Couverture de SOCO_114

Article de revue

Regrets d'école

Le report des aspirations scolaires dans les familles populaires

Pages 123 à 150

Notes

  • [1]
    Les monographies citées ici ont été réalisées par Anne-Marie Arborio, Adèle Baraud, Anya Bouamama, Marie Cartier, Clément Degout, Sarah Delcroix, Henri Eckert, Marie-Hélène Lechien, Romain Lemaire, Olivier Masclet, Julian Mischi, Séverine Misset, Marie-Pierre Pouly, Jean-Noël Retière, Audrey Richard, Matthias Rosenzweig, Yasmine Siblot, Marjorie Tilleul, Lucas Tranchant, Vanessa Stettinger, Maulde Urbain-Mathis et Antoine Younsi. Leurs auteurs sont soit des chercheurs de l'équipe, soit des étudiants rémunérés pour ce travail d'enquête. Outre la retranscription des entretiens, ces monographies sont constituées de 50 à 60 pages d'analyses ordonnées par le guide d'enquête. Elles comprennent aussi des données de contextualisation et d'observation : morphologie sociale de la commune de résidence, résultats électoraux, photographies des lieux habités, caractéristiques de la relation d'enquête, etc.
  • [2]
    Ainsi, dans le panel 2007 (Encadré), seuls 32 % des questionnaires auprès des familles mentionnent le père comme répondant.
  • [3]
    Calculs établis d'après les données de l'enquête FQP réalisée en 1964 par l'Insee (Salais, 1970).
  • [4]
    Les prénoms et noms des enquêtés ont été modifiés.
  • [5]
    Nés pour la plupart au tournant des années 1970 et 1980, 4 sont bacheliers professionnels, 5 bacheliers technologiques et 6 bacheliers généraux.
  • [6]
    La mobilisation économique des parents pour la réussite des études supérieures implique en effet chez les enfants le sentiment d'un devoir de réussite, particulièrement intense dans les classes populaires, où  « cette dette morale se double parfois d'une dette financière » (Pinto, Poullaouec et Trémeau, 2019).
  • [7]
    Compagne de Valentin.
  • [8]
    Compagne de Clément.
  • [9]
    Devenu LEP en 1980, cet établissement était un CET qui avait pris la suite d'une école ménagère.
  • [10]
    Institut thérapeutique éducatif et pédagogique : la vocation de cette structure médico-sociale de l'enseignement spécialisé est de scolariser les élèves présentant des troubles du comportement importants.
  • [11]
    Les propos des enfants y font parfois écho :  « Dans ma classe y a 23 Arabes et Noirs et 7 Français. Les Arabes et les Noirs ils font n'importe quoi et ils écoutent pas [...] Après y a des Français qui font n'importe quoi et des Arabes qui sont sages », dit le fils de Véronique.
  • [12]
    Caissière, compagne d'Henry, titulaire du CAP et du BEP coiffure.
  • [13]
    Ses modalités sont diverses et d'inégale intensité d'une famille à l'autre : nous ne soulignons ici que quelques traits les plus partagés.
  • [14]
    Signalons le point suivant, faute de pouvoir l'approfondir : parmi les 8 familles du corpus ayant un enfant encore scolarisé, 5 mères font partie d'une association de parents d'élèves.
  • [15]
    La dernière enquête en population générale sur les attitudes des familles face à l'école menée par la statistique publique en France date de 2003.

1Que devient la transmission familiale de l'héritage culturel parmi les classes populaires contemporaines ? Depuis les années 1960, il est habituel d'imputer une large part des inégalités scolaires à l'inégale distribution de ce « capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire » selon la formule de Bourdieu et Passeron (1964). Dans les recherches quantitatives, le diplôme des parents est ainsi l'indicateur privilégié pour résumer toutes les dimensions du capital culturel : connaissance du système scolaire, façons de parler et d'écrire, aide dans les tâches scolaires, familiarité avec la culture savante, attitude à l'égard de l'école, de l'avenir scolaire et professionnel des enfants... Mais ce n'est vraiment qu'à partir des années 1980 que ces comportements et ces ressources des familles ont été empiriquement documentés, en particulier dans les classes populaires (Terrail, 1997). Une série de travaux ont alors démenti le « mythe de la démission parentale » des familles (Lahire, 1995) et commencé à interroger des différences internes aux classes populaires, tant au plan du contenu de l'héritage culturel qu'à celui de ses modes de transmission. En Europe, plusieurs études récentes posent notamment à nouveaux frais la question de l'orientation scolaire des élèves d'origine populaire, compte tenu des débats sur la transformation des classes sociales (André, 2012 ; Delay, 2014 ; Martín-Criado, 2006).

2En France, les recherches les plus récentes se sont cependant concentrées sur les fractions les plus précaires des classes populaires. Les tableaux de famille réalisés par Lahire décrivent ainsi le plus souvent des pères non qualifiés, des mères au foyer, des familles issues du Maghreb. Les travaux de Thin (1998) sont consacrés à des enfants d'ouvriers non qualifiés, dont les conjointes ne travaillent pas ou exercent des emplois précaires, à des mères souvent seules et à des parents ayant rarement dépassé le collège. Il en va de même dans les travaux de Millet et Thin sur les processus de déscolarisation d'élèves suivis par des classes relais (2005). Les jeunes lycéens et étudiants de milieux populaires rencontrés par Beaud (2002) sont eux aussi issus d'un quartier HLM habité par une majorité d'immigrés, OS de l'usine de Sochaux, « dépourvus de capital culturel ». Du côté de la sociologie quantitative, très rares sont également les analyses étudiant l'hétérogénéité des classes populaires et ses implications sur la différenciation des trajectoires scolaires de leurs enfants (Cayouette-Remblière, 2016). Et si l'étude des élèves de l'enseignement professionnel fonctionne comme un utile révélateur des clivages internes aux classes populaires (Palheta, 2012), elle ne permet pas de restituer directement les points de vue des parents.

3Pour contribuer à une description plus complète, cet article s'intéresse aux fractions stables des classes populaires, subalternes mais non démunies, c'est-à-dire à des employés et des ouvriers « qui sont assignés à des statuts inférieurs dans les rapports sociaux, mais qui disposent d'une assise économique suffisante pour échapper à la précarité et accéder même peut-être à un relatif bien-être » (Schwartz, 2011). Un second enjeu de cette recherche réside dans un déplacement de point de vue : en effet, la sociologie de l'éducation évalue le plus souvent les investissements scolaires des parents à partir des trajectoires scolaires des élèves. Or il s'agit ici de les comprendre dans la perspective d'une sociologie des classes sociales centrée sur les modes de vie des ménages. Certains éléments sont aujourd'hui mieux connus, tels les comportements de choix de l'établissement scolaire, qui ne sont plus l'apanage des classes dominantes (van Zanten, 2009), ou encore l'implication des parents des familles populaires dans les devoirs à la maison, allant souvent jusqu'à la prescription de travail supplémentaire (Kakpo, 2012). Mais ces objets sont trop souvent étudiés séparément, sans interroger la cohérence d'ensemble ou au contraire les ambivalences de la mobilisation familiale pour la réussite scolaire. Ce découpage des objets a sans doute beaucoup à voir avec le choix devenu fréquent d'enquêter depuis la scène scolaire dans un type particulier d'établissement ou de filière, plutôt qu'à partir de la scène domestique.

4Ainsi posé, le problème invite donc à adopter une perspective assez large sur la transmission familiale de l'héritage culturel, mais aussi à restreindre les observations à une fraction moins étudiée des classes populaires et pourtant centrale. C'est pourquoi nous exploitons ici des monographies de ménages réalisées dans le cadre d'une recherche collective sur les styles de vie populaires (Encadré). Ce corpus a été constitué en ciblant prioritairement des actifs ayant au moins un enfant scolarisé, en couple, constitué d'employés et d'ouvriers « qui s'en sortent à peu près ». Réalisées à partir d'entretiens répétés auprès des parents dans différents lieux en France [1], ces monographies présentent le double intérêt d'aborder successivement plusieurs thèmes, sans trop autonomiser les rapports à l'école des autres dimensions de la vie de famille, et de prendre en compte les avis des mères et des pères, là où la statistique scolaire ne recueille souvent que ceux des mères [2]. Afin de resituer ces familles populaires dans la société française contemporaine, nous complétons ce matériau principal par quelques données de cadrage élaborées à partir de fichiers de la statistique publique.

5Pour comprendre les transformations de la transmission de l'héritage culturel dans les familles populaires, nous commençons par prendre la mesure des évolutions de la répartition des diplômes, parmi l'ensemble des employés et ouvriers dans la population active française, puis parmi les ménages rencontrés à l'occasion de ces monographies. Ces enquêtés apparaissent ainsi comme une fraction médiane dans l'espace des titres scolaires détenus par les membres des classes populaires. Nous soulignons ensuite leur expérience de la frustration scolaire, qui éclaire leurs fréquents retours en formation continue. Cet aperçu sur le volume et le contenu de leur modeste capital scolaire est utile pour étudier dans un dernier temps leur rapport à l'institution scolaire en tant que parents d'élèves. En effet, leur mobilisation scolaire peut se comprendre comme un report de leurs espoirs déçus sur leurs propres enfants : hantés par les difficultés scolaires, ils essaient tant qu'ils peuvent d'assurer leur avenir.

