Notes
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[1]
/ L’expression, empruntée à Marc Perrenoud (2007), désigne, sans porter de jugement sur leurs qualités techniques ou artistiques, les artistes qui n’accèdent que ponctuellement ou partiellement aux différentes formes de consécration dans le champ artistique – interne celle des pairs, ou externe, celle du public (Bourdieu, 1971) – et, c’est en partie lié, qui sont les plus confrontés à la précarité de l’emploi et à la faiblesse et l’instabilité des revenus (Menger, 2011, p. 103-104 ; Gouyon 2011).
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[2]
/ Comme en témoigne Michel Gollac : « J’ai longtemps résisté, au grand agacement de C. Baudelot, à l’idée de relier “bonheur” et travail. Je préférais parler de “bien-être”. Ce qui me semblait au départ un scrupule méthodologique (le bonheur est-il accessible à l’observation) m’apparaît aujourd’hui comme une résistance de la sociologie. » (Baudelot et Gollac, 2001.)
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[3]
/ Martial, 56 ans, musicien d’orchestre, permanent, 56 ans. Entretien du 11 février 2011.
-
[4]
/ Voir par exemple la brochure du conservatoire de musique et danse de Paris.
-
[5]
/ Flora, 36 ans, danseuse, intermittente du spectacle. Entretien du 12 mai 2010.
-
[6]
/ Séverine, 36 ans, danseuse, intermittente. Entretien du 30 mars 2010.
-
[7]
/ Michael, 29 ans, bassiste, intermittent. Entretien du 13 juillet 2010.
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[8]
/ Luc, 37 ans, auteur compositeur interprète, intermittent. Entretien du 29 avril 2010.
-
[9]
/ Antoine, 34 ans, comédien, intermittent. Entretien du 24 avril 2010.
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[10]
/ Paul, 45 ans, auteur compositeur interprète, intermittent. Entretien du 6 juin 2010.
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[11]
/ Le rapport évoque 20 % d’« artistes intégrés », inscrits dans des dynamiques de professionnalisation.
-
[12]
/ Marine, 55 ans, chanteuse, bénéficiaire du RSA. Entretien du 3 février 2010.
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[13]
/ Le montant du RSA socle en 2012 pour un adulte sans enfant et sans aide au logement est de 475 euros par mois.
-
[14]
/ Fabrice, 24 ans, auteur compositeur interprète, auto-entrepreneur. Entretien du 1er avril 2010.
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[15]
/ On en recense moins d’une dizaine en 2013, même si le phénomène semble lentement se développer.
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[16]
/ On peut d’ailleurs penser que ce décalage est en partie lié à la situation d’entretien qui, dans le cadre d’une enquête présentée comme une étude sur les conditions de travail et d’emploi, incite à mettre plutôt l’accent sur ce qui ne va pas et à utiliser, parfois de manière explicite, l’entretien comme un support de revendications (« d’ailleurs, vous direz au ministère que... »).
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[17]
/ La question était posée de manière directe, généralement à la fin, après avoir exploré les diverses dimensions objectives et subjectives de leur rapport au travail et à l’emploi.
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[18]
/ Notamment pendant la mobilisation de 2003 (Sinigaglia, 2012).
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[19]
/ Entretien du 23 mars 2010.
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[20]
/ Entretien du 9 février 2010.
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[21]
/ De la même manière que la souffrance physique des pianistes est illégitime et tenue secrète, parce que couramment associée à une mauvaise technique et donc à une responsabilité individuelle (Alford et Szanto, 1995).
Parce qu’en principe toutes les carrières sont ouvertes à tous, le désir de s’élever est plus facilement exposé à se surexciter et à s’enfiévrer au-delà de toute mesure, jusqu’à ne plus connaître pratiquement de limites. Il faut donc que l’éducation fasse sentir de bonne heure à l’enfant qu’en dehors de ces bornes artificielles, dont l’histoire a fait et continue à faire justice, il en est d’autres qui sont fondées dans la nature des choses, c’est-à-dire dans la nature de chacun de nous. Il ne s’agit nullement de le dresser insidieusement à une résignation quand même, d’endormir en lui les ambitions légitimes, de l’empêcher de regarder au-delà de sa condition présente ; tentatives qui seraient en contradiction avec les principes mêmes de notre organisation sociale. Mais il faut lui faire comprendre que le moyen d’être heureux est de se proposer les objectifs prochains, réalisables, en rapport avec la nature de chacun, et de les atteindre, non de tendre nerveusement et douloureusement sa volonté vers des fins infiniment éloignées et par conséquent inaccessibles. Sans chercher à lui cacher les injustices du monde, communes à toute époque, il faut lui faire sentir que le bonheur ne croît pas sans limites, avec le pouvoir, le savoir ou la richesse ; mais qu’il peut se rencontrer dans des conditions très diverses, que chacun de nous a ses misères en même temps que ses joies, que l’essentiel est de trouver une fin d’activité qui soit en harmonie avec nos facultés et qui nous permettent de réaliser notre nature, sans chercher à l’outrer, en quelque sorte, et à la pousser violemment et artificiellement en dehors de ses limites normales.
