Couverture de SOCO_102

Article de revue

Quand les cancers du travail échappent à la reconnaissance

Les facteurs du non-recours au droit

Pages 103 à 128

Notes

  • [1]
    355 000 nouveaux cas en 2012, soit deux fois plus qu'en 1980 (données de l'Institut national du cancer/INCA).
  • [2]
    Les ouvriers décèdent ainsi trois fois plus d'un cancer du poumon que les cadres et la moitié de ces différences sociales de mortalité dans les pays industrialisés s'expliquerait par les facteurs professionnels. Il en est de même pour le cancer de la vessie (Imbernon, 2003).
  • [3]
    C'est-à-dire, entre 4 à 8,5 % des nouveaux cas de cancers. Ces estimations reposent sur des calculs complexes construits sur la base d'études épidémiologiques qui déterminent parmi les nouveaux cas de cancer des « fractions attribuables » à des facteurs d'origine professionnelle. Je reprends ces données sans ignorer les controverses dont elles font l'objet, parce qu'elles illustrent bien, du point de vue même des pouvoirs publics (cf. le dernier Plan cancer), le décalage entre le nombre de cancers qui seraient potentiellement d'origine professionnelle et le nombre de cancers effectivement reconnus comme tels par l'Assurance maladie.
  • [4]
    Pour les plus anciens : Bulh-Lambert Jacqueline, Rapport Travail, santé, prévention, Mission de la Sécurité sociale, ministère des Affaires sociales, juillet 1982.
  • [5]
    Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014 (no 1412), Tome V, accidents du travail-maladies professionnelles, 17 octobre 2013.
  • [6]
    Code de la Sécurité sociale, art L 461-1.
  • [7]
    Il existe 22 tableaux qui concernent les cancers, selon leur localisation (sinus, poumon, vessie, etc.) et selon le cancérogène en cause (il n'existe pas de tableau qui tienne compte de la polyexposition). Depuis 1993, il est également possible de déclarer sa maladie si elle n'existe pas dans un tableau de maladie professionnelle ou si elle ne répond pas à tous les critères d'un tableau ; le dossier sera alors instruit par un Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), c'est-à-dire un collège de trois médecins.
  • [8]
    Sur cet aspect, se reporter à l'article de Cécile Durand et Nathalie Ferré (Durand C., Ferré N., 2014).
  • [9]
    Cet article prend appui sur une « recherche interventionnelle visant à réduire les inégalités sociales face à la reconnaissances des cancers d'origine professionnelle », financée par l'Institut national du cancer (INCA) (2011-2014) et bénéficiant d'un partenariat avec l'Assurance maladie de Seine-Saint-Denis et avec un cabinet d'avocats spécialisés dans la défense des victimes du travail. Je remercie toutes les personnes qui, par leurs encouragements et/ou leur relecture critique, ont permis à cet article de voir le jour : Emmanuel Henry, Claire Guérin, Nicolas Hatzfeld, Arzhelenn Le Diguerher, Katherine Lippel, Pascal Marichalar, Pierre Mazet, Zoé Rollin, Josette Roudaire, Annie Thébaud-Mony et les relecteurs anonymes de Sociétés contemporaines.
  • [10]
    Le choix est voulu dans cet article d'employer les termes, non pas de « victimes », mais de « patients », de « personnes » ou encore de « requérants ». C'est au moment où les personnes venaient d'apprendre qu'elles étaient atteintes d'un cancer, qu'elles sont entrées en lien avec le Giscop. Elles ne s'identifient alors pas (ou pas encore) à des victimes d'un préjudice ou d'une injustice.
  • [11]
    La moindre représentation des femmes dans cette enquête est liée, d'une part, aux caractéristiques de cette pathologie, dont l'incidence est moindre pour les femmes que pour les hommes et, d'autre part, aux caractéristiques du système de réparation qui méconnaît des situations d'exposition aux cancérogènes qui seraient spécifiquement féminines. Je n'aborderai pas cette dimension dans cet article qui relève par ailleurs des recherches doctorales de mes collègues du Giscop93, Michèle Paiva et Charles-Olivier Betansedi.
  • [12]
    À l'inverse des travaux dont les analyses se fondent sur les écarts entre le nombre de requérants et le nombre de dossiers reconnus en maladie professionnelle, comme par exemple les études épidémiologiques citées en introduction et notamment Gisquet, 2011.
  • [13]
    Le délai pour déclarer auprès de la CPAM est de deux ans après l'établissement du certificat médical qui fait le lien entre la maladie et le travail. Un nouveau délai de deux ans peut courir après le décès : on comprend que durant cette période, tout une série d'événements peuvent intervenir qui facilitent ou empêchent l'engagement dans la démarche de recours au droit.
  • [14]
    Dès le milieu des années 1970, Antoinette Catrice-Lorey en rend compte dans ses travaux sur les « Inégalités d'accès aux systèmes de protection sociale et pauvreté culturelle » (Catrice-Lorey, 1976).
  • [15]
    Alors qu'elle se trouvait au début de mon enquête au premier niveau sur le site de l'Assurance maladie, la rubrique « maladie professionnelle » est maintenant reléguée au troisième niveau et n'est accessible qu'au terme d'un véritable jeu de pistes : Vous êtes assurés-> droits et démarches-> par situation médicale-> en cas de maladie professionnelle-> comment déclarer votre maladie professionnelle. Sur www.ameli.fr/assures/droits-et-demarches/par-situation-medicale/en-cas-de-maladie-professionnelle/maladie-professionnelle-etes-vous-assure.php (consulté le 20 juillet 2014).
  • [16]
    Jean-Paul Teissonnière, propos recueillis par Clémence Druilhe le 13 février 2009, European Trade Union Institute. Avocat spécialisé dans la défense des victimes du travail, il est à l'origine de nombreuses jurisprudences en matière de réparation des maladies professionnelles et notamment, dans le cas des procédures en faute inexcusable de l'employeur, de « l'obligation de sécurité de résultat » (et non plus de moyen) incombant à l'employeur en matière de santé et de sécurité des salariés (arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2002).
  • [17]
    Comme l'appelait les industriels au siècle dernier, pour ses multiples « vertus », ignifuges et d'isolant acoustique notamment.
  • [18]
    Ce constat a aussi été observé en amont de l'accompagnement au recours au droit, à l'étape des entretiens de reconstitution des parcours professionnels par Flaviene Lanna, enquêtrice en charge de ces entretiens au sein du Giscop93. Voir Lanna, 2013.
  • [19]
    Par respect pour leur anonymat, les noms des personnes citées dans cet article ont été modifiés.
  • [20]
    Maçon spécialisé qui réalise des moules, le plus souvent en éléments de bois, dans lesquels est ensuite coulé le béton armé.
  • [21]
    Il en décédera 27 mois plus tard.
  • [22]
    Voir http://andeva.free.fr/expositions/gt_expos_produits.htm
  • [23]
    Une situation rare : lorsque des fibres d'amiante ou de silice inhalées se déposent dans les membranes pulmonaires, il est parfois possible de les identifier, en cas de biopsies ou autres prélèvements, par examen des échantillons au microscope, quand elles n'ont pas été éliminées naturellement. Ce n'est pas le cas pour les autres cancérogènes qui ne laissent, eux, aucune signature spécifique.
  • [24]
    Dans l'introduction à sa brochure « Amiante, les produits, les fournisseurs », l'INRS précise que l'édition 2009 de cette liste se veut « aussi complète que possible » et qu'elle ne sera complétée qu'à condition que « suffisamment d'éléments nouveaux » soient mis à sa disposition. À la ligne Perrenatorwerk©, il est inscrit « amiante jusqu'en 1983 », suivi d'un astérisque qui renvoie à cette mention « non renseignée après cette date ». L'absence d'information ne signifie pas que l'amiante ait disparu de la composition de ce mastic, mais seulement qu'il manque l'information pour le savoir... Celle-ci provient des fabricants, est-il précisé.
  • [25]
    Dans un récent documentaire de Emmanuel Roy, La Part du Feu (2013), une architecte « chasseuse d'amiante », Sylvie Zannotti, explique ainsi que ce minéral « a été ajouté dans la colle, le plâtre, la peinture, le mastic, les dalles de sols, les ragréages, le fibrociment et de nombreux matériaux, certains fils électriques, les colles de plinthe, les colles de carrelage, ça a été mis partout... J'ai encore des surprises tous les jours, je trouve des matériaux que je ne pensais pas amiantés et qui en fait le sont. »
  • [26]
    Pour exemple, www.tremco-illbruck.fr/produits/02864_index.html (Consulté le 4 février 2014).
  • [27]
    Les répits entre deux chimiothérapies donnent dans nos échanges l'occasion de récits d'intenses fatigues, doublées de douleurs, de métamorphoses corporelles, d'une profonde anxiété.
  • [28]
    Face à un cancer broncho-pulmonaire, chaque jour compte et la durée de vie des patients que j'ai pu accompagner dans leurs démarches en témoigne : près de la moitié d'entre eux sont décédés dans les 9 mois qui ont suivi leur diagnostic, seuls 9 % d'entre eux sont encore en vie 3 ans plus tard.
  • [29]
    L'expérience des permanences spécialisées dans l'accompagnement des victimes démontre que ces pièces ne suffisent pas, dans la plupart des cas, pour garantir l'aboutissement d'un dossier.
  • [30]
    Ces plaintes pour « violation du code de déontologie » par l'établissement de « certificat de complaisance » ont abouti, ces deux dernières années, à la convocation de plusieurs médecins devant le Conseil de l'Ordre (Adam Patrick, 2015).
  • [31]
    S'ils certifient l'existence d'une maladie, les médecins ne peuvent pour autant certifier l'origine professionnelle, ils ne font que la supposer et c'est à la CPAM, au terme d'une enquête médicale et administrative de se prononcer, sous la responsabilité principale du médecin conseil de la Caisse.
  • [32]
    Des cabinets de juristes s'en sont fait une spécialité, proposant leurs services aux employeurs pour éviter que les maladies liées au travail soient reconnues en maladie professionnelle par l'Assurance maladie. Dans sa thèse consacrée aux Comités d'hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), Sonia Granaux présente ainsi une brochure destinée aux cadres d'une entreprise de la chimie intitulée « procédure à suivre en cas de déclaration en maladie professionnelle » et qui vise à empêcher la reconnaissance de ces maladies (Granaux, 2011).

