Notes
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[1]
Sur l'origine de ces dossiers, voir l'encadré méthodologique. Pour un récapitulatif des caractéristiques des procédures, de leurs protagonistes et des exploitations concernées, voir l'annexe.
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[2]
En 1970, 7 % des épouses actives déclaraient exercer une activité professionnelle non-agricole ; en 1979, elles étaient 14 % ; en 1988, 30 % (et 51 % chez les moins de 35 ans) (Barthez, 1993). Le dernier recensement de l'agriculture, en 2000, confirme la poursuite de cette tendance : 40 % des couples concernés comprennent un ou une conjointe active dans un secteur non-agricole. C'est le cas de deux tiers des jeunes ménages (Rattin, 2002).
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[3]
La prestation compensatoire consiste en un versement, généralement forfaitaire et plus rarement sous forme de pension, d'une somme « destinée à compenser, autant qu'il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives » des époux (art. 270 du nouveau code de procédure civile). Le juge en décide à la fin de la procédure, dans le jugement de divorce (dit « jugement sur le fond ») qui entérine la dissolution du mariage et règle notamment et définitivement les aspects patrimoniaux de la séparation.
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[4]
Cette audience marque la première étape des divorces contentieux. Elle débouche sur la rédaction par le JAF d'une ordonnance de non-conciliation qui fixe les mesures provisoires valables pendant le temps de la procédure concernant l'attribution du domicile conjugal, la prise en charge des enfants et la fixation de pensions alimentaires.
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[5]
Durant la procédure, les ex-conjoints sont encore légalement mariés et donc considérés solidaires économiquement. Le juge peut ainsi décider du versement d'une pension « au titre du devoir de secours » visant à garantir un certain niveau de vie au conjoint le moins aisé.
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[6]
Elle déclare 120 000 e de patrimoine financier en propre et son ex-mari la soupçonne de ne pas déclarer des placements à l'étranger.
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[7]
Sur les inégalités face à la justice et les modalités socialement différenciées de recours au droit, voir : Droit et société (2013). Sur les inégalités de classe et de genre face à la justice familiale : Collectif Onze (2013).
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[8]
On pourra remarquer que la question du démantèlement des entreprises conjugales se pose à d'autres activités indépendantes dans lesquelles l'activité de couple est primordiale (Bertaux-Wiame, 1982 sur le cas des boulangers ; Zarca, 1986 sur les artisans ; Frau, 2012 sur les buralistes).
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[9]
Annie Dufour et Christophe Giraud comptabilisent ici les situations où la conjointe déclare un mi-temps ou plus dans l'exploitation, quel que soit son statut. La faiblesse de cette proportion s'explique par l'importance du nombre de chefs d'exploitations célibataires (plus d'un quart des exploitations) et de conjointes qui ne déclarent pas d'activité (17 %). La population des conjoints actifs sur l'exploitation, tous statuts confondus, a fortement régressé passant de deux sur trois en 1988 à la moitié seulement en 2000 (Rattin, 2002).
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[10]
Il faut cependant nuancer ce constat : en cas de divorce par consentement mutuel, la procédure est beaucoup plus courte que dans un divorce contentieux (3 mois contre plus de deux ans en moyenne), ce qui réduit les possibilités d'observer le devenir de l'exploitation dans le long terme.
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[11]
GAEC : Groupement agricole d'exploitation en commun. Forme de société civile en agriculture, historiquement la plus ancienne (1962) qui a la particularité que les associés apporteurs en capital (de 2 à 10) restent ou deviennent chefs d'exploitation et bénéficient du statut d'agriculteur du point de vue économique, social et fiscal.
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[12]
Dans l'ensemble des dossiers rencontrés, quand l'information est disponible, la valeur des parts de GAEC ou d'EARL a augmenté pendant la durée du mariage.
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[13]
En 2007, on récence 70 000 EARL, 40 000 GAEC et 37 000 autres sociétés agricoles, soit en tout environ un tiers de l'ensemble des exploitations agricoles en France. Elles ne représentaient qu'1 % des exploitations en 1970 (Rattin, 2007).
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[14]
Dans l'Enquête foncière de 1992, seulement 6 % des couples mariés comprenant au moins un agriculteur avaient opté pour un contrat de séparation des biens, mais c'était le cas en revanche de 14 % des couples dont le chef d'exploitation masculin était âgé de moins de 36 ans. En 2004, selon l'enquête Patrimoine de l'Insee, 9 % des couples comprenant un agriculteur ont opté pour un régime matrimonial de séparation des biens et 5 % sont en union libre. 14 % des couples pratiquent donc de fait une séparation de leurs biens. C'est le cas de 29 % des couples dont le chef d'exploitation est âgé de moins de 50 ans (18 % sont mariés selon un régime de séparation de biens, 11 % sont en union libre).
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[15]
Voir par exemple, récemment, le compte rendu du congrès de l'Association française de droit rural réalisé dans l'hebdomadaire La France agricole : « Statut matrimonial et entrepreneurial. Les couples d'agriculteurs doivent être vigilants », publié le 17 octobre 2012.
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[16]
Nous avons montré ailleurs à partir des données de l'enquête Patrimoine 2004 de l'INSEE que le régime de la séparation de biens est davantage le fait de conjoints bien dotés en capitaux économiques et culturels, qu'il participe d'une logique de préservation et de transmission du patrimoine dans une lignée (puisqu'il est plus fréquemment pratiqués par des individus dont les parents étaient eux-mêmes bien dotés en patrimoine et s'étaient mariés en séparation de biens), et qu'il est plus fréquent dans les couples dans lesquels l'un détient davantage de capitaux que l'autre ou dont l'homme est plus âgé que la femme (Gollac, 2011, p. 575-580).
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[17]
La reprise en gendre consiste en la transmission d'une exploitation du beau-père à son gendre, le plus souvent en cas d'absence d'héritier masculin.
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[18]
Le mariage et la vie en couple constituent d'ailleurs pour les banquiers des signaux positifs pour accorder un crédit, en particulier lorsque les deux conjoints sont actifs et donc mobilisés autour du remboursement du prêt (Houdré, 2008 ; Lazarus, 2012).
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[19]
Le mariage entraîne mécaniquement la solidarité des époux face aux dettes qu'ils contractent pendant le mariage. Cette solidarité n'est pas levée par la séparation. Cette situation juridique maintient ainsi des formes de solidarité financière, parfois difficilement soutenables matériellement et psychologiquement, entre ex-conjoints (Lacan, 2006).
1Longtemps, les pratiques familiales des agriculteurs ont été considérées comme conservatrices, à l'abri notamment de l'augmentation des ruptures conjugales, tant les coûts d'une séparation pour les exploitations familiales et, par ricochet, pour chacun des deux partenaires y paraissaient dissuasifs (Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984). De fait, au début des années 2000, lorsqu'ils se mettent en couple, les agriculteurs et les agricultrices se marient davantage, divorcent moins et, quand ils sont en union libre, se séparent moins que les hommes et les femmes appartenant à toutes les autres catégories socioprofessionnelles (Vanderschelden, 2006). Pourtant, les groupes sociaux agricoles ne sont pas à l'abri des transformations des pratiques conjugales contemporaines : les jeunes générations vivent davantage en union libre que leurs aînées et ont plus souvent rompu leur première union que ces dernières. Le développement du travail salarié féminin « à l'extérieur » des exploitations ou encore l'accroissement des régimes matrimoniaux séparatistes et de l'union libre permettent d'anticiper les risques des séparations conjugales, en présence d'une entreprise familiale qui constitue l'assise d'un statut social qu'il s'agit aussi de transmettre (Bessière, 2008).
2Si les ruptures d'union présentent bien des enjeux spécifiques pour les agriculteurs et les agricultrices, nous voulons ici insister sur les disparités internes à cette catégorie socio-professionnelle. Les séparations conjugales n'affectent pas de la même façon les hommes et les femmes, et leurs conséquences varient considérablement selon le positionnement socio-économique des exploitations. Plus précisément, nous examinons la façon dont les ressources des unes et des autres pour faire face aux aléas de la vie conjugale, varient conjointement selon les rapports sociaux de classe et de sexe qui se jouent dans l'agriculture contemporaine. Ce faisant, nous nous situons dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu sur le célibat paysan qui articulait l'analyse des transformations des pratiques conjugales avec le positionnement des groupes sociaux agricoles dans la société française des années 1960 (Bourdieu, 2002).
