dans l'analyse sociologique des processus de socialisation, aussi bien du côté des « cadres » de la socialisation que de celui de ses « contenus » et de ses « effets ». Pourtant, la matérialité des lieux fréquentés, les opportunités de rencontres qu'ils impliquent et les manières d'agir qu'ils engagent sont fortement susceptibles de participer à la formation et à la transformation des individus. En miroir, les préférences résidentielles et les modes d'appropriation des différents espaces du quotidien semblent eux aussi fortement susceptibles de découler de l'intériorisation de dispositions liées à des expériences de socialisation antérieures.
2Au carrefour de la sociologie de la socialisation et de la sociologie urbaine, ce dossier rassemble une série d'articles qui s'appuient sur des enquêtes de terrain pour tâcher de « traiter le processus de socialisation dans son rapport à l'espace » (Authier, 2012, p. 13), autrement dit pour interroger et mettre en lumière les dimensions spatiales des processus de socialisation. Dans le sillage de la perspective théorique développée par Bernard Lahire (1998, 2013), il espère poser de nouveaux jalons pour une sociologie dispositionnaliste et contextualiste, qui articule l'étude des processus d'incorporation de dispositions par les individus aux différents espaces au sein desquels ils évoluent au quotidien.
La socialisation sans l'espace ?
3Dès l'institutionnalisation de la discipline en France, Émile Durkheim tend à écarter l'espace de ses analyses, ce qui va structurer pendant longtemps la production sociologique française (Authier, 2012). À travers l'étude des processus d'intégration et de régulation sociale (Steiner, 2018), sa théorie de la socialisation n'accorde guère de place aux dimensions matérielles et spatiales de l'« individuation » et de la « cohésion sociale ». Au contraire, ses deux ouvrages centraux sur la question Le Suicide (1897a) et De la division du travail social (1893) ne contiennent les termes « espace » et « milieu physique » que pour les opposer aux effets du « milieu social ».
4Durkheim effleure pourtant la question spatiale par l'étude de la morphologie sociale, en indiquant que, si le milieu dans lequel les individus vivent se compose de deux sortes d'éléments les choses et les personnes les premières ne dégagent « aucune force vive » et seul « le milieu proprement humain » est un « facteur actif » sur la société (Durkheim, 2004 [1894], p. 112), grâce à l'effet de la densité dynamique et de la densité matérielle. Dans son introduction au texte sur la morphologie sociale publié quelques années plus tard (Durkheim, 1897b), il laisse entendre que « la configuration des choses » (et non seulement celle des personnes) est susceptible d'affecter « le substrat social » [1]. Ce n'est donc qu'indirectement que Durkheim évoque les liens entre espace et socialisation puisque la distribution des individus dans l'espace et la « configuration des choses » sont perçues comme des faits de morphologie sociale qui affectent les dimensions de la société (et donc seulement indirectement les individus et leurs manières d'agir).
5Poursuivant l'analyse durkheimienne, Maurice Halbwachs (1938) considère que la morphologie sociale affecte l'organisation sociale et le cours des actions humaines, parce que les « formes matérielles de la société » sont perçues, interprétées puis susceptibles d'être incorporées durablement par les individus :
[les urbains ont] le sentiment de former un ensemble étendu ou dispersé dans l'espace. Ils n'ignorent point, au moins en gros, la forme et la figure matérielle, la densité et les mouvements internes de cet ensemble. [...] Que les mêmes hommes, maintenant, soient considérés hors de la ville, répandus dans la campagne [...] ; la population qui les environne leur apparaîtra encore comme une masse matérielle, en y comprenant l'aspect des lieux, la place des habitations, la direction des routes, mais dans leur rapport avec les groupes, comme le cadre à la fois physique et humain où ils sont compris (Halbwachs, 1938).
7Plutôt que de considérer que le « milieu physique » ne peut que « s'impose[r] brutalement » (Durkheim, 1897a, liv. 2), Halbwachs insiste sur l'importance du « rapport » à l'espace, davantage que sur l'espace lui-même, autrement dit sur les représentations que les hommes se sont faits « de bonne heure » à propos de la matière et de la « nature matérielle » (Halbwachs, 2000 [1920], p. 23). La mémoire « peut [ainsi] être interrogée comme un des modes de l'intériorisation symbolique de l'inscription spatiale des pratiques sociales » (Halbwachs, 1925, cité par Verret, 1972, p. 317). Et plutôt que de se limiter à une conception restreinte des choses et des personnes, Halbwachs définit plus largement la morphologie sociale comme les « déterminations spatio-temporelles de l'existence des groupes sociaux », les « modes d'inscription de leurs pratiques » ainsi que leurs « fonctions sociales » (Verret, 1972, p. 316). Sans pour autant en proposer d'analyse empirique, il invite dès lors à prendre en compte la manière dont, en s'inscrivant dans l'espace, les groupes produisent leurs différences réciproques : « Le lieu a reçu l'empreinte du groupe et réciproquement », écrit Halbwachs (1950, p. 133).
8De l'autre côté de l'Atlantique, les travaux des sociologues de l'École de Chicago ont été largement consacrés aux processus d'exclusion/intégration sociale, de segmentation et d'organisation/désorganisation au sein de la métropole, appréhendée comme un « laboratoire social » au moyen d'enquêtes ethnographiques. Si « l'espace n'[y] est jamais présenté comme [un] principe explicatif ni même comme objet privilégié de l'analyse » (Joseph et Grafmeyer, 1984, p. 34), il n'en est pas pour autant une simple « surface d'enregistrement » dans la mesure où « le caractère et les habitudes se forment sous l'influence de l'environnement » (Park, 1984 [1925], p. 172). Tout comme Halbwachs, Robert Park partage en effet « la conviction que des contacts sociaux à la fois plus étroits et fréquents, mais aussi plus ségrégués dans l'espace font la spécificité du mode de vie urbain » (Marcel, 1999, p. 59). Dans son célèbre article intitulé « Le phénomène urbain comme mode de vie », Louis Wirth (1938) développe cette perspective et considère, en s'inspirant des réflexions élaborées trois décennies plus tôt par Georg Simmel [2], que les contacts en ville « superficiels, éphémères et fragmentaires » imposent « la réserve, l'indifférence et l'attitude blasée », que la ville produit l'affaiblissement des groupes traditionnels et implique de nouveaux dispositifs de contrôle et d'ordre social (tels que les feux de circulation et les horloges). De ce fait, la vie urbaine suppose un ensemble d'attitudes et d'idées spécifiques. Dans le même temps et dans une perspective d'inspiration écologique attentive au contexte spatial dans l'étude des phénomènes sociaux, les sociologues de Chicago appréhendent la ville comme une « mosaïque de petits mondes » (Park, 1984 [1925], p. 121), composée d'une diversité de quartiers, d'aires urbaines, de communautés ethniques et de groupes sociaux (Burgess, McKenzie, Park, 1925) autrement dit de sous-cultures locales dans lesquels s'exercent des formes de contrôle social qui participent de l'émergence de manières d'être et de vivre relativement spécifiques (et donc de la socialisation de ces habitants). S'intéressant à la répartition des populations dans la ville, ces sociologues analysent aussi les liens entre la mobilité et les phénomènes d'acculturation (Thomas et Znaniecki, 1918 ; Burgess, McKenzie et Park, 1925), avançant notamment que, par étapes successives et déplacements dans l'espace, les migrants sont progressivement conduits à s'adapter et à s'assimiler à la société états-unienne. Cette analyse les conduit à considérer que la ségrégation est vouée à être dépassée par la mobilité des individus et ce y compris lorsqu'elle prend la forme du « ghetto » (Wirth, 1928), pensé comme un lieu de résidence provisoire, une étape dans le processus d'intégration. À travers ces travaux empiriques, les sociologues de Chicago ont ainsi considéré l'espace urbain comme un espace de différenciation sociale, de mouvement et de transformation qui apparaît, sinon comme un agent, du moins comme un cadre de la socialisation.