1Première cause de mortalité en France, la pathologie cancéreuse touche chaque année un nombre plus important de personnes [1]. Elle est aussi l'une des sources majeures des inégalités sociales de santé (Leclerc et al, 2000 ; Inca, 2010), frappant davantage les ouvriers que les cadres. Se focalisant sur les comportements individuels (le tabagisme en premier lieu, l'alcool, l'hygiène de vie), les campagnes de santé publique et leurs discours de prévention sur les cancers renforcent la perception selon laquelle les personnes malades seraient finalement responsables de la survenue de leur maladie (Gusfield, 2009). A contrario de cette approche individuelle et culpabilisante, le rôle du travail, de son organisation comme de ses procédés, dans la survenue de la maladie demeure quant à lui largement sous-estimé (Mengeot, 2007), quand il n'est pas le plus souvent rendu invisible (Thébaud-Mony, 2006). Il s'impose pourtant comme l'un des principaux facteurs de ces inégalités sociales face au cancer [2] ­ une réalité documentée en France depuis le début des années 1980 (Pézerat, 1985).

2Les données de l'assurance maladie illustrent remarquablement cette invisibilité sociale des risques cancérogènes au travail : moins de 2 000 cancers sont ainsi reconnus en maladie professionnelle chaque année alors que, selon les données de l'Institut national de veille sanitaire (INVS), entre 14 000 et 30 000 nouveaux cas [3] seraient attribuables chaque année à des expositions professionnelles, essentiellement à l'amiante, aux poussières de bois et au benzène. À l'origine de cette distorsion, l'existence d'un taux important de « sous-déclaration » en maladies professionnelles (voir encadré 1) ­ souligné de façon récurrente depuis plus de 30 ans dans une série d'études et de rapports administratifs [4] ­ qui « résulterait du comportement des victimes et des praticiens de santé qui n'établissent pas le lien entre l'état de santé et les risques professionnels [5] ».

ENCADRÉ 1 : Le système de réparation en maladies professionnelles et la sous-déclaration

Créé en 1919, par extension de la loi sur les accidents du travail, le système de réparation en maladies professionnelles permet à toute personne atteinte d'une pathologie qu'elle suppose être « la conséquence directe de [son] exposition à un risque physique, chimique, biologique ou résulte des conditions dans lesquelles [elle] exerce son activité professionnelle » [6] de la « déclarer » auprès de sa Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), comme elle le ferait d'un sinistre auprès de son assurance. Charge à celle-ci, au terme de l'instruction du dossier et au filtre de critères médicaux, administratifs et techniques extrêmement stricts, inscrits dans des « tableaux [7] », de reconnaître ou non cette maladie comme « maladie professionnelle », une catégorie médico-administrative.
Les enjeux de cette déclaration et, partant, de cette reconnaissance, sont multiples et considérables. Ils se lisent à l'échelle individuelle : la personne dont la maladie est reconnue « professionnelle » obtient « réparation », c'est-à-dire la reconnaissance d'un préjudice en lien avec son travail, sous la forme d'une indemnisation censée suppléer la perte de ses « capacités », et donc de ses revenus ; mais aussi collective : cette reconnaissance participe à nourrir et enrichir la connaissance générale des risques au travail et, par là même, à identifier les possibilités de les prévenir, voire de les éliminer. Elle est censée inciter les employeurs à supprimer les risques dans leur entreprise, par la sanction financière que représente la majoration de leur cotisation pour la branche accidents du travail, maladies professionnelles (ATMP) [8]. Pour finir, la reconnaissance en maladies professionnelles contribue à l'équilibre des comptes de la Sécurité sociale, par l'organisation du transfert des coûts de cette prise en charge de la branche maladie ­ financée par la collectivité ­ vers la branche ATMP ­ financée par les seuls employeurs.
La « sous-déclaration », c'est donc l'existence d'un pourcentage important ­ « dont l'ampleur exacte et même l'ordre de grandeur demeurent inconnus » (Cour des comptes, 2002) ­ de victimes d'un cancer dont la contamination a pu avoir lieu sur leur lieu de travail et qui ne le déclarent pas en maladie professionnelle auprès de leur caisse primaire d'assurance maladie. Depuis 1996, la loi de financement de la Sécurité sociale confère à ce phénomène un caractère totalement institutionnel, en confiant à une commission spécifique, la « commission de la sous-déclaration des ATMP », le soin d'évaluer le montant du coût des soins et des traitements des pathologies potentiellement d'origine professionnelle, indûment supporté par la branche maladie, faute que ces maladies aient été déclarées. Dans un dernier rapport, elle évaluait ce coût selon une fourchette comprise entre 695 millions d'euros et 1,3 milliards d'euros, les cancers représentant près de la moitié de ce montant (Bonin, 2014).

3Plusieurs travaux en épidémiologie ont confirmé les écarts saisissants entre le nombre de cancers déclarés en maladie professionnelle et ceux qui auraient pu l'être, que ce soit dans le cas des tumeurs de la vessie (Bergeret et al., 1994), des cancers bronchiques (de Lamberterie et al., 2002), des mésothéliomes (Goldberg et al., 1999). Ils ont également insisté sur la responsabilité du médecin dans la possibilité ou non d'établir un lien entre le travail et la maladie et d'inciter les personnes concernées à déclarer leur cancer en maladie professionnelle (Gisquet et al., 2011).

4En revanche, très peu de recherches questionnent ce phénomène de « sous-déclaration » à partir de l'expérience des personnes elles-mêmes, alors même qu'elles sont atteintes d'un cancer supposé être en lien avec leur travail, passé ou récent. Pourquoi s'engagent-elles ou ne s'engagent-elles pas dans une démarche de déclaration en maladie professionnelle ? Quels sont les facteurs qui favorisent ou font obstacle à cet engagement ?

5Je propose dans cet article [9] d'apporter quelques éléments de réponse à l'appui d'une enquête de terrain que j'ai mené durant cinq ans au sein du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93). Mon travail quotidien, mené en situation de participation observante auprès de patients [10] atteints de cancer du poumon consistait, d'une part, à les informer sur leurs expositions professionnelles aux cancérogènes et leurs possibilités d'accéder au droit à réparation et, d'autre part, à les accompagner dans leurs démarches au long cours pour faciliter leur accès effectif à la reconnaissance de leur pathologie « en maladie professionnelle », en lien avec la Caisse d'assurance maladie en charge de l'instruction de leur dossier (voir encadré 2). Dans ce contexte de grande proximité avec ces patients, j'ai ainsi pu accéder, en situation, à leurs perceptions et pratiques de ce droit, au fil d'échanges répétés, inscrits dans leurs parcours de vie, de travail et de maladie. Dans cette dynamique de soutien à l'accès au droit à réparation ont pu se dessiner, en creux, les motifs de non-déclaration et de non-reconnaissance des cancers d'origine professionnelle, dans leurs dimensions les plus « embusquées ».

6La grande majorité de ces patients sont des hommes (80 %) [11], ouvriers ou employés, la plupart retraités. Au-delà de leur commune appartenance aux classes populaires (Siblot et al., 2015), les facteurs d'engagement dans la démarche d'accès au droit varient bien sûr selon les personnes, leurs ressources et propriétés sociales, leur situation professionnelle et familiale mais ils se situent aussi au carrefour de plusieurs temporalités, celles de l'évolution de la maladie, de la survenue du décès, des différentes procédures administratives imposées par la situation.