3Cette analyse reposera sur l'examen d'une vingtaine de dossiers de divorces impliquant au moins un agriculteur ou une agricultrice, ayant eu lieu entre 2009 et 2011 [1]. Ces dossiers présentent des statuts différents d'occupation (agriculteurs-exploitants en activité ou à la retraite, ouvriers agricoles ; conjointes travaillant sur l'exploitation ou occupant un autre emploi salarié) ; des formes juridiques d'exploitation variées (exploitations individuelles et différentes sociétés civiles) ; des productions diverses (de l'élevage laitier aux céréales, en passant par la viticulture), et finalement des positions socio-économiques contrastées que l'on peut appréhender par la variation des patrimoines discutés dans la procédure : entre zéro et plus d'un million d'euros. Précisons que ce corpus n'a pas vocation à la représentativité statistique. Il s'agit plutôt de faire jouer dans l'analyse les caractéristiques de ces vingt dossiers pour dégager progressivement les variables pertinentes qui expliquent les devenirs contrastés des exploitations agricoles au travers de l'épreuve du divorce.
4Nous verrons d'abord que les dossiers judiciaires constituent un observatoire inédit des situations socioéconomiques diversifiées des exploitants agricoles et des arrangements conjugaux qui les accompagnent. Dans un contexte où de plus en plus de compagnes d'agriculteurs occupent un emploi salarié à l'extérieur de l'exploitation [2], nous examinerons ensuite les modalités selon lesquelles les entreprises agricoles résistent (ou non) au divorce, selon l'implication différenciée des conjointes dans leur fonctionnement quotidien ou leur financement. Enfin, nous montrerons que cette implication, qui n'est jamais nulle, est mal reconnue par l'institution judiciaire au moment des divorces : selon des modalités renouvelées, les compagnes d'agriculteurs continuent de payer le prix fort des séparations.
ENCADRÉ MÉTHODOLOGIQUE
Objectiver les positions sociales différenciées des couples d'agriculteurs à partir de leurs dossiers de divorce
5Conçus pour permettre au juge aux affaires familiales (JAF) d'attribuer le domicile conjugal ou de régler les modalités de prise en charge des enfants, les dossiers de divorce livrent de nombreuses informations sur les modes de vie des justiciables : adresse, marque de la voiture, mobilier, loisirs, choix scolaires, soit, pour les sociologues, plusieurs indicateurs qualitatifs du style de vie des individus. Les justiciables mettent aussi à disposition du magistrat une évaluation chiffrée de leur situation économique, pour permettre au juge de produire des décisions monétarisées : montants de pension alimentaire ou de prestation compensatoire [3], partage du patrimoine conjugal. Dans le cas des agriculteurs, comme dans l'ensemble des professions indépendantes, l'estimation des revenus courants s'avère complexe et conduit parfois à une exposition poussée de leur situation socioéconomique.
Trente mois de procédure pour estimer les revenus du patrimoine professionnel
6 C'est le cas dans l'affaire suivante [cas no 19], qui débute en novembre 2003 par la requête d'une femme âgée de 59 ans, Gilda Schaefer, artiste plasticienne d'origine allemande qui demande le divorce d'avec son époux, Jean-Paul Groisat, viticulteur, 42 ans, propriétaire de 11,5 hectares dans une région d'appellation renommée. Lors de l'audience de conciliation du 7 avril 2004 [4], Jean-Paul Groisat reconnaît toucher un salaire de 1200 e/mois en tant que gérant de son EARL (Exploitation agricole à responsabilité limitée) ainsi que 1100 e/mois de loyers issus de baux ruraux, puisqu'il est propriétaire de vignes AOC qu'il loue à l'EARL. Il confirme que les bénéfices de son entreprise sont de 116 000 e en 2003, mais qu'il faut retrancher des charges sociales importantes (non précisées). Il propose de verser 450 e/mois de pension alimentaire pour sa fille âgée de 15 ans qui habite avec sa mère. Gilda Schaefer dont l'activité artistique ne rapporte quasiment aucun revenu dénonce une sous-estimation des revenus de son ex-conjoint et demande 800 €/mois de pension alimentaire pour sa fille ainsi que 2000 e de pension alimentaire pour elle-même jusqu'au prononcé du divorce, au titre du devoir de secours [5]. Le juge aux affaires familiales, dans l'ordonnance de non-conciliation du 14 avril 2004 reconnaît son incapacité à évaluer « la situation des revenus et de patrimoine » du viticulteur dans l'état, compte tenu des « allégations contraires des parties ». Le JAF ordonne une expertise comptable et fixe provisoirement une pension alimentaire de 300 € pour l'enfant et 500 € pour l'épouse, explicitement calculée à partir des revenus déclarés par l'époux.
7Trente mois plus tard, après de nombreux débats sur le choix de l'expert et sur la prise en compte d'une pré-expertise remise par ce dernier, la cour d'appel réévalue nettement le revenu de Jean-Paul Groisat pris en compte par le JAF pour la fixation de ces pensions alimentaires :
8Extrait de l'arrêt de la cour d'appel du 20 octobre 2006 :
Ainsi alors que le magistrat conciliateur avait retenu en avril 2004 un montant de revenus de 2 319 € /mois pour le mari, il résultait du pré-rapport que M. Groisat disposait en 2004 et 2005 d'un revenu mensuel moyen de près de 10 000 € (de 13 827 € selon le rapport définitif). En outre il y était développé l'important patrimoine immobilier et mobilier de chaque époux, particulièrement important en propriétés immobilières, notamment en vignes et placements mobiliers divers pour M. Groisat, sans même avoir égard aux espèces retrouvées dans son coffre bancaire.
La cour d'appel fixe ainsi une pension alimentaire au titre du devoir de secours à 1000 e depuis le 14 avril 2004, avec indexation. Elle accroît aussi considérablement la pension alimentaire de l'enfant : 800 € du 14 avril 2004 au 31 août 2005 et déclare satisfactoire l'offre de M. Groisat de régler une pension alimentaire de 1028 € pour sa fille à partir du 1er septembre 2005, avec indexation.
9Lors de la première étape des procédures contentieuses de divorce, les JAF calculent des pensions alimentaires à partir de revenus et de dépenses courantes : logiquement, dans la plupart des dossiers, il n'est donc pas fait mention du patrimoine des époux à ce stade (la liquidation du patrimoine conjugal n'est ordonnée qu'en fin de procédure, lors du prononcé définitif du divorce). Ce que nous apprend ce dossier c'est que la distinction entre revenus courant et patrimoine n'a pas de sens pour les exploitants agricoles quand une grande partie du revenu de l'activité professionnelle est composée de dividendes, c'est-à-dire de revenus du patrimoine productif. Ainsi, il a fallu deux ans et demi pour que l'institution judiciaire établisse les revenus (agricoles, mobiliers et financiers) d'un viticulteur dans une appellation d'origine renommée.
10Dans ce dossier, comme dans la plupart des dossiers d'exploitants agricoles, l'appréhension des revenus s'avère bien plus complexe que dans les autres affaires impliquant des salarié-e-s, des chômeurs ou des retraité-e-s, où feuilles de paye et déclarations fiscales suffisent. C'est par exemple le cas pour les ouvriers agricoles, mais aussi les retraités dont nous avons consulté les dossiers [cas no 6, no 9, no 10, no 17]. Mais dans le cas des propriétaires d'exploitation en exercice, leurs résultats d'activité varient d'un mois à l'autre et d'une année sur l'autre, plus ou moins selon les périodes et les types de production, ce qui fait de la saisie de leur chiffre d'affaires à un instant t un mauvais indicateur de leurs revenus. De plus, les montants de salaire inscrits sur les feuilles de paye sont déterminés par les exploitants eux-mêmes et constituent une fiction comptable. Quant aux revenus déclarés à l'administration fiscale, ils ne reflètent pas non plus le niveau de vie des agriculteurs. La profession agricole a derrière elle une longue histoire de « domestication de l'administration fiscale » (régime forfaitaire agricole pour les plus petites exploitations, système d'abattement pour l'amortissement des investissements dans les plus grandes exploitations). Et comme les autres indépendants, les agriculteurs mettent individuellement en uvre diverses stratégies éprouvées de minimisation de leurs revenus déclarés, selon un continuum allant de la négociation à la fraude (Spire, 2011). Les montants déclarés au fisc ne sont pas contrôlés par un tiers, l'employeur, mais reposent sur la comptabilité de l'entreprise et incorporent de nombreuses exonérations. Dans l'affaire présentée ci-dessus dans la bourgeoisie viticole, l'expertise comptable demandée par l'institution judiciaire fait le point sur l'ensemble du patrimoine des deux époux, pour estimer, à l'issue d'un mémoire de 58 pages et autant d'annexes qui ont mis deux ans à être produits, le flux des ressources mensuelles.
