Couverture de SOCO_105

Article de revue

Care, stigmatisation sociale et femmes : un lien inexorable ?

Ou : quand le cadavre se dissout dans le « relationnel »

Pages 5 à 29

Notes

  • [1]
    Il s'agit de Weber, Trabut, Billaut, 2014 et Avril C., 2014.
  • [2]
    Que soit ici chaleureusement remerciée Marie-Jeanne Boisson pour son aide à la recherche et au traitement de ces données.
  • [3]
    Que soient ici chaleureusement remerciés tous ceux qui ont accepté de répondre à nos questions sur leurs pratiques professionnelles et de nous consacrer tant de temps : l'ensemble des infirmiers des chambres mortuaires d'Île-de-France interrogés lors de l'enquête de 2011-2012, et des sages-femmes et infirmières interrogées lors de mon enquête précédente. Ma reconnaissance va notamment à Marie-Madeleine Brémaud et à Thierry Jacquard (alors respectivement présidente et vice-président de la Collégiale professionnelle des agents des chambres mortuaires), ainsi qu'à Jean-Yves Noël (ancien président de leur Amicale professionnelle). Merci aussi à Djamel Taleb, qui m'a si efficacement éclairée sur l'École de chirurgie de Paris. Merci à Marc Dupont pour sa réactivité, son appui constant et pour m'avoir facilité l'accès aux chambres mortuaires de l'AP-HP, à Maguy Romiguière, sans qui la restitution de cet univers professionnel n'aurait été ni possible ni pensée correctement, et à ses amies, Odette Gausserand et Maddalena Chataignier pour leur collaboration. Mes remerciements à Michel Castra pour sa lecture avisée.
  • [4]
    Pour la définition originelle du « dirty work », cf. HUGHES, 1951, 1962.
  • [5]
    Données AP-HP 1993-2003 fournies par Marc Dupont. Qu'il en soit chaleureusement remercié.
  • [6]
    D'après une enquête de Claude Got cité in J. Wolf, op. cit., p. 168.
  • [7]
    Long Pham Quang, « La formation des agents de chambre mortuaire », op. cit., p.48.
  • [8]
    Entretiens avec Maguy Romiguière, printemps 2012.
  • [9]
    Entretien avec Romain Pudal (13/01/2017). Cf. aussi Pudal, 2016.

1Le lien entre care, stigmatisation sociale et femmes est-il inexorable ? Et si non, à quelles conditions ? L'enjeu, indissociablement social, politique et scientifique de cette question n'est pas mince : il s'agira ici, à travers l'analyse d'un cas concret, de contribuer à expliquer la promotion ­ si générale aujourd'hui ­ du paradigme du care dans les professions du soin les plus modestes, les plus stigmatisées. Mais aussi de comprendre le rôle qu'y jouent les femmes... ou le « féminin », et de comprendre par là même, à quelles conditions la féminisation d'une profession peut constituer, en même temps que le pari sur le care, un atout pour un métier aujourd'hui. Voilà qui permettra de mener à son terme une analyse sociographique entamée ailleurs (Memmi, 2014).

2Arrêts sur image. Dans un ouvrage récemment paru sur l'aide à domicile, des photographies entendent montrer quelques-uns de ceux qui s'affairent autour des corps vieux et en situation de dépendance : ces aides sont exclusivement des femmes, les hommes n'étant présents que comme destinataires des soins. Dans un autre de ces ouvrages récents, on apprend que ces soins sont par ailleurs dispensés par des individus appartenant aux classes populaires ou ayant subi des fractures économiques et/ou familiales importantes (faillites, divorces sans ressource) [1].

3La dévalorisation relative des métiers (voire des simples activités sociales) où prédomine le care est générale dans nos sociétés. Ce terme peut être défini à la fois négativement et positivement. Négativement, s'opposant au cure, il est un soin au corps et à la personne, mais faiblement équipé en compétence savante et technique. Il se définit par ailleurs positivement comme réclamant une compétence affective et relationnelle capable de se substituer à la précédente. La dévalorisation relative des activités du care procède de deux éléments. D'abord de la valeur ajoutée des compétences savantes dans les sociétés modernes. Ensuite de la très prégnante dichotomie public/privé, et hommes/femmes, structurant fortement le marché du travail, et opposant un travail visible et obéissant aux règles officielles du marché du travail à un travail domestique, peu ou pas rémunéré, fortement dérégulé, et relativement invisible socialement, qu'il soit salarié ou pas. Le poids de ces structures demeure écrasant : leur effet symbolique s'est en quelque sorte exporté vers le marché du travail à mesure que les « représentantes » du privé s'y glissaient. Elles s'y sont souvent là aussi dirigées vers les activités du care (les métiers dits « féminins », à plus faible compétence savante et forte composante relationnelle) avec la dévalorisation financière et symbolique qui leur était attachée. Tout cela repose sur la rigidité d'habitus très fortement genrés, opposant pour le dire vite, du côté « masculin », le « don » entendu au sens de compétence et de « talent », et du côté « féminin », le « don » entendu au sens de « désintéressement » (Memmi, 2015b).

4La première relation travaillée dans le présent texte est donc celle qui relie care et dévalorisation sociale et professionnelle. La seconde est celle existant entre femmes et care. Car le lien entre ces deux réalités reste écrasant et quelque peu vertigineux, en théorie comme en pratique. En pratique : la quasi-totalité des agents sociaux chargés du care sont bien des femmes, qu'il s'agisse de l'opposition entre haut et bas de la hiérarchie hospitalière, haut et bas du système éducatif, ou de l'ensemble des soins apporté à domicile aux corps malades, enfantins ou vieillis. En théorie : encore aujourd'hui, la littérature internationale sur le care est l'apanage quasi exclusif des femmes (Memmi, 2017) produit d'une réflexivité inquiète suscitée par la menace en termes de dévalorisation sociale que le monopole du care fait peser sur elles.

5Notre objectif dans ce travail est donc d'étudier la relation à trois termes ­ care, reconnaissance sociale, et femmes ­ afin de montrer que celle-ci peut se révéler parfois plus complexe que ce que nous venons d'en dire. Il s'est avéré de ce point de vue productif de se pencher sur un métier comme celui d'infirmier en chambre mortuaire hospitalière. Il est doté de trois traits : 1) selon ses propres membres, la dévalorisation sociale, qui en a toujours été considérable, s'est atténuée depuis deux décennies ; 2) le care (au sens ici de compétence relationnelle se substituant à une compétence technique) s'y est insinué il y a peu ; 3) les femmes sont entrées récemment dans ce métier quasi exclusivement masculin. Quel rapport existe-t-il entre tout cela ? Cet exemple permettra de démontrer quatre choses. D'abord que parier sur le care dans un métier peut représenter dans certains cas une stratégie payante. Ensuite qu'il faut s'émanciper de raisonnements déterministes et naturalisants pour comprendre que la « féminisation » d'une profession peut devenir, elle aussi, avantageuse. Voilà enfin ce qui nous permettra de mieux évaluer, au-delà même de la puissance agissante des habitus genrés, celle de leur simple légitimité, et par là même, la solidité du lien entre care et disqualification sociale.