9La sociologie urbaine telle qu'elle se développe dans le contexte de l'après-guerre poursuit d'une certaine manière cette orientation en insistant fortement sur l'intrication entre espace du quartier et sous-culture locale (Gilbert, 2014, chapitre 1). Des monographies de quartiers réalisées dans les années 1950 et 1960 en France (Chombart de Lauwe, 1959 ; Coing, 1966), en Grande-Bretagne (Young et Wilmott, 2010 [1957]) et aux États-Unis (Gans, 1962) établissent en effet un lien étroit entre le lieu et la culture non sans céder d'ailleurs, pour certains, à une forme de culturalisme populiste (Magri et Topalov, 1989 ; Topalov 2003). En effet, les quartiers ouvriers traditionnels, marqués par une forte insularité sociale, sont appréhendés sous l'angle de la « communauté » ou du « village » urbain, fortement ancrés dans un territoire, structurés à l'échelle locale et marqués par des manières d'être et de vivre spécifiques, mêlant identité ouvrière et identité de quartier. Attentifs au rôle du quartier dans la structuration des styles de vie, les auteurs de ces monographies soulignent ainsi ce que l'émergence de sous-cultures populaires spécifiques à ces milieux et relativement autonomes doit à la composition sociale du voisinage et à l'ancrage local, mais aussi à l'environnement matériel et aux conditions d'habitat, à la proximité des lieux de travail, des commerces, des cafés et des relations familiales, ou encore aux configurations micro-locales comme les « coins de rue » (Young et Willmott, 2010 [1957], p. 95) [3], les cours ou les impasses (Coing, 1966, p. 71). Loin de décrire des espaces stables, nombre de ces travaux prennent pour objet les politiques de rénovation urbaine menées dans ces espaces (Young et Willmott, 2010 [1957] ; Gans, 1962 ; Coing, 1966). Ils analysent alors le rôle de la modification matérielle de l'espace du logement et du quartier dans la transformation assimilée à un processus d'acculturation des formes de la vie sociale, des modèles culturels, et des rôles sociaux des membres de la classe ouvrière. « La rénovation ne bouscule pas seulement des murs et des rues », écrit ainsi Henri Coing, « elle affecte profondément un groupe humain, provoque ou accélère une mutation des structures locales et sociales ; ses effets dépassent singulièrement le seul domaine de l'habitat, et doivent s'étudier comme une forme particulière du changement social en général » (Coing, 1966, p. 14) [4]. Si ces monographies d'après-guerre n'abordent pas de manière explicite les processus de socialisation, et se placent quasiment systématiquement à l'échelle des collectifs et non des individus particuliers, elles structurent les analyses du rôle de l'espace dans la construction des styles de vie et de la culture des groupes sociaux, et donc indirectement dans la fabrication spatiale des dispositions [5]. Devenues des classiques de la sociologie, elles inspirent de nombreuses recherches récentes, traitant par exemple de la rénovation urbaine des années 2000 et de ses effets sur les styles de vie des classes populaires de cités HLM (Gilbert, 2016a), ou encore de campings résidentiels, favorables au développement d'un entre-soi et à l'épanouissement d'une culture populaire relativement autonome (Lion, 2018).
10Dans un contexte de division thématique accrue de la discipline, les autres pans de la sociologie, qui investissent de manière plus frontale l'étude de la socialisation, se montrent quant à eux souvent aveugles aux dimensions spatiales de ces processus. C'est notamment le cas des travaux théoriques ayant trait à la socialisation : on ne trouve guère, à notre connaissance, de référence aux dimensions spatiales des processus sociaux dans les théories fonctionnalistes de l'incorporation des rôles sociaux (Merton, 1997 [1949] ; Parsons, 1967), pas plus que dans leurs critiques (Wrong, 1961). Dans le sillage de l'ouvrage de référence sur la socialisation co-écrit par Peter Berger et Thomas Luckman (2018 [1966]), l'étude des processus de socialisation tend à se structurer entre travaux étudiant les processus de socialisation primaire (et l'analyse des institutions familiales et scolaires) et travaux portant de manière spécifique sur les processus de socialisation secondaire (professionnelle, religieuse, militante...), sans réelle prise en compte de leurs dimensions spatiales [6].
11De manière générale, la sociologie des classes sociales des années 1960 à 1970 tend elle aussi à ignorer les liens entre l'incorporation de la structure de classe et la structure spatiale [7]. Le célèbre article de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) fait ici figure d'exception, voire de précurseur : au moyen d'une enquête localisée, il questionne les liens présupposés entre rapprochement spatial d'individus appartenant à des catégories sociales différenciées et transformation des individus. Ce faisant, il introduit l'idée que l'espace n'a pas d'effet mécanique et n'agit sur la conscience sociale des individus que de façon différenciée, en fonction de leurs propriétés sociales mais aussi et c'est un point nouveau aux travaux consacrés aux monographies de quartiers ouvriers des années 1950 et 1960 de leurs trajectoires sociales et résidentielles [8].