Le contradictoire producteur d'informations
11Ce cas issu de la bourgeoisie viticole est un cas limite par l'ampleur des montants financiers discutés, la durée de la procédure (plus de sept ans) et son haut degré de conflictualité. Ainsi, dans la suite de la procédure, la demande d'une prestation compensatoire de 350 000 € par Gilda Schaefer conduit les deux époux à décrire dans le menu détail leur patrimoine commun (une maison d'une valeur de 270 000 €) et leurs patrimoines propres. On découvre alors l'ampleur de la richesse de Jean-Paul Groisat qui est composée de patrimoine productif des parcelles de vignes AOC ainsi que la quasi intégralité des parts sociales de deux exploitations mais aussi un portefeuille d'actifs financiers et un coffre contenant 50 000 € en espèces, soit un total de plus d'un million d'euros.
12À plusieurs reprises le viticulteur dénonce « l'acharnement procédural » de son ex-épouse. Cette dernière, issue d'une « famille fortunée » (dixit Jean-Paul Groisat), mariée en premières noces avec un professeur d'art, disposait d'un solide patrimoine avant son mariage et a la capacité notamment financière de jouer ce rôle contradictoire [6]. Gilda Schaefer a entamé plusieurs autres procédures judiciaires contre son ex-époux, notamment pour enrichissement sans cause : elle accuse Jean-Paul Groisat de s'être enrichi à ses dépens en ayant investi son patrimoine personnel dans l'EARL détenue quasi exclusivement par ce dernier. Elle obtient 46 000 € à ce titre en 2007.
13Quand la procédure est moins conflictuelle, notamment parce que les épouses ont des ressources plus limitées (pour payer un avocat et prolonger la procédure), il y a aussi moins d'informations. Dans beaucoup de dossiers, le moment de l'audience de conciliation ne permet pas plus que dans ce dossier de la bourgeoisie viticole de déterminer les revenus mensuels des conjoints, mais les époux s'accordent bon gré mal gré sur l'estimation d'un revenu qui sert de base de calcul aux pensions alimentaires. C'est le cas par exemple d'un couple d'horticulteurs, Eric et Fabienne Callies, exploitants de 1600 m2 de serres et qui passent pour la première fois devant le JAF au tribunal de Marjac, en octobre 2006 [cas no 18] :
14Extrait de l'ordonnance de non-conciliation du 24 octobre 2006 :
Attendu que force est de constater que les parties ne communiquent que deux documents sur les revenus de cette entreprise. L'un établi par le Crédit agricole évaluant les revenus annuels professionnels de M. Callies à 25 600€, sans plus de précision (chiffre d'affaires ou bénéfices ?) l'autre établi par l'administration fiscale au terme duquel le forfait agricole de M. Callies s'est élevé par an à 2 787 € en 2002 et 2003 et 2 815 € en 2004, le forfait de l'année 2005 n'étant à ce jour pas comptabilisé.
Attendu que ces trois pièces étant manifestement insuffisantes à permettre l'évaluation des bénéfices de l'époux, les parties, sur notre demande à l'audience, s'accordent à fixer à 2 500 e/mois le montant des bénéfices dégagés par l'exploitation et destinés à leur vie quotidienne.
Attendu que c'est donc sur cette base expressément reconnue par les parties que sera calculé le montant des pensions alimentaires demandées.
15Dans ce dossier, les revenus déclarés à l'administration fiscale ne permettent pas d'avoir une idée du niveau de vie réel du couple d'horticulteurs. Le « régime forfaitaire agricole » s'applique effectivement dans les petites exploitations individuelles, dont les recettes n'excèdent pas 76 300 e par an. Le bénéfice agricole est alors calculé de manière forfaitaire et collective : la base de calcul est constituée par les bénéfices unitaires moyens fixés dans chaque département, pour les différents types de production (multipliée ensuite par le nombre d'hectares, le nombre de têtes de bétail, d'hectolitres de vin, etc.). L'imposition est différée par rapport aux ménages ordinaires : en octobre 2006, le juge aux affaires familiales ne dispose toujours pas de la déclaration de revenus pour l'année 2005. Le revenu retenu dans la procédure judiciaire apparaît alors comme une convention entre deux ex-conjoints ayant des intérêts contradictoires, mais le dossier ne laisse pas de trace des conditions de la négociation ayant abouti à ce montant. C'est aussi le cas dans les dossiers de divorce par consentement mutuel [cas no 1 à 11], qui sont aussi les plus minces. Ils comprennent une convention entre conjoints, c'est-à-dire un court texte qui règle en quelques pages tous les aspects de la séparation, négociés entre les époux avant le passage devant le JAF (dans le cabinet d'un avocat et/ou d'un notaire). Ces conventions, relativement standardisées, présentent un degré d'argumentation et donc de détail plus faible que les conclusions des avocats rédigées pour les procédures contentieuses, étayées par différentes pièces versées au dossier.
16Les situations socioéconomiques des agriculteurs ne sont donc pas toujours décrites dans le détail. Les expertises financières sont rares car elles sont coûteuses pour les parties plus de 8 000 € dans le dossier du viticulteur et rapidement obsolètes. Les juges aux affaires familiales hésitent toujours à ordonner ces investigations très complètes, mais qui font état de situations qui sont rapidement périmées et qui peuvent être contestées sitôt qu'elles sont produites. Plus généralement, les conjoints n'ont pas toujours l'envie ou les moyens de prolonger le conflit judiciaire. Mais l'ampleur de la procédure et donc des informations dont dispose le sociologue pour situer socialement les agriculteurs dépendent des capitaux en jeu et des ressources respectives des conjoints et conjointes pour faire valoir leurs droits [7]. Ainsi, la forme et le contenu du dossier de divorce en lui-même sont des indicateurs de la variété des situations des couples d'agriculteurs et des rapports de force entre conjoints. Mais les dossiers témoignent aussi de dynamiques variées de ces situations socioprofessionnelles au cours de la procédure, qui s'avèrent étroitement liées aux caractéristiques des exploitations et aux ressources respectives des ex-époux.
Le démantèlement des entreprises conjugales
17On a longtemps supposé que les agriculteurs divorçaient et se séparaient moins parce qu'ils exerçaient une activité de couple [8]. Dans l'après-guerre, la modernisation productiviste de l'agriculture s'est effectivement réalisée dans le cadre d'exploitations employant les deux conjoints. En 2000, le recensement de l'agriculture n'enregistre plus qu'un quart d'exploitations agricoles exploitées principalement par une « équipe conjugale » (Dufour, Giraud, 2012) [9]. Parmi les vingt dossiers de divorces de notre corpus, on trouve quatre affaires impliquant des couples d'exploitants : deux couples retraités [cas no 14 et no 20] et deux couples en activité [cas no 15 et no 18]. Dans ces deux derniers cas le divorce pose la question de la survie économique de l'exploitation et, du même coup, du maintien du statut social des exploitants, contrairement aux 12 autres dossiers impliquant des agriculteurs indépendants en activité où la conjointe occupe un emploi salarié et où l'exploitation résiste à la séparation conjugale [10].