6L'objet « prétexte » de l'analyse est loin d'être dérisoire. La profession d'infirmier en chambre mortuaire hospitalière remplit une fonction importante. Une personne sur deux meurt aujourd'hui à l'hôpital et passe entre leurs mains : soit, en 2015, 49 % sur le plan national et davantage dans et autour des grandes villes (59,9 % en Île-de-France et 51,4 % à Paris) (Insee, 2016) Ces chiffres, quoique légèrement décroissants, sont assez stables. En 2008, on comptait de 58 % à 60 % de morts à l'hôpital pour la France entière (avec 70 % de morts en dehors de l'hôpital) (Observatoire national de la fin de vie, 2011 ; Niel & Baumel, 2010 ; Insee, 2010) et vingt ans auparavant, en 1983 : 66 %, avec la même proportion de morts en dehors de l'hôpital (Barreau, 1987).

7À ces chiffres, il faut ajouter les morts qui arrivent en chambre mortuaire hospitalière à la faveur de conventions locales avec les maisons de retraite ou les cliniques privées. Car deux tiers des individus meurent dans l'une ou l'autre de ces institutions : à 68 % sur le plan national, 73 % en Île de France et 75 % à Paris aujourd'hui (Insee, 2016). Bref sur le demi-million de personnes dont l'ensemble des métiers de la mort administrent chaque année le décès, 250 000 au moins passent par la chambre mortuaire [2]. Ceux qui y travaillent méritaient donc bien une analyse sociographique systématique (Romigiere, 1998 ; Jeanjean, 2011a ; Jeanjean, 2011b ; Wolf, 2010). Les entreprises de pompes funèbres, désormais privées (à l'exception de l'une d'entre elles à Paris) n'interviennent que dans les autres cas, ou après l'intervention de la chambre mortuaire : c'est-à-dire pour acheminer les corps vers les lieux de cultes et les cimetières et assurer leur traitement (enterrement ou crémation). Il n'y a de superposition possible entre les deux opérateurs que dans les soins cosmétiques au cadavre, que les chambres mortuaires hospitalières réalisent gratuitement et que les Pompes funèbres peuvent recommencer (surtout s'il a fallu faire des soins de conservation) et « améliorer », contre rétribution.

On a pour ce faire mobilisé avant tout une enquête faite au cours de l'hiver 2011-2012, sur la totalité des agents exerçant en chambres mortuaires des hôpitaux de l'AP-HP, à Paris et dans la région parisienne [3]. Sur les 112 agents (dont 29 femmes) exerçant dans la totalité des 29 chambres mortuaires de l'AP-HP en Ile de France, ont ainsi pu être interrogées individuellement 100 personnes, dont 23 femmes.
Une investigation secondaire a porté sur l'École de chirurgie de Paris, à travers un très long entretien avec celui qui en dirigeait alors l'équipe de préparation des corps destinés aux enseignements. Enfin une troisième investigation portait sur les sages-femmes qui se sont mises ­ en partie de leur propre chef ­ à s'approprier véritablement et à manipuler les cadavres des enfants morts juste avant ou juste après la naissance afin de pouvoir proposer aux parents de les voir, de les toucher, voire de les garder par-devers soi pendant un certain temps, même quand ces bébés étaient sortis très abimés du ventre de leur mère. Des entretiens avec les principales protagonistes parisiennes et strasbourgeoises de ces pratiques nous ont servi ici de sources.

Un métier marqué par le stigmate

8Agnès Jeanjean et Cyril Laudanski ont observé en chambre mortuaire et avec d'autres travailleurs en contact avec les cadavres une tension gestuelle et langagière traduisant un effort actuel pour éviter au cadavre la réduction au déchet (Jeanjean, Laudanski, 2014). De fait, depuis vingt ans ­ depuis le milieu des années 90 ­ le métier en chambre mortuaire s'est vu peu à peu envahir par le paradigme du care, ici comme apologie de l'aide et de la relation à la « personne ». Mais alors comment expliquer cette extension, à la chair morte, du « soin » réservé aux vivants ? Une des explications réside certes dans les évolutions sociétales susceptibles de favoriser une telle évolution ­ et nous en avons traité ailleurs. Il s'agit en gros de la poursuite du processus de « civilisation de la mort » (Memmi, 2015a) : quand elle ne peut être invisibilisée, la mort doit faire l'objet d'une maîtrise cosmétique par des professionnels pour que s'accomplisse la mise en scène de la « belle mort ». Mais il existe d'autres déterminations, internes au métier et qu'il s'agit d'approfondir ici.

9En effet, assumées par des agents hospitaliers, les activités effectuées dans les chambres mortuaires des hôpitaux représentaient d'évidence et jusqu'à peu un des plus « sales boulots » de cet univers, au sens où l'entendait Hughes [4], c'est-à-dire une activité déléguée aux plus disqualifiés : on y envoyait volontiers les plus mauvais éléments masculins comme on envoyait en gériatrie les plus mauvaises infirmières. Il s'agit par ailleurs de « soins de base », dissociés de la mission thérapeutique, car appliqués à des corps qu'on ne peut plus guère sauver : ce que nous qualifierons de « corps dysphoriques » ­ ceux (par opposition au corps de l'enfance ou de la jeunesse) qu'on ne peut plus guère « augmenter » parce qu'ils sont durablement marqués par la maladie, le handicap ou la mort (Memmi D., 2015a). Marqué par la souillure ­ et pas simplement symbolique ­ puisqu'affronté aux humeurs de la chair morte, le sale boulot se doublait d'un boulot sale, selon la formule de Peneff (Peneff, 1992). Corruption, alcool, addictions diverses caractérisaient alors les agents préposés à l'administration de cadavres appréhendés avant tout comme des déchets.

10La disqualification relative du travail en chambre mortuaire a profondément marqué le métier. Cela se vérifie encore aujourd'hui à maints indices, à commencer par l'identité sociale de ceux qui l'assument, pourtant membres du corps hospitalier. Encore aujourd'hui ils sont à 58 % assimilables à la catégorie « ouvriers et employés » de l'INSEE, le reste relevant, sauf exception, de ce qu'il est convenu d'appeler les classes moyennes. Ces agents comptent d'ailleurs 42 % d'aides-soignants, ou, statutairement plus modestes, d'agents hospitaliers (36 %), ce qui fait 78 % de professionnels relativement modestes, pour seulement 17 % d'agents bénéficiant du statut d'infirmiers, dont un tiers de cadres (auxquels s'ajoutent enfin 5 % d'agents administratifs).

11La formation scolaire initiale est par ailleurs souvent très courte ici : beaucoup ont arrêté leurs études à la fin de la scolarité obligatoire, et les CAP ou BEP de tourneur, chaudronnier, ajusteur, électricien, etc. sont très nombreux. Le niveau de formation dans les métiers du soin se révèle donc fort médiocre, d'autant que le recours à la formation continue est inégal et faible. De plus, le métier est peu attractif pour les jeunes, souvent plus diplômés. Plus de la moitié des agents se trouvent avoir entre 30 et 49 ans et atteindre ou dépasser la cinquantaine pour plus d'un tiers : soit 91 % d'agents ayant dépassé la trentaine.

12Le métier souffre traditionnellement aussi d'une véritable invisibilité institutionnelle, aggravée par une mise à distance spatiale : pas une chambre mortuaire dont nous n'ayons pu constater qu'elle se trouve au plus loin de l'entrée principale de l'hôpital. En partie dicté par une nécessité technique (faire arriver et partir des véhicules contenant les corps puis les convois funéraires), ce fait semble commandé tout autant par la nécessité sociale de séparer le monde des vivants et des morts : ici l'extérieur du bâtiment garde dans la quasi-totalité des cas, et malgré les rénovations dont a pu bénéficier le reste de l'hôpital, un aspect rébarbatif et sinistre ; ici règnent les salles aveugles, sans porte donnant sur l'extérieur du bâtiment, mais surtout sans fenêtre (ce qui est parfois justifié par la nécessité de protéger les corps du soleil). Les rares fenêtres existantes en verre soigneusement dépoli sont en hauteur. Quand on nous montre au mieux, et par exception, un lieu pris en charge par un artiste, c'est encore une pièce aveugle.