7Parce que la terminologie même de « sous-déclaration » fait l'impasse sur la diversité des acteurs concernés et des logiques sociales en présence (Thébaud-Mony, 1991) ­ l'initiative de la déclaration reposant sur la personne malade, la non-initiative serait également de son fait ­ je m'emparerai ici de la notion de non-recours, déjà convoquée dans de nombreux travaux portant sur l'accès aux prestations et aux droits sociaux (Odenore, 2012 ; Warrin, 2015), seule à même de pouvoir rendre compte du phénomène, dans toute son épaisseur. Le non-recours ne peut en effet se limiter à la simple non-demande ; il interroge tout autant la visibilité du droit, ses conditions d'accès, sa pertinence que les logiques des acteurs concernés (Galanter, 2013).

8Le recours au droit à réparation ne revêt pas la forme d'un acte posé à un moment donné, d'un formulaire signé et déposé en attente d'une réponse, comme on peut l'observer dans le cas de l'accès aux prestations sociales ; il reste donc difficile à observer. Seul le temps long de l'observation permet de l'approcher comme un processus dynamique [12], au cours duquel on peut assister à des phénomènes de conversion au recours au droit (Spire, 2007). Les facteurs d'entrée dans la démarche (par exemple, le sentiment de s'être fait « avoir » au travail) ou d'abandon (faute de comprendre les termes de la procédure), voire de ténacité (comme la volonté de porter son affaire au contentieux), interviennent alors selon un calendrier pour chacun très singulier. Celui-ci conjugue les étapes de la vie, de la maladie, de l'accompagnement et les étapes de la procédure [13]. Construits à l'articulation des rapports sociaux de classe mais aussi de genre et d'origine ­ les patients immigrés représentant une part non négligeable de la population d'enquête, reflet de l'histoire industrielle de la Seine-Saint-Denis et de la division sociale du travail et des risques (Thébaud-Mony et al., 2015) ­, ces processus très singuliers ne permettent pas d'esquisser un ou des parcours type de recours au droit. Mais ces différents itinéraires laissent apparaître des régularités, sous la forme de séquences, à l'endroit desquels se dessinent les (im)possibilités d'un accès effectif au droit.

9Il est alors possible d'évoquer des carrières (Becker, 1985) de (non) recours au droit dans ce long processus de reconnaissance, marqué par des moments et jalons décisifs mais dont le sens n'est disponible qu'a posteriori  : ainsi, recourir au droit à réparation nécessite de se découvrir sujet de droit, éligible à une démarche d'accès au droit ; il convient également de pouvoir conférer à ce droit suffisamment de sens pour tenter d'y recourir et il faut enfin que le requérant soit en mesure d'accéder au droit.

ENCADRE 2 : Sources et méthodologie

Ce travail prend appui sur un dispositif d'enquête permanente mis en place par le Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93), qui a pour objectifs la connaissance, la reconnaissance et la prévention des expositions aux cancérogènes en milieu de travail (Thébaud-Mony, 2008).
Concrètement, cette enquête se déroule en plusieurs étapes :
  • es médecins partenaires proposent à leurs patients, pour lesquels un diagnostic de cancer vient d'être posé (le plus souvent bronchopulmonaire), de participer à l'enquête ;
  • avec ceux qui y consentent, un entretien de reconstitution du parcours professionnel, au plus près de l'activité réelle de travail, est réalisé par un enquêteur de l'équipe, sociologue du travail le plus souvent ;
  • cette reconstitution est ensuite soumise à une expertise collective (médecins du travail, chimiste, ingénieur de prévention...) qui aboutit à l'identification (ou non) de cancérogènes dans l'activité de travail du patient et à la préconisation (ou non) d'une déclaration de maladie professionnelle.
Les premières années de ce dispositif ont montré que, même s'ils étaient informés et orientés, près de 50 % d'entre eux ne recouraient pas au droit à réparation. Dans le cadre d'une recherche interventionnelle financée par l'Inca visant à identifier les obstacles à la déclaration et à expérimenter des leviers pour les réduire, j'ai accompagné durant 5 ans une centaine de patients et/ou leur famille (majoritairement assurés du régime général de la Sécurité sociale) dans l'accès au droit, les informant, les écoutant, les conseillant, découvrant en même temps qu'eux les arcanes de ce droit très spécialisé, tout en leur faisant profiter de l'expérience acquise, au fur et à mesure, dossier par dossier et dans le cadre d'un partenariat construit avec le secteur risques professionnels de la Caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis (CPAM93) et d'un cabinet d'avocats spécialisé dans la défense des victimes du travail. Ce dispositif méthodologique particulier, adapté au contexte de maladie grave et mortelle des enquêtés, a permis le recueil sur le temps long (par l'observation, les entretiens informels et formels, et la tenue d'un journal de terrain) d'un matériau autrement inaccessible, issu de mon intervention dans ce processus en train de se faire, à l'interface de plusieurs acteurs et institutions (Marchand, Rollin, 2015).

I. Se découvrir sujet de droit

10Dans le cas d'une maladie liée à son activité professionnelle et à la différence des accidents du travail, c'est à la personne malade qu'il revient de déclarer sa pathologie en « maladie professionnelle » auprès de l'Assurance maladie. Encore faut-il qu'elle soit informée de l'existence de ce droit. Ici se dessinent les premières difficultés, déjà largement constatées pour l'accès aux droits et services en général [14]. Au regard de la récurrence des campagnes d'information lancées par l'Assurance maladie sur la prévention et/ou le dépistage du cancer du sein, de la prostate ou du colon, sur la nécessité de « manger cinq fruits ou légumes par jour », l'absence de publicité sur le droit à réparation en cancer professionnel apparaît manifeste [15].

Le cancer professionnel : un impensé

11Pour autant, lorsque l'information existe, elle est loin de suffire. La possibilité d'un recours au droit à réparation ne peut exister que si la personne atteinte d'un cancer se considère éligible à ce droit, c'est-à-dire uniquement si elle est en mesure de faire le lien entre sa maladie et son activité professionnelle, si elle parvient à percevoir cette expérience comme « offensante » (Felstiner et al., 1991). Or, « si l'accident de travail constitue plus aisément un événement, l'usure liée au temps passé au travail ne se laisse pas spontanément définir et encore moins reconnaître comme un événement » (Sarfati et Waser, 2013). Cette difficulté commune à toutes les maladies professionnelles est d'une acuité toute particulière dans le cas des cancers et là prennent forme les premiers obstacles au recours : la notion même de cancer d'origine professionnelle demeure un impensé pour la plupart des patients.

12Au fil des échanges avec les enquêtés, dans l'espace décousu des conversations, se révèlent de nombreux problèmes de santé liés au travail, dans leur trajectoire personnelle ou dans celles de leur entourage proche, conjoint-e, enfants, fratrie. Des mots, des expressions reviennent souvent pour justifier les changements de poste, d'emploi, les arrêts maladie : « C'était trop dur », « usant », « difficile », « je n'y arrivais plus », « on ne pouvait pas tenir longtemps ». Mais s'ils ont l'expérience de maladies ou de douleurs liées au travail, le cancer semble pourtant échapper à cette représentation.

13Cela s'explique tout d'abord par les caractéristiques de cette pathologie. Contrairement à d'autres maladies, le cancer ne résulte pas « d'une relation simple entre un risque et une cellule, mais d'un processus qui met en jeu des relations complexes entre certains facteurs de risques cancérogènes et l'histoire biologique, humaine et sociale de l'individu. » (Thébaud-Mony et al., 2003). Face à un ancien chauffagiste et fumeur, aucun médecin ne peut sérieusement tenter de distinguer, entre l'amiante et le tabac, le principal facteur en cause dans la survenue du cancer, maladie multifactorielle s'il en est. Par ailleurs, ce n'est qu'au terme d'un long délai de latence que le cancer peut survenir ­ jusqu'à 30 ou 50 ans peuvent ainsi séparer l'exposition aux cancérogènes et l'apparition de la maladie ­ et toutes les personnes exposées au même poste et dans les mêmes conditions ne développeront pas forcément de cancer. Cette absence de spécificité, de systématisme et cette « déliaison temporelle » [16] participent à rendre très difficile pour les salariés l'appréhension du lien entre leur travail et la survenue de leur cancer, plus encore pour les retraités, qui (se) sont mis à distance de leurs années d'activité.

Des risques cancérogènes ignorés

14Si la notion de cancer d'origine professionnelle demeure étrangère à la plupart des enquêtés, c'est aussi qu'ils ignoraient les risques cancérogènes auxquels ils ont été confrontés. Souvent inodores, invisibles et toujours à effets différés, ceux-ci ont échappé à leur perception, mais également à leur connaissance. La maladie qui les frappe est le reflet d'expositions aux cancérogènes qui ont pu avoir lieu dans les années 1960-1970, c'est-à-dire dans un tout autre contexte, tant en termes de matériaux utilisés, de procédés de production, d'environnement de travail que de réglementation et de visibilité sociale du risque cancérogène.