La faillite d'un couple et d'une exploitation
18Le dossier no 15, consulté au TGI de Pond concerne un couple de quarantenaires, Nathalie et Sébastien Elage, mariés depuis 10 ans, co-associés d'une EARL et qui élèvent ensemble 100 vaches laitières et cultivent 83 hectares de céréales. Le couple a racheté les parts de cette EARL aux parents de Sébastien (partis en retraite) en 2002, après avoir obtenu tous les deux un diplôme agricole. À la demande de Sébastien Elage, le JAF décide, en juin 2006, que les deux enfants du couple (âgés alors de 8 et 6 ans) résideront en alternance chez leur père et leur mère. Il ordonne cependant une enquête sociale pour faire « un bilan circonstancié et objectif des conditions d'exercice de la résidence alternée » en septembre de la même année. Cette enquête restitue les propos des deux époux, des enfants, de proches et de divers témoins (enseignants, nourrice, gendarme, maire de la commune, etc.). On découvre, dans le rapport de l'enquête, que le couple a cohabité avec les parents de Sébastien Elage au moment de son installation, puis a construit le domicile conjugal dans une étable attenante à la maison des parents, et que leur fille, Léa, a été victime d'attouchements sexuels par son grand-père paternel à cette période. À la suite de ces évènements, les relations entre les époux se sont dégradées. Le récit que fait l'enquêteur social témoigne d'une descente aux enfers tant familiale que professionnelle :
19[Dès lors que les conjoints reprennent l'exploitation en 2002,] dans l'exercice de leur profession, ils se trouvent confrontés à de nombreuses difficultés en raison d'un matériel vieillissant, non-conforme aux normes et d'un fort endettement. Madame Elage déclare : « Nous avions beaucoup de travail. Nous courions continuellement. Cela générait beaucoup de stress entre nous. Mon mari était très nerveux. Toutefois, nous avions le même objectif. » [...]
20Début novembre 2004, Léa confie à sa mère qu'elle a subi des attouchements de la part de son grand-père. Monsieur et Madame Elage, très choqués, ne mettent pas en doute les révélations de leur fille. [...] Cet évènement provoque une dégradation des relations dans le couple [...]. La version de chacun diffère pour expliquer les raisons de cette détérioration. Monsieur Elage avance : « Elle n'était plus motivée. Elle travaillait de moins en moins sur la ferme. Elle partait tous les après-midis [en ville]. Nous n'avions pas assez d'argent pour poursuivre la restauration de la maison mais elle dépensait. C'était devenu des points critiques entre nous. » Madame Elage fournit d'autres motifs : « Après les faits de novembre, mon mari était continuellement tendu, nerveux. Il devenait violent, exigeant. Il buvait parfois. Il trouvait que je n'en faisais jamais assez. »
21En juin 2005, Monsieur Elage fait une chute. Il se fracture le tibia. Il est hospitalisé pendant une dizaine de jours. Il ne pourra reprendre une activité normale qu'en octobre. Madame Elage raconte : « J'étais désemparée. Je me suis retrouvée toute seule à faire face. Heureusement des agriculteurs sont venus aider. Nous avons embauché une stagiaire pour la traite le matin et le soir. Un ami, Monsieur Dima, a assuré la moisson. Je réussissais à tout concilier. Mais mon mari est devenu exécrable. [...] » Monsieur Elage conteste ces propos : « Après mon accident, nous avons pris quelqu'un par le service de remplacement pour faire la traite. Nous avons rémunéré cette personne. Pour les céréales, c'est Monsieur Dima qui nous a rendu service, et pour le reste je le faisais en utilisant des béquilles. Elle n'a pas fait autant qu'elle prétend. »
22Avant même la rupture des époux Elage, le fonctionnement de l'exploitation dépendait de leur mobilisation commune et se trouvait fragilisée par la moindre défaillance de l'un ou de l'autre. Après leur séparation, Nathalie quitte le domicile conjugal et cesse de travailler sur l'exploitation. L'impossibilité pour Sébastien de la tenir seul le pousse à recourir à l'aide de son père (voire à celle de son fils de huit ans, cependant limitée : « Il confie à Hugo des tâches qui ne sont pas de son âge », rapporte l'épouse à l'enquêteur social). L'expert suggère alors au magistrat de suspendre la résidence alternée, en raison des risques que court la fillette d'être confrontée à son grand-père. La résidence des enfants est finalement fixée chez la mère en juin 2007. C'est seulement en mars 2010 qu'est définitivement prononcé le divorce. On apprend alors, dans les conclusions déposées par l'avocat de Sébastien Elage, que l'EARL fait l'objet d'une déclaration de cessation de paiements et que l'agriculteur « ne perçoit aucun revenu pour l'instant. » Dans la convention de partage du patrimoine, le notaire confirme que l'entreprise fait l'objet d'un redressement judiciaire. Nathalie Elage n'est guère mieux lotie : en quittant son mari, elle a perdu son logement, son emploi et son statut d'associée dans l'EARL. Après la séparation, elle loue une maison à 8 km de la ferme, enchaîne des CDD de courte durée (maraîchage, aide à domicile) et déclare vivre avec 650 e de ressources mensuelles. Dans cette affaire, la rupture de la collaboration entre époux a bien mis à mal l'exploitation et, ainsi, le statut social de l'agriculteur comme de l'agricultrice.
23De la même façon, le divorce du couple d'horticulteurs précédemment évoqués aboutit à la chute des résultats de l'entreprise, puisque Fabienne Callies qui assurait la vente directe des légumes sur les marchés quitte l'exploitation [cas no 18]. Ce n'est pas un hasard si ces deux cas concernent une exploitation d'élevage laitier d'une part et d'horticulture d'autre part. Exigeant un fort travail d'astreinte, l'élevage bovin est de loin le secteur de production où l'on trouve la part la plus importante de conjointes travaillant au moins à mi-temps sur l'exploitation (55 %, contre 24 % pour la moyenne des exploitations en France). Le maraîchage et l'horticulture présentent un fort taux de travail conjugal (36 % de conjointes travaillent au moins à mi-temps sur l'exploitation) combiné à un taux élevé de salariat sur l'exploitation (Dufour, Giraud, 2012, p. 171). Mais dans des secteurs comme la céréaliculture, l'élevage de porcins et de volailles ou encore la viticulture, les exploitations peuvent plus facilement se passer de la main-d' uvre conjugale car leur orientation productive et leur dimension économique permettent le recrutement de salariés ou le travail d'une seule personne (Giraud, Rémy, 2008). Le recensement de l'agriculture ne nous permet pas de vérifier l'hypothèse d'un plus fort taux de séparation conjugale dans les exploitations agricoles où la conjointe occupe un emploi salarié en dehors de l'exploitation, remarquons seulement que cette situation concerne 12 parmi les 14 exploitations en activité où survient un divorce dans notre corpus. Nous pouvons en revanche affirmer que les conditions de la rupture sont nettement plus favorables dans cette situation, pour les deux époux, et, indissociablement, pour le devenir de l'entreprise.
Comment l'exploitation résiste à la separation
De l'importance des conditions d'acquisition du patrimoine productif
24Au cours du divorce, ce qui fragilise les exploitations des Elage et des Callies n'est pas seulement le démantèlement du collectif de production conjugal, mais le fait que le patrimoine professionnel a été acquis par les deux époux au cours de leur vie matrimoniale. En droit français, les biens achetés durant le mariage par chacun des époux appartiennent aux deux conjoints à parts égales et avec un pouvoir de gestion identique sur le patrimoine (on appelle ce régime matrimonial par défaut la « communauté de biens réduite aux acquêts »). En cas de divorce, la « communauté » doit être partagée entre les ex-conjoints. C'est notamment le cas du capital de l'exploitation, s'il a été acquis après le mariage. Ainsi, à l'issue du divorce, Fabienne Callies, l'horticultrice, a droit à la moitié de l'actif net de la communauté, qui comprend le domicile conjugal, divers actifs financiers mais aussi une récompense due par Éric à la communauté pour le financement du rachat de l'exploitation à ses parents à hauteur de 84 000 €. Éric, qui conserve seul une exploitation acquise en partie dans le cadre du mariage, doit ainsi 42 000 € à son ex-épouse à ce titre.