13L'intolérance des autres professionnels à leur métier, dont les agents sont parfaitement conscients, se marque aussi par une ségrégation des trajets : « C'est quand je sors de la chambre mortuaire surtout, là, faut pas traîner », dit un infirmier travaillant dans ce service. Il a fallu attendre que des normes d'hygiène soient enfin précisées pour la profession en 1991, puis mises en application en 2001, et que la canicule de 2003 ait démontré la difficulté à les respecter, pour voir des soignants venus de l'extérieur des chambres mortuaires s'aventurer dans ces espaces afin d'en d'évaluer la mise aux normes. Cela se traduit notamment par l'exclusion radicale ­ ressentie mais peu objectivée ­ de la commensalité, c'est-à-dire de ce partage de la nourriture qui signale si fortement l'agrégation à une famille, un groupe, une communauté :

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« Quand je vais à la cafétéria, j'ai l'impression d'être invisible », dit l'un.
Mais comment ils savent... ?
« Parce qu'il y a le mot ‟chambre mortuaire” sur mon badge ! Alors là, ils changent de couleur. » (Avicenne)

15Un autre raconte la révolte subite d'une cadre infirmière, introduite en ces lieux pour assurer une formation, lorsqu'elle a réalisé qu'on « mangeait dans la même salle, et buvait dans leurs verres » (La Salpêtrière). Il a d'ailleurs fallu à l'enquêtrice accepter de manger avec certains de ces agents, un plat collectif ­ une fondue où chacun a plongé sa fourchette à viande ­ et au domicile de l'un d'eux, pour qu'ils acceptent de répondre à ses questions.

16 Que l'évitement dont ces agents se plaignent tant ait à voir avec le fait qu'ils ont affaire non à la mort, mais au cadavre et au bas corporel, qu'ils sont manipulateurs de viande morte, ils le savent donc, plus ou moins consciemment : d'autant que 84 % d'entre eux font aujourd'hui des restaurations tégumentaires (avec obturation des orifices et, si nécessaire, suture après les éventuelles interventions médicales) et que, jusqu'à ce que l'interdiction leur en ait été rappelée à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, 47 % d'entre eux avaient pratiqué des ouvertures de crâne, 39 % des ouvertures de corps, et 36 % des éviscérations, dont le nombre est allé pour certains jusqu'à 4 000 voire 7 000 dans leur existence...

17Au total, c'est « le manque de reconnaissance sociale » qui mécontente « en priorité » et massivement les agents aujourd'hui bien loin devant la sécurité de l'emploi (assurée, il est vrai à l'AP-HP), voire les conditions de travail, ou même le salaire, chose plus étonnante dans un métier où chacun, en 2013, ne gagne guère plus, selon qu'on est en début ou fin de carrière, de 1 400 à 1 700 euros par mois chez les agents hospitaliers, et 1 800 à 2 500 chez les cadres. Ici, la quasi-totalité des hommes (66 sur 77) comme des femmes (20 sur 23) dit avoir souffert de l'évitement manifesté par les autres « hospitaliers ».

18Or la majorité des agents nous disent aujourd'hui avoir depuis quelques années considérablement gagné en reconnaissance à l'hôpital. Une première hypothèse pour l'expliquer : l'arrivée massive ici des femmes aurait « civilisé » et moralisé le métier.

Une féminisation paradoxale de l'administration des restes

19La distribution entre sexes dans le rapport soignant à la mort est subtile et mériterait d'être creusée : les femmes très nombreuses par exemple dans les soins palliatifs et les services gériatriques n'en sont pas moins, pour le reste, exclues des spécialités à « fort taux de mortalité » (chirurgie, anesthésie, cardiologie) (Jaisson, 2002). De même traditionnellement, « la femme qui aide » (Verdier, 1976) ­ celle qui assurait le passage vers la naissance ­ assurait aussi le passage de vie à trépas. Ses gestes étaient alors à peu près les mêmes : laver les corps nouveaux nés ou morts, puis les enrober de linge blanc. Aux hommes ­ croque-morts et fossoyeurs ­ la gestion des restes humains après ce moment de passage. Or depuis vingt ans, et pas seulement dans les chambres mortuaires, les restes humains sont devenus aussi l'affaire des femmes. Seraient-elles alors responsables du changement de tonalité en chambres mortuaires ? On en avait fait l'hypothèse dans un premier temps.

20Et il est vrai que les femmes, totalement absentes de ce métier en 1999, dix ans avant l'enquête, représentent presque un quart des agents aujourd'hui (soit 23 %). Mieux, elles y entrent en force « par le haut ». Pour la première fois, la direction de certaines chambres sera confiée à des cadres médicaux-techniques (à partir de 1992 puis de 1997)... et il s'agit alors de femmes, qui vont recruter d'autres femmes. Fin 2009, à Paris intra-muros, les 29 chambres mortuaires des hôpitaux de l'AP-HP avaient déjà pour responsables 11 femmes. En 2012, ce chiffre s'élève à 17 sur 29 : les femmes ont donc désormais conquis la majorité de ces institutions. Il est vrai que dans le même temps les femmes sont devenues majoritaires en anatomie pathologique et surtout en f topathologie, et qu'elles représentent aujourd'hui environ 30 % des thanatopracteurs (proportion en augmentation rapide, car elles n'étaient que 12 % en 2004) (Wolf, 2010), modifiant les profils jusque-là très virils de ces professions de la mort : aujourd'hui sur les 29 chambres mortuaires de l'AP-HP, 6 sont dirigées par des anatomopathologistes, dont 4 sont des femmes. Toute la médecine légale se féminise d'ailleurs, par le haut, là encore : pendant vingt-six ans (de 1988 à 2014), et pour la première fois c'est par exemple à une femme qu'a été confiée la direction de l'Institut médico-légal de Paris. Dans cet espace qui peut accueillir 450 morts en même temps (et qui en a accueilli 700 lors de la canicule de 2003), elle a été ainsi responsable de 3 000 corps par an.

21Se féminisant, comme tant d'autres métiers, l'administration des restes humains aurait mécaniquement glissé vers le care ? L'explication à laquelle nous avions d'abord songé est un peu courte : la féminisation s'est faite dix ans après l'intrusion de ce changement de régime d'action, soit à partir du début des années 2000. Une telle explication transformerait un effet en cause : la féminisation statistique ne constitue qu'une réponse parmi d'autres et tardive d'un changement de paradigme.

22Il apparaît aujourd'hui qu'existent en gros deux types d'attitudes pour faire face au corps dysphorique. La première consiste en une surenchère sur la compétence technique mêlée d'héroïsation. Dans l'univers du soin, elle s'est avérée, après analyse, essentiellement portée par des hommes (Pudal, 2016 ; Michaud-Nerard, 2016). Ils montrent ce faisant leur aptitude à résister à la peur ou au dégoût, pouvant même se porter volontaires pour des interventions sollicitant particulièrement ce qu'ils construisent plus ou moins explicitement comme des qualités « viriles ». La seconde posture consiste en une promotion du relationnel ­ voie plus souvent suivie dans cet univers par les femmes (Molinier, 2013 ; Thisy, 2013). Pourquoi les membres de ce métier jusque-là exclusivement masculin n'ont-ils pas choisi la voie « masculine » « classique » de l'héroïsation et de la valorisation de la technique ? La réponse est claire : parce qu'ils ne le pouvaient plus.