12La sociologie bourdieusienne accorde une place « ambiguë » (Ripoll, 2012, p. 120) à l'espace dans les processus de formation de l'habitus. Dans ses premiers travaux de nature ethnographique (Bourdieu, 1962, 1972 ; Bourdieu et Sayad, 1964), Pierre Bourdieu réserve certes une place centrale à l'espace, en procédant par exemple à l'analyse méticuleuse de la maison kabyle et de son homologie avec les structures sociales et les dispositions des individus (Bourdieu, 1972). Mais l'espace a par la suite eu tendance à ne plus trop retenir son attention hormis à travers la métaphore de l'espace social, un dossier consacré à l'économie de la maison individuelle (Bourdieu, 1990) et surtout un court texte paru dans La Misère du monde (1993a), intitulé « Effets de lieu » (Bourdieu, 1993b). Dans celui-ci, Bourdieu considère que, par ses « sourdes injonctions » et « rappels à l'ordre silencieux », l'espace est à même de convertir les structures sociales « en structures mentales et en systèmes de préférences » (p. 255), autrement dit de permettre « l'incorporation insensible des structures de l'ordre social ». Pour autant, l'espace sa matérialité, sa symbolique, ses « profits de localisation » ou encore les interactions sociales qu'il rend plus ou moins probables tend à être appréhendé comme une simple instance de renforcement ou de redoublement de la structure sociale : « l'essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c'est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs » (p. 249).
13Prolongeant la perspective bourdieusienne, Lahire (1998) développe deux principales critiques concernant sa théorie de la socialisation. D'une part, il revient sur l'unicité supposée de l'habitus, considérant que « des individus ne peuvent [...] avoir des dispositions sociales générales cohérentes et transposables d'une sphère d'activité à l'autre ou d'une pratique à l'autre, que si et seulement si leurs expériences sociales ont toujours été gouvernées par les mêmes principes » (p. 40). Or cette situation constitue une « exception historique », et la cohérence de l'habitus dépend de la cohérence des principes de socialisation auxquels l'individu aura été soumis. D'autre part, Lahire souligne combien, loin d'être permanentes, les dispositions ne s'activent qu'à certaines conditions, en fonction des contextes. Si cette perspective dispositionnaliste et contextualiste ouvre ainsi la voie à une meilleure prise en compte des dimensions spatiales des processus de socialisation et inspire nombre des articles rassemblés dans ce numéro, il faut préciser, avec Jean-Yves Authier (2012, p. 131), que « Lahire accorde au total [...] très peu d'importance aux éléments de matérialité des contextes sociaux et à leurs effets sur l'engendrement des pratiques des individus ». Parmi les agents potentiellement hétérogènes, concurrents ou en contradiction, Lahire énumère « la famille, l'école, les groupes de pairs, les multiples institutions culturelles, les médias, etc. » (p. 43). Et parmi les effets de contexte, les contextes spatiaux sont peu évoqués. C'est ainsi que Muriel Darmon a pu, dans le sillage de cette perspective et dans une première édition de ce qui est depuis devenu un manuel de référence sur La Socialisation (2005), ne consacrer aucune ligne à ses dimensions spatiales.
14Parallèlement, la sociologie urbaine française s'est profondément renouvelée à partir des années 1980, à travers notamment la réalisation d'études localisées (Bozon, 1984 ; Chamboredon et al., 1985 ; Collectif, 1986). Parmi celles-ci, l'enquête de Michel Bozon conduite à Villefranche-sur-Saône entend étudier le « jeu entre les ‟habitus” et une situation [qui] constitue une conjoncture socio-locale » (p. 10). Sans aller jusqu'à proposer que l'habitus pourrait être le produit (au moins partiel) de ces contextes spatiaux, Bozon étudie « les modalités de la combinaison des habitus sociaux et du contexte local » (p. 11).
15Lorsque, en 1990, Yves Grafmeyer soutient sa thèse d'État sur les identités sociales et les espaces de mobilité, il affirme souhaiter « saisir les interdépendances entre les activités sociales et les espaces dans lesquels ces activités se déploient » (Grafmeyer et Authier, 2019, p. 57). Sa sociologie fait de l'espace « occupé, aménagé, construit, parcouru, perçu, convoité » une dimension « intégrante de la vie sociale » (p. 58) puis un « produit social susceptible d'exercer des effets en retour sur les structures mentales, sur les conduites individuelles et sur le déroulement des processus collectifs » (p. 121). Grafmeyer critique d'ailleurs la métaphore de l'espace social qui « manque l'articulation effective aux espaces matériels, physiques » (Grafmeyer, 1994) [9]. En dépit de cette invitation précoce du sociologue de l'urbain lyonnais à prendre au sérieux et à étudier les effets de l'espace sur les identités sociales des individus, Darmon observe au cours des années 2000, que, de manière générale, « les sociologues urbains ne se demand[e]nt pas comment l'espace [peut] être socialisateur et engendrer des dispositions spécifiques, ni quelles [peuvent] être ces dispositions » (Darmon, 2018, p. 11-12).
16Dans un article resté relativement méconnu, situé au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie des classes sociales, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot avaient pourtant dès 1988 relevé que la socialisation à la grande bourgeoisie ne passe pas uniquement par la famille et l'école, mais que « les expériences liées aux espaces urbains constituent [également] l'une des modalités de la socialisation » :
Contribuant aux apprentissages sociaux constitutifs des manières d'être, l'environnement urbain est tout ensemble une initiation au monde social, un apprentissage de ses structures, et une révélation de la place qu'on y occupe. C'est donc à la fois pratiquement, en contribuant à fonder les dispositions, les manières d'être, les styles de vie, et symboliquement, par leur rôle dans la formation des représentations et des perceptions du monde social, que les espaces urbains interviennent dans la vie quotidienne et dans les histoires de vie. On voit qu'ils ne constituent pas seulement un « contexte » auquel les agents sociaux auraient à réagir, mais qu'ils sont eux-mêmes constitutifs de la personnalité sociale (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1988, p. 123).
18En plus de considérer que les dispositions la conscience de la position sociale occupée, les goûts et les manières de faire notamment ont été incorporées à travers l'expérience répétée de certains lieux, Pinçon et Pinçon-Charlot précisent que cette incorporation se réalise à la fois au cours de la socialisation primaire (la domiciliation a des effets sur « la socialisation des enfants ») et de la socialisation secondaire (« les agents sociaux sont toujours un peu les endroits où ils ont vécu et recueillir leur biographie c'est aussi se donner les moyens de comprendre ce qu'ils doivent aux espaces de leur vie », p. 130). Cette perspective de recherche a été prolongée dans les années 2000 par quelques enquêtes ethnographiques qui, si elles visent avant tout à rendre compte des principales transformations sociales et culturelles de certains groupes sociaux, prennent au sérieux les effets des espaces de résidence et de leur configuration sur les dispositions des individus (voir notamment : Beaud, 2002 ; Cartier et al., 2008 ; Renahy, 2010 ; Gilbert, 2016a).