Les sources : monographies de ménage et données de cadrage

Ce travail participe d'une recherche collective sur les classes populaires coordonnée par Olivier Masclet et financée par l'ANR (CLASPOP : « Le populaire aujourd'hui. Les recompositions sociales et culturelles des mondes ouvriers et employés contemporains ».). Nous nous appuyons ici sur les 28 monographies de ménages conçues, réalisées et interprétées collectivement entre 2013 et 2017, qui ont permis de restituer les trajectoires de 50 adultes responsables de ménages et de documenter les scolarités de 42 enfants. Ces ménages ont été rencontrés de trois façons : grâce à l'activation de réseaux d'interconnaissance des chercheurs ; par leur participation à leurs recherches antérieures ; ou encore à l'occasion d'un travail de thèse pour les doctorants de l'équipe. Dans une première vague de monographies, des couples d'employés ou d'ouvriers en emploi ont été visés, avec au moins un enfant d'âge scolaire, a priori sans diplôme du supérieur et si possible travaillant dans de petites entreprises.
Pour diversifier le corpus, la seconde vague s'est orientée vers des situations particulières : des hommes seuls, des agents de sécurité, des employés de commerce, des chauffeurs, des ouvriers de type artisanal, des chômeurs et des habitants de communes péri-urbaines ou rurales. Outre la description du niveau d'études et du parcours scolaire des membres du ménage, le guide d'entretien comportait une rubrique consacrée à l'école, qui invitait à questionner les enquêtés sur les modes d'éducation des enfants, sur le suivi scolaire, l'aide aux devoirs, les relations avec les enseignants, les associations de parents d'élèves, les types d'établissement scolaire fréquentés, sur l'implication des deux parents dans l'éducation, sur la sociabilité et les loisirs des enfants.
En complément, plusieurs séries de données issues de la statistique publique ont été rassemblées et exploitées. Deux principaux fichiers sont la source des données de cadrage présentées ici : l'enquête « Emploi » réalisée par l'Insee en 2014, qui offre l'avantage d'un gros échantillon (environ 426 000 personnes de 15 ans et plus habitant en logement ordinaire, hors Mayotte, interrogées en face à face) et d'un repérage précis des diplômes et des professions, et le panel du second degré, réalisé par la DEPP (Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l'Éducation nationale) entre 2007 et 2013 (environ 35 000 élèves entrés en 6e dans un collège de France métropolitaine ou de DOM, dont les parents ont répondu à un questionnaire postal en 2008), qui permet de décrire les comportements des parents vis-à-vis de la scolarité de leur enfant.

Les inégalités de capital scolaire dans les classes populaires

Les diplômes des employés et des ouvriers

6À trop se limiter à l'étude des inégalités de diplômes entre classes sociales, on risque fort de perdre de vue les disparités internes à chaque classe sociale, entre fractions de classe, entre sexes ou entre générations (Serre, 2012). Bien souvent, les classes populaires sont ainsi identifiées aux « plus démunis en capital culturel », sans trop d'égard pour les conséquences de la diffusion des titres scolaires dans la société, en particulier dans les catégories qui en ont longtemps été presque exclues. Sans en retracer toute l'histoire, rappelons ici les principales étapes de cette extension de la scolarisation : généralisation de l'entrée en collège et doublement du taux d'accès au bac lors de la première explosion scolaire des années 1960, qui succède à la première expansion de l'enseignement professionnel pendant les années 1950 ; généralisation de l'entrée en lycée et nouveau doublement du taux d'accès au bac lors de la seconde explosion scolaire, entre 1985 et 1995, dans la voie professionnelle nouvellement prolongée, mais aussi dans les voies générale et technologique. Les données quantitatives offrent ici un bon aperçu de l'ampleur des transformations du dernier demi-siècle (Encadré). Certes, les diplômes comparés ici à 50 ans d'intervalle ne sont pas complètement équivalents, ne serait-ce que parce qu'ils ne sont plus du tout préparés de la même manière et ne débouchent plus tout à fait sur les mêmes emplois. Mais pour en rendre compte, il faut commencer par mesurer la différenciation du capital scolaire des classes populaires contemporaines.

7En 1964, dans la population née après la Première Guerre mondiale, 92 % des salariés agricoles, 88 % des agriculteurs exploitants, 88 % du personnel de service et 75 % des ouvriers possèdent, au mieux, le certificat d'études primaires (CEP) [3]. Dans le détail, 40 % des hommes ouvriers de ces générations n'ont aucun diplôme et seuls 30 % sont sortis de l'école avec ce CEP. Aucun n'est bachelier.

Graphique 1

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Graphique 1

Plus haut diplôme obtenu selon la catégorie socioprofessionnelle parmi les employés et les ouvriers
Source : enquête « Emploi », Insee, 2014.

Graphique 2

Carte 28

Graphique 2

Plus haut diplôme obtenu selon la catégorie socioprofessionnelle parmi les employés et les ouvriers de moins de 40 ans.
Source : enquête « Emploi », Insee, 2014.

830 % d'entre eux sont cependant titulaires de diplômes de l'enseignement technique qui fait alors figure de « planche de salut » (selon la formule de Noiriel, 1986). En effet, durant les années 1960, le CAP permet d'échapper aux rangs des man uvres et des OS. Munis de ce diplôme, 71 % des jeunes ouvriers atteignent le niveau des OQ, voire des OP3 avant 30 ans. Parmi les femmes ayant une activité professionnelle, les ouvrières sont plus souvent non diplômées (47 %) mais aussi plus souvent titulaires du CEP (40 %). Et le CAP débouche un peu moins souvent pour les jeunes ouvrières sur une position d'OQ (dans 54 % des cas).

9En 2014, la répartition des diplômes parmi les employés et les ouvriers est tout autre (Graphique 1). Les non-diplômés et les titulaires du seul CEP sont devenus minoritaires parmi les ouvriers (35 %) et plus encore parmi les employés (24 %). Le déclin des moins diplômés suit le même rythme dans toutes les catégories d'ouvriers ou d'employés. À part dans la catégorie des ouvriers non qualifiés de type artisanal, les diplômes les plus fréquents parmi les ouvriers sont le CAP et le BEP. Mais ceux-ci sont de plus en plus concurrencés par le baccalauréat, en particulier le bac professionnel. Cela vaut pour les deux sexes : parmi les ouvriers, 23 % des hommes comme 23 % des femmes sont bacheliers. Signalée dès la fin des années 1990, « l'émergence d'un ouvrier bachelier » (Eckert, 1999) s'accélère dans les jeunes générations : parmi les moins de 40 ans en 2014, les bacheliers forment 43 % des ouvriers qualifiés de type industriel et 42 % des ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport (Graphique 2).

10Dans « l'archipel des employés » (Chenu, 1990), deux pôles s'opposent toujours : d'un côté les personnels des services aux particuliers, qui ne comptent que 27 % de bacheliers, de l'autre les employés administratifs d'entreprise, qui ne comptent que 29 % de non-bacheliers. Ces derniers se distinguent par le poids prédominant des diplômés du supérieur, le plus souvent de niveau BTS (41 %). Les détenteurs de bacs professionnels sont tout aussi nombreux parmi les employés que parmi les ouvriers (10 %). Les employés ont en revanche bien plus souvent obtenu un bac général (19 % vs 6 %) ou technologique (13 % vs 5 %). Mais ce qui frappe aussi, c'est la coexistence fréquente, dans bien des métiers des classes populaires, de salariés aux trajectoires scolaires inégales, dont on sait qu'ils occupent souvent leur position professionnelle de façon assez contrastée (Misset, 2009 ; Avril, 2014). Si les femmes employées sont moins souvent bachelières que les hommes employés (44 % vs 48 %), c'est surtout que ceux-ci, bien moins nombreux, occupent rarement les positions exigeant le moins de diplômes (aides à domicile, femmes de ménage, assistantes maternelles...).

11C'est pourquoi il faut enrichir ce panorama par des matériaux ethnographiques. La diffusion des diplômes s'accompagne en effet d'une redéfinition de leur rôle dans les trajectoires sociales : les titres scolaires sont à la fois de plus en plus nécessaires et de moins en moins suffisants pour assurer le maintien ou l'amélioration du statut social. Parmi les 50 adultes enquêtés, trois types de destinées scolaires se distinguent. Au pôle des trajectoires les moins réussies, une minorité des enquêtés a échoué à obtenir un diplôme en formation initiale mais a souvent rattrapé cet échec en formation continue. Au pôle opposé, les plus diplômés sont sortis bacheliers de l'enseignement secondaire mais ont rarement obtenu mieux dans l'enseignement supérieur. Entre les deux, la grande majorité a quitté l'école avec un CAP ou un BEP, diplômes typiques de la qualification ouvrière ou employée (Brucy, Maillard et Moreau, 2013). Dans les trois cas, la plupart ont été scolarisés dans l'enseignement professionnel, à un moment ou l'autre de leur parcours. Cette typologie est construite à partir de l'ensemble des trajectoires scolaires restituées par les monographies : elle mélange donc celles des parents et des enfants, qui appartiennent à des générations plus ou moins éloignées. En effet, la moitié des parents avaient plus de 45 ans à la date d'enquête : s'ils n'ont pas connu la massification des lycées, ils ont pour la plupart été scolarisés au collège. Quant à leurs enfants, moins du quart sont des « enfants de la démocratisation scolaire », selon l'expression de Beaud (2002) pour désigner les jeunes d'origine populaire nés entre 1975 et 1985. Comme prévu, la grande majorité des enfants décrits par les monographies sont encore scolarisés ou viennent de quitter le système éducatif.