Des modes de valorisation désormais interdits

23Le changement tient d'abord à l'histoire de l'autopsie. Le terme d'« agent d'amphithéâtre », qui persiste jusqu'en 2001, n'est pas anodin. Il rappelle fortement que les chambres mortuaires ont été associées à l'autopsie, elle-même liée à la discipline reine depuis la révolution de la clinique opérée par Bichat et ce jusque dans les années cinquante, l'anatomopathologie. Cela faisait du « garçon d'amphithéâtre » une figure ambiguë (ce dont témoignent la littérature et les autobiographies médicales) (Wolf, 2010) à la fois répulsive (parce que confrontée à la matérialité du cadavre), et positive (car dotée d'une compétence précieuse par lequel il guidait parfois le regard médical voire la main du médecin débutant). Avec le temps, ces interventions s'étaient vues fortement déléguées aux agents des chambres mortuaires et représentaient alors l'essentiel de leur tâche. Cela leur conférait une véritable compétence ­ parfois physiquement éprouvante, comme les ouvertures de crâne ­ dont ils pouvaient s'enorgueillir, comme ils continuent à le faire volontiers aujourd'hui pour les restaurations tégumentaires.

24Or l'exercice de cette compétence est rendu difficile, cette dernière se trouvant concurrencée ou dévalorisée. Dévalorisée, progressivement, par la disqualification croissante de l'autopsie traditionnelle, comme moyen pédagogique (Godeau, 2007), comme instrument de recherche (Hawn, 2007) en raison de son coût (résistance habituelle des familles à l'autoriser et des soignants à le leur demander) et, selon certains, de sa partielle inefficacité (erreurs de diagnostic dans un tiers des cas) (Mokhtari, 2004). Cette dévalorisation a été lente et progressive : jusque dans les années 1930, la plupart des défunts morts à l'hôpital étaient autopsiés dans une proportion que certains auteurs évaluent à 90 % alors qu'ils ne sont plus qu'1 % aujourd'hui (Wolf, 2010). Cette démonétisation s'est accentuée au début des années quatre-vingt-dix avec une diminution par plus de trois du nombre d'autopsies d'adultes en France en dix ans [5].

25L'autopsie est en effet apparue relativement plus « coûteuse » à cette même période pour deux raisons. En raison d'abord de l'apparition au même moment de techniques concurrentes, beaucoup moins invasives (IRM, biopsies, scanners). En raison en second lieu de l'exigence de consentement du patient à l'autopsie (obtenu soit de son vivant, soit auprès de sa famille) introduite par les lois de bioéthique de 1994 : étant donné la résistance des familles à l'autopsie, celle des soignants à engager cette procédure va s'intensifier. Une enquête auprès des hôpitaux de l'AP-HP montre, parmi ceux qui ont répondu, une réduction moyenne de 61 % de l'engagement dans cette procédure entre avant et après l'application du texte de loi, au grand dam de certains grands patrons de la médecine [6].

26Enfin, la compétence de ces agents est confrontée à une double concurrence technique : en matière d'autopsie, celle des anatomopathologistes qui se voient rappeler en 1993 l'obligation de la faire eux-mêmes, et en matière de soins de conservation du corps, celle des thanatopracteurs dont le métier franchit un pas important vers sa reconnaissance en 1994. Les agents des chambres mortuaires étaient confrontés à plus « techniques » qu'eux... à l'intérieur même des chambres mortuaires. À cela s'est ajoutée l'ouverture en 1993 de ce marché aux prestataires privés. Un certain nombre de manipulations techniques des cadavres tendent alors à échapper aux agents de base des chambres mortuaires : la toilette, l'habillage, l'obstruction des orifices (Trompette, 2008), que les Pompes funèbres se font de plus en plus pressantes à obtenir contre émoluments.

27L'autopsie représentait objectivement une compétence virile puisque les femmes ne les faisaient pas : une seule femme employée dans les chambres mortuaires avait pratiqué l'autopsie, et encore, pas sur les enfants. Elles n'y avaient même pas été formées, hors les médecins anatomopathologistes. L'introduction à la même époque des chariots élévateurs dans les services, diminuant les bénéfices de la supériorité de la force physique dans le métier, a contribué à banaliser les ressources proprement viriles. Le monopole d'activités réputées « masculines » s'est donc vu doublement remis en question. Voilà qui pouvait insécuriser des agents professionnels déjà statutairement modestes et socialement stigmatisés. En raison de la dévalorisation de leurs compétences, ces agents se sont trouvés au fond dans la même position que d'autres segments du monde hospitalier (aides-soignantes, infirmières gériatriques, voire sages-femmes obligées d'administrer les morts périnatales ou les produits d'interruption médicale de grossesse) : privés de la dimension thérapeutiques et laissés pour compte de la technicité médicale croissante.

Le glissement vers le care : une réponse parmi d'autres

28Pour saisir la réponse adoptée par ces professionnels, il suffit d'écouter l'un d'entre eux :

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« Puis il faut enlever les prothèses (les stimulateurs cardiaques surtout), fermer les orifices d'où sortent les humeurs, souvent à l'aide d'une colle, ou de points de suture (etc.). Le moment venu, nous déposerons le corps avec le plus grand respect, la plus grande douceur. On jette alors un dernier regard pour s'assurer que tout est prêt, que la famille ne sera pas choquée. Puis nous nous retirons discrètement. Toute l'attention portée à ce corps est une aide nécessaire pour son entourage, et participe aux étapes du deuil. » (Jacquard, 2012)

30 Ce qui est dit ici du cadavre n'est donc au fond guère différent de ce qui sera dit, le même jour et dans le même colloque, du mourant aujourd'hui :

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« Certains (des proches des mourants) ne supportent pas la lenteur de l'agonie... parce qu'ils ne supportent pas ça, ça leur paraît trop long... et puis ça ne sent pas toujours très bon. [...] Et pourtant un accompagnement bien fait, je crois, permet de diminuer les deuils mal faits. C'est pas démontré scientifiquement, et cela devrait être fait, mais du moins je le pense, moi. » (Desfosses, 2012)

32En gros, menacés de voir dévalorisées les compétences techniques (« enlever les prothèses ») et physiques qui leur permettaient jusque-là d'héroïser quelque peu leurs tâches face aux pusillanimités profanes (« fermer les orifices », supporter « la lenteur de l'agonie »), les professionnels de la mort ont désormais peu de possibilités pour contourner le stigmate. Ils peuvent continuer à promouvoir quelque peu leur compétence (« enlever les prothèses ») mais ils parient surtout, face au corps dysphorique, sur un supplément d'âme : celui de la morale (« avec le plus grand respect »), celui du relationnel (« avec la plus grande douceur »), et celui ­ plus maladroitement ­ d'un savoir tout neuf : la psychologisation de la fin de vie et du deuil venue des hospitalières anglo-saxonnes (Elisabeth Kübler-Ross et Cicely Saunders) (« participer aux étapes du deuil », « diminuer les deuils mal faits ») (Memmi, 2011). L'adhésion à ce savoir « relationnel », quoiqu'hésitant (« je crois », « C'est pas démontré scientifiquement, et cela devrait être fait, mais du moins je le pense, moi. ») est en marche.