25Cette configuration où le patrimoine productif est pris dans la communauté matrimoniale ne concerne pas seulement les exploitations où les conjoints travaillent ensemble, mais aussi des cas où la compagne occupe un emploi à l'extérieur [cas no 2, no 3, no 4, no 7, no 8, no 16]. Dans tous ces dossiers, l'homme reprend tout l'actif et le passif communs quitte à s'endetter pour verser une soulte à son ex-compagne et reprendre l'exploitation. Prenons l'exemple d'un jeune couple marié depuis 3 ans sous le régime légal [cas no 4]. Âgé de 27 ans, Benjamin Lemoine est associé dans un GAEC [11] avec deux autres agriculteurs en polyculture élevage tandis que sa compagne, Aurélie, de deux ans plus âgée, est employée à la SNCF. En 2008, durant leur mariage, Benjamin a acheté des parts sociales de GAEC financées intégralement par un prêt jeune agriculteur de 92 058 e au Crédit agricole, dont 83 000 € restent à rembourser deux ans plus tard, au moment du divorce. Pour conserver ses parts et la maison (pour laquelle il reste 71 000 € à rembourser), Benjamin reprend la totalité de l'actif et du passif de la communauté estimée à 70 000 e nets, et paye une soulte de la moitié à Aurélie, financée en partie par un nouvel emprunt du Crédit agricole (27 675 €). Le divorce constitue ainsi une nouvelle source d'endettement pour l'agriculteur et peut fragiliser l'équilibre économique de l'exploitation.
26Mais l'exploitation n'est pas toujours prise dans la communauté. Dans certains cas, le capital productif a été acquis avant le mariage. Nicolas Jallin est un agriculteur de 42 ans, associé dans un GAEC en polyculture-élevage [cas no 1]. Il a neuf ans de plus que sa compagne, Sophie, qui est secrétaire de mairie. Il l'avait épousée sous le régime légal alors qu'il était âgé de 32 ans : à cet âge il possédait déjà les parts du GAEC familial qu'il exploite (avec un frère ou un cousin du même nom et trois autres associés ayant un autre nom de famille). Sophie Jallin a participé au remboursement d'une partie des dettes contractées par son mari pour acquérir ses parts de GAEC : « Les époux déclarent que la somme de 18 748 € représentant trois annuités a été prélevée sur les deniers de la communauté » peut-on lire dans l'acte notarié de liquidation de la communauté. Mais la somme que doit lui verser Nicolas au nom de l'exploitation (dette mesurée par la valeur nominale des remboursements à l'époque où ils ont été versés) est moins importante que la valeur actuelle du patrimoine productif à laquelle Sophie aurait pu prétendre si les époux avaient acquis ensemble les parts de GAEC correspondantes [12]. L'âge de l'exploitant au mariage et l'écart d'âge avec sa conjointe ont ainsi des effets sur le devenir de l'exploitation au cours de la rupture conjugale : dans ce dernier cas, l'intégrité du capital de l'exploitation est préservée puisqu'il reste la propriété de Nicolas Jallin et qu'il n'est que très marginalement entamé pour solder les comptes entre ex-conjoints.
27Cet effet du calendrier de la vie conjugale est renforcé par la plus grande séparation qui règne aujourd'hui entre l'argent des exploitations agricoles, celui des exploitants et celui de leurs conjointes, du fait d'un ensemble de transformations des conditions de financement et du statut légal des entreprises agricoles. Depuis les années 1960, l'agrandissement considérable des exploitations dans toutes les régions et tous les types de production s'est réalisé par le développement du crédit : les agriculteurs sont parmi les indépendants qui accumulent le plus de patrimoine productif (Bessière et al. 2012), mais au prix d'un fort endettement. De nouvelles formes juridiques ont accompagné ces transformations structurelles. Les agriculteurs exercent de moins en moins leur activité dans le cadre d'entreprises individuelles, au profit de sociétés civiles agricoles [13]. Contrairement aux exploitations individuelles où la personne du chef d'exploitation et la personne morale de l'entreprise sont confondues, ces sociétés protègent le patrimoine privé des agriculteurs, puisque les associés n'engagent leur responsabilité que pour un montant de capital limité. À cela il faut ajouter des transformations dans les pratiques matrimoniales : les jeunes générations d'agriculteurs encouragées par les notaires optent de plus en plus pour le régime de la séparation de biens ou restent plus longtemps en union libre [14]. Dans six dossiers de notre corpus, l'exploitation n'est pas comprise dans la communauté parce que les époux ont opté, par contrat devant le notaire, pour un régime matrimonial en séparation de biens : le patrimoine productif demeure alors en grande partie invisible et la question de son partage n'est pas évoquée, puisqu'il est entièrement détenu par l'homme.
28Ainsi, la double frontière entre patrimoine professionnel et privé (déterminée par le statut de l'entreprise) d'une part, et entre patrimoine personnel et conjugal (déterminée par la forme d'union) d'autre part s'est renforcée ces dernières années, contribuant à une meilleure protection légale des exploitations agricoles en cas de séparation conjugale. Ces transformations juridiques accompagnent l'accroissement des ruptures sans qu'il soit possible de dire si elles les rendent possibles ou si elles les anticipent et en préviennent les conséquences. En effet, les jeunes générations d'agriculteurs intègrent désormais dans leurs rapports conjugaux la possibilité de se séparer et ont une connaissance pratique du déroulement concret des procédures de divorce (Bessière 2010, p. 171-180, pour des exemples dans la viticulture). Les organisations professionnelles agricoles les chambres d'agriculture, la Mutualité sociale agricole, les syndicats notamment commencent à identifier les séparations conjugales comme un « problème » certes d'ordre privé, mais risquant de mettre en péril la « viabilité » de certaines exploitations. La presse professionnelle agricole se fait écho de ces nouvelles inquiétudes et consacre désormais des articles à cette question, décrivant les conséquences patrimoniales des divorces et prodiguant des conseils juridiques aux exploitants par exemple préférer le régime de la séparation de biens plutôt que le régime matrimonial légal pour protéger leur entreprise de ce nouveau type de « risque [15] ».
Quelles ressources pour se mettre à l'abri des conséquences de la rupture ?
29Ces mesures de protection du patrimoine ne sont cependant pas à la portée de tous les agriculteurs. La signature d'un contrat de mariage, par exemple, nécessite d'une part l'acquittement de frais de notaires et, d'autre part une socialisation spécifique aux pratiques juridiques [16]. Les exploitants agricoles qui ont bénéficié de donations de leurs parents en nature ou en parts de sociétés c'est-à-dire dont les parents se sont souciés de leur transmettre leur capital productif sont davantage à l'abri en cas de divorce puisque même en cas d'adoption du régime matrimonial par défaut, les biens hérités restent légalement en dehors de la communauté.
30Ce n'est justement pas le cas de Sébastien Elage, dont l'exploitation est en faillite à la suite de son divorce. Dans l'enquête sociale, on apprend que ses parents l'avaient poussé à faire des études longues, avaient désapprouvé son choix d'effectuer un CAP de mécanicien agricole et refusé à plusieurs reprises de l'associer, avec son épouse Nathalie, à l'exploitation. Ils ne cèdent que lors de leur départ à la retraite, en vendant à leur fils leur patrimoine productif au prix fort :
31Cette reprise se fait dans des conditions difficiles : « Mes parents ne nous ont pas fait de cadeaux. Nous avons payé cher cette exploitation. Mais mon épouse et moi-même étions très motivés. Nous réalisions enfin notre projet. Nous savions que ça allait être “dur” sur le plan physique, moral et financier », expose Monsieur Elage.
32Sébastien Elage acquiert donc son exploitation en commun avec son épouse en s'endettant fortement. Sa situation contraste avec celle rencontrée dans les autres dossiers de fils d'agriculteurs, dans lesquels les exploitants ont hérité d'une part conséquente de leur capital productif (qui n'est donc pas intégrée aux comptes effectués lors de la liquidation de la communauté). En d'autres termes, lorsque les agriculteurs sont issus d'une lignée d'agriculteurs qui plus est bien dotée et soucieuse de la pérennité de son patrimoine ils ont peu de chance de voir leur exploitation, et donc leur statut social, mis en danger par un divorce. Le droit les protège en sauvegardant le patrimoine de la lignée, au travers du régime matrimonial par défaut ou grâce à des moyens spécifiques qu'il met à disposition de ceux qui les connaissent pour protéger le capital productif (contrats de mariage et formes sociétaires d'entreprise notamment).