INTRODUCTION
1 Les professions artistiques bénéficient assurément d’une représentation flatteuse. D’abord, en raison de leur caractère vocationnel, fondé sur l’idéologie du don, et du prestige social qui les entoure depuis l’antiquité (Kris et Kurz, 1933). Ensuite, parce que l’exercice des arts constitue en théorie l’archétype du travail expressif. C’est ce que notait déjà Karl Marx dans Les manuscrits de 1844 puis dans l’Idéologie allemande, en faisant du travail artistique l’antithèse du travail aliéné (Marx, 1996 et 1998 ; Lachaud, 2012) ; c’est également ce que l’on retrouve dans l’idéologie managériale post-68 qui, ayant intégré la critique artiste du capitalisme (Boltanski et Chiappelo, 1999), définit les nouveaux objectifs d’épanouissement personnel au travail (créer, innover, se réaliser, etc.) sur la base de critères que l’on peut rapprocher du « bonheur de l’artiste » (Baudelot et Gollac, 2003, p. 33).
2 De cette représentation dominante, et de la norme du rapport au travail qui lui est associée, découle pour les artistes une forme d’injonction au bonheur. Puisqu’ils exercent une activité prestigieuse et permettant la réalisation de soi, dans des conditions supposées librement choisies, ils rempliraient toutes les conditions nécessaires au bonheur au travail. Pourtant, les carrières artistiques exposent à deux principaux risques susceptibles d’y nuire. Le premier tient au possible manque de réussite : si l’incertitude des fins donne au travail créateur « ses satisfactions les plus hautes » (Menger, 2009, p. 9), l’absence prolongée de reconnaissance et l’échec répété aux diverses épreuves de la profession tendent plutôt à générer de la souffrancemorale. Le second risque tient aux conditions matérielles : l’incertitude des moyens d’existence (précarité de l’emploi, irrégularité des revenus, épreuve récurrente des « 507 heures » pour les intermittents du spectacle) est de nature à dégrader le sentiment de satisfaction au travail, surtout lorsqu’elle se combine à l’absence de réussite. Or, c’est précisément dans ce cas que se trouve la grande majorité des « artistes ordinaires [1] ».
3 La question qui se pose est alors la suivante : pour ces artistes ordinaires, dans quelle mesure le bonheur au travail peut-il constituer une rétribution de l’engagement dans la carrière artistique ? Si l’apparente irrationalité de cet engagement peut être expliquée par l’espérance même incertaine de gratifications matérielles et symboliques (Menger, 1989), par la perspective d’un rapport heureux au travail, qu’en est-il pour les artistes qui n’ont pas accès, ou à la marge, à la reconnaissance et à la stabilité ? Ou autrement dit combien de temps l’incertitude des fins (i.e. du succès) peut-elle rester un moteur de l’action lorsque rien ne semble indiquer une réussite possible ?
4 Avant d’envisager de répondre à ces questions, il convient d’apporter quelques précisions lexicales. D’abord, si l’on s’en tient aux définitions fournies par les dictionnaires (ici, Le Robert), on peut distinguer la notion de bonheur de celles de plaisir et de satisfaction (qui seront également utilisées dans l’analyse). La notion de plaisir renvoie à un sentiment éprouvé à l’occasion d’un geste (« ce qu’il plaît à quelqu’un de faire ») ; la notion de satisfaction renvoie à un sentiment lié à l’analyse d’une situation personnelle et/ou sociale (« plaisir qui résulte de l’accomplissement de ce qu’on attend ») ; le bonheur est une catégorie plus large (« état de la conscience pleinement satisfaite »), un état général qui résulte du croisement de plusieurs facteurs (satisfaction personnelle, professionnelle) et qui est volatile (équilibre fragile). Il faut ensuite préciser ce que l’on entend par « rapport heureux au travail », tant l’association de ces deux termes ne va pas de soi [2]. Dans le prolongement du travail dirigé par Christian Baudelot et Michel Gollac, cette expression ne désigne pas un quelconque idéal abstrait mais renvoie à l’articulation entre des éléments objectifs qui qualifient le rapportau travail et l’emploi (le type de tâches effectuées, le degré de stabilité de l’emploi, la régularité et le volume des revenus, etc.) et l’expression de l’expérience indissociablement individuelle et collective qu’en font ces travailleurs, le jugement subjectif qu’ils portent sur leur condition (la satisfaction tirée de l’exercice du métier, l’impression d’être à sa place, le sentiment d’autonomie et d’épanouissement personnel, etc.).