19Dans le sillage des travaux de Grafmeyer, Catherine Bonvalet et Jean-Yves Authier soulignent à leur tour que l'espace est un puissant agent de socialisation, lui-même différemment appréhendé et approprié en fonction des dispositions des individus. À propos des choix résidentiels, Bonvalet et Gotman (1993) montrent que, si l'explication par les ressources et les positions socioprofessionnelles est insuffisante, c'est avant tout parce que, lorsqu'il s'agit d'« élire domicile » (Authier et al., 2010), les dynamiques intergénérationnelles jouent à plein. Dans cette perspective, certains auteurs parleront d'« habitus résidentiel », entendant par là que les choix résidentiels sont influencés par les habitats connus pendant l'enfance ainsi que, dans une moindre mesure, par les autres milieux résidentiels où a vécu l'individu (Bacqué et Vermeersch, 2013 ; Fortin et Després, 2017 ; Vermeersch et al., 2019). Authier apportera de son côté une contribution essentielle à l'analyse des processus de socialisation résidentielle, et plus largement à la compréhension des liens entre espace et socialisation, à travers son mémoire d'HDR (soutenu en 2001 mais publié en 2012), qui poursuit l'objectif « d'analyser les espaces dans lesquels le processus de socialisation se déploie mais aussi les espaces dans lesquels la socialisation prend corps » (Authier, 2012, p. 14). Pour ce faire, il invite notamment à puiser dans le cadre théorique élaboré par Lahire pour penser les dimensions matérielles des processus de socialisation. Sous sa direction et dans cette perspective, plusieurs thèses reposant sur des enquêtes ethnographiques (voir notamment Collet, 2015 ; Gilbert, 2014 ; Giraud, 2014) permettront de rendre empiriquement opérationnel ce programme de recherche (voir infra). Parallèlement, Authier poursuivra ses réflexions en publiant notamment un article critique sur les « effets de quartier » (Authier, 2007). Importées des États-Unis vers la France dans les années 1990 [10], les analyses des neighborhood effects tendent à se focaliser sur les effets néfastes des quartiers pauvres sur la probabilité d'être au chômage, les parcours scolaires des enfants et d'autres caractéristiques de santé et d'intégration sociale, mesurés au moyen de modèles quantitatifs. Authier invite à rendre complexe cette lecture des « effets de quartier » en prenant en compte les processus de socialisation : il indique d'une part que les effets de quartier ne s'exercent pas de la même manière en fonction des propriétés sociales des individus et de leur histoire, puisque les individus subissent toujours les effets des autres quartiers où ils ont vécu (en particulier ceux de leur enfance ou de leur adolescence) et d'autre part que, « plus que le quartier lui-même, c'est davantage la manière dont les individus se saisissent du quartier (et, le cas échéant, le transforment) qui entraîne des effets (identitaires) » (Authier, 2007, p. 214).
Socialisation à l'espace, socialisation par l'espace
20Issu d'une journée d'études organisée par les auteurs de ce texte et soutenue par les réseaux thématiques « Socialisations » (RT50) et « Sociologie de l'urbain et des territoires » (RT9) de l'Association française de sociologie [11], ce dossier thématique s'inscrit dans le prolongement de la rencontre entre sociologie urbaine et sociologie de la socialisation, qu'incarne notamment la « discussion intermittente mais serrée » [12] entretenue par Authier et Darmon depuis leur rencontre au sein du Groupe de recherche sur la socialisation (GRS) à Lyon sur « la question des conditions matérielles de la socialisation et de la socialisation spatiale » (Darmon, 2018, p. 11-12). À partir de recherches s'appuyant sur un travail de terrain, les articles rassemblés interrogent tout autant les effets socialisateurs des espaces fréquentés au quotidien que les processus de socialisation à ces espaces. L'espace entendu comme l'agencement relationnel et dynamique de biens et de personnes en des lieux (Löw, 2015) peut en effet, dans son articulation avec les processus de socialisation, être envisagé au moins de deux façons.
21Une première manière revient à étudier la socialisation « à » l'espace, à savoir la manière dont enfants et adultes intègrent des dispositions à se représenter l'espace, à investir ou éviter certains lieux et à s'y mouvoir et s'y comporter. Dans La Représentation de l'espace chez l'enfant, Jean Piaget et Bärbel Inhelder (1948) s'intéressent au lent développement de la construction d'une représentation de l'espace chez l'enfant qui soit à la fois perspectiviste (qui coordonne les perspectives) et euclidienne (qui prend en compte les droites, les parallèles et les angles). Ils considèrent la capacité à construire ainsi l'espace comme un processus d'apprentissage. Prolongeant leurs analyses, Löw insiste non seulement sur l'importance des dimensions pédagogiques de l'apprentissage à la représentation de l'espace mais également sur les effets des apprentissages par « l'agir en relation avec les espaces sociaux » (Löw, 2015, p. 86), autrement dit par les expériences quotidiennes dans des lieux déterminés. Elle défend la nécessité d'étudier le développement d'une représentation de l'espace euclidienne autrement dit des manières de se figurer les distances, les droites et les angles au travers du processus de socialisation. Considérer ainsi le processus d'incorporation de dispositions à se représenter l'espace autorise à prendre en compte les variations sociales, sexuées et culturelles des socialisations. Par exemple, alors que les jouets des filles, tels que les poupées ou les jeux de patience les renvoient à l'espace domestique et à « l'acquisition d'un comportement attentionné » (Löw, 2015, p. 94-95), ceux des garçons, comme les jeux de construction, ou autour des moyens de transport, incitent davantage à explorer « les dimensions spatiales dans le sens de la compréhension euclidienne de l'espace ». Dans ce dossier, l'article d'Ana Portilla sur la socialisation au quartier en contexte de migration montre que, en fonction de leurs dispositions construites en contexte pré-migratoire et de leurs ressources et comportements sur place, les immigrés développent des cartes mentales différentes d'un même quartier.
22La socialisation « à » l'espace, c'est aussi la construction de dispositions à accorder plus ou moins d'importance à différents types d'espaces, des plus privés (tels que le domicile ou la voiture personnelle) aux plus publics (comme la rue, le parc ou les transports en commun). Sur ce point, les parents paraissent bien être les premiers agents de socialisation, qui encadrent la place que peuvent prendre le quartier et l'espace public dans la vie de leurs enfants et adolescents. Si le « travail parental » (Déchaux, 2009) s'inscrit dans des styles éducatifs socialement différenciés [13], il est également lié aux conditions de vie et de logement, « les espaces communs demeur[a]nt encore aujourd'hui une ressource d'autant plus précieuse que les conditions de logement sont moins confortables » (Rivière, 2017, p. 67 ; voir aussi Lion, 2018 ; Collectif Rosa Bonheur, 2019). Le contrôle des différents types d'espace par les parents peut passer par les choix scolaires (Beaud, 2018 ; Oberti, 2007 ; van Zanten, 2009) ainsi que par la gestion d'activités extra-scolaires vouées à occuper l'enfant et dans certains cas à le détourner de l'espace du quartier et de ses fréquentations (Cayouette-Remblière, 2016, chapitre 2 ; Rivière, 2017). Au sein des classes supérieures, le refus de « traîner » dans l'espace public trouve son corollaire dans la valorisation de l'espace domestique, qui se voit attribuer des fonctions d'éducation, de sociabilité et de réception. L'article de Lorraine Bozouls dans ce dossier montre l'importance que revêt pour les mères des classes supérieures du privé le fait que leurs enfants puissent arriver à l'improviste à la maison avec plusieurs amis et s'y installer confortablement.