15Le cas de l'amiante ­ cancérogène professionnel et environnemental le plus visible dans l'espace social et médiatique ­ est à cet égard particulièrement significatif. Quand bien même la plupart des enquêtés n'ignorent pas aujourd'hui la nature cancérogène de ce « magic mineral » [17], ils étaient nombreux à n'en rien savoir aux moments de leur contamination [18]. Ce matériau n'était-il pas largement et légalement utilisé ? Âgé de 53 ans, M. Thomas [19] travaille sur les chantiers depuis 37 ans, comme ferrailleur d'abord, puis comme coffreur-boiseur [20] pour des grandes entreprises du BTP, quand son cancer du poumon est diagnostiqué. Il a été exposé des dizaines d'années à la silice, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), aux poussières de bois et aux solvants chlorés. À aucun moment selon lui, il n'a été informé du risque cancérogène qu'il courait. Lorsque je le contacte pour savoir quelles étapes il a déjà franchies dans la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle, il me répond, entre deux quintes de toux :

16

Vous savez, je ne sais pas combien de temps il me reste [21]. J'ai un collègue de ma dernière boîte, il vient d'avoir un cancer du côlon. Comme on dit, on a bossé 39 ans sans être malades, comme des cons, et puis voilà. J'ai commencé à travailler jeune et, à 20 ans, on ne pense pas à ces choses-là, on se croit invincible.
- Vous saviez que c'était dangereux ?
- Mais pas du tout, on ne savait rien, même sur l'amiante. L'amiante, on a commencé à en parler avec Jussieu, quand c'était des profs. Mais avant, rien. Tant que c'était des immigrés ou des Bretons, comme moi... on n'en parlait pas.

17Dans le parallèle qu'il établit entre son origine bretonne et la situation des travailleurs immigrés, M. Thomas rend compte d'un partage du même sort : celui d'hommes qui ont dû affronter le déracinement pour travailler, qui se sont consacrés à leurs travaux de force, sur les chantiers de construction, pour une durée de vie finalement très limitée. Il se saisit de l'exemple de l'amiante comme d'un marqueur social et interroge les motifs du « scandale improbable » (Henry, 2007) qu'a représenté la crise de l'amiante : l'empoisonnement des travailleurs n'aurait-il pas continué si la lutte contre cette fibre mortelle n'avait pas également concerné des professeurs d'université parisiens ?

18 La non-connaissance du risque peut revêtir bien d'autres formes, comme celle d'ignorer avoir travaillé au contact de l'amiante. Ainsi, lorsque M. Lorcy, 76 ans, cadre commercial à la retraite, apprend qu'il est atteint d'un cancer broncho-pulmonaire, il pense immédiatement à sa consommation de cigarettes, interrompue depuis une vingtaine d'années. Mais le pneumologue est catégorique : c'est bien à l'amiante que M. Lorcy aurait été exposé.

19

Quand j'ai appris ça, à l'hôpital, j'ai pris une drôle de claque. Je n'ai pas voulu y croire. J'ai dit au médecin « mais je n'ai jamais travaillé dans l'amiante » J'en étais persuadé. J'ai dit ‟non, il n'y a pas de raison”. Il m'a répondu « si, ça se voit sur la radio ». Et sur les prélèvements, au microscope, ils avaient trouvé de l'amiante.

20Confronté à cette information pour lui improbable, M. Lorcy effectue alors une plongée mémorielle, revenant sur les différentes étapes de son parcours professionnel jusqu'à aborder ses lointaines années « d'avant », lorsqu'il était ouvrier en vitres et miroiterie. Il mobilise Internet, surfe sur une masse de documents et, parcourant un répertoire de produits contenant de l'amiante [22], il découvre la marque du mastic qu'il utilisait alors, dans les années 1960, Perennator© ou Perennatorwerk©.

21

Ce mastic, j'en ai tellement remué, des tonnes ! On mettait une poudre verte, très fine, qui servait de durcisseur, et on remuait, on remuait. Il fallait pétrir des tonnes de mastic, pendant des heures et des heures. Il fallait en faire des grosses boules. C'était une saloperie à faire. Pour le chantier de 600 logements à Gonesse, il a fallu remuer 35 tonnes de mastic mélangé. Ça faisait beaucoup de poussière, on l'inhalait forcément, je ne vois que ça moi... Et pour poser les vitres, le mastic était rentré au couteau. J'en avais plein les mains et entre les ongles. [...] Faut l'encaisser le coup, quand on vous l'annonce. Je vous dis, c'est dur ! C'est une vacherie ! 

22 Bien au fait du caractère cancérogène de l'amiante, M. Lorcy ne pouvait pas soupçonner que ce minéral avait pu prendre la forme d'une poudre verte pour durcir le mastic. Sans l'intervention de son pneumologue et des éléments de preuve irréfutables comme la présence de fibres d'amiante dans ses poumons [23], il n'aurait jamais accompli cette recherche documentaire ni pu relier sa maladie à son travail. Encore a-t-il eu la possibilité d'accéder à cette liste et qu'elle recense le mastic qu'il utilisait.

Un défaut de traces

23Il n'existe en effet à ce jour aucun inventaire centralisé et exhaustif [24] qui permette d'identifier la présence d'amiante dans toutes les multiples compositions auxquelles il est associé [25]. Pire encore, la stabilité dans le temps des marques et des noms commerciaux contribue à brouiller l'information, et donc à rendre le risque invisible. Ainsi, le mastic Perrenator© est toujours présent sur le marché, avec la mention « sans présence d'amiante » [26] : sauf à parvenir à recontextualiser l'histoire d'un produit et de ses composants, il est donc particulièrement aisé pour les travailleurs d'ignorer le risque auquel ils ont pu être exposés, même lorsqu'il s'agit du cancérogène le plus connu et le plus médiatisé. Ils sont ainsi éloignés de la connaissance du risque, à plus forte raison pour les cancérogènes autres que l'amiante.

24Cette ignorance ne concerne d'ailleurs pas seulement les risques des décennies passées. À ce titre, les résultats de la dernière étude Sumer sur les conditions de travail (Arnaudo, 2013) révèlent combien les cancérogènes issus des procédés de production ­ comme les produits de dégradation, huiles ou poussières ­ demeurent les parents pauvres de l'identification et donc de la prévention, tout comme les effets de synergie entre différentes substances ou produits.

25 À défaut d'appréhender le risque cancérogène et de savoir si l'on a été exposé et à quoi, le lien entre travail et cancer est impossible à construire. Le recours au droit à réparation en maladie professionnelle se situe alors hors de l'imaginaire du salarié ou de l'ancien salarié malade, hors de son entendement.

II. Pouvoir donner du sens au droit

26Même lorsqu'ils parviennent à faire l'hypothèse d'un lien entre leur travail et leur cancer, à se considérer ainsi « victimes » du travail, nombre de patients et/ou leur famille ne s'engagent pas pour autant dans une démarche de reconnaissance en maladie professionnelle. Dans les échanges au long cours que j'entretiens avec eux, plusieurs phénomènes à l'origine de ce non-recours s'entremêlent.

La maladie grave comme toile de fond

27La possibilité de recours est tout d'abord temporellement située. Elle intervient en effet alors que les patients vivent l'épreuve d'une maladie grave et mortelle, confrontés à « une expérience humaine radicale, la plupart du temps refoulée, la mort » (Hédouin, 2004). Le diagnostic du cancer broncho-pulmonaire intervient comme une rupture brutale dans leur quotidien et celui de leur entourage, un véritable bouleversement existentiel. C'est une « surprise », découverte au détour d'autres soins, souvent à l'occasion de douleurs dans le dos ou de toux persistantes. Tous parlent du « coup de massue », d'un « choc » dont la puissance ne semble pas s'atténuer avec le temps.

28L'irruption de la maladie complique et renforce le phénomène de distance au droit déjà observé chez les classes populaires (Galanter, 2013). Le temps pressé de la maladie se cogne au temps long du droit. Pour nombre des requérants, l'urgence est alors aux soins, la priorité au « combat » contre la maladie plutôt qu'à faire valoir ses droits. La femme de M. Djelkir, se souvient ainsi de leurs premières démarches :

29

C'est le docteur qui l'a fait et la Sécu qui nous a contactés ensuite. Je ne l'aurais pas fait. Ce qui m'intéressait c'était qu'il guérisse. [Le docteur] m'avait parlé d'une indemnité. « Mais ce n'est pas ça que je veux ! », je lui ai dit.

30Sa fille m'explique :

31

Je disais à ma mère : « Laisse tomber, laisse papa se faire soigner ». La chose la plus importante, c'était de le soigner. [La déclaration] c'était pas notre premier souci.

32 Les traitements eux-mêmes, sur lesquels repose l'espoir d'une amélioration de leur état, les épuisent considérablement [27]. Dans ces conditions, comment pouvoir recourir au droit, sauf à pouvoir être relayé dans ce combat ? Le cas de M. Criqui (49 ans) est particulièrement significatif. Dès l'âge de 15 ans, il débute le métier de soudeur. Convaincu du rôle du travail dans la survenue de son cancer (il a été exposé à l'amiante, aux fumées de soudage, aux solvants chlorés et aux poussières de fer), il aimerait que celui-ci soit reconnu en maladie professionnelle. Mais les forces ne suivent pas :

33

Moi, je n'ai plus la force, j'ai des hauts et des bas, je ne me souviens de rien, je ne mange plus rien, ils m'ont brûlé l' sophage, je suis sous morphine. Pour avoir un droit, il faut se battre, je suis trop fatigué. Je vais d'hôpital en hôpital, la maladie suit son cours, je suis à bout de souffle, je ne pèse plus que 36 kilos.