5 L’objet de cet article est donc de montrer dans quelles conditions, dans quelle mesure et de quelles manières le bonheur peut fonctionner comme rétribution du travail pour les artistes ordinaires du spectacle vivant. Ce problème général se pose de manière particulièrement aigue dans la conjoncture actuelle de l’emploi culturel, caractérisée depuis une dizaine d’années par les effets conjoints du durcissement des conditions d’indemnisation du chômage pour les intermittents (Menger, 2009 ; Sinigaglia, 2012) et des reconfigurations de l’action publique culturelle qui fragilisent le financement des activités artistiques (Dubois et al., 2012). L’hypothèse proposée ici est double. D’une part, on peut penser que le bonheur de l’artiste relève d’une forme de nécessité, la norme de l’épanouissement par le travail de l’artiste professionnel – l’injonction au bonheur évoquée plus haut – tendant à supplanter l’imagerie de l’artiste bohème et maudit. Les artistes sont donc conduits à rechercher ce bonheur tout au long de leur carrière et à faire ce qu’il faut pour l’atteindre. D’autre part, et dans le prolongement de cette première hypothèse, on peut penser que le « bonheur de l’artiste » se construit dans la mise en équilibre du rapport au travail et du rapport à l’emploi. En effet, si la source principale de satisfaction réside dans l’exercice du métier (et donc dans le rapport au travail), un rapport malheureux à l’emploi peut dégrader considérablement le jugement global qu’un travailleur porte sur sa condition ; à l’inverse, des conditions d’emploi jugées satisfaisantes peuvent, dans certains cas, compenser un rapport négatif au travail.
6 La démonstration est organisée en trois temps. Dans une première partie, je montrerai que le travail d’ajustement des aspirations aux possibles qu’opèrent les artistes ordinaires dès leur entrée en carrière est la première condition d’un rapport heureux au travail. Dans une deuxième partie, j’analyserai comment des artistes tentent de (re) trouver le bonheur au travail en cherchant à s’échapper des formes d’emploi traditionnelles, jugées trop précaires et contraignantes, et à expérimenter d’autres manières de « vivre de son art » (Graceffa, 2012). Enfin, la dernière partie reviendra sur les conditions dans lesquelles il est possible ou non pour un artiste de se dire et se sentir effectivement heureux, en insistant sur le coût moral et social que représente l’expression d’un rapport malheureux au travail.
L’enquête a été réalisée en Alsace et en Lorraine, le choix de travailler en province répondant au souci d’interroger des artistes « ordinaires », installés dans des espaces professionnels régionaux relativement éloignés des pôles dominants du champ artistique. L’étude a concerné plus spécifiquement le secteur du spectacle vivant, suffisamment hétérogène pour donner à voir de multiples situations, tant du point de vue des sous-secteurs qui le composent que de celui des métiers qui y sont représentés. Il recouvre en effet des domaines aussi divers que le théâtre, le chant, la danse, les arts du cirque, etc.
Le corpus, composé de 57 entretiens réalisés entre février et décembre 2010, a été constitué par la méthode de la boule-de-neige en partant d’une série de contacts noués au cours de recherches passées. La sélection des interviewés tient compte de cinq variables principales : le sexe, le métier, le secteur d’activité, le degré d’intégration professionnelle (qui agrège divers indicateurs tels que le statut d’emploi, le moment dans le cycle professionnel, le niveau de salaire, etc.) et le lieu d’ancrage professionnel (afin d’éviter les biais liés à des configurations locales). Les travailleurs ont été interrogés sur leur trajectoire sociale et professionnelle (origine sociale, parcours de formation générale et professionnelle), leur rapport au travail (description des tâches, des diverses activités, etc. et jugement de satisfaction), leur rapport à l’emploi (type de contrat, niveau de ressources, etc. et jugement de satisfaction) et surtout sur leurs effets croisés.
La recherche dont est issu cet article a été réalisée avec le soutien du Département des études de la prospective et ses statistiques du ministère de la Culture.