La rareté des non-diplômés

12Onze enquêtés ont interrompu leur scolarité sans obtenir aucun diplôme, mais la plupart ont cherché à rattraper cet échec plusieurs années après. Dans La Société des diplômes (Millet et Moreau, 2011), en être dépourvu est autrement plus problématique qu'au seuil des années 1960. Il est sans doute difficile pour eux d'évoquer leur parcours avec les enquêteurs. Tout au plus apprend-on que deux d'entre eux ont échoué à deux reprises à l'examen du CAP. Mais la proximité avec l'enquêteur permet parfois de saisir le sentiment durable d'incompétence dans le maniement de la langue écrite issu de l'échec précoce dans les apprentissages scolaires. Né en 1976, Denis Marronnier [4] est aujourd'hui adjoint technique territorial en CDI dans un lycée professionnel. C'est sa cousine qui l'a sollicité pour l'enquête. Il a redoublé deux fois en primaire. Devenu patineur de haut niveau au collège, il dit « avoir bien profité de sa jeunesse sportive », mais regrette aujourd'hui ses lacunes scolaires. Elles ont empêché l'obtention du brevet des collèges, malgré des cours par correspondance en 3e, et entraîné l'échec à la partie théorique du brevet d'état d'éducateur sportif :

13

C'est ce qui me coûte au jour d'aujourd'hui je dirais, c'est pas les maths, quelque part ce qui compterait aujourd'hui réellement ce serait le français, avec le français tu fais beaucoup de choses.

14Ces parcours menant à des ruptures scolaires sont marqués très tôt, on le sait (Millet et Thin, 2005), par un cumul de difficultés (logement précaire, absence d'un des parents, déséquilibres familiaux, sociabilité déviante entre pairs, distance à la culture écrite...) qui sont concentrées dans certaines fractions des classes populaires. Mais « au c ur des ruptures », ce sont bien des difficultés d'apprentissage non surmontées dans le cadre scolaire qui enclenchent le cercle vicieux de la stigmatisation de soi et du rejet de l'ordre scolaire. Aujourd'hui ouvrier qualifié chez PSA, Philippe Chapalain s'est mis à regretter sa trajectoire scolaire à l'âge de 30 ans, après son embauche à la chaîne en CDI en 1994 (« On en rigolait à l'époque », dit-il face aux appréciations négatives sur ses bulletins scolaires). Il l'évoque aujourd'hui avec une forme de lucidité typique des « repêchés de la relégation scolaire » (Misset, 2009), après avoir obtenu un bac professionnel en formation continue :

15

Ben l'école, l'école déjà... Deux CP [petit rire désabusé], deux CP, deux 6e, deux 5e... Aucun choix... que faire comme métier... [...] Et puis j'avais aucun niveau, aucun diplôme, le certificat d'études, je l'ai raté. J'ai tout raté.

16Peut-être moins connue, une autre circonstance fréquente de sortie sans diplôme du système éducatif réside dans les désaccords entre parents et enfants. C'est le cas de trois enquêtées (nées en 1960, 1974 et 1975), qui ont par la suite repris une formation qualifiante en cours de vie active. Cécilia Dufar échoue au brevet des collèges et entre en conflit avec ses parents au lycée, où elle se met à fumer, rencontrer des garçons et sortir en secret le soir. Après le redoublement de la seconde, on lui propose un triplement ou un CAP. Ses parents ne voulaient pas qu'elle entre dans la voie professionnelle, et elle « voulait vite travailler pour faire ce qu'[elle] veut ». Comme Cécilia, Véronique Delage quitte le lycée sans diplôme, contre l'avis de ses parents qui souhaitaient qu'elle ait un bac général, pour fuir un père alcoolique et violent, travailler et se mettre en couple. C'est aussi en classe de terminale que Mina Carry abandonne le lycée professionnel privé d'Alès pour s'installer à Nîmes : son père voulait la marier et l'avait avertie qu'en cas de succès au bac, il ne la laisserait pas partir étudier.

17Certes, dans ces franges populaires stabilisées, l'absence de diplôme est peu fréquente, surtout dans les jeunes générations. Ce premier type de parcours souligne toutefois les regrets souvent suscités par cet échec, encore plusieurs années après. Il montre aussi l'importance de pouvoir objectiver à la fois l'échec pendant la scolarité obligatoire et les éventuelles certifications obtenues à l'âge adulte. Il invite donc à considérer son rattrapage en formation post-scolaire.

L'échec dans l'enseignement supérieur

18C'est souvent le mouvement inverse qu'ont connu les enquêtés du pôle le plus diplômé : après être devenus bacheliers, ils ont rarement réussi des études supérieures. Notre corpus de ménages compte ainsi 15 titulaires du baccalauréat [5], dont seulement trois n'ont pas prolongé leurs études. Tourneur-fraiseur avec le statut d'animateur de production, Samuel Bidaud raconte son parcours scolaire avec réalisme et sans regrets :

19

J'ai fait un BEP et puis après un bac pro. Après, j'avais l'opportunité de revenir, du coup, sur un cycle général, mais du coup, comme ça me plaisait bien, je suis sorti pour exercer, quoi.

20Mais il est le seul parmi les jeunes bacheliers à sembler se satisfaire de son sort scolaire et professionnel. Interrogé sur sa scolarité, Clément Jacquet est quant à lui peu loquace : après avoir redoublé en 3e, il a obtenu un bac technologique (« J'étais moyen, moi je tournais dans les 9-11 »). Regrettant probablement de n'avoir pas prolongé son parcours, il se révèle par la suite assez amer quand il évoque avec sa compagne et l'enquêteur leurs positions professionnelles subalternes (tous deux au chômage à la date d'enquête, il était facteur et elle, vendeuse dans la grande distribution) : « Que de la merde ! Si t'as pas fait d'études, franchement t'es dans la merde. Tu fais la merde et on te prend pour de la merde ! »

21Si les autres bacheliers ont ensuite démarré des études supérieures, la plupart n'ont pas obtenu de diplôme supérieur au bac. Leurs regrets sont quasi unanimes. Seuls trois ont réussi leur parcours, avec une facilité très inégale. Valentin Dufour passe un BTS « Négociation et relation client » après un échec en première année d'IUT et un bac technologique STT obtenu de justesse. Il est conducteur-livreur, salarié d'un sous-traitant d'une grande entreprise de transport de colis. Également bachelier technologique, Souleymane Diallo a obtenu un BTS « Action commerciale ». Il est employé de vente d'une station-essence autoroutière et a repris des études de sociologie à l'université. Enfin, Barbara Marronnier est un cas limite de notre corpus : en couple avec un employé de la fonction publique, elle est devenue analyste de gestion à la sécurité sociale. Après un bac général ES, elle a obtenu un DEUG d'économie et de gestion, puis repris des études par correspondance et obtenu une nouvelle licence de management dans le cadre d'un contrat emploi-jeune au début des années 2000.

22Neuf enquêtés ont donc tenté des études supérieures sans parvenir à y décrocher un diplôme. Tous ou presque mettent en avant des contraintes financières pour expliquer leur abandon, auxquelles s'ajoutent souvent à demi-mot d'autres difficultés (résultats insuffisants, problème d'orientation, incertitude des débouchés, manque d'intérêt pour les études, travail à côté...). Si leurs récits ne permettent pas de démêler toutes ces causes, ils soulignent en revanche l'importance de la dette subjective que la plupart ont ressentie vis-à-vis de leur famille [6]. Tous deux agents SNCF, Chloé Daroin et Jérémy Griviaud sont bacheliers généraux. Chloé n'a pas supporté que les frais d'inscription dans son école d'arts appliqués aient été pris en charge par sa grand-mère et craignait qu'on lui reproche de n'avoir pas de travail à l'issue de cette coûteuse formation. Jérémy explique pour sa part avoir eu le sentiment de « s'endetter à aller en cours » (en espagnol, puis en sociologie à l'université) et n'avait ni aide sociale, ni le soutien financier de son père.

CAP, BEP : des usages contrastés

23Partis à la recherche des fractions médianes des classes populaires, nous avons rencontré une large majorité de titulaires de CAP et de BEP. Il n'est pas rare que la spécialité de leur formation initiale soit très liée à leur activité professionnelle. Certains secteurs conditionnent l'exercice du métier à la possession de ces titres. Coiffeuse dans le même salon depuis l'obtention de son CAP, Cécile Pilier (née en 1985) possède également le BP indispensable pour diriger un salon et est régulièrement membre du jury du BP, à la demande de ses anciennes formatrices. De même, les quelques chauffeurs de nos monographies ont souvent un CAP dans ce domaine ou en mécanique automobile. Mais le plus souvent, il n'y a aucune adéquation entre le titre et le poste : conducteur de bus, Hervé Leblanc (né en 1968) a un CAP de boucherie. Sa femme Régine (née en 1968) a un BEP de l'industrie de l'habillement, mais elle est assistante maternelle. Caissière dans un supermarché, Cécilia a un BEP de secrétariat ; son mari Éric (né en 1973) a un BEP de plomberie, mais il est gardien dans une médiathèque municipale ; etc.