34À sa demande, je contacte sa s ur pour lui expliquer les démarches à entreprendre, elle choisit de ne pas donner suite : « Où est l'intérêt ? Il est gravement malade, on lui a dit qu'il n'avait aucune chance, je ne vois pas... » Parce qu'il est épuisé, mais aussi isolé, sans soutien, M. Criqui décède sans parvenir à recourir au droit à réparation. Se révèle alors la place essentielle qui revient à l'entourage dans l'accès au droit, quand la personne malade est affaiblie, vulnérable et dépendante, ou quand elle n'est plus [28]. Alors même que l'engagement dans le recours au droit nécessite de pouvoir mobiliser des ressources individuelles et collectives, l'irruption du cancer provoque au contraire un repli sur soi, afin de ne pas diluer l'énergie nécessaire (Vidal-Naquet, 2009), voire un isolement lié aux représentations négatives attachées à la maladie cancéreuse (Beck, Gautier, 2010).

La vie rétrécie : des priorités à redéfinir

35Pour les personnes qui bénéficient d'un répit dans les traitements, l'urgence est aussi à vivre sa vie, en redéfinissant ses priorités pour le temps qu'il reste et que l'on sait compté. M. Nestor a travaillé 35 ans comme formeur sur cuivre chez A., une entreprise de fabrication de moteurs et turbines. Son cancer a été diagnostiqué alors qu'il venait d'avoir 60 ans. Il m'explique pourquoi il ne désire pas s'engager plus avant dans l'accès au droit à réparation :

36

C'est vrai qu'A. est responsable et que mon patron, et dans le fond et dans la forme, ne nous a pas fait de cadeau. Mais moi, je me rends compte que la vie est courte, je ne l'ai pas vue passer. Quand je vois des gens autour de moi, je me dis que j'ai une chance extraordinaire, je peux encore faire pas mal de choses. Vous savez, j'ai beaucoup de collègues qui sont malades ou qui sont décédés. Dans mon malheur, moi j'ai eu de la chance, j'ai un poumon en moins mais je peux me déplacer. C'est dur, je vais vous dire franchement, je me force à marcher, à faire des choses mais parfois le poumon ne suit pas. Je vais m'en tenir là. Je ne sais pas, je ne suis peut-être pas un gros bagarreur, mais ce qui compte pour moi aujourd'hui ce sont mes petits-enfants. Je m'en occupe, ce sont mes rayons de soleil. Ma fille ne voulait plus me les donner, elle avait peur, je lui ai dit « si tu fais ça, c'est pas bien, tu ne peux pas faire ça ». Quand je verrai que ce n'est plus possible, je lui dirai, en attendant, c'est mon soleil.

37 Le recours au droit à réparation peut ainsi apparaître à contretemps d'un calendrier qui se resserre sur l'expérience de la maladie, de ses traitements, et sur la gestion de ses répercussions psychosociales, considérables (DREES, 2008).

La souillure de l'argent

38La notion même de « réparation » monétaire peut faire figure de provocation au regard de ce qui s'impose comme irréparable : la santé d'abord, puis la vie elle-même. Cette terminologie juridico-administrative est violente, à tout le moins déconcertante, pour qui vit l'épreuve de cette maladie.

39D'une façon générale, le rôle que peut jouer la perspective d'une indemnisation dans le recours au droit à réparation (moteur ou frein notamment) reste difficile à observer (Zelizer, 2005). L'irruption de la maladie grave et du décès ne sont pas sans conséquence sur l'équilibre du budget familial : si elle ne « répare » pas la perte d'un proche, l'indemnisation compense pour une part la perte d'un revenu et peut permettre d'éviter la vente de l'appartement ou de la maison ou l'interruption du financement des études entamées par les enfants. Pour autant, et même lorsqu'elle s'avère être le moteur de l'engagement dans les démarches de déclaration en maladie professionnelle, les propos des enquêtés témoignent le plus souvent d'une forte gêne, prenant appui sur deux types de registres : le souci de ne pas être assimilés à des « mendiants » et la culpabilité de « coûter à la sécu ». Illustrations de cette tension entre le sentiment d'avoir un droit et celui de demander l'aumône (Siblot, 2006), les formulations sont diverses, mais récurrentes :

40

« Je ne suis pas un chasseur de primes, mais ma femme a une petite retraite, elle s'est occupée des enfants. » (M. Lorcy) « Ce n'est pas pour moi, mais si je peux faire plaisir à mes petits-enfants... » (M. Thil) « La rente, ça ne va rien changer, il n'en a plus pour longtemps. Mais ça pourrait nous aider à vivre mieux ses derniers mois. » (Mme Michelot) « Papa est reconnu. Le plus important, c'est qu'il soit en forme mais la rente va lui offrir un peu de confort pour sa retraite. » (Mme Vastine)

41Pour ceux qui se sont construits sur la « fierté de n'avoir jamais gratté », de ne devoir leurs revenus qu'à leur travail « et à personne d'autre », de n'avoir « rien coûté à la société », la possibilité de cette rente vient brouiller leurs représentations et menace d'entacher un parcours de vie qu'ils ont souhaité irréprochable. Elle entre en tension avec l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et avec leur propre échelle de valeurs. Les propos de Mme Grassi sont à cet égard révélateurs. Son mari est décédé d'un cancer broncho-pulmonaire, en août 2009, à l'âge de 53 ans, cinq mois à peine après que la maladie a été diagnostiquée. Durant toute sa carrière d'ajusteur, il avait été exposé aux huiles de coupe, mais aussi aux poussières métalliques, aux solvants chlorés, aux fumées de soudage... Ce travail, il l'avait exercé pendant 31 ans, avant d'être licencié suite à la délocalisation en Roumanie de la dernière entreprise dont il était salarié. Il avait connu ensuite 18 mois de chômage, puis trois contrats aidés (CAE), de six mois chacun, avant que le cancer ne se déclare. Dans l'entretien qu'il avait accordé à mes collègues, il s'inquiétait de sa précarité et se demandait comment « tenir » jusqu'à sa retraite. Quand je contacte sa femme, elle m'explique les difficultés qu'elle rencontre dans la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle et conclut notre échange par :

42

C'est bien qu'il y ait des associations pour défendre l'ouvrier. Mon mari, il disait toujours : « Laisse tomber ». Je lui disais : « Non, ce n'est pas une question de gratter ». Il a toujours bossé, il n'a jamais profité de la Sécu. On en veut un peu à la société après une histoire comme ça. Un homme qui gagnait 2 200 euros, se retrouver avec 1 000 euros à 50 ans, c'est humiliant. On a honte de demander. C'était un Italien, donc assez fier. Je lui disais : « C'est pas la question de gratter ! »

43Mme Grassi a accompagné son mari dans le cancer, mais aussi dans le parcours « humiliant » du « travailleur sans travail » qui l'a précédé : le chômage, puis les petits contrats, vécus comme une déchéance professionnelle. Elle rend compte de leurs échanges dans leur couple, de leur opposition autour de cette représentation de la « déclaration » : selon elle, une démarche pour la reconnaissance de la maladie, mais aussi pour celle du travail accompli, de l'effort fourni par « l'ouvrier » ; selon lui, la honte de « gratter », de devenir un « assisté ».

44 Le recours au droit à réparation peut également sembler à certains patients, déjà pris en charge à 100 % par l'Assurance maladie au titre des affections longue durée (ALD), totalement déplacé au regard de l'état de déficit de cet organisme. Mme Blain (69 ans) m'appelle ainsi pour m'informer du nouveau traitement que son pneumologue vient de lui prescrire. Elle me dit son inquiétude, voudrait savoir si cette nouvelle prescription représente une aggravation de son état ou au contraire une amélioration :

45

J'ai bien lu la notice, c'est écrit que c'est pour les [cancers à] grandes cellules et pas les petites. Je ne comprends pas tout. Ça a coûté 2 300 euros, 30 cachets, 30 jours. Mon fils m'a dit : « Tu serais aux États-Unis, tu ne pourrais pas te soigner ».

46Conscients du coût élevé de leurs soins, certains patients mesurent à ce moment tout le bénéfice du système français de protection sociale, tout en mesurant l'impact financier de leur maladie. Parce qu'ils ignorent l'existence au sein de l'Assurance maladie d'une branche et d'un financement spécifiques, propres aux maladies professionnelles, certains d'entre eux entendent se montrer responsables et faire preuve de « citoyenneté », comme Antoine Rode a également pu l'observer dans les dynamiques du non-recours aux soins (Rode, 2010). A contrario, l'accès à cette information et la découverte des enjeux collectifs du recours au droit à réparation apparaissent, au fil de mon enquête, moteur de l'engagement dans la déclaration : saisi dans ses spécificités, ce droit n'est alors plus confondu avec les dispositifs d'aide sociale, souvent synonymes de disqualification sociale.