L’AJUSTEMENT DES ASPIRATIONS, CONDITION PREMIÈRE D’UN RAPPORT HEUREUX AU TRAVAIL
7 « On ne peut être heureux dans son travail que si l’on sait ce que l’on peut atteindre, et que l’on est conscient de ce que l’on ne pourra pas atteindre [3] ». Le témoignage de Martial, qui occupe pourtant une place relativement privilégiée dans le monde des musiciens professionnels en raison de son statut de permanent dans un orchestre national, est tout à fait éclairant. Il montre d’abord, ce qui est confirmé par l’ensemble des entretiens, que le bonheur au travail est recherché dans et par l’engagement dans la carrière artistique. Sontémoignage révèle ensuite le travail d’ajustement des aspirations auquel doit se plier la grande majorité des artistes pour avoir la chance de faire l’expérience d’un rapport heureux au travail. D’abord, les artistes confrontés aux épreuves de la consécration prennent conscience de la structuration de l’espace professionnel et de la position qu’ils occupent en son sein. Ensuite, ils apprennent, plus ou moins consciemment, à anticiper leur trajectoire probable et, pourrait-on dire, à désirer leur place, se mettant ainsi en situation d’en tirer satisfaction.
? De la prise de conscience de sa position...
8 Les artistes interrogés justifient souvent leur entrée en carrière par un désir de retrouver ou de prolonger le plaisir tiré de l’apprentissage d’un art et/ou d’une pratique en amateur. Ils découvrent néanmoins rapidement que les situations de travail pleinement satisfaisantes sont rares et difficiles d’accès. L’expérience de cette « prise de conscience » de la position occupée dans l’espace professionnel diffère notamment selon le métier et le statut des artistes.
9 Pour les artistes interprètes, membres permanents ou aspirants d’ensembles chorégraphiques ou musicaux, le passage du conservatoire à la pratique professionnelle est déterminant. Formés pour devenir des artistes dans des institutions qui valorisent l’« expression » de soi et la « sensibilité artistique [4] », ils réalisent dès l’entrée dans la vie professionnelle que la liberté dont ils disposent dans leur pratique artistique elle-même est fortement contrainte. Dès ses premiers engagements comme danseuse dans un corps de ballet, après une formation en danse classique dans un Conservatoire national de région, Flora voit dans cette carrière d’interprète un « total sacrifice de soi [5] ». C’est pour suivre son désir d’épanouissement par la danse, largement entretenu au cours de la formation (Laillier, 2011), qu’elle s’est réorientée vers la danse contemporaine, discipline chorégraphique dans laquelle la frontière entre l’interprète et le créateur est plus mince (Sorignet, 2010). On retrouve le même type de rapport à la pratique artistique chez les musiciens d’orchestre, à l’instar de Martial cité précédemment. À l’exception des solistes, les musiciens interprètes n’ont en effet qu’une autonomie très limitée dans leur jeu : être « dans le rang » revient à mettre de côté sa personnalité, ne pas se distinguer (Lehmann, 2002), tout le contraire de la dimension expressive supposée du travail artistique.
10 Pour les artistes intermittents du spectacle, qui cumulent ou non leurs activités d’interprètes avec des fonctions de créateurs (auteur-compositeur, dramaturge, chorégraphe), la prise de conscience vient plutôt des diverses épreuves qui déterminent autant leur appartenance au groupe que les conditions dans lesquelles ils peuvent exercer leur métier. La « course aux cachets » apparaît comme l’épreuve principale : accéder au régime d’indemnisation du chômage permet une relative stabilité des revenus et autorise le maintien dans la carrière. Mais rares sont les artistes qui peuvent atteindre le seuil en pratiquant seulement leur art au sens strict ; la plupart sont conduits à démultiplier leurs activités (Bureau et al., 2009), en accordant un temps parfois très important à des travaux dont ils ne tirent qu’une satisfaction très limitée. À la quête du plaisir de faire, s’ajoute le désir d’être reconnu en tant qu’artiste, l’aspiration à la consécration ou au moins à une forme ou une autre de reconnaissance artistique, qui passe par de nouvelles épreuves. Les concours du conservatoire et des grandes écoles de théâtre, les auditions, les tremplins musicaux sont par exemple autant d’occasions de mesurer ce qu’il est convenu d’appeler son talent et de se comparer aux autres artistes.