23Outre les parents, les institutions jouent également un rôle important dans la manière d'investir les différents types de lieux. Mathias Millet et Daniel Thin (2005) montrent ainsi que c'est lorsque l'école devient synonyme de jugements négatifs que les jeunes en viennent à investir le quartier et ses relations, sur le mode de la compensation. En étudiant les lieux et les populations concernés par les contrôles de police, Fabien Jobard et René Lévy (2009) décrivent comment le quartier peut devenir un espace de repli ou encore le lieu de construction d'une contre-culture.
24Être socialisé « à » l'espace, c'est enfin apprendre à s'y déplacer et à s'y comporter. Dans son « approche ethnographique de la culture bourgeoise », Beatrix Le Wita montre à quel point se déplacer dans un salon bourgeois fait l'objet d'un processus d'apprentissage, qui ne peut qu'être le produit de la socialisation familiale :
Pour traverser un salon, il faut [...] savoir, sans hésitation ni précipitation aucune, avec aisance et modération, évoluer dans un espace organisé pour le monde des adultes. Contourner, par exemple, les fauteuils qui encadrent la table basse, ne pas s'octroyer n'importe quelle place, sentir intuitivement celle qu'on peut occuper (surtout éviter de prendre la plus confortable), respecter par la mesure de ses propos et la retenue de ses gestes le monde des « grandes personnes » venues ici pour converser ou se détendre. Le jeune enfant, venu du jardin ou de sa chambre, courant à toute allure, sera arrêté par un regard et des paroles bienveillantes. En fait, la disposition même des meubles table basse, fauteuils et divan, objets, tapis dessine les trajets possibles et dicte les attitudes conformes. L'accès direct aux grandes personnes assises là est rendu difficile : l'enfant ne peut bien souvent que s'appuyer sur le dos d'un fauteuil ou se présenter de côté. On l'invitera, le tenant par l'avant-bras, à se mettre face à la personne qu'il désire voir. Il apprend ainsi à maîtriser le passage du dehors au dedans, à cheminer progressivement de l'agitation au calme, du bavardage à la parole contrôlée (Le Wita, 1988, p. 87).
26Dans son travail sur « la fabrique des dispositions urbaines » des enfants à Paris et Milan, Clément Rivière montre comment les usages enfantins du quartier et de la ville, et notamment des réseaux de transport en commun, varient sensiblement selon les propriétés sociales des familles. Dans deux quartiers caractérisés par l'hétérogénéité sociale de la composition de leur population, les enfants des familles les plus favorisées sortent bien plus régulièrement de l'espace local que les enfants des familles populaires, dans le cadre de leurs pratiques de loisirs (vacances, week-ends, résidences secondaires) mais aussi du fait de leur scolarisation plus fréquente en dehors du quartier, qui favorise une socialisation anticipée à la prise autonome des transports en commun, mais aussi des pratiques de sociabilité enfantines plus diffuses dans la ville (Rivière, 2017). De la même manière, l'enquête conduite par Nicolas Oppenchaim (2016) montre la grande diversité des pratiques de mobilité des adolescents des zones urbaines sensibles (ZUS), et la façon dont cette différenciation sociale et sexuée des mobilités adolescentes s'explique en partie par les trajectoires et par les caractéristiques des familles. Dans ce dossier, Clément Rivière montre comment le travail d'encadrement parental des pratiques urbaines des enfants contribue à la formation de dispositions sexuées, et cela de manière transversale à l'espace social même si des variations de classe se dessinent.
27La socialisation « à » l'espace produit de fait des manières différenciées de se représenter l'espace et de s'y comporter, autrement dit des rapports socialement situés à l'espace. Comme l'affirmait Halbwachs (2000 [1920]), ce sont bien ces rapports à l'espace qui sont au fondement des processus de socialisation « par » l'espace, au moyen d'expériences inscrites dans le cadre de la fréquentation plus ou moins ordinaire et régulière de lieux.
28Penser les processus de socialisation « par » l'espace, c'est prêter attention aux mécanismes par lesquels les individus sont en partie « faits par » (Darmon, 2010, p. 6) les espaces de leur quotidien, c'est-à-dire conduits à intérioriser des manières d'être, d'agir, de sentir et de penser qui structurent leurs pratiques, leur vision du monde et leurs trajectoires. Ces espaces sont alors conçus comme partie prenante du processus de construction sociale des individus, des groupes et des identités, en articulation étroite avec d'autres instances de socialisation telles que la famille, l'univers professionnel ou l'école.
29Parmi ces espaces, les lieux de la famille d'origine ces lieux d'où l'on vient, qu'Anne Gotman (1997) qualifie d'« espaces de référence » ou d'« espaces fondateurs » , doivent à l'évidence retenir l'attention. Les effets des lieux sur les manières d'être, d'agir et de voir des individus ne dépendent, de fait, pas seulement des caractéristiques des espaces habités et fréquentés à un moment donné, mais également des lieux habités par le passé (Bonvalet et Gotman, 1993) et en particulier au cours de l'enfance et de l'adolescence, là où s'acquièrent, sinon des « habitus résidentiels » (Bacqué et Vermeersch, 2013 ; Fortin et Després, 2017 ; Vermeersch et al., 2019), du moins des dispositions relativement durables et transposables. Dans ce dossier, l'article de Margot Delon revient sur les incidences biographiques du fait d'avoir grandi dans un bidonville et confirme l'importance du lieu de vie connu pendant l'enfance dans la construction de dispositions durables. Les enquêtes réalisées dans les quartiers populaires ont à cet égard montré l'influence du contexte résidentiel sur le rapport au corps, à l'espace et à l'intimité (Hoggart, 1970), sur les pratiques langagières (Labov, 1993 ; Lepoutre, 1997), sur les processus de socialisation sexuée et amoureuse (Clair, 2008 ; Faure, 2008), ou encore sur le rapport au temps et à l'école (Beaud, 1997, 2018).
30À l'autre extrémité de l'espace social, les travaux portant sur les classes supérieures font eux aussi apparaître l'importance de ces primes expériences résidentielles sur la structuration des habitus et des représentations, ainsi que le développement d'un rapport spécifique à l'espace et à la mobilité, mais aussi à son propre corps et aux corps des autres (Le Wita, 1988 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016, chapitre 5 ; Réau, 2009 ; Wagner, 2007).