III. Accéder au droit

47L'engagement dans le recours au droit à réparation, on l'a vu, nécessite de connaître l'existence de ce droit et de s'y savoir éligible, repose sur l'état de santé des patients, le soutien de leur entourage et dépend enfin de choix de vie qui souvent se redéfinissent dans le cadre de la maladie grave, notamment lorsque la mort devient une réalité tangible. Ce n'est qu'à condition de prendre sens pour la personne et/ou pour son entourage qu'il peut alors avoir lieu.

48 Les rapports administratifs précités, s'ils évoquent la « complexité de la procédure » et qualifient ces parcours de « parcours du combattant » ­ une terminologie empruntée aux associations de victimes ­ ne disent rien de l'importance et de la nature des obstacles et des chausse-trappes rencontrés par les requérants et/ou leur entourage. Ces difficultés d'accès au droit reposent sur les ressources et les comportements individuels des requérants et de leur famille face à la procédure d'instruction mais aussi sur ce qui se joue dans les coulisses de l'instruction, pour eux inaccessibles. À défaut de pouvoir présenter ici de façon exhaustive la « boîte noire » de l'instruction en maladie professionnelle, on montrera ici les principales sources d'obstacles à l'accès au droit à réparation, à partir du point de vue des requérants et de leurs expériences.

La construction du dossier

49L'accès au droit à réparation passe d'abord par la possibilité de constituer un dossier de déclaration en maladie professionnelle. De prime abord et tel que c'est présenté sur tous les sites et guides institutionnels [29], il apparaît que les pièces à fournir sont de deux types, médicales et administratives, à l'appui d'un formulaire à remplir.

50D'une part, il faut apporter la « preuve » de sa maladie, sous la forme d'un certificat médical spécifique (Certificat médical initial en « maladie professionnelle ») rédigé par un médecin. En dehors de quelques dispositifs spécifiques, comme celui du Giscop93, et quand bien même ils en ont l'obligation légale, très peu de médecins y satisfont pour toute une série de motifs déjà documentée : d'une part, les lacunes dans leur formation, le droit à réparation n'occupant que quelques heures sur 7 années d'études, d'autre part, la culture professionnelle dominante qui accorde plus de place aux facteurs individuels (le tabagisme notamment), mais aussi leur frilosité à s'éloigner de leur c ur de métier, le médical, quand par ailleurs leur temps est compté dans l'administration des soins (Brisacier, 2008). S'y ajoute la pression de plus en plus forte des employeurs qui aboutit notamment à la convocation de plusieurs médecins devant le Conseil de l'Ordre (Cahiers SMT, 2013) et joue un vrai rôle d'intimidation [30].

51D'autre part, il faut apporter les « preuves » de son activité professionnelle, certificats de travail et/ou fiches de paye. Certaines personnes encore en activité ne peuvent les produire, notamment pour des raisons de nomadisme résidentiel. Quant aux retraités, ils sont nombreux à s'être débarrassés de ces pièces, une fois le montant de leur retraite établi, et sur les conseils même des agents d'une autre branche de la Sécurité sociale, la branche vieillesse.

52Ces premiers obstacles sont souvent source d'un profond découragement quand ils ne déterminent pas aussi l'issue de l'instruction. Mme Vastine, 33 ans, s'occupe des démarches de son père, originaire d'ex-Yougoslavie et maçon durant 40 ans sur les chantiers de BTP, « parce qu'il ne sait pas se débrouiller dans les papiers ». Elle me confie son inquiétude :

53

C'est très difficile de rassembler tous les papiers. Je pensais que c'était très simple, mais apparemment non. J'ai demandé à la caisse de retraite un relevé de carrière, mais [l'inspectrice de la CPAM] me dit que ça ne suffit pas. Que si elle n'a pas plus de pièces, elle mettra le dossier sans suite. Je ne comprends pas. Mon père a travaillé pour Fage, ça existe encore non ? ! J'ai vu un panneau devant un chantier. [...] Papa, il a toujours vécu au jour le jour. Au point qu'aujourd'hui, après avoir bossé toute sa vie, on vit aux HLM. Une fiche de paie, c'était comme un ticket de caisse, il ne voyait pas l'intérêt de les garder. Ma mère, elle venait du fin fond de la Yougo, elle parlait pas français. Alors quand on lui demande toutes ses pièces...

54Dans le cas de M. Tordjmann, ce sont dix ans de son activité professionnelle ­ et d'exposition aux cancérogènes ­ qui n'ont pas été pris en compte dans l'instruction de son dossier parce que son relevé de carrière, en face de ces périodes de travail, ne mentionnait pas les noms des entreprises mais seulement « activités salariées » ou « employeurs multiples ». Finalement, et alors même qu'il a effectivement travaillé durant ces années et que les traces de cette activité existent dans d'autres administrations, sa demande s'est conclue par un refus de reconnaissance pour « durée d'exposition insuffisante ».

Une gestion déshumanisée

55L'accès au droit à réparation repose ensuite sur les capacités du requérant et/ou de son entourage à suivre la procédure, à en comprendre les différentes étapes, leurs enjeux. Il apparaît rapidement que les termes et les formes de l'échange avec l'organisme instructeur contribuent en eux-mêmes à brouiller la compréhension des requérants et peuvent d'emblée représenter une barrière à l'accès au droit. Ces mécanismes ont déjà été analysés dans le cas des prestations sociales (Catrice-Lorey, 1976). Ils prennent un relief tout à fait particulier dans ce contexte de maladie grave, dont l'origine serait professionnelle : il ne s'agit alors pas d'une demande d'aide mais de la demande d'une réparation/reconnaissance du préjudice subi.

56Les principales interactions entre les requérants et la CPAM ont lieu par courrier. La simple lecture des signatures figurant sur les lettres peut être source de déstabilisation : « C'était toujours Bernadette jusqu'à présent, là c'est Chantal qui signe, je ne comprends pas. » « Ce n'est jamais la même personne qui signe, je ne sais pas comment ils font pour s'y retrouver ensuite. » « Ce n'est plus la même personne qui suit mon dossier, je vais devoir tout recommencer. » Loin d'être anecdotique, cette valse des signatures peut renforcer l'inquiétude de certains patients et leur sentiment de vulnérabilité.

57 Mme Chamoux s'est engagée dans la démarche de déclaration de la maladie de son mari avec la certitude, au regard de ses compétences professionnelles, de pouvoir maîtriser la procédure. Au terme de plusieurs « incidents » avec la CPAM, elle me fait part de son courroux :

58

Je suis assistante commerciale de formation, les difficultés ne me font pas peur, mais quand il faut tout répéter dans tous les sens, c'est tuant. On ne tombe jamais sur le même interlocuteur. Vous allez rigoler, le nom de mon dernier correspondant, c'était Jean Violette. Vous y croyez-vous ? Ils doivent les inventer les noms. [...] Je crois que j'ai eu 4 noms différents. C'est pénible et c'est pas drôle. Il n'y a plus d'humain, on nous traite comme des numéros.

59Le cheminement du parcours en réparation est rythmé par des étapes de procédure, légalement définies, qui se matérialisent pour la plupart sous forme de lettre type élaborées à l'échelle nationale. Le contenu de ces lettres, construit en référence aux articles du code de la Sécurité sociale, ne permet pas aux requérants de saisir les enjeux spécifiques de chacune de ces étapes ni d'identifier leur éventuelle marge de manœuvre. Au contraire, mis à distance par cette terminologie juridique qui ne prend pas sens pour eux, victimes « d'illettrisme administratif » (Dardy, 1988), ils ne peuvent que subir le temps de l'instruction, tout comme son aboutissement, sans pouvoir intervenir pour infléchir le cours des événements.

60Alors que leur situation mériterait un accompagnement spécifique, les requérants et leur famille subissent, tout comme les autres assurés mais de façon exacerbée, les impacts de la « modernisation » en vigueur dans nombre d'administrations, qui se traduit notamment par la dématérialisation de nombreuses procédures et la fermeture des points d'accueil au public. Ils n'ont alors d'autres choix que de se tourner vers le 3646, numéro unique sur toute la France, pour joindre une plateforme téléphonique au sein de laquelle des téléconseillers, au c ur de fortes contraintes (pression sur le temps de réponse notamment) et parce qu'ils ignorent les spécificités de la pathologie cancéreuse et du droit à réparation en maladie professionnelle, n'ont pas les compétences ni l'empathie nécessaire pour y répondre.

61 Déshumanisé, ce mode de gestion entre en conflit avec la gravité de leur situation. Sauf à pouvoir se tourner vers un tiers, une association de défense des victimes ou une permanence syndicale, en mesure de traduire et de décrypter le déroulement de la procédure, les requérants et/ou leur famille doivent affronter seuls « l'épreuve » du parcours de réparation (Gayet-Viaud, 2012). Déjà fragilisés par l'irruption du cancer, certains préfèrent alors abandonner leurs démarches plutôt que de se confronter à ce qu'ils ressentent comme des humiliations : l'hypothétique perspective d'une rente de réparation peut ne pas faire le poids face à un traitement dégradant. Leur individualité même n'étant pas reconnue, ils peinent à croire qu'ils obtiendront la reconnaissance du caractère professionnel de leur cancer.