24Certains enquêtés disent avoir choisi leur formation professionnelle ou au moins y avoir appris des choses intéressantes. Outre Samuel, qui a poursuivi jusqu'en bac pro, et Cécile, qui a toujours voulu être coiffeuse, deux enquêtés se distinguent par leurs résultats scolaires satisfaisants dans la voie générale. On trouve ainsi une préférence pour une formation professionnelle chez Manuel Ratelier (1978), menuisier ébéniste, aujourd'hui ouvrier qualifié chez un constructeur de maison en bois. À l'époque partagés entre la valorisation de l'école et celle du travail manuel, entre le choix de leur fils et la crainte de le voir gaspiller ses atouts scolaires, ses parents, plombier (Marcel) et ATSEM (Nadou), ont finalement respecté le désir de Manuel, qui a fait un BP après son CAP :

25

­ Et lui, il a eu très vite l'envie d'apprendre un métier ?
­ Marcel : Mouii
­ Nadou : Oui, à la fin de la 3e, il voulait apprendre un métier du bois, ses profs lui disaient : « Non, Manuel, t'as tout pour continuer, faut pas faire ça, arrêter les études ». On s'est trouvé un moment... [tourmentée] : « S'il continue pas, il s'en va vers l'artisanat et, s'il continue pas, il aura pas son bac... Et, aujourd'hui, il ne regrette pas... »

26Mais ces cas coexistent avec des situations opposées. À écouter bien des enquêtés, surtout les plus jeunes, leur orientation en CAP ou en BEP a le plus souvent été subie, décidée contre leur gré par des agents de l'institution scolaire. Læticia Kergal [7] est orientée à l'issue de la 3e en BEP « Commerce et logistique », qu'elle obtient alors qu'elle ne pensait pas l'avoir, comme le bac pro « Logistique » qu'elle prépare ensuite. Elle avait 11 de moyenne en fin de collège, mais son professeur principal « ne voulait pas [la] faire passer en général » car « il pensait qu'[elle] n'aurait pas réussi », « c'était un vrai con ». Aujourd'hui au chômage après avoir été préparatrice de commandes, elle aurait voulu être égyptologue. De même, Élodie Paillé [8] a arrêté sa formation de serveuse en CFA par dépit de n'avoir pas réussi au lycée, qu'elle a quitté en seconde :

27

­ Ça te gonflait la formation qu'ils proposaient ?
­ Élodie : Bah quand à la base tu veux faire des grandes études et que au final tu te retrouves dans un truc professionnel, tu te dis merde. Tu l'as choisi par dépit en fait donc ouais, c'est un peu dur.

L'expérience de la frustration scolaire

28À considérer ces trois types de parcours, on voit comment la prolongation inégale des scolarités dans les classes populaires a pu emprunter plusieurs voies : rarement le chemin de la belle réussite scolaire, comme on peut la rencontrer parmi les membres des classes moyennes ou dominantes d'origine modeste, mais plutôt tout une gamme d'expériences scolaires intermédiaires allant de l'échec scolaire et du rejet plus ou moins temporaire de l'école, jusqu'à la persistance dans la poursuite d'étude en passant par l'adhésion ou au contraire la distance aux formations professionnelles. Mais au-delà de cette variété, y compris dans chacun des trois types de destinées constatés, le dénominateur commun de la majeure partie des histoires scolaires racontées par les enquêtés est sans doute ce sentiment d'une trajectoire interrompue, empêchée.

Des souhaits d'orientations contrariés

29Déjà évoquée au sujet des échecs dans l'enseignement supérieur, la contrainte financière a pesé dès l'enseignement secondaire pour beaucoup. Aujourd'hui femme de ménage, Myriam Sanatanazefi n'a pas pu redoubler après son échec à un BEP de l'enseignement agricole, faute d'argent : « Le problème, c'est que Maman étant toute seule, et j'étais interne, donc c'était une fortune... Déjà qu'elle a eu du mal à payer mes deux ans, elle a payé longtemps après... ». Vendeuse en grande surface, Florence Torelli voulait être institutrice, ce qui impliquait de rejoindre une grande ville : ses parents s'y sont opposés (« C'était trop loin, il fallait qu'ils dépensent de l'argent »). À cet obstacle financier se combinent souvent des mésententes avec les parents au sujet de l'orientation scolaire. Florence reproche encore à sa mère de n'avoir jamais cru en ses capacités. Celle-ci a décidé de son orientation en CAP d'employée technique de collectivité en LEP dès la fin de la 5e :

30

Les opportunités que je pouvais avoir ou les idées que je pouvais avoir ça... Ça n'allait jamais, donc ma mère elle me disait « T'iras au Féminin, t'iras au Féminin » [9]. Le Féminin, c'est en fait une école où t'apprends à être... femme de ménage, quoi, en fait ! [...] Pour ma mère, c'était sûr que j'arriverais à rien. C'était pas possible que je réussisse à faire quelque chose, alors qu'elle, elle avait jamais réussi à faire quelque chose.

31Ces enquêtés gardent jusqu'à un âge parfois avancé le vif sentiment d'une forte frustration scolaire et sont plus ou moins conscients de la devoir à leur origine sociale. Ainsi, Mireille Monteil, employée administrative de l'ANPE en retraite, a encore les larmes aux yeux quand elle explique avoir dû renoncer à entrer en 6e de lycée, durant les années 1950 : elle avait réussi l'examen d'entrée mais n'a pas supporté la vie de pension à l'internat. Elle retourne à l'école communale, passe le certificat d'études primaires et reste travailler aux champs dans la ferme de ses parents.

32

C'est bien dommage [...] parce que c'était le tournant... le tournant physique de ma vie, parce que j'aurais continué, j'aurais pu faire quelque chose de bien.

33Son mari, Roger, ouvrier qualifié de l'automobile en retraite, a lui aussi connu une scolarité contrariée. Son instituteur a tenté en vain de convaincre son père de lui accorder la possibilité d'entrer en 6e :

34

J'ai passé l'examen, tout ça et puis, étant donné que mon père il avait besoin de main-d' uvre, alors, comme mes frères sont restés à la ferme, alors moi, dans l'coup, j'ai subi le même sort, quoi, de ce fait-là. Ouais ! [...] Alors, évidemment, ça m'a un peu perturbé parce que j'aurais aimé continuer. Et puis bon, bref, c'était comme ça à l'époque.

Les retours en formation

35L'examen des diplômes détenus par les enquêtés serait incomplet s'il ne tenait compte des titres obtenus, par plus du tiers d'entre eux, après la fin de la formation initiale. Ces retours en formation n'ont pas toujours augmenté leur capital scolaire. Deux bachelières se sont ainsi dirigées vers des CAP (« Fleuriste » pour l'une et « Petite enfance » pour l'autre). Certains passent un second CAP, une nouvelle certification professionnelle, un examen interne ou un simple agrément pour changer d'activité sans forcément progresser sur l'échelle des diplômes. D'autres en revanche rattrapent leur scolarité en obtenant au moins un CAP après avoir quitté l'école sans qualification : c'est le cas de 7 enquêtés parmi 11. Et quelques-uns vont jusqu'à décrocher le bac par cette voie, voire un diplôme de l'enseignement supérieur. On ne saurait sous-estimer l'essor de l'offre de formation continue et l'envie répandue d'en bénéficier parmi les salariés. En effet, le taux d'accès des salariés à la formation a doublé entre 1974 et 2004 (Hillau, 2006). Selon une enquête dans les entreprises d'au moins 10 salariés, 60 % des ouvriers et 70 % des employés déclarent souhaiter se former dans les 5 prochaines années (Dubois et Melnik-Olive, 2017).

36Par son caractère exceptionnel, la reprise d'études de Max Torelli montre certaines conditions de possibilité d'accès aux diplômes en cours de vie active parmi les ouvriers et illustre bien la relation intime entre un parcours scolaire bridé et un besoin de formation exprimé par beaucoup. Né en Lorraine en 1963, il redouble sa 3e pour améliorer ses notes et ainsi entrer en seconde (« On était [deux copains]. On n'avait pas les notes pour passer mais on voulait à tout prix aller en seconde »). Mais ses résultats sont à nouveau insuffisants. Il demande alors à passer un examen d'appel pour entrer au lycée, ce qui est très rare parmi les élèves d'origine populaire comme lui (son père mineur est décédé quand il avait 14 ans). Sa demande est refusée : il obtient 9,5 alors qu'il fallait 10/20. Son dossier jugé bon lui vaut une orientation en BEP électrotechnique, sans aucune motivation de sa part : « Le technique, ça te prépare à l'usine. [...] Pour moi l'école c'était râpé et puis c'est tout ». Peu assidu, il échoue aux examens malgré ses acquis : « Là j'ai coulé complètement [Rire][...]. J'ai raté le CAP et le BEP, et pour rater le CAP quand on était en BEP, fallait le faire ! ».