33Dans certains cas, la compensation que doit verser l'homme à la femme, malgré son importance, devient largement supportable au regard de l'étendue réelle du patrimoine productif de l'époux. Dans le dossier no 3 par exemple, Patrick Baland s'engage à verser à son ex-épouse Isabelle une soulte de 168 845 €, soit la moitié de la valeur de la maison qu'ils ont fait construire ensemble et des 6 194 parts de GAEC qu'ils détenaient en commun. Mais Patrick, membre du conseil d'administration de la MSA du département, possède par ailleurs 2 235 parts du GAEC en son nom propre et 16 hectares de terres héritées, et exploite également 77 autres hectares de terre que lui louent ses parents. Dans ces conditions, la compensation importante qu'il doit verser à son ex-femme ne met pas en danger son exploitation. Les crédits souscrits par les agriculteurs pour verser des compensations financières à leur ex-conjointe peuvent d'ailleurs s'intégrer à l'ensemble des dettes qu'ils ont désormais l'habitude de gérer dans le cadre de leur activité professionnelle. Nicolas Jallin, par exemple, qui doit rembourser une soulte de 45 000 € à son épouse au moment de son divorce emprunte près de 30 000 € supplémentaires au Crédit agricole deux mois avant le passage devant le notaire, signe d'une stratégie d'endettement plus globale, jouant sur la définition du type de crédit souscrit (immobilier, professionnel ou particulier) [cas no 1].
34Au cours de l'épreuve du divorce, la solidité de la position sociale des agriculteurs dépend à la fois de l'importance absolue de leurs capitaux (économiques mais aussi culturels et sociaux, dont témoignent des usages stratégiques du droit et le recours à différentes professions juridiques) et de l'importance relative de ces capitaux par rapport à ceux de leur ex-conjointe. Un écart d'âge ou de fortune important à la date du mariage, notamment, installe un rapport de force en leur faveur au moment de la séparation, leur permettant de mettre leur exploitation à l'abri des conséquences du divorce.
Ex-femme d'agriculteur : le prix de la séparation
35Le maintien de la position sociale des agriculteurs à l'issue du processus de séparation conjugale se joue donc aussi dans le rapport de domination entre conjoints. Rappelons, que ce sont le plus souvent les hommes qui sont à la tête des exploitations agricoles. En 2010, selon le recensement agricole, les hommes représentent les deux tiers des effectifs de la catégorie socio-professionnelle agricole et trois quarts de la population des chefs d'exploitation ou co-exploitants. Si l'on recense en 2010 27 % de femmes parmi les chefs d'exploitation ou co-exploitants, plus de la moitié d'entre elles accèdent à ce statut au-delà de 50 ans, en prenant la suite de leur époux qui part à la retraite. La part des femmes est donc nettement plus faible chez les moins de 40 ans : 16 % en 2005, selon l'enquête Structures foncières du ministère de l'Agriculture. Dans cette tranche d'âge, elles représentent un jeune associé-exploitant sur trois, et seulement un jeune chef d'exploitation individuelle sur dix (Rattin, 2006). L'accès des femmes à la profession agricole est encore nettement lié à leur mise en couple qu'elles soient conjointes-collaboratrices, salariées de l'exploitation familiale, co-exploitantes avec leur conjoint ou chef d'exploitation individuelle à la suite de leur mari parti officiellement en retraite. Par ailleurs, un nombre croissant de conjointes d'agriculteurs occupent un emploi salarié à l'extérieur de l'exploitation de leur époux. La configuration inverse est rare et ne se retrouve pas parmi les dossiers que nous avons examinés. Dans les groupes sociaux agricoles, un divorce signifie donc, le plus souvent, le divorce d'un homme agriculteur exploitant et d'une femme dont l'implication et le statut au sein de l'exploitation varient. Si le devenir du statut social de l'époux à l'issue du divorce est clairement rattaché à celui de l'exploitation que nous venons d'étudier dans diverses configurations, il n'en va pas de même pour celui de l'épouse. Il s'agit donc maintenant d'examiner le prix payé par les ex-conjointes pour que les exploitations de leurs maris résistent à la séparation.
Quitter le domicile conjugal
36On ne relève d'abord que deux dossiers dans lequel c'est la femme qui conserve le domicile conjugal. L'une de ces deux exceptions [cas no 20] s'explique par la reprise en gendre [17] de l'exploitation dans un vieux couple d'agriculteurs désormais à la retraite : l'habitation appartient aux biens propres de la femme. Dans le cas no 8, en revanche, le domicile conjugal tout comme l'essentiel du patrimoine productif sont pris dans la communauté matrimoniale : la maison revient à la femme et constitue une contrepartie des parts de l'EARL qui reviennent à l'homme.
37Dans tous les autres dossiers l'homme paye une soulte et conserve exploitation et habitation, ce qui n'est guère surprenant puisque le logement des agriculteurs est souvent rattaché à l'exploitation. Il offre ainsi à l'exploitant une proximité géographique avec son lieu de travail qu'il aurait du mal à retrouver s'il devait changer de domicile, tandis qu'il est relativement éloigné de zones plus urbaines où l'épouse travaille ou pourrait espérer retrouver un emploi. Enfin, il s'agit parfois d'un bien hérité, qui constitue donc un bien propre de l'époux. Dans les groupes sociaux d'agriculteurs, ce sont donc essentiellement les femmes qui voient leurs conditions de vie (professionnelle et privée) changer radicalement après la séparation.
Une situation patrimoniale défavorable
38Plus largement, la contribution des femmes d'agriculteurs à l'économie familiale est très mal reconnue au moment des divorces : elles en sortent le plus souvent dans une situation économique bien plus défavorable que celle de leur ex-époux. Il faut que les capitaux du couple aient été extrêmement importants pour que l'ex-épouse se trouve dans une situation confortable à l'issue de la procédure. Il en va ainsi d'Isabelle Baland, mariée avec un administrateur de la MSA et qui touche, à 42 ans, une soulte de 169 000 € [cas no 3]. Dans le cas de Gilda Schaefer, le juge n'a pas tranché au moment où nous consultons le dossier, mais son ex-mari propose lui-même 130 000 € de prestation compensatoire [cas no 19]. Hormis ces cas, les femmes ne touchent quasiment jamais de prestations compensatoires et récupèrent souvent des soultes sans commune mesure avec l'ampleur du patrimoine de leur conjoint. Elles sortent de leur divorce avec un patrimoine s'élevant entre 20 000 et 50 000 € et un revenu mensuel dépassant rarement les 1 000 € (bon nombre d'entre elles bénéficient ainsi de l'aide juridictionnelle), tandis que leurs ex-conjoints sont propriétaires de leur domicile et à la tête d'exploitations dont la valeur est estimée à plus de 100 000 €
39Les inégalités patrimoniales entre époux après la séparation sont notamment la conséquence de dotations inégales venant de leurs lignées respectives. Alors que leurs origines sociales semblent parfois proches (par exemple lorsqu'il s'agit de deux enfants d'agriculteurs), les hommes ont très souvent bénéficié de transferts successoraux, tandis que les femmes n'ont rien reçu de leur famille. Dans presque tous les cas étudiés, les exploitations ont effectivement été transmises en lignée masculine : seule une exploitation provient des parents de la femme [cas no 20], une exploitation est apparemment inscrite dans les deux lignées [cas no 14] et l'on repère deux installations hors-cadre familial [cas no 4, no 13]. Ce constat rejoint les résultats statistiques sur données nationales. En 1980, selon l'enquête Structures foncières du ministère de l'Agriculture, 17 % des installations ont lieu sur l'exploitation des parents de la femme, 51 % chez les parents de l'homme, 5 % chez d'autres membres de la famille et 28 % chez des personnes étrangères à la famille, ce qui induit une forte inégalité patrimoniale dans les couples d'agriculteurs (Barthez, Fouquet, Villac 1990). Plus récemment, en 2004, l'exploitation de l'enquête Patrimoine de l'INSEE a permis de montrer que les filles héritaient beaucoup plus rarement du patrimoine professionnel de leurs parents que leurs frères (Gollac, 2009). Les inégalités de genre post-divorce résultent en partie de la position dominée des femmes au sein de leur famille d'origine : le patrimoine productif appartient le plus souvent à l'époux avant la mise en couple et demeure sa propriété à la suite de la rupture.