33Bref, ceux qui sont confrontés à la terrible matérialité du cadavre ­ une de celles qui sont socialement considérées comme les plus rebutantes ­ se sont mis à insister sur le « sens », sur l'utilité symbolique (c'est-à-dire immatérielle) de cette manipulation. Faire de « la chambre mortuaire, un ultime lieu de soins » (Pham Guang, 2011) s'est présenté comme le meilleur mot d'ordre pour revaloriser le métier. Mais si on ne peut soigner le mort, ici c'est le psychisme des familles qui est pris en charge par le « soin » au cadavre.

34Pour cela, il a fallu faire enfin accéder ces agents aux formations jusque-là réservées aux autres ­ « vrais » ? ­ soignants : ce fut obtenu dès le milieu des années quatre-vingt-dix. Dans la formation spécifique, enfin mise en place en 1995 et 1996, est ainsi accordée une importance non dérisoire à la « communication interpersonnelle », à l'« éthique », au respect des « rites religieux ». En 2009, par exemple, si les modules d'enseignement 1 et 3 restent techniques (règles d'hygiène et de sécurité), les modules 2 et 4 entendent enseigner à « soutenir les familles et les proches » et à « veiller à la sérénité des espaces d'accueil » [7]. L'importation du paradigme du care s'est opérée dans ce creuset : la réponse aujourd'hui la plus massive des agents à notre enquête est celle qui fait de « la relation avec les familles » la partie « la plus importante » du métier... Le care est devenu ­ au moins formellement ­ une valeur dominante dans ce métier, et une injonction assez généralement intériorisée.

35La valorisation du « relationnel » est passée par une esthétisation du corps, dirigée d'abord vers les familles, par l'intermédiaire d'objets : l'exigence de mise aux normes d'hygiène des chambres mortuaires en 2001, la canicule de 2003, l'affaire Saint-Vincent de Paul en 2005 (où 451 cadavres de bébés et de f tus avaient été retrouvés à l'intérieur de l'hôpital) et le regroupement des hôpitaux depuis 2008 a précipité une rénovation générale de ces locaux ­ autorisant la couleur, voire plus rarement la lumière. L'enquêteur se voit montrer la fenêtre, le bouquet de fleur, et les rêveries plus ou moins réalistes sur la machine à café, les enceintes stéréo, ou le futur aquarium... L'esthétisation est dirigée aussi vers les morts eux-mêmes par l'intermédiaire de gestes : d'où l'intérêt déployé par ces hommes pour la « toilette » de « présentation des corps », bien distincte de la toilette rituelle, et à mi-chemin entre le soin d'hygiène et la présentation esthétique du corps, et à propos de laquelle plusieurs vantent leur aptitude à la cosmétique appliquée au cadavre. L'un d'eux se targue de savoir rendre au défunt une apparence plus naturelle, moins « tape-à-l' il » que celle obtenue par les Pompes funèbres prenant sa suite et réalisant leur propre intervention, rémunérée, sur la présentation des corps.

36L'adhésion à ces pratiques semble donc souvent authentique et convaincue. Mais depuis quelques années, à la faveur de travaux enfin consacrés aux soignants de base, la censure se lève : il se dit plus volontiers que l'administration non strictement technique du corps dysphorique ­ qu'il soit malade, vieux, mourant ou mort ­ est psychiquement et affectivement fort coûteuse (Peneff, 1992 ; Vega A., 1997 ; Arborio, 2001 ; Castra, 2003 ; Memmi, Raveneau, Taieb, 2016 ; Molinier, 2013). D'autres travaux commencent aussi à souligner que le relationnel pourrait bien être une posture par défaut, quand l'agent ne parvient pas à retrouver de légitimité technique dans le travail (Dubois, Lebeer, 2016). On sait par exemple que les médecins (et a fortiori les chirurgiens et chirurgiennes) (Zolesio, 2012) font beaucoup plus souvent l'économie du « relationnel ». C'est aussi ce que font les infirmiers des deux sexes quand ils sont associés à la réanimation par exemple (Thisy, 2013), contrairement aux aides-soignantes qui ne peuvent exciper d'aucune technicité de ce type (Arborio, 2001 ; Dubois, Lebeer, 2016). Dans un autre contexte de soin, extra-hospitalier celui-là, les aides à domicile les plus dotées socialement laissent de même aux autres la valorisation de soi par le relationnel (Avril, 2014). La valorisation par la technique semble permettre de faire l'économie de la valorisation par le care.

37Un fait sans précédent enfin. Des infirmières sont se mises à écrire sur leur métier à l'occasion d'études universitaires et à révéler à cette occasion ce qui ne s'avouait jusque-là qu'à demi-mot : un désenchantement durable sur le métier ­ dès la première confrontation avec les toilettes des patients ­ produit par le contraste entre l'idéal technique demeuré au c ur de la vocation et la réalité d'un travail fort peu qualifié autour du corps dysphorique (Delomel, 1999 ; Mercadier, 2002 ; Lawler, 2002).

38Les agents des chambres mortuaires se seraient trouvés au fond dans la même situation que les infirmières et les sages-femmes à la fin des années quatre-vingt. Déjà dominés dans la hiérarchie hospitalière, et de surcroît menacés de déqualification du côté de la techné (« ni bonnes, ni connes, ni nonnes », se sentent obligées de rappeler les infirmières lors du mouvement de 1988), ces segments hospitaliers auraient fait le même pari sur le care : un pari d'inversion du stigmate. Quand on se retrouve affronté ­ dans une société prise dans le procès de civilisation ­ à l'administration d'un corps dysphorique de plus en plus mal supporté par tous, il ne resterait plus qu'à tenter d'ennoblir la tâche : en introduisant du « relationnel » dans la relation aux restes humains et/ou à ceux qui les entourent.

Des dispositions culturelles nouvelles ?

39Reste tout de même la force de l'adhésion à ce paradigme du care : elle frappe autant chez ces hommes des chambres mortuaires que chez les infirmières et aides-soignantes de bien d'autres services hospitaliers (Molinier, 2013). Notre hypothèse d'un care « par défaut » ne suffit donc sans doute pas à expliquer la force de cette adhésion.

40Pour pouvoir promouvoir le care, encore faut-il pouvoir le faire. Car les sociologues le savent bien, n'inverse pas un stigmate qui veut, ni quand il le veut (Bourdieu, 1977). Les professionnels de la mort n'auraient sans doute pas pu agir ainsi si la recomposition sociologique de ces métiers ne leur en avait pas donné la possibilité, grâce à une petite révolution culturelle. Le vieillissement de ces agents a incontestablement produit un appel d'air. Le départ de certains a cassé le recrutement par cooptation entre « copains/coquins » surtout attirés par les à-côtés financiers de la profession et les sollicitations que leur adressaient les opérateurs privés de pompes funèbres pour obtenir le marché des défunts. À la relégation systématique a par ailleurs succédé un recrutement exogène, ouvrant la voie à d'autres catégories de personnel. La hiérarchie a joué ici a joué un rôle certain. Elle n'a cependant pas tout fait. Elle a plutôt accéléré par ses nominations et interventions moralisatrices un mouvement qu'elle n'a pas déclenché. Celui-ci est parti de l'intérieur de la profession à mesure qu'une génération chassait l'autre.