37Il enchaîne ensuite les petits boulots, en CDD ou intérim, le plus souvent comme cariste. Ce n'est qu'à 28 ans, trois ans après son embauche en CDI comme agent de fabrication dans une usine de montage de Renault, qu'il accède à une formation pour obtenir un BTS en cours du soir. Il est soutenu par des copains de la CGT : ils l'informent d'une possibilité de financement, l'aident dans les démarches, facilitent un aménagement de ses horaires de travail. Outre l'espoir d'avoir un nouveau poste dans l'usine, le choix de Max est lié à son échec scolaire en LEP alors qu'il allait peu en cours. En effet, Max voulait ce « bout de papier » pour connaître ses capacités, pas réellement évaluées dans sa jeunesse :

38

­ T'as l'impression d'avoir été jugé ?
­ Max : Ben non vu que je foutais rien... Tu peux pas savoir si... J'aurais pu, j'aurais pas pu... C'est facile de se dire « J'aurais pu ». Il y en a qui pensent... J'ai eu tendance à penser ça à un moment quand j'étais jeune, il suffit de se mettre dans les bouquins... Et puis... [...] J'ai vu comme plus tard j'ai fait un BTS... en tant qu'adulte... C'est pas si simple que ça ! [rires].

39Outre les employeurs, les institutions et les dispositifs qui ont permis le retour en formation (plusieurs enquêtés citent l'AFPA, l'ANPE, la VAE, les bilans de compétence ou encore le rectorat, l'armée, etc.), il faut également noter l'encouragement issu de l'entourage familial, professionnel, ou amical : un conjoint ou une conjointe, des enfants, des amis syndicalistes, une psychologue du travail rencontrée dans une formation de management pour Vanessa Le Coz (technicienne approvisionneuse), la directrice et une ATSEM de l'école primaire de ses enfants pour Myriam, etc. Mais le ressort le plus déterminant de ces engagements dans des formations continues semble bien consister dans le regret d'avoir interrompu trop tôt l'école et dans l'insatisfaction vis-à-vis de la situation professionnelle, qui donnent l'envie « d'évoluer » sans nécessairement changer de statut social. « J'ai mon bac + 2 qui me manque, quoi », explique Vanessa.

40Quelles leçons peut-on tirer de ce tableau des destins scolaires ? A minima, la comparaison des données quantitatives et des extraits d'entretien confirme bien une nette différenciation des scolarités qui invite à la prudence s'agissant de décrire l'héritage culturel des classes populaires. Si l'on peut toujours le caractériser comme distant de la culture savante, il apparaît cependant erroné d'identifier les ouvriers et les employés par l'absence de tout capital culturel. N'avoir aucun diplôme et avoir des diplômes modestes ne sont pas la même chose. Il faut aussi souligner le grand renversement des usages du CAP et du BEP : autrefois au sommet de l'échelle des qualifications professionnelles dans les classes populaires, et constituant même des marchepieds vers l'encadrement intermédiaire, ces diplômes servent aujourd'hui surtout à éviter le chômage durable et les emplois les plus pénibles.

41Par ailleurs, ces récits montrent à la fois les difficultés des scolarités vécues par les employés et les ouvriers et la force des aspirations à les surmonter a posteriori, sinon objectivement, du moins subjectivement. Beaucoup ont raconté leurs regrets vis-à-vis de leur scolarité et rares sont celles et ceux qui y ont vécu un ajustement évident entre leur espoir et leur sort. Mais l'école leur a au moins transmis cette conviction : pour faire ce que l'on veut, il faut en avoir les moyens scolaires. À leurs yeux, ce principe n'est ni naïf, ni enchanté, mais simplement réaliste, ainsi qu'en témoigne ce propos d'Alain Rigaux, conducteur d'autocars : « Parce que bon maintenant, c'est compliqué pour tout le monde, plus tu as de diplômes, plus tu arrives dans la vie quoi ». Il reste à voir ce que cela implique dans les préoccupations pour l'avenir des enfants.

Les scolarités inégales des enfants

42Mais auparavant, il faut reposer la question des effets objectifs du modeste capital scolaire des parents sur les résultats scolaires des enfants. Régulièrement vérifié à l'échelle des inégalités entre classes sociales, ce point est rarement illustré par l'étude des variations à l'intérieur des classes sociales. Les monographies attestent pourtant une certaine variabilité de la réussite scolaire parmi les enfants des enquêtés. Parmi ceux qui ont terminé leurs études, Sonia, la fille de Mireille et Roger Monteil est sans conteste la plus diplômée : elle a soutenu une thèse de doctorat en sociologie. À l'autre extrémité, Francis, le fils de Claudine Fournier, a eu une scolarité marquée par l'échec et les exclusions de plusieurs établissements. C'est tardivement et de justesse qu'il décroche un CAP « Petite enfance ». Il est difficile d'affiner les constats, faute de matériaux suffisants. Notons malgré tout que la rareté des sorties sans diplôme s'accentue et que la plupart des enfants ont obtenu des diplômes supérieurs à ceux de leurs parents (des bacs pro, des BTS, etc.). Plus malaisée encore est l'évaluation des résultats des enfants toujours scolarisés, même si plusieurs indices attestent leur grande hétérogénéité : entre le cas d'Enzo, le fils de Sylvie Barderon (femme de ménage), qui doit entrer en ITEP [10], et celui de Thomas, le fils d'Alain et Nathalie Rigaux (conducteur de car et sans activité professionnelle), qui prépare le CAPES d'histoire-géographie, une grande diversité de scolarités se profile.

Tableau

Carte 28

Tableau

Part des bons résultats scolaires aux évaluations de 6e selon la catégorie socioprofessionnelle du ménage et le diplôme de la mère dans les classes populaires (en %)
Source : Panel 2007, DEPP, MEN.

43Les données de la statistique scolaire sont ici précieuses. Ainsi, parmi les élèves issus des classes populaires entrés au collège en 2007, la part des bons résultats aux évaluations de 6e varie du simple au triple selon la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence du ménage et le diplôme de la mère (Tableau). Quand les deux tiers des enfants d'employés administratifs d'entreprise dont la mère est bachelière ont des acquis satisfaisants, seul un quart des enfants des personnels des services directs aux particuliers dont la mère n'a pas dépassé le brevet des collèges obtiennent des résultats comparables. De même, les élèves d'origine populaire dont les mères ont un CAP ou un BEP (ce qui est le cas modal) ont des meilleurs résultats que ceux dont les mères ont au mieux le brevet des collèges. C'est un constat décisif, quand on sait l'impact des apprentissages réalisés à l'école primaire sur la suite des trajectoires scolaires (Poullaouec, 2010). Pour autant que l'on puisse faire complètement la part des choses, ces acquis inégaux en début de collège sont davantage l'effet du capital scolaire maternel que celui de la position sociale familiale : dans toutes les catégories populaires, les enfants ont d'autant mieux réussi leur scolarité primaire que leur mère est davantage diplômée.

44Si les écarts de niveaux d'instruction entre les mères impliquent de tels écarts de connaissances entre les enfants, il faut donc étudier plus en détail les modalités de leur investissement dans les affaires scolaires. Ce faisant, le risque est peut-être de faire la part trop belle aux conceptions de la réussite scolaire partagées parmi les enquêtés et de minorer des obstacles aux apprentissages méconnus ou inavoués, que ceux-ci trouvent leur source dans les styles de vie familiaux (l'absence des pratiques de lecture littéraire, l'omniprésence des écrans, la distance à la langue d'enseignement...) ou bien dans les conditions de scolarisation (systèmes d'apprentissage, conduite des enseignements, classes de niveau, filières...). Mais l'enjeu n'est pas ici d'expliquer les inégalités scolaires. En prenant appui sur des monographies de ménage, il s'agit plutôt de donner à voir comment les parents d'élèves des classes populaires contemporaines s'y prennent pour essayer d'assurer l'avenir scolaire de leurs enfants, sans préjuger de l'efficacité de ces efforts.

Une mobilisation inquiète pour la réussite scolaire

Le report des espoirs sur les enfants

45Interrogés sur leurs attentes concernant l'école, beaucoup d'enquêtés évoquent spontanément leur propre parcours scolaire, leur situation professionnelle ainsi qu'un principe d'autodétermination des enfants. L'entretien avec Cécile et Jean-Marc (employée d'un salon de coiffure et agent de sécurité) permet ainsi de saisir ces attitudes à l'égard du futur scolaire de leur fils, Luc, peu de temps avant son entrée en maternelle, hors de toute évaluation scolaire. Manifestement inquiet des jugements que l'école pourrait porter sur l'éducation donnée à Luc, Jean-Marc craint aussi qu'il ne « suive le même chemin que [lui] ». Celui-ci a quitté l'école à 16 ans, en fin de 4e, après deux redoublements, pour aller préparer un CAP : « C'était pas trop ma copine, l'école. C'est les études qui me couraient après ! [...] On m'a dit faut faire quelque chose, quoi, ils voulaient plus de moi ! ». D'accord avec son conjoint, mais n'ayant pas la même histoire scolaire, Cécile insiste davantage sur le respect du choix de l'enfant :

46

­ Cécile : Oui qu'il fasse ce qu'il veut mais qu'il bosse. On n'a pas d'attente, il fera ce qu'il voudra, ça c'est... C'est lui qui décidera, s'il veut faire des études ou pas quoi. Mais d'avoir un minimum de résultats quand même. J'pense comme tout parent. On n'a pas envie que... enfin on a envie qu'il réussisse quoi. Après dans ce qu'il voudra, ça sera manuel, euh, intellectuel, il fera ce qu'il voudra, mais ouais qu'il y ait un minimum de travail quoi. Pas comme son père. 