40Les dossiers de divorce confirment aussi la place subalterne assignée aux femmes dans la reproduction du statut social des lignées indépendantes. On rencontre ainsi au tribunal de Pond le cas d'une femme de 49 ans, Brigitte Lagier qui accepte, dans le cadre d'une procédure par consentement mutuel, de ne recevoir qu'une soulte de 75 500 € sur un actif net de la communauté de 563 000 €, constitué essentiellement d'une exploitation individuelle d'élevage bovin [cas no 2]. Comment comprendre cet arrangement, qui correspond à une renonciation de cette femme à l'essentiel de ses droits sur la communauté matrimoniale ? Comme son ex-époux, Gérard, elle est fille de cultivateur. Ils ont deux enfants majeurs, dont un garçon. Si on ne sait rien de la situation professionnelle de ce garçon, on peut se demander si Brigitte Lagier n'a pas renoncé à ses droits pour que l'entreprise familiale puisse être transmise à son fils. Quoi qu'il en soit, cette fille d'agriculteur a agi en sorte de ne pas mettre en danger l'exploitation dirigée par son ex-mari, mettant ses intérêts personnels de côté. Cette position de participation discrète, mal reconnue et mal rémunérée, au maintien de l'exploitation prolonge, au-delà de la séparation, le rôle habituel des femmes au sein des entreprises familiales (Bessière et Gollac, 2008).
Des destins féminins qui restent attachés aux exploitations
41Or les dossiers témoignent d'une large participation économique des femmes à la construction de la position sociale des agriculteurs, quand bien même elles ne travaillent pas à temps plein sur l'exploitation. Mais leur mobilisation aboutit systématiquement, quoique selon des modalités variées, à de très faibles compensations.
42Comme nous l'avons vu, certaines travaillent sur les exploitations. Or la reconnaissance du statut d'agricultrice est une conquête récente, liée à l'expansion des sociétés civiles agricoles depuis le milieu des années 1980, qui a permis aux femmes travaillant sur l'exploitation de ne plus être seulement « aides familiales » (Barthez, 1982 ; Lagrave, 1987). Elle est loin d'être systématique et de correspondre à l'ensemble de la carrière professionnelle des agricultrices qui divorcent aujourd'hui. Fabienne Callies [cas no 18] a travaillé sept ans sans statut, depuis son mariage en 1992 jusqu'en 1999, date à laquelle elle a été déclarée conjointe-collaboratrice (sans salaire propre) sur l'exploitation d'horticulture qu'elle gère avec son mari. Le patrimoine productif valorisé par cette activité appartient en partie à Éric Callies et à sa mère. Dans une assignation en divorce datée de septembre 2007, Fabienne réclame une prestation compensatoire de 50 000 € destinée à compenser la perte de revenus liée à la rupture, dont témoignent les conclusions de son avocat : « Madame Callies est conjointe collaboratrice non rémunérée depuis 14 ans, elle n'est titulaire d'aucun emploi et donc d'aucun revenu. Elle va être hébergée par ses parents ». Mais, tout au long de la procédure, la situation d'Éric se dégrade également. Alors qu'au moment de l'audience de conciliation, début novembre 2006, il accepte que son revenu mensuel soit évalué à 2 500 € par mois, dès février 2007 son avocat envoie un courrier au juge pour lui annoncer que ses revenus ont diminué et qu'il ne peut pas payer les pensions alimentaires fixées. Dans des conclusions de février 2008 pour le divorce sur le fond, l'avocat précise :
Dans la mesure où Monsieur Callies est en entreprise individuelle, les revenus précités constituent en fait les revenus que Monsieur et son épouse parvenaient à dégager sur leur exploitation en tenant compte qu'ils étaient deux. Depuis le départ de Madame Callies, le chiffre d'affaires et dans les mêmes proportions les résultats dégagés ont largement chuté.
44Lors du jugement de mars 2009, le juge considère finalement que les conditions ne sont pas réunies pour que Fabienne Callies reçoive une prestation compensatoire qu'elle réclame au titre de sa contribution gratuite à l'entreprise : le divorce a provoqué un appauvrissement des deux époux et n'a donc pas créé de disparité entre eux. La nécessité d'une mobilisation conjugale pour garantir la pérennité de l'exploitation n'entraîne donc pas de reconnaissance de la contribution de l'épouse au fonctionnement de l'entreprise au moment du divorce, au contraire : la fragilité de l'exploitation conjugale provoque l'insolvabilité de l'homme qui reste à la tête de l'entreprise, dans un système juridique où la rémunération du travail des femmes en famille (domestique ou professionnel) repose uniquement sur une ponction du patrimoine privé.
45Les dossiers de divorce attestent que la mobilisation des conjointes dans les exploitations de leur époux concerne également celles qui ont une activité professionnelle à l'extérieur ou se sont arrêtées de travailler périodiquement pour se consacrer à l'éducation des enfants. On peut lire au détour des conclusions de l'avocat de l'une d'entre elle : « Madame entend rappeler qu'elle n'a pas été inactive. Elle a participé aux activités de son époux (fromagerie : pose de carrelage, emballage des fromages) » [cas no 17]. L'invisibilisation et la non-rémunération du travail productif des femmes dans les exploitations agricoles sont donc toujours d'actualité (Delphy, 1983).
46Mais c'est surtout la participation financière des femmes au développement des entreprises agricoles qui frappe à la lecture des dossiers : elles ont toutes contribué au remboursement de prêts destinés à l'agrandissement de l'exploitation et sont souvent garantes de prêts contractés par leur époux pendant le mariage. Le travail salarié des femmes à l'extérieur de l'exploitation contribue à la solidité financière de la position de l'agriculteur : un salaire féminin régulier permet de compenser les aléas des revenus agricoles courants et facilite l'accès au crédit [18], aujourd'hui indispensable au développement des exploitations. Or cette participation des femmes à la construction du statut social de leur conjoint est peu reconnue à l'issue de la vie conjugale. Pourtant, elle perdure justement au-delà de la vie en couple puisque le divorce n'annule pas leur solidarité pour le règlement des dettes contractées pendant la durée du mariage [19]. On peut ainsi lire dans un acte notarial de liquidation de la communauté joint à un dossier de divorce par consentement mutuel [cas no 4], au sujet d'un prêt « jeune agriculteur » que l'ex-époux s'engage à rembourser seul en échange de la reprise de la totalité des parts de GAEC qui constituaient la communauté matrimoniale :
47Le prêteur conserve son droit de poursuite originaire à l'encontre de Monsieur Benjamin Lemoine et Madame Aurélie Volon. Les copartageants déclarent avoir été parfaitement informés qu'en cas de défaillance de la part de la partie ayant pris la charge du prêt, l'autre partie pourra donc être immédiatement poursuivie en règlement de la totalité des sommes dues sans qu'il soit possible de remettre en cause l'économie des présentes.
48Ainsi, la procédure de divorce solde les comptes entre ex-époux en reconnaissant peu la contribution économique des femmes au maintien des exploitations, tout en les contraignant à rester solidaires de leur ex-époux agriculteur au-delà de la séparation. Certes, à l'issue des procédures, les situations socioéconomiques des femmes d'agriculteurs dépendent en partie de celle de leur ex-conjoint et sont donc très diversifiées. Mais l'examen des situations des ex-épouses d'exploitants frappe surtout par le traitement inégalitaire dont elles font l'objet : le maintien de la position de leur conjoint repose en grande partie sur le sacrifice de leurs conditions de vie.
Conclusion
49Les dossiers judiciaires de divorce témoignent de l'existence de groupes sociaux d'agriculteurs très inégalement dotés en capitaux économiques, culturels et sociaux, au sein desquels les séparations conjugales n'ont pas les mêmes conséquences. En haut de la hiérarchie, le statut social des agriculteurs n'est en rien entamé par une procédure de divorce et, à l'issue de la séparation, leurs ex-conjointes partent avec un patrimoine composé de leurs propres capitaux et des compensations qu'elles ont obtenues dans la procédure. Plus généralement, seules les exploitations déjà fragiles économiquement notamment lorsqu'elles appartiennent à la communauté matrimoniale ou qu'elles reposent entièrement sur une main d' uvre conjugale sont menacées, laissant l'agriculteur et son ex-compagne (parfois co-exploitante) dans des situations économiques précaires. Dans la plupart des exploitations, les dispositifs juridiques existants permettent d'assurer la pérennité des entreprises agricoles au-delà des aléas de la vie conjugale, mais au prix d'une forte inégalité des conjoints face à la séparation : ce sont les femmes qui doivent quitter le domicile conjugal et qui renoncent aux fruits des investissements communs dans l'exploitation.