31Si les expériences résidentielles enfantines et adolescentes jouent donc un rôle important dans la construction sociale des individus, les espaces habités et fréquentés à l'âge adulte exercent aussi des effets sur la transformation des individus. Ils peuvent contribuer à définir les rapports sociaux de genre (Kebaza, 2004 ; Gaillard, 2018 ; Rougé, 2018), exacerber ou apaiser les tensions raciales (Cartier et al., 2008), amplifier ou réduire la distance sociale (Chamboredon et Lemaire, 1970), mais aussi agir sur les sociabilités (Bidard, 1988 ; Authier et Grafmeyer, 1997), les relations familiales (Young et Wilmott, 1957 ; Coing, 1966 ; Bonvalet, 2003), les styles de vie (Gilbert, 2013 ; Lion, 2018), les rapports à l'école des parents et de leurs enfants (Cayouette-Remblière, 2016 ; Beaud, 2018), ou encore sur les représentations de l'altérité sociale (Cousin, 2014), le sentiment d'insécurité (Zauberman et al., 2013), et les comportements politiques et électoraux (Braconnier, 2010 ; Gouard, 2014 ; Roché, 1994). Ces effets, qui peuvent s'avérer « très structurants » (Authier, 2007, p. 213), prennent des formes différenciées en fonction des lieux, des propriétés sociales des individus, de leurs ressources et de leurs trajectoires sociales et résidentielles. La « culture domestique locale » décrite par les auteurs de La France des petits-moyens paraît par exemple pour une large part le produit du type d'habitat qu'investissent des habitants de Gonesse en petite mobilité sociale (Cartier et al., 2008). Dans un autre contexte, celui des « quartiers gays » du Marais à Paris et du Village à Montréal, Colin Giraud souligne à quel point les manières d'habiter varient selon les trajectoires des individus. La « socialisation par le quartier n'a rien d'un rouleau compresseur : son efficacité dépend des expériences de socialisation concurrentes, antérieures ou simultanées, des moments et des contextes dans lesquels chacun évolue » (Giraud, 2014, p. 274). Quant aux trajectoires d'accession à la propriété pavillonnaire décrites par Anne Lambert (2015), elles paraissent, en raison de l'éloignement des centres urbains, la cause d'un renforcement de la division traditionnelle du travail domestique pour de nombreuses femmes issues de familles modestes. Des dispositions genrées jusqu'ici plus ou moins mises en sommeil se trouvent réveillées par le renoncement au travail salarié lié à la prise en charge des tâches domestiques et à l'éducation des enfants. Dans ce dossier, l'article de Garance Clément s'intéresse à partir du cas d'Amina, une femme d'origine populaire qui a grandi à la frontière franco-belge, aux perspectives de mobilité sociale rendues possibles par la proximité et le passage régulier de cette frontière.
32Les espaces fréquentés au quotidien ne se limitent en effet pas au lieu de résidence et, à cet égard, l'espace de travail est lui aussi susceptible de produire des effets socialisateurs, surtout lorsqu'il met en présence de personnes et de biens très éloignés de ceux présents dans le cadre familial, amical ou résidentiel. C'est par exemple le cas pour les employés d'un grand hôtel parisien, dont Amélie Beaumont montre dans l'un des articles qui composent ce dossier qu'ils en viennent à incorporer, en même temps que des dispositions à la subordination, des goûts et des manières de consommer caractéristiques des classes supérieures.
33On le voit en filigrane de cette présentation : la socialisation « à » ou « par » l'espace dépend aussi du type d'espace en jeu, et sur ce point la différence entre espaces publics et espaces privés paraît centrale. D'un point de vue sociologique, c'est « l'accessibilité » (ou pour le dire autrement le contrôle de l'accès) qui caractérise le long d'un gradient le caractère public ou privé d'un espace et non son statut juridique. Comme l'a montré Lyn Lofland, un même lieu, par exemple un square ou une place, est susceptible de relever du domaine privé (private realm), du domaine local (parochial realm) ou du domaine public (public realm) selon l'arrangement social qui prédomine à un moment donné (Lofland, 1998). Or, le caractère plus ou moins public d'un espace engage des différences du point de vue des modalités d'intervention des agents de la socialisation, mais aussi des produits de la socialisation « à » et « par » ceux-ci. Ainsi par exemple, les travaux de Marylène Lieber (2008) ont décrit la spécificité de l'expérience féminine des espaces publics, associés au danger par et pour les femmes. De façon opposée, le logement et l'espace domestique jouent le rôle de lieux de repli et de sécurisation pour les femmes (Lambert et al., 2018), ce qui paradoxalement permet à « l'antagonisme entre les groupes de sexe [de] s'y réalise[r] avec le plus de violence, dans la plus grande banalité et de façon dissimulée » (Clair, 2016, p. 34). Si l'espace domestique des classes populaires est souvent décrit comme le lieu privilégié de l'expression des comportements culturels les plus autonomes, grâce à l'entre-soi social et résidentiel qui met partiellement à l'abri de la domination qui s'exerce dans les autres sphères du monde social (Gilbert, 2016b, p. 7 ; Grignon et Passeron, 1989, p. 79 ; Schwartz, 1990), Beverly Skeggs considère que les femmes de classes populaires ne sont, elles, « jamais libérées du jugement d'autrui, réel ou imaginaire » (Skeggs, 2015, p. 371). L'enquête récente de Benoît Coquard (2018) sur la sociabilité des jeunes ruraux montre à cet égard le fait que les femmes sont souvent réduites à jouer le rôle d'hôtesses à domicile, à l'écart et de manière moins valorisante que les hommes, leur domicile étant vécu comme un « espace de réception des amis » (p. 124) et les « bandes de potes » constitués principalement autour des hommes qui, mieux positionnés sur le marché de l'emploi, sont « restés au pays » et ont convaincu leurs conjointes de s'y installer. Derrière les spécificités des types d'espaces, des agents de socialisation en jeu et des processus de domination qui peuvent y prendre place, il n'en demeure pas moins que la socialisation « à » et « par » l'espace est susceptible d'opérer, que ce soit par familiarisation ou par imprégnation (c'est-à-dire avec ou sans intention explicite des agents de socialisation).
Quelles dimensions spatiales de la (trans)formation des individus ?
34C'est parce que les incidences sur les processus de socialisation des espaces fréquentés au quotidien demeurent à ce jour insuffisamment connues que nous proposons ce dossier. Selon les contextes résidence principale ou résidence secondaire, espace de vie ou espace de travail , les manières d'investir les lieux, les formes d'identification, les rôles et les dispositions des individus connaissent d'importantes variations, par un jeu de mise en veille, d'inhibition ou d'activation d'un patrimoine dispositionnel varié. La série d'articles rassemblés dans ce dossier, qui s'appuient tous sur un matériau empirique original, a pour objectif de contribuer à une meilleure connaissance de la façon dont la fréquentation des espaces du quotidien participe à la fabrique des dispositions et à leur différenciation, en somme à la « fabrication sociale des individus » (Lahire, 2013).