47Il y a probablement là un positionnement emblématique des nouvelles générations dans les classes populaires : « qu'ils fassent ce qu'ils voudront » en lieu et place de « ce qu'ils pourront », principe longtemps dominant dans les familles ouvrières, « mais à condition que les résultats scolaires le permettent » (Poullaouec, 2010). Cécilia se donne ainsi en mauvais exemple pour inciter sa fille à l'effort scolaire :

48

­ Cécilia : Je lui dis de travailler à l'école si elle veut pas se retrouver comme dans mon cas avec des clients qui t'saoulent.
­ Mais vous avez vraiment besoin de lui mettre la pression ? Tu dis qu'elle est volontaire.
­ Cécilia : Si, si... Mais c'est qu'on a envie qu'elle ait des bonnes notes, qu'elle soit... pas parfaite mais... on a envie qu'elle réussisse, qu'elle soit pas comme nous quoi. Voilà. Mais ouais, on n'a pas envie qu'elle finisse comme sa mère caissière, qui a arrêté l'école... voilà.

49Lors des choix d'orientation scolaire, les mères ne voient pas exactement les choses de la même manière que les pères. Les travaux disponibles le montrent rarement. Ainsi Vanessa reporte-t-elle ses propres aspirations déçues (elle a abandonné une licence de sociologie) sur les scolarités de ses filles. Ainsi Vanessa reporte-t-elle ses propres aspirations déçues (elle a abandonné une licence de sociologie) sur les scolarités de ses filles : « Je ferai tout pour qu'elles y arrivent, je pense. Enfin, j'essaierai d'être plus sur elles. Moi, je pense que c'est plus important que pour Samuel. Samuel a dit à ma fille aînée : ‟Ouais, tu peux être coiffeuse, on s'en fout, hein”. Mais moi, je me dis : Oh non, fait chier !. Et pourtant, moi, j'en ai pas fait, hein. Enfin, j'en ai pas fait ? J'ai eu que mon bac et je pense que j'aurai eu la possibilité de faire autre chose. »

50À l'inverse, Jean Audouin, convoyeur de poids-lourds et titulaire de deux CAP, exprime régulièrement sa préférence pour des études courtes, « avec des débouchés ». Ce n'est manifestement pas l'avis de sa conjointe, Manou. Assistante familiale, elle a prolongé sa scolarité jusqu'à un bac technologique, après une orientation en CPPN puis en BEP. Quelques mois après l'entretien, bien que son père ne l'estime « pas faite pour des études longues », leur fille Victoria s'oriente cependant vers une seconde générale. Au-delà de ces divergences sexuées, ce sont surtout les résultats des enfants qui sont décisifs dans les projets scolaires des parents.

51« Jusqu'à quel âge souhaitez-vous que votre enfant poursuive ses études ? » La question a été posée aux parents d'élèves du panel 2007 au cours de l'année de 6e de leur enfant. Si 35 % des enquêtés disent ne pas le savoir et 2 % indiquent 16 ans, 63 % d'entre eux souhaitent une scolarité au minimum jusqu'à 18 ans. Il y a peu de variations selon les milieux sociaux quand un âge est indiqué : entre 8 et 9 fois sur 10, selon les fractions des classes populaires, la norme pratique d'une scolarisation prolongée jusqu'à l'âge d'au moins 20 ans s'imposant. Interrogés au même moment sur les orientations envisagées, l'indécision des parents réunit autour de 40 % des réponses et se manifeste d'autant plus fortement qu'ils occupent des positions défavorisées (Graphique 3). Il ne s'agit pas d'une indifférence, mais plutôt d'un manque de visibilité sur les cursus scolaires, et surtout, on y reviendra, d'une dépendance attentive aux résultats scolaires. Mais ce qui frappe aussi, c'est l'importance de la part de parents qui visent le bac général dans les classes populaires.

Graphique 3

Carte 28

Graphique 3

Ambition scolaire en début de collège selon les catégories socioprofessionnelles.

52Certes, cette part est moindre parmi les ouvriers agricoles ou les ouvriers peu qualifiés. Mais lorsqu'une orientation est envisagée, c'est majoritairement celle du bac général dans la plupart des milieux sociaux. En fin de 3e, les v ux d'orientation demandés aux parents dépendent étroitement des notes au contrôle continu du brevet des collèges. Lorsque ces dernières sont comprises entre 12 et 15, 88 % des employés et 85 % des ouvriers souhaitent une orientation en seconde générale ou technologique, tout comme la quasi-totalité des cadres, des enseignants, des professions libérales et des chefs d'entreprise. Le différentiel de vulnérabilité aux verdicts scolaires s'agrandit à mesure que les notes baissent. Ainsi, lorsque les notes sont comprises entre 8 et 10, les deux tiers des parents cadres maintiennent ce souhait d'orientation, tandis que les deux tiers des parents ouvriers et près de 6 employés sur 10 y renoncent (Pirus, 2013). Les familles populaires ne sont pas a priori modestes dans leurs ambitions et ne préfèrent pas spontanément les études courtes : tout dépend d'abord des notes obtenues par leurs enfants (Poullaouec, 2010).

Les conditions de la réussite

53Si l'échec ou la relégation scolaires ne sont pas pour elles une fatalité, quelles sont à leurs yeux les conditions de la réussite ? C'est peut-être un trait spécifique des fractions stabilisées des classes populaires contemporaines : selon la plupart des enquêtés, il faut d'abord que les enfants travaillent bien à l'école. Mais ils sont tout autant persuadés que les efforts des parents sont indispensables. Jean regrette ainsi de n'avoir pas été davantage soutenu par ses parents : « Parce que j'ai longtemps cru que j'étais nul ». [...] « Putain si on m'avait accompagné comme ça, je serais médecin. C'est ce que j'ai envie de dire ». Vanessa se dit aussi « sûre et certaine que [Samuel] avait des facilités » : « Mais parce qu'il n'y avait personne qui s'occupait de ses leçons, qu'il avait personne derrière. [...] Il aurait très bien pu y arriver ». Assistante maternelle diplômée d'un BEP, Régine n'hésite pas à propager cette conviction autour d'elle :

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C'est de notre rôle de parents ! Là, la génération d'enfants qui savent ni lire et écrire quand ils entrent en 6e, c'est pourquoi ? Ben parce que les parents étaient pas derrière à la maison le soir sur les devoirs ! C'est aussi con que ça la société pour moi ! Et je prône aux parents des petits bouts que j'accueille : « Ah ! Au fait ! » quand on se quitte... « Ben tiens un bon conseil pour plus tard, lâchez pas les devoirs de vos enfants, hein ! Vous contentez pas de ce que l'école fait avec eux, parce que ça fera peut-être des cancres, ce serait dommage ! ».

55Les stratégies mises en  uvre pour accéder aux « bonnes écoles » ou aux « bonnes classes » peuvent se comprendre de la même manière. Dans bien des cas, ce sont les difficultés scolaires des autres élèves des classes populaires qui sont fuies à travers le choix du privé, comme l'illustre le raisonnement d'Henry Vasseur (artisan coiffeur titulaire des CAP et BEP coiffure) au moment de l'entrée de son fils Yohan au collège. Même si sa stratégie d'évitement du collège de secteur se heurte à des obstacles, il parvient à ses fins avec des arguments fréquemment utilisés par les ménages « petits-moyens » (Cartier, Coutant, Masclet et Siblot, 2008) :

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Extrait de la monographie
Le choix du collège pour Yohan a été source d'opposition entre Claudine et Henry. À la base, tous les deux voulaient l'envoyer en école privée « pour être tranquille. Pour qu'il ait un suivi quoi » (Henry). Mais Yohan voulait aller dans l'école où ses amis se trouvaient et Claudine l'a donc finalement soutenu dans ce choix. Finalement, Yohan n'avait pas assez de bonnes notes et ils l'ont donc envoyé en école publique. Cependant, ils ont contourné la carte scolaire pour le placer dans une autre école plus rapidement accessible en voiture, proche de sa tante et de sa grand-mère et possédant de meilleures infrastructures à proximité (médiathèque) et des activités pouvant intéresser Yohan. C'est d'ailleurs la même école dans laquelle ils avaient envoyé Amandine. Tous deux font attention à la réputation de l'école car ils ne veulent pas qu'il fréquente la « racaille ».