L'opacité des règles du jeu pour les requérants

62Par ailleurs, en déposant leur dossier auprès de l'assurance maladie, les requérants ne soupçonnent pas ce qui se joue dans les coulisses de l'instruction et sont nombreux, au contraire, à envisager leur déclaration en maladie professionnelle comme une simple formalité administrative, à l'égal d'une demande d'allocations.

63 Âgé de 68 ans, M. Humez est atteint d'un cancer de la plèvre (mésothéliome). Il a commencé à travailler à 14 ans et, sans qualification, a enchaîné plusieurs contrats jusqu'à sa retraite (mécanicien, plombier-chauffagiste, ouvrier polyvalent en bâtiment, poseur de sols) qui, tous, l'ont exposé à l'amiante. Son pneumologue lui a alors rédigé un certificat médical (en maladie professionnelle). Lorsque j'explique à sa femme que le certificat médical remis par le médecin n'est qu'une étape, qu'il lui revient de déposer un dossier de demande de reconnaissance en maladie professionnelle, que l'instruction se déroulera sur plusieurs mois et que c'est la Caisse qui décidera d'accepter ou de refuser le caractère professionnel de la maladie de son mari, elle me fait part de sa perplexité :

64

N'importe comment, avec tout ce qu'il a et tout ce que les médecins ont écrit, je ne vois pas comment on pourrait faire plus. Si ça ne leur suffit pas, alors on se bat contre un mur. Je ne suis pas compétente, je ne peux pas prouver que les médecins ont tort ou raison. C'est eux qui nous l'ont dit que c'était le travail, ce n'est pas nous qui y avons pensé tout seuls.

65Ainsi, et parce que l'intitulé du certificat médical rédigé par leur médecin [31] le laisse penser ­ « certificat médical initial en maladie professionnelle » ­, les requérants ne mesurent pas combien la reconnaissance en maladie professionnelle est en fait « un enjeu de lutte » (Lenoir, 1980). Ils peuvent ainsi essuyer des refus de reconnaissance qui ne témoignent en rien de l'(in)validité de leur dossier mais davantage de conflits de normes et de positions. Le cas de M. Mourida l'illustre bien. Terrassier, mineur et puisatier durant plus de 30 ans, exposé durant toutes ces années à la silice, M. Mourida a développé un cancer broncho-pulmonaire dont il est décédé 4 mois après son diagnostic. Au terme de l'instruction du dossier de déclaration, sa famille reçoit un « refus de prise en charge au titre de la législation sur les maladies professionnelles », au motif que « les conditions médicales prévues ne sont pas remplies ». À y regarder de près, la maladie de M. Mourida correspondait pourtant exactement à tous les critères exigés pour être reconnue en maladie professionnelle sur le tableau 25, mais son médecin hospitalier, au moment de rédiger son certificat médical, a inscrit sa maladie comme elle se nomme à la place de clinicien qui est la sienne : « adénocarcinome broncho pulmonaire avec lésions silicotiques » en lieu et place de la désignation médico-administratives inscrite sur le tableau de maladie professionnelle, « cancer broncho-pulmonaire associé à des lésions silicotiques ».

66 Faute de pouvoir soupçonner ces conflits qui opposent le médecin-conseil de la Caisse au médecin clinicien, sa famille n'a pas maîtrisé les moyens de contester. La reconnaissance de la responsabilité du travail dans le décès de leur mari, père et grand-père ne leur a pas été accordée. Elle ne pouvait pas imaginer que l'aboutissement du dossier reposait notamment sur les compétences de leur médecin en matière de droit à réparation, sur sa capacité à basculer de sa terminologie usuelle médicale à une terminologie davantage administrative et technique, sur sa sensibilité et de son implication morale pour faciliter l'accès au droit des patients et satisfaire aux subtilités médico-administratives.

Un espace non dit de conflictualité

67Se donne ainsi à voir toute l'ambiguïté du droit à réparation qui place la victime au c ur d'une démarche dont les prémices, tout comme l'aboutissement, dépendent de nombreux acteurs et logiques sociales sur lesquels elle n'est pas en mesure de peser. En transmettant son dossier à la CPAM, elle ne peut en effet soupçonner le nombre d'acteurs concernés, les rapports de force qui s'y jouent, leurs temporalités. Le déroulement de l'instruction dépend de plusieurs services au sein de la Caisse, aux lignes hiérarchiques différenciées. À chacune des étapes de l'instruction peuvent survenir des événements qui pèseront sur l'aboutissement du dossier. Les techniciens en charge de l'instruction administrative exercent par eux-mêmes un travail de qualification des maladies en « maladie professionnelle » qui n'est pas le simple résultat de l'application stricte d'une règle mais se nourrit d'arrangements et d'ajustements en lien avec leur personnalité individuelle et collective (Munoz, 2002).

68 Mais surtout, l'instruction se déroule dans un espace non-dit d'une intense conflictualité : en transmettant son dossier de déclaration à l'Assurance maladie, le requérant ne sait pas qu'il entre ainsi en conflit avec un adversaire ­ son ou ses anciens employeurs ­ qui va déployer astuces et stratégies pour que la maladie ne soit pas reconnue et échapper ainsi à son financement dans un rapport de force très inégal [32]. Ignorant les termes de la « bataille » et les forces en présence, le requérant se situe alors hors « jeu », sans possibilité d'identifier sa marge de manœuvre et donc de contester un éventuel refus de reconnaissance. Le non-recours au droit à la reconnaissance des cancers d'origine professionnelle se nourrit de cette opacité. Les fortes disparités dans les taux de reconnaissance d'une caisse à l'autre (de 8 % à 80 % selon les pathologies) selon les départements (Sénat, 2012), les acteurs et les forces en présence, en sont l'une des illustrations.

Conclusion

69En analysant les perceptions et les pratiques du droit à réparation par des personnes atteintes de cancer, il apparaît que la « sous-déclaration » ne peut se résumer à la simple non-demande de reconnaissance en maladie professionnelle. Faute de « prêter l'oreille à l'inaudible » (Mazet, 2010) et d'interroger les facteurs de (non) recours au droit, dans leur diversité, les acteurs de la santé au travail et, en premier lieu, les pouvoirs publics restent sourds à ce qui peut faire obstacle à l'accès au droit à réparation : le contexte (de maladie), les priorités (de vie) des requérants, leurs impossibilités à reconstituer leur parcours d'exposition aux cancérogènes (pas de mémoire institutionnalisée des expositions), les obstacles institutionnels qu'ils doivent affronter et la violence que peut représenter la reconnaissance en maladie professionnelle quand elle est réduite à sa forme indemnitaire.

70Faire reconnaître son cancer en maladie professionnelle représente un coût pour le requérant et sa famille que l'obtention de la rente ne peut soulager. Obtenir « réparation », c'est obtenir confirmation que son activité professionnelle est bien à l'origine de cette maladie, celle-là même qui avait pu faire sens dans sa vie, apporter promesses d'avenir et confort matériel, épanouissement et légitimité sociale (Castel, 1995). C'est aussi prendre conscience que la mort par le travail semble socialement acceptée, puisque réduite à une formalité d'assurance dans le cadre d'une législation spécifique. À l'état de sidération causé par l'annonce du cancer (Bataille, 2003), se superpose alors celui causé par la découverte de cette acceptation sociale d'une possibilité de mourir de son travail.

71Sauf à le relier fortement à la prévention des risques cancérogènes au travail (voir encadré 1) et à lui redonner un sens et une forme collective, le droit à réparation, enserré dans une gestion de type assurantielle de dossiers individuels, ne semble pas répondre aux besoins de reconnaissance des malades du travail et à leur famille ni aux impératifs de protection de la santé au travail.

Bibliographie

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  • ZELIZER V., 2005« Intimité et économie », Terrain 45, p.