41Comment caractériser en effet les sept personnes ­ où figurent trois hommes ­ qui se sont révélées à la faveur de l'enquête particulièrement actives dans la réforme de la profession de l'intérieur ? Avant de rentrer en chambre mortuaire, ils ont eu (sauf un), une expérience de soignants de plusieurs années. Tous, toutes sont « simples » infirmiers, et ils le sont restés (un seul est passé cadre) : ils sont donc demeurés très proches des soins de base. Ils ont clairement par ailleurs les dispositions qui se sont révélées typiques des soignants (et non des anciens professionnels du funéraire) dans cet univers : une forte « bonne volonté corporelle » (pas d'addiction à l'alcool et au tabac, activité sportive régulière voire intense) et une posture morale affichée (refus de la corruption).

42Cinq au moins ont eu le bac (bac pro pour les trois hommes, un bac sciences de la vie et un bac littéraire pour deux femmes), les deux dernières ayant préféré, par vocation, entrer directement en école d'infirmière. Or être passé par ces écoles veut dire aujourd'hui, toutes origines sociales confondues, avoir bénéficié d'un accès privilégié à la culture, qui s'est d'ailleurs intensifié depuis quelques décennies. Allongement de deux ans de la formation, création d'un mémoire de fin d'études et d'un tutorat avec présentation de cas devant des médecins, introduction des sciences sociales dans le cursus et passage fréquent des formatrices de l'école infirmière par l'université : l'évolution récente de ce métier est caractérisée par une hausse de l'exigence de réflexivité et de verbalisation, orales et écrites, épargnée à tous les autres agents, qui ne sont pas passés par l'école infirmière. Du coup, ces infirmiers-là des chambres mortuaires aiment à « penser » leur métier, à en verbaliser les problèmes, ils lisent davantage que les autres (s'intéressant par exemple aux sciences occultes ou à la psychologie), et écrivent volontiers (dans les revues et brochures professionnelles). Ils aiment aussi les formations et en suivent beaucoup : bref, ils sont dans la bonne volonté culturelle.

43D'où plus généralement, un rapport à la parole à la fois facile et jouisseur, qui a été immédiatement perceptible à l'enquêtrice. Les anciens entretenaient un rapport à leur pratique qui était d'abord un rapport aux corps morts, une relation sans parole, caractérisée par le silence, la solitude, ou l'ironie laconique. Ils parlent peu de ce qu'ils éprouvent ou de ce qui est éprouvé par les familles. « Les mots sont rares, pudiques, les formules banales : ‟C'est la vie... qu'est-ce qu'on y peut... Y a rien à dire.” L'humour, la dérision sont des modes de communication bien plus souvent employés que les longs discours où l'on s'épanche. » alors que chez les nouveaux entrants, « il ne s'agit plus d'être simplement disponible ­ en quelque sorte de manière passive ­ mais de savoir anticiper les attentes et besoins des familles » (Wolf, 2010), c'est-à-dire de prendre les devants par la parole, de proposer des prestations (gratuites) et des conseils, mais aussi de se montrer disponibles à l'écoute, de reconnaître et verbaliser les émotions. C'est cette capacité qu'ont cherché à stimuler chez leurs interlocuteurs masculins les pionnières entrées dans ces chambres mortuaires par le biais des premières formations dispensées [8].

44Bref, ces jeunes agents entretiennent un rapport particulièrement positif à la culture, au langage, à la lecture, à la pédagogie. Serait-ce ­ entre autres ­ parce qu'ils ont tout naturellement bénéficié, contrairement à leurs aînés, de l'allongement à 16 ans de la durée de scolarité obligatoire (loi de 1959) ? Il faudrait une enquête plus poussée sur leur socialisation scolaire pour le comprendre. Mais ces petites différences ont produit de gros effets : la promotion généralisée du care aurait à voir avec une hausse, active ou passive, du niveau culturel de certains soignants.

Deux types de féminisation

45L'arrivée, très tardive, des femmes en chambre mortuaire à partir de 1999, n'a donc fait qu'amplifier une évolution, et notamment cette curiosité oblique pour la culture. Elle s'est mécaniquement intensifiée en raison du niveau professionnel et social du recrutement féminin. Professionnel : phénomène rare, les femmes sont ici plus nombreuses à mesure qu'on monte dans la hiérarchie. Elles représentent tous les cadres infirmiers de ce métier (soit quatre), la moitié du personnel infirmier (soit 5 sur 11), un quart des aides-soignants (soit 8 sur 42), pour seulement un cinquième des agents hospitaliers (6 sur 36) et aucun des 5 agents administratifs. Hausse du niveau social aussi : la population que nous avons identifiée comme appartenant ­ aux deux tiers au total ­ aux groupes plutôt inférieurs aux classes moyennes, est constituée à 83 % d'hommes... et 17 % de femmes.

46La prédilection pour le relationnel s'accélère tout aussi mécaniquement du fait de la plus grande appartenance de ces femmes à l'espace du soin : 74 % d'entre elles sont des soignantes contre 54 % d'hommes. Si les deux tiers des agents de chambre mortuaire n'ont pas de formation initiale de soignant (soit 68 %), c'est le cas pour 80 % des hommes. Les femmes par ailleurs valorisent davantage le soin : les métiers qu'elles aimeraient faire si elles devaient quitter la chambre mortuaire sont ceux de psychiatre, sage-femme, sexologue, kinésithérapeute, médecin humanitaire, réanimateur, puéricultrice, infirmière ou cadre infirmier dans un service hospitalier classique. Et à défaut, il s'agit de métiers en relation avec les chambres mortuaires d'aujourd'hui (médecin légiste, agent dans un institut médico-légal, fleuriste, décoratrice).

47Les hommes pour leur part (et même si certains, rares, se verraient volontiers « infirmier ailleurs », ou « psychiatre »), se rêvent en revanche dans des métiers à « compétence » physique, sportive (footballeur, rugbyman professionnel, membre d'un club sportif à l'étranger, éducateur sportif, professeur de gymnastique) ou « virile » et/ou fortement identifiés à une figure virile (pilote de ligne, policier, militaire, gendarme/maître-chien, portier, routier, chauffeur). Quand il s'agit des métiers de la mort ils évoquent des métiers plus techniques que le leur (criminologue, médecin légiste, agent d'un service médical d'urgence et de réanimation). On trouve enfin, curieusement, des métiers de bouche (restaurateur, ouvrier ou gérant en restauration, boulanger). Bref ces hommes, ont beaucoup moins d'affinité avec l'univers du care. Mieux, ils sont plusieurs à insister sur leur attirance pour le caractère solitaire du métier qu'ils auraient élu (boulanger la nuit, métier de la route, peintre en bâtiment) et leur résistance au « relationnel ». Bref, ils ne valorisent pas d'emblée le « sens de l'autre », qui devient pourtant progressivement la valeur dominante dans le métier.

48Les candidates à l'entrée dans ce métier, se voyaient confrontées à un monde d'hommes, dont les compétences et les dispositions y étaient, jusque-là, plus légitimes que les leurs. Trois possibilités s'ouvraient alors à elles. On aurait pu assister à une contestation ­ sur le mode féministe ­ des valeurs dominantes. Ou bien au contraire à une « masculinisation », entendue comme aptitude à surenchérir sur les compétences et dispositions socialement construites comme masculines, comme on le constate notamment chez les brancardiers (Morel, 2016). Le pari sur les valeurs viriles à visée d'auto-valorisation peut d'ailleurs se vérifier y compris dans des métiers où les femmes sont majoritaires comme celui des aides à domicile, par exemple : les mieux dotées en ressources sociales s'avèrent travailler et agir « en force », faisant preuve de qualités assez explicitement « viriles » (ce sont en quelque sorte des « forts à bras » et des « fortes en gueule »), et ce alors même que les associations et entreprises qui les placent chez les particuliers les incite sans arrêt à déployer surtout des qualités relationnelles (Avril, 2014).