57Plusieurs parents partagent la même conception de ce qu'est une bonne école. Dans leur vision des choses, la composition sociale (et parfois ethno-raciale [11]) des publics scolaires est pour beaucoup dans la qualité de l'enseignement et les conditions de travail des élèves. Certains se mobilisent beaucoup à ce sujet. Véronique (assistante maternelle titulaire du CAP petite enfance) a ainsi obtenu que sa fille soit dans une classe de bons élèves en téléphonant aux enseignants et en choisissant une option lui permettant d'être avec les « bilangues ». Elle est confortée dans ce choix par ce qu'elle a appris en tant qu'élue au conseil de classe : « J'entendais que des réflexions négatives... sur les enfants [...] Je dis : ‟Mais comment elle fait pour travailler ?” [évoquant sa fille]. Et ils disaient : ‟On félicite les enfants de la tête de classe pour leur... assiduité, parce que franchement, travailler dans une classe comme ça, ils ont du mérite”. Et du coup, [...] ils les ont récompensés en les mettant dans d'autres classes ».

Faire les devoirs

58La mobilisation scolaire de ces familles populaires reste cependant assez éloignée des exigences des apprentissages. Les devoirs à la maison sont tantôt décrits comme des moments de tension (un père impatient fait pleurer sa fille, une mère se retient de ne pas frapper sa fille qui lui cache les devoirs à faire...). Tantôt c'est au contraire une routine très détendue et peu contrôlée qui rassemble les enfants à l'heure du goûter, un  il sur la télévision et l'autre sur le travail à faire. Pour beaucoup, l'idéal est que les enfants puissent faire leurs devoirs avec d'autres adultes : « J'la laisse un peu plus à la garderie, enfin à l'étude, donc comme ça j'lui dis si tu y arrives pas, tu demandes. Il y a une jeune fille exprès, tu demandes, c'est tout. Elles sont là pour ça... ça se passe mieux là », confie Myriam. Les horaires de travail des parents peuvent faire obstacle à leur implication, comme l'ont expliqué des pères chauffeurs ou des mères femmes de ménage. Parfois, c'est un sentiment d'incompétence qui doit être surmonté pour faire face à la demande d'aide des enfants, comme le confie Claudine Fournier [12] : « Je prends pas le temps et je suis pas assez intelligente. Je veux pas montrer que je suis plus bête qu'eux. Je me sens larguée dans les études de Yohan depuis longtemps. Déjà en primaire, il y a des choses que je ne sais plus du tout. La grammaire [soupir], je ne comprends rien ».

59Les parents rencontrés se révèlent toutefois très investis dans le suivi des devoirs [13]. Le plus souvent, ce sont les mères qui les prennent en charge, comme dans la plupart des milieux sociaux. Il arrive que ce soit un choix délibéré. Mina ne faisait pas confiance à son mari : il faisait réciter les leçons en posant des questions qui embrouillaient ses filles en remettant en cause les savoirs enseignés. Mais beaucoup se plaignent du manque d'implication des pères : « C'est comme si j'étais seule avec mes enfants ! », dénonce Chantal Montlouis (ouvrière dans une blanchisserie, sans diplôme). Quelques pères le reconnaissent et le regrettent parfois, arguant de contraintes professionnelles ou de mauvais souvenirs scolaires. Il y a aussi des familles où les deux parents se partagent le travail, selon leur domaine de prédilection et leur degré d'agacement. Vérifier que les devoirs sont faits ou faire réciter des leçons ne pose pas de problème. La difficulté apparaît lorsque les enfants demandent de réexpliquer des points non compris en classe. Le risque de malentendu sur le sens des exercices scolaires est fort lorsque la recherche et la synthèse des savoirs sont externalisées par les enseignants vers les familles, comme en témoigne cette anecdote racontée par Myriam et Nicolino au sujet d'un exposé à préparer pendant les vacances :

60

C'est par la mère d'une élève de la classe de leur fille qu'ils ont découvert la veille de la rentrée la demande de l'enseignante d'un travail à rendre dans les jours suivants.
­ Myriam : On l'a fait mais bon on a dû recopier ce qui y'avait sur Internet. Et la maîtresse ne voulait pas justement qu'on recopie sur Internet, d'ailleurs elle a eu 6 entre parenthèses.
[...] Mais le problème c'est au début... ma copine elle me dit exposé romantisme. D'accord. Mais sur quoi ? Alors moi je dis c'est sur les romans, les livres, est-ce que c'est le romantisme, les sorties romantiques avec ton mari quoi, moi j'étais partie sur ça en plus, très romantique [on rit]. Et ma copine elle m'fait non non, moi lundi je vais demander à la maîtresse de quoi il faut parler quoi. Et en fait le soir elle me dit : « Littérature, la musique, les peintres... » Ah j'ai fait, tout ça ? Y'avait quatre trucs en tout, voilà sur quoi. Enfin pour des enfants de CM2 franchement c'est... c'est...
­ Mais comment tu l'expliques que certains enfants aient pu avoir la moyenne ?
­ Myriam : Ben ils ont peut-être été aidés par leurs parents et heu... ils ont peut-être eu plus de temps parce que du coup ils le savaient avant, parce que du coup nous on l'a su le dimanche pour le lundi. Sauf que nous on l'a fait pendant la semaine...
­ Nicolino : Oui mais même j'l'aurais su avant j'aurais fait exactement ce que j'ai fait là...

61Les ressources que peuvent mobiliser les familles ne sont cependant pas nulles (Mauger, 1989), à commencer par un certain ethos que l'on peut qualifier de volontariste, mais elles se révèlent souvent distantes des attentes pas toujours explicites des enseignants (Kakpo, 2012). Pour autant, bien des parents ne s'en laissent pas compter dans leurs rapports avec eux. Véronique reproche aux maîtresses de son fils, aujourd'hui considéré comme dysorthographique, de n'avoir pas pris au sérieux les problèmes qu'elle signalait depuis le CP : « Elle me disait que je n'y connaissais rien, que j'étais que nounou, que j'étais pas pédagogue et que je me mêlais de... » Il peut y avoir de la défiance face aux enseignants. « Ceux qui commencent à monter sur les grands chevaux, moi je les rabaisse tout de suite ! », explique Nadège Lancel (mère sans activité professionnelle, diplômée des CAP et BEP vente). Yamina Diallo (secrétaire médicale, bachelière technologique en reprise d'études) indique même qu'elle compte apprendre à lire à ses enfants avant leur entrée au CP et dit s'intéresser beaucoup à la méthode Montessori.

62Le premier enseignement de cette recherche est d'ordre méthodologique. Si les données quantitatives sont indispensables pour mesurer les écarts de capital scolaire au sein des classes populaires, les monographies de ménage se révèlent précieuses, d'une part pour comprendre l'intrication des domaines de pratique dans la vie quotidienne des familles, souvent séparés par les sociologies spécialisées et d'autre part pour restituer les différences de points de vue et de pratiques entre les mères et les pères rarement enquêtés ensemble (Amossé et Cartier, 2018). Ce mode d'investigation nous a ainsi permis de montrer des relations entre la scolarité des parents, le rapport au métier exercé et à la formation professionnelle et la préoccupation pour l'avenir des enfants. Il a confirmé l'implication plus forte des mères dans le suivi des scolarités, mais aussi souligné les divergences qu'elles peuvent avoir avec les pères concernant les choix d'orientation ou les façons d'apprendre.

63Le second enseignement contribue à la discussion sur la stratification interne des classes populaires en suggérant que leurs diplômes y jouent de plus en plus un rôle crucial, qu'il ne faut pas confondre avec la qualification de leur emploi. Tout se passe comme si la détention d'un petit capital scolaire suscitait à la fois des regrets d'école, autrement dit une conscience rétrospective d'avoir été privé d'une meilleure réussite scolaire, et une mobilisation inquiète pour l'avenir scolaire et professionnel des enfants, car les diplômes qui ont évité des emplois précaires aux parents ne permettent plus aujourd'hui « d'évoluer » un tant soit peu au-dessus de leur condition sociale. Cette aspiration au diplôme n'est pas seulement utilitaire, tant s'y joue également une grande partie de l'estime de soi. Bien d'autres investigations sont nécessaires pour compléter ce nouvel inventaire de l'héritage culturel dans les classes populaires. Les matériaux rassemblés ici ont cependant l'intérêt de mettre l'accent sur quelques transmissions parmi les plus explicites, longtemps sous-estimées au sujet des familles populaires (l'aspiration aux diplômes, l'envie de la réussite scolaire, l'évitement des « mauvaises » classes, l'épreuve des devoirs à la maison, la participation aux associations de parents d'élèves [14], etc.).

64Cette mobilisation inquiète se heurte à bien des obstacles, y compris à l'insu des parents, à commencer par des façons de parler, de lire et d'écrire héritées de scolarités malheureuses. Les difficultés scolaires sont toujours très présentes dans nos monographies, décontenançant bien des parents, particulièrement vulnérables face aux verdicts de l'école. Comment ne pas souscrire ici à l'idée d'une « mobilisation désarmée » ? Formulée de façon globalisante par Baudelot et Establet au sujet des familles ouvrières (1999, p. 110), elle est appuyée sur les travaux ethnographiques de Beaud, consacrés à une fraction spécifique d'entre elles : « En fait, dans les familles immigrées de Granvelle, les pères travaillent ‟de tournée à l'usine”, sont usés et fatigués de leur vie de labeur tandis que les mères, souvent analphabètes, sont chargées de contrôler un tant soit peu ce qui se passe à l'école. [...] Ce qui ne signifie pas une indifférence des parents, qui même s'ils ont un rapport ‟désarmé” à l'école, y mettent un formidable espoir pour leurs enfants » (2002, p. 47 de l'édition de poche). En réalité, Beaud n'utilise cette formule que pour qualifier ces familles d'immigration récente, aux aspirations souvent « irréalistes » par rapport aux performances scolaires de leurs enfants. Dans son ouvrage avec Pialoux (1999), il oppose d'ailleurs cette fraction des classes populaires aux familles ouvrières locales, moins réticentes vis-à-vis du lycée professionnel et surtout désorientées par un nouvel ordre scolaire jugé trop laxiste, étonnés de n'y pas reconnaître les classements scolaires des années 1960.