35La lecture conjointe de ces articles permet de souligner quelques résultats transversaux. D'abord, ils montrent que la socialisation « à » et « par » l'espace n'est réductible ni à la socialisation primaire, ni à la socialisation secondaire. Trois articles du dossier (ceux de Lorraine Bozouls, de Margot Delon et de Clément Rivière) étudient l'espace comme un agent de la socialisation primaire quand quatre articles montrent qu'il peut agir en tant qu'agent de la socialisation secondaire (les articles d'Amélie Beaumont et de Garance Clément et, de nouveau, ceux de Margot Delon et Clément Rivière). Tous évitent de tomber dans le piège d'une fausse opposition entre ces deux moments de la socialisation, rappelant que la socialisation primaire est entre autres dépendante de l'activation de dispositions elles-mêmes issues de la socialisation (primaire et secondaire) des agents avec lesquels les enfants sont en relation. Clément Rivière montre ainsi que la socialisation des filles à un usage prudent et discret des espaces publics urbains ne peut se comprendre sans prendre en compte les expériences socialisatrices des mères, dans le cadre familial et amical mais aussi dans le cadre de leur fréquentation ordinaire de ces espaces publics.
36Les articles réunis dans ce dossier mettent par ailleurs en évidence combien, loin d'avoir un effet mécanique, l'espace produit des effets socialisateurs qui dépendent toujours des caractéristiques des individus. Margot Delon montre ainsi que l'agencement relationnel des personnes dans l'espace des bidonvilles produit des effets différenciés en fonction de la position sociale des immigrés dans leur pays d'origine et de la présence (ou non) d'un stock de dispositions « laissées à l'état de veille » ou « inhibées » (Lahire, 1998) par la migration et les conditions de vie dans les bidonvilles. C'est également ce que montre Ana Portilla en distinguant les modalités d'appropriation du quartier de Fruitvale par deux groupes d'immigrés latinos : les premiers, travailleurs journaliers arrivés endettés aux États-Unis, et qui occupaient une position plus basse dans leur pays d'origine, se réfèrent au quartier qu'ils parcourent à pied et dans lequel ils sont reconnus alors que les seconds, qui ont connu une mobilité sociale ascendante aux États-Unis et qui fréquentent principalement le quartier pour se rendre à l'église, ne le parcourent qu'en voiture et le mettent à distance.
37Cette série d'articles invite à penser que l'espace peut produire non seulement une socialisation de renforcement, mais également une socialisation de transformation [14]. Le travail conduit par Amélie Beaumont sur les employés d'un grand hôtel parisien met particulièrement bien en évidence ces deux aspects en décrivant leur exposition simultanée à une socialisation de renforcement à la subordination et à une socialisation de transformation à l'acquisition de goûts et de manières d'être propres à la bourgeoisie. L'article de Garance Clément confirme que l'espace peut produire une socialisation de transformation, dans la mesure où l'agencement différent des biens et des personnes de chaque côté de la frontière franco-belge permet à son enquêtée un accès à des milieux sociaux plus hétérogènes et à des pratiques culturelles et festives plus difficilement accessibles pour elle du côté français. De manière générale, plusieurs articles mettent en évidence le fait que les dimensions spatiales de la socialisation peuvent participer à la cohérence (c'est notamment le cas pour les membres des classes supérieures étudiées par Lorraine Bozouls) ou à la pluralité (dans le cas de l'enquêtée de Garance Clément et des enfants des bidonvilles étudiés par Margot Delon) du patrimoine dispositionnel des individus.
38Enfin, la lecture conjointe des articles permet d'identifier non seulement les aspects de l'espace susceptibles d'exercer un effet socialisateur mais aussi les multiples effets de la socialisation par l'espace.
39Les articles de ce dossier attestent d'abord du poids que peut revêtir l'agencement relationnel des choses, par exemple lorsqu'elles signalent en permanence la richesse par leur surface, leur volume, leurs matériaux et leurs signes (voir les articles d'Amélie Beaumont et Lorraine Bozouls) ou encore lorsque, de par leur « saleté », elles construisent une frontière symbolique entre les individus (voir l'article de Margot Delon). Bien entendu, la présence des personnes dans les lieux n'est pas sans effet : les cas de mobilité sociale étudiés par Margot Delon s'expliquent avant tout par la présence de bénévoles et de militants issus de milieux sociaux variés, « qui joue[nt] un rôle d'autant plus fort que la mobilisation d'un capital social [...] fait cruellement défaut aux familles des bidonvilles des cités ».
40En tant que principe central de la mise en relation des choses et des personnes en des lieux, les frontières font également partie des aspects de l'espace susceptibles de produire des effets socialisateurs. L'espace, c'est en effet aussi la mise en relation de plusieurs espaces, dans la mesure où le territoire est traversé de frontières que peuvent (ou non) traverser les individus. Dans le cas d'Amina Messaoudi présenté par Garance Clément, traverser la frontière entre la France et la Belgique autorise de nouvelles pratiques et rencontres, alors que pour les enfants des bidonvilles étudiés par Margot Delon, la frontière dressée entre le bidonville et l'école produit de la stigmatisation et du déshonneur.
41Le dernier aspect de l'espace mis en évidence concerne ses dimensions symboliques, que ce soit lorsqu'il peut être investi comme « placement symbolique » (pour les membres des classes supérieures étudiés par Loraine Bozouls) ou lorsqu'il est à l'origine de processus de stigmatisation (dans le cas du bidonville). Dans l'article d'Ana Portilla, ces dimensions symboliques encouragent les immigrés plus précaires à s'ancrer dans le quartier et incitent les immigrés en ascension sociale à mettre ce même quartier à distance.
42Les effets socialisateurs de l'espace sont eux aussi pluriels. Les espaces fréquentés et vécus au quotidien renforcent ou transforment d'abord les préférences résidentielles. On l'observe avec les enfants des bidonvilles en mobilité sociale ascendante qui choisissent des quartiers mélangés une fois devenus adultes (Margot Delon), mais aussi avec les membres des classes supérieures du privé qui recherchent l'entre-soi (Lorraine Bozouls), ou encore avec Amina, qui met à distance ses origines populaires lorsqu'elle accède à la propriété d'une maison (Garance Clément), de façon similaire aux immigrés en mobilité sociale ascendante qui élisent domicile hors de Fruitvale (Ana Portilla). Mais les dimensions spatiales de la socialisation impliquent également l'incorporation de goûts et de préférences, en matière par exemple de pratiques de décoration intérieure (Amélie Beaumont), ou encore de pratiques festives ou de consommation musicale, voire de choix conjugaux (Garance Clément).