50Ces dossiers attestent ainsi de la persistance de la non-reconnaissance de la contribution économique des femmes dans les exploitations agricoles. Certes, les modalités de ce manque de reconnaissance ont changé depuis les années 1980 et la remise en cause du travail gratuit des épouses aides familiales (Barthez, 1982 ; Lagrave, 1987). Dans les exploitations agricoles d'aujourd'hui, la plupart des femmes occupent un emploi salarié à l'extérieur de l'exploitation, ce qui n'empêche pas leur participation laborieuse et financière. La reconnaissance de cette participation au moment du divorce varie bien sûr selon la richesse du couple et le rapport de force entre conjoints, lié notamment aux écarts d'âge et de dotations patrimoniales propres. Mais dans la plupart des cas, les épouses, dont les ressources sont plus limitées, ne peuvent s'offrir de prolonger les procédures (notaires, expertises, avocats), et l'évaluation compliquée des patrimoines et revenus agricoles aboutit à la minoration des prestations compensatoires et autres prétentions légalement envisageables des femmes.
51Ainsi, au moment où l'augmentation des séparations conjugales touche tous les milieux sociaux, la perpétuation de la domination masculine, selon des modalités renouvelées, participe à la reproduction de groupes sociaux agricoles inégalement dotés.
Annexe : Présentation du corpus de dossiers
52 Le tableau ci-dessous propose une présentation synthétique des informations récoltées dans les dossiers de divorce sur chaque couple divorçant. Les données sur les caractéristiques de l'exploitation ont été complétées par la consultation du site internet Societés.com. Les noms de lieux et de personnes mentionnés dans cet article sont tous fictifs.
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- VANDERSCHELDEN M., 2006« Les ruptures d'unions : plus fréquentes, mais pas plus précoces », INSEE Première, 1107, 4p.
- ZARCA B., 1986L'Artisanat français. Du métier au groupe social, Paris : Économica.
Notes
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[1]
Sur l'origine de ces dossiers, voir l'encadré méthodologique. Pour un récapitulatif des caractéristiques des procédures, de leurs protagonistes et des exploitations concernées, voir l'annexe.
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[2]
En 1970, 7 % des épouses actives déclaraient exercer une activité professionnelle non-agricole ; en 1979, elles étaient 14 % ; en 1988, 30 % (et 51 % chez les moins de 35 ans) (Barthez, 1993). Le dernier recensement de l'agriculture, en 2000, confirme la poursuite de cette tendance : 40 % des couples concernés comprennent un ou une conjointe active dans un secteur non-agricole. C'est le cas de deux tiers des jeunes ménages (Rattin, 2002).
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[3]
La prestation compensatoire consiste en un versement, généralement forfaitaire et plus rarement sous forme de pension, d'une somme « destinée à compenser, autant qu'il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives » des époux (art. 270 du nouveau code de procédure civile). Le juge en décide à la fin de la procédure, dans le jugement de divorce (dit « jugement sur le fond ») qui entérine la dissolution du mariage et règle notamment et définitivement les aspects patrimoniaux de la séparation.
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[4]
Cette audience marque la première étape des divorces contentieux. Elle débouche sur la rédaction par le JAF d'une ordonnance de non-conciliation qui fixe les mesures provisoires valables pendant le temps de la procédure concernant l'attribution du domicile conjugal, la prise en charge des enfants et la fixation de pensions alimentaires.
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[5]
Durant la procédure, les ex-conjoints sont encore légalement mariés et donc considérés solidaires économiquement. Le juge peut ainsi décider du versement d'une pension « au titre du devoir de secours » visant à garantir un certain niveau de vie au conjoint le moins aisé.
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[6]
Elle déclare 120 000 e de patrimoine financier en propre et son ex-mari la soupçonne de ne pas déclarer des placements à l'étranger.
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[7]
Sur les inégalités face à la justice et les modalités socialement différenciées de recours au droit, voir : Droit et société (2013). Sur les inégalités de classe et de genre face à la justice familiale : Collectif Onze (2013).
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[8]
On pourra remarquer que la question du démantèlement des entreprises conjugales se pose à d'autres activités indépendantes dans lesquelles l'activité de couple est primordiale (Bertaux-Wiame, 1982 sur le cas des boulangers ; Zarca, 1986 sur les artisans ; Frau, 2012 sur les buralistes).
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[9]
Annie Dufour et Christophe Giraud comptabilisent ici les situations où la conjointe déclare un mi-temps ou plus dans l'exploitation, quel que soit son statut. La faiblesse de cette proportion s'explique par l'importance du nombre de chefs d'exploitations célibataires (plus d'un quart des exploitations) et de conjointes qui ne déclarent pas d'activité (17 %). La population des conjoints actifs sur l'exploitation, tous statuts confondus, a fortement régressé passant de deux sur trois en 1988 à la moitié seulement en 2000 (Rattin, 2002).
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[10]
Il faut cependant nuancer ce constat : en cas de divorce par consentement mutuel, la procédure est beaucoup plus courte que dans un divorce contentieux (3 mois contre plus de deux ans en moyenne), ce qui réduit les possibilités d'observer le devenir de l'exploitation dans le long terme.
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[11]
GAEC : Groupement agricole d'exploitation en commun. Forme de société civile en agriculture, historiquement la plus ancienne (1962) qui a la particularité que les associés apporteurs en capital (de 2 à 10) restent ou deviennent chefs d'exploitation et bénéficient du statut d'agriculteur du point de vue économique, social et fiscal.
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[12]
Dans l'ensemble des dossiers rencontrés, quand l'information est disponible, la valeur des parts de GAEC ou d'EARL a augmenté pendant la durée du mariage.
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[13]
En 2007, on récence 70 000 EARL, 40 000 GAEC et 37 000 autres sociétés agricoles, soit en tout environ un tiers de l'ensemble des exploitations agricoles en France. Elles ne représentaient qu'1 % des exploitations en 1970 (Rattin, 2007).
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[14]
Dans l'Enquête foncière de 1992, seulement 6 % des couples mariés comprenant au moins un agriculteur avaient opté pour un contrat de séparation des biens, mais c'était le cas en revanche de 14 % des couples dont le chef d'exploitation masculin était âgé de moins de 36 ans. En 2004, selon l'enquête Patrimoine de l'Insee, 9 % des couples comprenant un agriculteur ont opté pour un régime matrimonial de séparation des biens et 5 % sont en union libre. 14 % des couples pratiquent donc de fait une séparation de leurs biens. C'est le cas de 29 % des couples dont le chef d'exploitation est âgé de moins de 50 ans (18 % sont mariés selon un régime de séparation de biens, 11 % sont en union libre).
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[15]
Voir par exemple, récemment, le compte rendu du congrès de l'Association française de droit rural réalisé dans l'hebdomadaire La France agricole : « Statut matrimonial et entrepreneurial. Les couples d'agriculteurs doivent être vigilants », publié le 17 octobre 2012.
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[16]
Nous avons montré ailleurs à partir des données de l'enquête Patrimoine 2004 de l'INSEE que le régime de la séparation de biens est davantage le fait de conjoints bien dotés en capitaux économiques et culturels, qu'il participe d'une logique de préservation et de transmission du patrimoine dans une lignée (puisqu'il est plus fréquemment pratiqués par des individus dont les parents étaient eux-mêmes bien dotés en patrimoine et s'étaient mariés en séparation de biens), et qu'il est plus fréquent dans les couples dans lesquels l'un détient davantage de capitaux que l'autre ou dont l'homme est plus âgé que la femme (Gollac, 2011, p. 575-580).
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[17]
La reprise en gendre consiste en la transmission d'une exploitation du beau-père à son gendre, le plus souvent en cas d'absence d'héritier masculin.
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[18]
Le mariage et la vie en couple constituent d'ailleurs pour les banquiers des signaux positifs pour accorder un crédit, en particulier lorsque les deux conjoints sont actifs et donc mobilisés autour du remboursement du prêt (Houdré, 2008 ; Lazarus, 2012).
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[19]
Le mariage entraîne mécaniquement la solidarité des époux face aux dettes qu'ils contractent pendant le mariage. Cette solidarité n'est pas levée par la séparation. Cette situation juridique maintient ainsi des formes de solidarité financière, parfois difficilement soutenables matériellement et psychologiquement, entre ex-conjoints (Lacan, 2006).