Notes

  • [1]
    355 000 nouveaux cas en 2012, soit deux fois plus qu'en 1980 (données de l'Institut national du cancer/INCA).
  • [2]
    Les ouvriers décèdent ainsi trois fois plus d'un cancer du poumon que les cadres et la moitié de ces différences sociales de mortalité dans les pays industrialisés s'expliquerait par les facteurs professionnels. Il en est de même pour le cancer de la vessie (Imbernon, 2003).
  • [3]
    C'est-à-dire, entre 4 à 8,5 % des nouveaux cas de cancers. Ces estimations reposent sur des calculs complexes construits sur la base d'études épidémiologiques qui déterminent parmi les nouveaux cas de cancer des « fractions attribuables » à des facteurs d'origine professionnelle. Je reprends ces données sans ignorer les controverses dont elles font l'objet, parce qu'elles illustrent bien, du point de vue même des pouvoirs publics (cf. le dernier Plan cancer), le décalage entre le nombre de cancers qui seraient potentiellement d'origine professionnelle et le nombre de cancers effectivement reconnus comme tels par l'Assurance maladie.
  • [4]
    Pour les plus anciens : Bulh-Lambert Jacqueline, Rapport Travail, santé, prévention, Mission de la Sécurité sociale, ministère des Affaires sociales, juillet 1982.
  • [5]
    Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014 (no 1412), Tome V, accidents du travail-maladies professionnelles, 17 octobre 2013.
  • [6]
    Code de la Sécurité sociale, art L 461-1.
  • [7]
    Il existe 22 tableaux qui concernent les cancers, selon leur localisation (sinus, poumon, vessie, etc.) et selon le cancérogène en cause (il n'existe pas de tableau qui tienne compte de la polyexposition). Depuis 1993, il est également possible de déclarer sa maladie si elle n'existe pas dans un tableau de maladie professionnelle ou si elle ne répond pas à tous les critères d'un tableau ; le dossier sera alors instruit par un Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), c'est-à-dire un collège de trois médecins.
  • [8]
    Sur cet aspect, se reporter à l'article de Cécile Durand et Nathalie Ferré (Durand C., Ferré N., 2014).
  • [9]
    Cet article prend appui sur une « recherche interventionnelle visant à réduire les inégalités sociales face à la reconnaissances des cancers d'origine professionnelle », financée par l'Institut national du cancer (INCA) (2011-2014) et bénéficiant d'un partenariat avec l'Assurance maladie de Seine-Saint-Denis et avec un cabinet d'avocats spécialisés dans la défense des victimes du travail. Je remercie toutes les personnes qui, par leurs encouragements et/ou leur relecture critique, ont permis à cet article de voir le jour : Emmanuel Henry, Claire Guérin, Nicolas Hatzfeld, Arzhelenn Le Diguerher, Katherine Lippel, Pascal Marichalar, Pierre Mazet, Zoé Rollin, Josette Roudaire, Annie Thébaud-Mony et les relecteurs anonymes de Sociétés contemporaines.
  • [10]
    Le choix est voulu dans cet article d'employer les termes, non pas de « victimes », mais de « patients », de « personnes » ou encore de « requérants ». C'est au moment où les personnes venaient d'apprendre qu'elles étaient atteintes d'un cancer, qu'elles sont entrées en lien avec le Giscop. Elles ne s'identifient alors pas (ou pas encore) à des victimes d'un préjudice ou d'une injustice.
  • [11]
    La moindre représentation des femmes dans cette enquête est liée, d'une part, aux caractéristiques de cette pathologie, dont l'incidence est moindre pour les femmes que pour les hommes et, d'autre part, aux caractéristiques du système de réparation qui méconnaît des situations d'exposition aux cancérogènes qui seraient spécifiquement féminines. Je n'aborderai pas cette dimension dans cet article qui relève par ailleurs des recherches doctorales de mes collègues du Giscop93, Michèle Paiva et Charles-Olivier Betansedi.
  • [12]
    À l'inverse des travaux dont les analyses se fondent sur les écarts entre le nombre de requérants et le nombre de dossiers reconnus en maladie professionnelle, comme par exemple les études épidémiologiques citées en introduction et notamment Gisquet, 2011.
  • [13]
    Le délai pour déclarer auprès de la CPAM est de deux ans après l'établissement du certificat médical qui fait le lien entre la maladie et le travail. Un nouveau délai de deux ans peut courir après le décès : on comprend que durant cette période, tout une série d'événements peuvent intervenir qui facilitent ou empêchent l'engagement dans la démarche de recours au droit.
  • [14]
    Dès le milieu des années 1970, Antoinette Catrice-Lorey en rend compte dans ses travaux sur les « Inégalités d'accès aux systèmes de protection sociale et pauvreté culturelle » (Catrice-Lorey, 1976).
  • [15]
    Alors qu'elle se trouvait au début de mon enquête au premier niveau sur le site de l'Assurance maladie, la rubrique « maladie professionnelle » est maintenant reléguée au troisième niveau et n'est accessible qu'au terme d'un véritable jeu de pistes : Vous êtes assurés-> droits et démarches-> par situation médicale-> en cas de maladie professionnelle-> comment déclarer votre maladie professionnelle. Sur www.ameli.fr/assures/droits-et-demarches/par-situation-medicale/en-cas-de-maladie-professionnelle/maladie-professionnelle-etes-vous-assure.php (consulté le 20 juillet 2014).
  • [16]
    Jean-Paul Teissonnière, propos recueillis par Clémence Druilhe le 13 février 2009, European Trade Union Institute. Avocat spécialisé dans la défense des victimes du travail, il est à l'origine de nombreuses jurisprudences en matière de réparation des maladies professionnelles et notamment, dans le cas des procédures en faute inexcusable de l'employeur, de « l'obligation de sécurité de résultat » (et non plus de moyen) incombant à l'employeur en matière de santé et de sécurité des salariés (arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2002).
  • [17]
    Comme l'appelait les industriels au siècle dernier, pour ses multiples « vertus », ignifuges et d'isolant acoustique notamment.
  • [18]
    Ce constat a aussi été observé en amont de l'accompagnement au recours au droit, à l'étape des entretiens de reconstitution des parcours professionnels par Flaviene Lanna, enquêtrice en charge de ces entretiens au sein du Giscop93. Voir Lanna, 2013.
  • [19]
    Par respect pour leur anonymat, les noms des personnes citées dans cet article ont été modifiés.
  • [20]
    Maçon spécialisé qui réalise des moules, le plus souvent en éléments de bois, dans lesquels est ensuite coulé le béton armé.
  • [21]
    Il en décédera 27 mois plus tard.
  • [22]
    Voir http://andeva.free.fr/expositions/gt_expos_produits.htm
  • [23]
    Une situation rare : lorsque des fibres d'amiante ou de silice inhalées se déposent dans les membranes pulmonaires, il est parfois possible de les identifier, en cas de biopsies ou autres prélèvements, par examen des échantillons au microscope, quand elles n'ont pas été éliminées naturellement. Ce n'est pas le cas pour les autres cancérogènes qui ne laissent, eux, aucune signature spécifique.
  • [24]
    Dans l'introduction à sa brochure « Amiante, les produits, les fournisseurs », l'INRS précise que l'édition 2009 de cette liste se veut « aussi complète que possible » et qu'elle ne sera complétée qu'à condition que « suffisamment d'éléments nouveaux » soient mis à sa disposition. À la ligne Perrenatorwerk©, il est inscrit « amiante jusqu'en 1983 », suivi d'un astérisque qui renvoie à cette mention « non renseignée après cette date ». L'absence d'information ne signifie pas que l'amiante ait disparu de la composition de ce mastic, mais seulement qu'il manque l'information pour le savoir... Celle-ci provient des fabricants, est-il précisé.
  • [25]
    Dans un récent documentaire de Emmanuel Roy, La Part du Feu (2013), une architecte « chasseuse d'amiante », Sylvie Zannotti, explique ainsi que ce minéral « a été ajouté dans la colle, le plâtre, la peinture, le mastic, les dalles de sols, les ragréages, le fibrociment et de nombreux matériaux, certains fils électriques, les colles de plinthe, les colles de carrelage, ça a été mis partout... J'ai encore des surprises tous les jours, je trouve des matériaux que je ne pensais pas amiantés et qui en fait le sont. »
  • [26]
    Pour exemple, www.tremco-illbruck.fr/produits/02864_index.html (Consulté le 4 février 2014).
  • [27]
    Les répits entre deux chimiothérapies donnent dans nos échanges l'occasion de récits d'intenses fatigues, doublées de douleurs, de métamorphoses corporelles, d'une profonde anxiété.
  • [28]
    Face à un cancer broncho-pulmonaire, chaque jour compte et la durée de vie des patients que j'ai pu accompagner dans leurs démarches en témoigne : près de la moitié d'entre eux sont décédés dans les 9 mois qui ont suivi leur diagnostic, seuls 9 % d'entre eux sont encore en vie 3 ans plus tard.
  • [29]
    L'expérience des permanences spécialisées dans l'accompagnement des victimes démontre que ces pièces ne suffisent pas, dans la plupart des cas, pour garantir l'aboutissement d'un dossier.
  • [30]
    Ces plaintes pour « violation du code de déontologie » par l'établissement de « certificat de complaisance » ont abouti, ces deux dernières années, à la convocation de plusieurs médecins devant le Conseil de l'Ordre (Adam Patrick, 2015).
  • [31]
    S'ils certifient l'existence d'une maladie, les médecins ne peuvent pour autant certifier l'origine professionnelle, ils ne font que la supposer et c'est à la CPAM, au terme d'une enquête médicale et administrative de se prononcer, sous la responsabilité principale du médecin conseil de la Caisse.
  • [32]
    Des cabinets de juristes s'en sont fait une spécialité, proposant leurs services aux employeurs pour éviter que les maladies liées au travail soient reconnues en maladie professionnelle par l'Assurance maladie. Dans sa thèse consacrée aux Comités d'hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), Sonia Granaux présente ainsi une brochure destinée aux cadres d'une entreprise de la chimie intitulée « procédure à suivre en cas de déclaration en maladie professionnelle » et qui vise à empêcher la reconnaissance de ces maladies (Granaux, 2011).
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