49 Mais les femmes ont adopté ici une autre posture d'auto-promotion : elles ont joué l'alliance avec les dispositions plus « lettrées » des nouvelles générations. C'est donc un autre phénomène qui s'est produit : la reconnaissance et la promotion de dispositions socialement construites comme féminines dans un monde masculin profondément menacé. En « choisissant », pour des raisons historiques, de se valoriser désormais moins par la technique que par le relationnel et le care, les hommes ont opté quant à eux pour une « féminisation » d'une autre nature que statistique, opérant un glissement vers l'habitus féminin.

Des bénéfices secondaires fort inégaux

50Que la promotion du « relationnel » soit bien le fruit d'une contrainte, d'un habitus masculin en transformation, et de la rencontre des intérêts objectifs mais inégaux des deux sexes se voit confirmé par la satisfaction inégale qu'elle a suscitée chez eux.

51D'emblée adaptées à la moralisation de la profession, plus à même d'en profiter, les femmes y adhèrent davantage. Elles valorisent plus souvent que leurs collègues masculins la « relation aux familles » comme étant « le plus important », et font preuve d'une meilleure bonne volonté professionnelle, en investissant bien davantage sur la formation continue (43 % d'entre elles en ont suivi contre 15 % d'hommes) et sur le relationnel par leur lecture (48 % d'entre elles lisent des ouvrages ou des revues de psychologie contre 18 % d'hommes). Bref, plus en harmonie que les hommes avec les nouveaux traits de ce métier, elles disent plus souvent que les hommes avoir beaucoup désiré y entrer (48 % des femmes contre 34 % des hommes), moins souvent l'avoir choisi par défaut, ou avoir cherché à le quitter (4 % d'entre elles contre 14 % d'entre eux).

52 Ces transformations du métier comportaient certes des avantages pour les jeunes hommes aussi. Ils avaient été d'autant plus rebutés et malmenés à leurs débuts par les m urs en usage dans ce métier ­ les récits d'effrayants bizutages, avec enfermement dans les chambres froides, sont ici légion ­ qu'ils n'en partageaient pas les dispositions comme la violence, l'ivrognerie, la corruption. Les agents portés à ces comportements sont les grands perdants de la transformation ; disqualifiés avant de disparaître quasi totalement, ils continuent à représenter pour les générations d'aujourd'hui une figure répulsive, constamment évoquée comme honteuse.

53En revanche, la transformation du métier peine à résoudre au moins deux des contraintes que vivent tous ces hommes : d'où une double frustration quasi exclusivement masculine. La reconnaissance salariale n'a pas eu lieu. Et la reconnaissance statutaire est incomplète. Le fait que la promotion du relationnel constituait donc plutôt pour un certain nombre de ces hommes une posture de survie, relativement coûteuse, transparaît alors à quelques détails. À des agacements d'abord : devant le bavardage des femmes avec les endeuillés, certains pensent que les femmes en font trop. Ils se plaignent par là même d'avoir à affronter en continu « la souffrance des familles ». On trouve aussi chez certains la tentation d'une nouvelle forme de retrait, dans une adhésion plutôt symbolique au nouveau credo du métier. Ainsi les femmes insistent plutôt sur le « relationnel » avec des personnes réelles ­ les familles ­ tandis que les hommes vantent une sorte de relationnel « dans la tête ». Leurs gestes techniques seraient bien suffisants, car en fait destinés aux familles. Ne sont-elles pas heureuses de retrouver des corps bien préparés, aux visages transformés ?

54

Mais les familles viennent peu, non ? Et vous n'avez aucune garantie qu'elles le feront. Et puis parfois il s'agit d'un SDF, non ?
« Oui, mais je fais l'hypothèse qu'il y a toujours une famille quelque part. »

55Voilà qui permet de préserver à la fois la pure technè et la solitude dans le métier, tout en adhérant formellement au réquisit du « relationnel ».

56L'évolution de leur profession ne comportant pas que des avantages pour eux, vu leurs dispositions sociales, il n'y a rien d'étonnant alors à ce que les hommes se montrent enfin beaucoup plus partagés que les femmes devant les transformations sociographiques de leur métier : l'entrée des jeunes, des femmes, etc.

57 L'ensemble de cette analyse se vérifie enfin sur nos deux autres terrains d'enquête. À l'École de chirurgie de Paris, il s'est produit exactement le même phénomène. Avec l'appui d'un supérieur hiérarchique, comme dans les chambres mortuaires (point non développé ici), une réforme visant à promouvoir le « relationnel » a été engagée par deux hommes de la nouvelle génération, marqués par la curiosité culturelle et la réflexivité sur le métier. Les femmes ne sont venues accélérer le mouvement qu'ensuite.

58 Quelque chose de similaire s'est enfin produit en ce qui concerne la manipulation de cadavres de bébés, au c ur toujours du monde hospitalier. Après la légalisation en 1975 de l'interruption de grossesse pour handicap ou maladie d'une particulière gravité, les sages-femmes, pourtant plutôt formées pour donner la vie, se sont trouvées contraintes de manipuler elles aussi des corps dysphoriques : ceux des bébés morts autour de la naissance. Elles ont alors commencé au début des années 1990 à vouloir « prendre soin » de ces petits cadavres en les réparant, voire en les « esthétisant » pour pouvoir les montrer et les confier quelques instants aux parents et, ce faisant, leur rester proches. Vêtus de rose ou de bleu, lavés, voire reconstitués pour les plus abimés, faisant donc l'objet d'un travail conséquent de présentation voire de mise en représentation, ces petits cadavres sont donc devenus le support d'un insistant travail de care. Il a fallu pour cela que les sages-femmes aient été prises à cette époque ­ outre dans cette contrainte nouvelle de manipulation de corps dysphoriques vite vécue comme peu supportable ­ dans une problématique de redéfinition de la légitimité de leur profession (Memmi, 2011). Or ce métier compte cette fois, et de manière stable, 99 % de femmes.

59 Ces trois métiers furent donc marqués par la promotion au même moment ­ soit à partir du début/milieu des années quatre-vingt-dix ­ du sens de la relation, de l'écoute, de l'attention à l'Autre, qu'il apparaisse sous l'espèce de la figure du mort ou de l'endeuillé... et ce indépendamment de l'identité genrée de la profession. Celle-ci apparaît bien comme un phénomène surdéterminé.

Conclusion

60Au total, voilà des professionnels ­ les infirmiers en chambres mortuaires ­ très fortement marqués par un stigmate lié à leur tâche ­ l'administration des restes humains ­ qui ont trouvé un étonnant mode de contournement de ce dernier : le care déployé autour de la chair morte. Réclamant des dispositions nouvelles, celui-ci certes attire fortement les femmes, mais les changements professionnels découlent avant tout d'évolutions sociologiques internes à ces groupes. En ce qui concerne le métier d'infirmiers de chambre mortuaire, le changement d'habitus professionnel résulte à la fois d'une impasse professionnelle (due à la dépossession ­ et à la baisse de rentabilité symbolique ­ de la compétence technique) et d'une transformation socioculturelle profonde. D'où la promotion des plus dotés en termes scolaire et/ou culturels au front de la lutte contre la stigmatisation du métier.