43Les dimensions spatiales de la socialisation participent également à l'incorporation de dispositions de genre et de classe. Clément Rivière met en évidence la façon dont les filles sont socialisées à l'évitement des interactions et à la discrétion dans les espaces publics urbains, qui semblent devoir être envisagés comme un des « espaces de construction du genre » (Clair, 2012). Lorraine Bozouls souligne, quant à elle, l'intériorisation de dispositions genrées liées aux expériences féminines quotidiennes de la maison bourgeoise, mais aussi l'incorporation de dispositions dominantes, et notamment « une aisance, au double sens de richesse matérielle et de rapport assuré et légitime à l'espace ». En analysant les effets socialisateurs de la rencontre des bénévoles et militants par les enfants des bidonvilles, Margot Delon souligne quant à elle « l'incorporation d'un sentiment de légitimité et d'une aisance à se mouvoir dans des milieux sociaux [...] différents ».
44Comme le montre ce dernier exemple, la socialisation par l'espace est donc susceptible de participer aux processus de mobilité et de reproduction sociale. L'article de Garance Clément souligne lui aussi la contribution des dynamiques spatiales à la mobilité sociale d'Amina. En miroir, l'article de Lorraine Bozouls témoigne du rôle de la maison bourgeoise et du quartier de résidence dans le processus de reproduction sociale des classes supérieures du privé.
45Loin de traiter de l'exhaustivité des espaces, les articles rassemblés dans ce dossier abordent des cas souvent extrêmes, qui permettent néanmoins de mettre en lumière les dimensions spatiales des processus de socialisation susceptibles de passer autrement inaperçues, notamment lorsqu'elles ne font que renforcer l'action des autres instances et agents de socialisation. L'invitation à interroger la socialisation « à » et « par » l'espace pourrait ainsi se poursuivre tant par des travaux interrogeant des formes de socialisation de renforcement que par des recherches faisant varier les échelles d'analyse, de l'espace domestique à l'espace national et international.
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Notes
-
[1]
« La vie sociale repose sur un substrat qui est déterminé dans sa forme comme dans sa grandeur. Ce qui le constitue, c'est la masse des individus qui composent la société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la nature et la configuration des choses de toutes sortes qui affectent les relations collectives. Suivant que la population est plus ou moins considérable, suivant qu'elle est concentrée dans les villes ou dispersée dans la campagne, suivant la façon dont les villes et les maisons sont construites, suivant que l'espace occupé par la société est plus ou moins étendu, suivant que ce sont les frontières qui la limitent, les voies de communication qui la sillonnent, etc. le substrat social est différent » (Durkheim, 1897b).
-
[2]
Celui-ci écrivait que « si l'incessante mise en contact superficielle d'une quantité de personnes dans la grande ville devait se recouper avec un nombre égal de réactions intérieures, comme dans la petite localité où chacun connaît presque tous ceux qu'il rencontre et entretient avec chacun d'eux une relation effective, on aurait une vie intérieure complètement atomisée et l'on tomberait dans un état mental inconcevable » (Simmel, 1984 [1903], p. 67).
-
[3]
Le rôle des coins de rue était déjà souligné par William Foote Whyte (1943), qui distinguait notamment les corner boys des college boys.
-
[4]
Au sujet du contexte français marqué par le marxisme et le développement de travaux sur les transformations urbaines (voir notamment Lefebvre, 1968), on peut également mentionner, dans une perspective plus mécaniciste et moins attentive aux configurations micro-locales, la « sociologie de l'habitation » de Paul-Henry Chombart de Lauwe. S'intéressant aux conditions d'habitation des familles ouvrières, ce dernier en vient notamment à identifier les effets de certains seuils d'occupation, avançant qu'en-deçà de huit mètres carrés par personne ou au-delà de deux personnes par pièce, les conditions de logement exercent une action « presque fatale sur la santé physique et mentale des sujets » (Chombart de Lauwe, 1959, p. 70).
-
[5]
Le concept de « matrice locale d'habitus », proposé plus récemment par Virgílio Borges Pereira et José Madureira Pinto (2012), renvoie à une perspective similaire. Dans une étude d'un quartier de Porto qui connaît un fort déclin démographique et qui s'accompagne du vieillissement et de la paupérisation de la population restante, ils affirment que la connaissance pratique réciproque des principes qui gouvernent l'action des habitants qu'ils nomment la « matrice locale d'habitus » se désintègre. Le concept d'habitus est ici réduit à sa dimension active (les principes qui gouvernent l'action), sa dimension passive (l'intériorisation des dispositions) étant ignorée.
-
[6]
En France, les dimensions spatiales de la socialisation sont par exemple largement absentes des travaux de Claude Dubar (1991).
-
[7]
La traduction des ouvrages autobiographiques de Richard Hoggart initiée par Jean-Claude Passeron en 1970 et poursuivie par Claude Grignon en 1991 constitue un contre-exemple. Il est d'ailleurs notable que l'adresse de la maison d'enfance de l'auteur (33 Newport Street) ait été choisie comme titre français du second ouvrage (Hoggart, 1991).
-
[8]
Tout aussi précurseur est l'ouvrage de Norbert Elias et John L. Scotson (1965) portant sur une commune anglaise divisée en trois secteurs dont deux au sein desquels les caractéristiques sociodémographiques des habitants sont similaires. L'ancienneté de résidence des uns est érigée en signe de respectabilité et les auteurs décrivent comment les habitants des zones 1 et 2 en viennent à exclure ceux de la zone 3. La traduction française tardive (1997) a nui à l'appropriation de ces résultats en France avant la fin du XXe siècle.
-
[9]
On retrouve cette critique chez Pinçon et Pinçon-Charlot (1994).
-
[10]
Pour une revue de littérature sur les États-Unis, voir Marpsat (1999).
-
[11]
« Socialisations résidentielles : la (trans)formation des individus par l'espace », université de Lille, 1er juin 2017.
-
[12]
Cette discussion a notamment eu des effets sur les rééditions du manuel La Socialisation de Darmon (2010, 2016), où la question des conditions matérielles de la socialisation et celle de la socialisation spatiale sont désormais abordées (Darmon, 2018).
-
[13]
L'affirmation de Chamboredon selon laquelle « plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, plus le champ du contrôlable est étendu, plus grand est le nombre de domaines réglés » (Chamboredon, 1971, p. 47) vaut particulièrement bien ici ; l'espace public paraît un espace à contrôler, voire à éviter pour les classes supérieures quand il est perçu comme un lieu de repli potentiel pour les classes populaires.
-
[14]
Dans la distinction entre socialisation de renforcement, socialisation de transformation et socialisation de conversion proposée par Darmon (2010), la socialisation de conversion, qu'aucun des articles du dossier ne vient illustrer, constitue le cas extrême de la socialisation de transformation.