65Si certains parents parmi les moins diplômés de notre corpus se révèlent eux aussi plus ou moins désemparés pour enseigner à la maison ce qui n'a pas été transmis à l'école, la plupart présentent aussi des différences avec ces portraits de familles immigrées du pays de Montbéliard : frustrations scolaires persistantes, vulnérabilité aux verdicts scolaires, mais aussi volontarisme éducatif souvent porté par les mères, allant jusqu'à l'évitement des fractions plus fragiles des classes populaires par le recours à l'enseignement privé ou le contournement de la carte scolaire. Ces traits valent-ils pour l'ensemble des classes populaires contemporaines ? Ou sont-ils propres aux seules fractions visées par nos monographies, c'est-à-dire les familles populaires stabilisées, dotées d'un modeste capital scolaire ? Difficile de le dire sans enquête comparative, même si l'hypothèse vaut d'être posée [15]. Toujours est-il que ces résultats nous éloignent encore davantage des interprétations plus anciennes mettant en avant des classes populaires s'auto-excluant précocement et sans regrets de l'enjeu scolaire.

Bibliographie

  • Amossé T., Cartier M., 2018 « Introduction. Les classes populaires sur la scène domestique »,  Travail, genre et sociétés, 39 (1), p. 25-40.
  • André G., 2012 L'Orientation scolaire. Héritages sociaux et jugements professoraux, Paris : PUF.
  • Avril C., 2014 Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris : La Dispute.
  • Beaud S., 2002  « 80 % au bac »... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
  • Baudelot C., Establet R., 1999 Avoir trente ans en 1968 et en 1998, Paris : Seuil.
  • Beaud S., Pialoux M., 1999 Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris : Fayard.
  • Bourdieu P., Passeron J.-C., 1964 Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris : Minuit.
  • Brucy G., Maillard F., Moreau G., 2013 Le CAP. Un diplôme du peuple, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Cartier M., Coutant I., Masclet O., Siblot Y., 2008 La France des  « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
  • Cayouette-Remblière J., 2016 « De l'hétérogénéité des classes populaires (et de ce que l'on peut en faire) »,  Sociologie, 6 (4).
  • Chenu A., 1990 L'archipel des employés, Paris : Insee.
  • Delay C., 2014 « Classes populaires et devenir scolaire enfantin : un rapport ambivalent ? Le cas de la Suisse romande »,  Revue française de pédagogie, 188, p. 75-86.
  • Dubois J.-M., Melnik-Olive E., 2017 « La formation en entreprise face aux aspirations des salariés »,  Bref, 357, Céreq.
  • Eckert H., 1999 « L'émergence d'un ouvrier bachelier. Les ‟bac pro” entre déclassement et recomposition de la catégorie des ouvriers qualifiés »,  Revue française de sociologie, XL (2), p. 227-253.
  • Hillau B., 2006 « Vers une ouverture des frontières de la formation continue »,  Bref, 335, Céreq.
  • Kakpo S., 2012 Les Devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, Paris : PUF.
  • Lahire B., 1995 Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris : Seuil-Gallimard.
  • Martín-Criado E., 2006 « Toute la famille à l'école. Transformation des classes populaires et de leur relation à l'institution scolaire »,  Regards sociologiques, 31, p. 1-16.
  • Mauger G., 1989 « Les héritages du pauvre : conflit  dipien et héritage social »,  Les annales de la recherche urbaine, 41, p. 112-117.
  • Millet M., Moreau G. (dir.), 2011 La Société des diplômes, Paris : La Dispute.
  • Millet M., Thin D., 2005 Ruptures scolaires. L'école à l'épreuve de la question sociale, Paris : PUF.
  • Misset S., 2009 « Proximité professionnelle et distance scolaire : les jeunes ouvriers qualifiés et leurs trajectoires »,  Revue française de pédagogie, 167, p. 59-71.
  • Noiriel G., 1986 Les Ouvriers dans la société française, Paris : Seuil.
  • Palheta U., 2012 La Domination scolaire. Sociologie de l'enseignement professionnel et de son public, Paris : PUF.
  • Pirus C., 2013 « Le déroulement de la procédure d'orientation en fin de troisième reste marqué par de fortes disparités scolaires et sociales », Note d'information, ministère de l'Éducation nationale, 13 (24).
  • Pinto V., Poullaouec T., Trémeau C., 2019 « Les étudiants et leurs parents face à l'exercice d'activités rémunérées en cours d'études : quatre portraits de familles »,  Revue française des affaires sociales, 2, p. 97-118.
  • Poullaouec T., 2010 Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l'école (1960-2000), Paris : La Dispute.
  • Salais R., 1970 « Les niveaux de diplôme dans chaque catégorie socio-professionnelle »,  Économie et statistique, 9, p. 49-57.
  • Schwartz O., 2011 « Peut-on parler des classes populaires ? »,  Laviedesidees.fr
  • Serre D., 2012 « Le capital culturel dans tous ses états »,  Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, p. 4-13.
  • Terrail J.-P., 1997 « La sociologie des interactions famille/école »,  Sociétés contemporaines, 25 (1), p. 67-83.
  • Thin D., 1998 Quartiers populaires. L'école et les familles, Lyon : Presses Universitaires de Lyon.
  • van Zanten A., 2009 Choisir son école. Stratégies parentales et médiations locales, Paris : PUF.

Notes

  • [1]
    Les monographies citées ici ont été réalisées par Anne-Marie Arborio, Adèle Baraud, Anya Bouamama, Marie Cartier, Clément Degout, Sarah Delcroix, Henri Eckert, Marie-Hélène Lechien, Romain Lemaire, Olivier Masclet, Julian Mischi, Séverine Misset, Marie-Pierre Pouly, Jean-Noël Retière, Audrey Richard, Matthias Rosenzweig, Yasmine Siblot, Marjorie Tilleul, Lucas Tranchant, Vanessa Stettinger, Maulde Urbain-Mathis et Antoine Younsi. Leurs auteurs sont soit des chercheurs de l'équipe, soit des étudiants rémunérés pour ce travail d'enquête. Outre la retranscription des entretiens, ces monographies sont constituées de 50 à 60 pages d'analyses ordonnées par le guide d'enquête. Elles comprennent aussi des données de contextualisation et d'observation : morphologie sociale de la commune de résidence, résultats électoraux, photographies des lieux habités, caractéristiques de la relation d'enquête, etc.
  • [2]
    Ainsi, dans le panel 2007 (Encadré), seuls 32 % des questionnaires auprès des familles mentionnent le père comme répondant.
  • [3]
    Calculs établis d'après les données de l'enquête FQP réalisée en 1964 par l'Insee (Salais, 1970).
  • [4]
    Les prénoms et noms des enquêtés ont été modifiés.
  • [5]
    Nés pour la plupart au tournant des années 1970 et 1980, 4 sont bacheliers professionnels, 5 bacheliers technologiques et 6 bacheliers généraux.
  • [6]
    La mobilisation économique des parents pour la réussite des études supérieures implique en effet chez les enfants le sentiment d'un devoir de réussite, particulièrement intense dans les classes populaires, où  « cette dette morale se double parfois d'une dette financière » (Pinto, Poullaouec et Trémeau, 2019).
  • [7]
    Compagne de Valentin.
  • [8]
    Compagne de Clément.
  • [9]
    Devenu LEP en 1980, cet établissement était un CET qui avait pris la suite d'une école ménagère.
  • [10]
    Institut thérapeutique éducatif et pédagogique : la vocation de cette structure médico-sociale de l'enseignement spécialisé est de scolariser les élèves présentant des troubles du comportement importants.
  • [11]
    Les propos des enfants y font parfois écho :  « Dans ma classe y a 23 Arabes et Noirs et 7 Français. Les Arabes et les Noirs ils font n'importe quoi et ils écoutent pas [...] Après y a des Français qui font n'importe quoi et des Arabes qui sont sages », dit le fils de Véronique.
  • [12]
    Caissière, compagne d'Henry, titulaire du CAP et du BEP coiffure.
  • [13]
    Ses modalités sont diverses et d'inégale intensité d'une famille à l'autre : nous ne soulignons ici que quelques traits les plus partagés.
  • [14]
    Signalons le point suivant, faute de pouvoir l'approfondir : parmi les 8 familles du corpus ayant un enfant encore scolarisé, 5 mères font partie d'une association de parents d'élèves.
  • [15]
    La dernière enquête en population générale sur les attitudes des familles face à l'école menée par la statistique publique en France date de 2003.
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