61Tout ceci incite à repenser à la fois la notion de « féminisation » et les origines sociologiques du care. La notion de féminisation d'abord, à propos de laquelle d'ailleurs les analyses se sont grandement complexifiées depuis quelques années. La féminisation ne s'accompagne pas ici, par exemple, de dévalorisation du métier : c'est tout le contraire. Variation savante du lieu commun de la féminité comme porteuse de maux, cette théorie du rapport entre féminisation statistique et dévalorisation du métier a commencé à être contestée depuis une dizaine d'années. La féminisation statistique n'est plus du tout ici cause de la dévalorisation du métier, mais partie prenante, parmi d'autres, de transformations structurelles profondes ayant touché ces professions. Mieux : la féminisation statistique serait souvent porteuse de « bénéfices » pour une profession par la hausse du niveau scolaire et culturel de son recrutement qu'elle suppose (Cacouault-Bitaud, 2001). C'est ce qui s'est produit ici.

62Un autre résultat, plus neuf, de cette recherche, est que la « féminisation » doit pouvoir aussi être entendue non comme phénomène purement statistique mais comme promotion de compétences socialement construites comme féminines. L'exemple des chambres mortuaires, tout comme celui de l'École de chirurgie de Paris, montre que la présence massive ­ voire, comme ici, exclusive ­ des hommes dans une profession n'empêche pas la féminisation de l'habitus professionnel : c'est-à-dire le fait d'adopter des compétences socialement construites comme féminines. Inversement la progression numérique des femmes dans une profession n'emporte pas ipso facto la promotion de leurs compétences propres, les femmes pouvant parfaitement, plusieurs exemples l'ont montré, renchérir sur les valeurs viriles.

63Aussi évidente qu'elle soit, la question de la féminisation statistique d'un métier mérite donc souvent d'être dépassée au profit de la discrète transformation du rapport à la culture que suppose l'autre « féminisation ». Elle peut conduire des groupes professionnels entiers à réussir l'inversion du stigmate et, dans le cas considéré ici, l'ennoblissement de l'administration des corps dysphoriques par le relationnel. Encore faut-il qu'ils s'y voient contraints, et en situation de pouvoir le faire. Bref il existe des conditions pour que l'investissement sur le care et le « relationnel » devienne symboliquement rentable.

64 Enfin, si la distinction introduite par Gérard Mauger ­ selon lesquelles les hommes évoluent préférentiellement « dans la techné » et les femmes « dans le relationnel » (Fosse-Poliak, Mauger, Pudal, 2010) est vrai pour l'ensemble du monde social, elle semble prendre ici ­ où le relationnel est investi par de jeunes hommes ­ une tonalité particulière : celle d'un « relationnel » investi de manière relativement tactique et en tout cas par défaut.

65Voilà qui suggère un prolongement possible à ce travail. Si care et disqualification de l'activité parviennent dans certaines conditions, comme ici, à se désolidariser, existe-t-il d'autres situations que celle-là propices à défaire aussi la relation entre care et femmes ? En d'autres termes, dans quelle mesure les femmes sont-elles définitivement vouées au care, et les hommes à la techné ? Ou pour le dire autrement, dans quelle mesure, et à quelles autres conditions que la nécessité, un investissement masculin non tactique sur le care est-il possible ? Ou encore, comment mieux cerner le degré exact aujourd'hui d'adhésion des hommes de ces métiers aux valeurs du care et du relationnel ?

66Deux réponses provisoires à cette question. D'abord il s'agit bien ici d'un problème de reconnaissance ­ et de reconnaissance officielle ­ de l'aptitude au care comme valorisante Les « soldats du feu », par exemple, s'avèrent conduits aujourd'hui à solliciter, de fait, leurs aptitudes à l'empathie et au dialogue comme ressources non dénuées d'efficacité dans des interventions prenant de plus en plus le pas sur les urgences incendie, catastrophe ou accident et qui visent à secourir ceux qu'ils appellent les « cas soc' ». Mais ils le font sans support de formation, sans recommandation ni incitation officielles, voire sans l'adhésion pleine et entière des camarades de travail, la compétence physique et technique continuant à faire l'objet exclusif de la définition officielle du poste [9]. C'est donc bien l'affichage d'un care « masculin » comme légitime qui reste problématique et fortement contrecarré par la légitimité sociale donnée aux habitus genrés. Ce n'est pas tant la puissance en tant que telle des habitus genrés qui triomphe ici que celle de leur représentation sociale. Cela est si vrai que le « care féminin » est pensé comme un désintéressement, alors même que l'adhésion des femmes et de certaines strates dominées des professions de soin est fonctionnelle aussi puisqu'elle permet d'ennoblir quelque peu des tâches profondément disqualifiées...

67Au-delà de l'incroyable légitimité officielle des habitus genrés, c'est donc bien la puissance de la liaison entre care et disqualification sociale qui doit continuer à être analysée. Les enjeux sociaux n'en sont pas minces : si d'aventure les bénéfices secondaires de l'adhésion au care devaient disparaître, si l'ennoblissement du care par la « valeur » relative qu'il peut représenter dans certains cas s'estompait, si l'habitus ou l'effort « relationnel » de certains ­ et surtout de certaines ­ s'en trouvait par là même découragé, la qualité de tous ces soins pourrait bien s'en ressentir.

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Date de mise en ligne : 06/04/2017.

https://doi.org/10.3917/soco.105.0005

Notes

  • [1]
    Il s'agit de Weber, Trabut, Billaut, 2014 et Avril C., 2014.
  • [2]
    Que soit ici chaleureusement remerciée Marie-Jeanne Boisson pour son aide à la recherche et au traitement de ces données.
  • [3]
    Que soient ici chaleureusement remerciés tous ceux qui ont accepté de répondre à nos questions sur leurs pratiques professionnelles et de nous consacrer tant de temps : l'ensemble des infirmiers des chambres mortuaires d'Île-de-France interrogés lors de l'enquête de 2011-2012, et des sages-femmes et infirmières interrogées lors de mon enquête précédente. Ma reconnaissance va notamment à Marie-Madeleine Brémaud et à Thierry Jacquard (alors respectivement présidente et vice-président de la Collégiale professionnelle des agents des chambres mortuaires), ainsi qu'à Jean-Yves Noël (ancien président de leur Amicale professionnelle). Merci aussi à Djamel Taleb, qui m'a si efficacement éclairée sur l'École de chirurgie de Paris. Merci à Marc Dupont pour sa réactivité, son appui constant et pour m'avoir facilité l'accès aux chambres mortuaires de l'AP-HP, à Maguy Romiguière, sans qui la restitution de cet univers professionnel n'aurait été ni possible ni pensée correctement, et à ses amies, Odette Gausserand et Maddalena Chataignier pour leur collaboration. Mes remerciements à Michel Castra pour sa lecture avisée.
  • [4]
    Pour la définition originelle du « dirty work », cf. HUGHES, 1951, 1962.
  • [5]
    Données AP-HP 1993-2003 fournies par Marc Dupont. Qu'il en soit chaleureusement remercié.
  • [6]
    D'après une enquête de Claude Got cité in J. Wolf, op. cit., p. 168.
  • [7]
    Long Pham Quang, « La formation des agents de chambre mortuaire », op. cit., p.48.
  • [8]
    Entretiens avec Maguy Romiguière, printemps 2012.
  • [9]
    Entretien avec Romain Pudal (13/01/2017). Cf. aussi Pudal, 2016.
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