11 Les carrières dans les mondes du spectacle reposent également sur toutes sortes de promesses (une collaboration avec tel artiste en vue, un conventionnement institutionnel de la compagnie, une programmation dans tel haut lieu culturel, etc.) qui génèrent de grands espoirs, aussi grands que la déception de ne pas les voir se réaliser. Séverine, danseuse pourtant reconnue et très intégrée professionnellement, obtenant régulièrement les rares aides au projet attribuées aux chorégraphes dans sa région, explique par exemple comment certains directeurs de salle de spectacles « font miroiter des choses », comme une place dans la prochaine saison culturelle, « pour entretenir leur petit réseau [6] » ; rien de forcément concret, mais la promesse d’une collaboration future, « donc, t’y crois, t’as envie d’y croire, et tu attends... ».
12 Pour les artistes, la prise de conscience de la position qu’ils occupent dans le champ artistique puis, plus encore, des positions qu’ils ne sont pas en mesure d’atteindre, semble atténuer les souffrances liées aux déceptions et permettre une forme « d’adaptation à l’échec » (Goffman, 1988). Lorsque Michael, bassiste, fils d’un musicien d’orchestre national, dit « maintenant je sais que je ne jouerai jamais à l’Olympia [7] », il évoque un « rêve de môme » qui constituait à sesyeux une forme de consécration artistique suprême. Mais, après avoir traversé quelques années de grande précarité, le fait d’avoir accepté, et intériorisé, sa grande improbabilité lui a permis de mettre ce rêve à distance et de se projeter autrement dans son avenir professionnel.
?... À l’anticipation de sa trajectoire probable
13 La probabilité que des artistes atteignent les objectifs professionnels qu’ils se sont fixés tient essentiellement à deux choses : d’une part, leurs dispositions et ressources personnelles (leurs qualifications, leurs compétences, leurs réseaux d’interconnaissance), qui dépendent pour une large part de leurs positions et de leurs trajectoires sociales, scolaires, professionnelles ; et d’autre part, l’état de l’espace professionnel qu’ils convoitent (le nombre de places disponibles, le nombre et les qualités des prétendants, les segments qui composent cet espace, etc.), qui varie selon les temps, les lieux et les disciplines ou esthétiques artistiques. Ainsi, on peut considérer que le plus sûr moyen, pour les artistes, de trouver le bonheur au travail est de nourrir des aspirations qui correspondent grosso modoà ce qu’ils sont en mesure d’atteindre – « autrement dit, que rien ne soit absolument sûr sans que tout soit possible pour autant » (Bourdieu, 2003) – compte tenu à la fois de leurs caractéristiques et de celles de leur environnement.
14 Comme on l’a vu, les diverses épreuves qui jalonnent le parcours des artistes leur permettent de se faire assez rapidement une idée de leur place, de celles auxquelles ils peuvent prétendre et de leurs chances d’y accéder. Pour les artistes ordinaires, cette prise de conscience se traduit généralement par une réduction des aspirations. Par exemple, les rêves de célébrité et de tournées lointaines cèdent leur place à des attentes de reconnaissance plus modestes et plus locales (« ici, j’ai un petit public qui me suit [8] », « quand déjà tu as la reconnaissance des institutions culturelles du coin [9] », etc.) : l’installation « en région » peut être justifiée par un regard « lucide » sur ses chances de réussir une carrière au niveau national.
15 Mais définir des attentes qui correspondent à son destin probable ne se réalise pas seulement en réduisant ses aspirations, l’opération nécessite surtout que celles-ci soient ajustées à des possibles locaux, et notamment à ce que les institutions culturelles appellent un « marché local » de l’emploi artistique. Cela suppose pour les artistesd’articuler deux niveaux de connaissance. Le premier concerne le fonctionnement socioéconomique du secteur convoité : quels sont les emplois « occupables » (peut-on espérer un emploi stable, comme dans le réseau du théâtre subventionné, des ballets des scènes nationales ou l’emploi ne peut-il être qu’intermittent, comme pour les interprètes de musiques actuelles) ? Quels sont les niveaux de rémunérations moyens (peut-on espérer « faire fortune ») ? Comment accéder à tel lieu d’emploi ? Le deuxième concerne plus directement l’état de l’offre d’emplois sur le territoire. Il s’agit pour les salariés d’avoir une connaissance fine du tissu culturel local et des opportunités offertes en matière d’emploi et/ou d’aides financières, dans le sous-secteur qui les concerne.
16 Les stratégies mises en œuvre par les artistes ne sont pas pour autant rationnelles (au sens de la Rational Action Theory), d’une part parce que tous n’ont pas le même degré de connaissance des règles du jeu et d’autre part parce qu’ils ne disposent pas du même niveau de ressources incorporées et objectivées. Par ailleurs, les choix ne correspondent pas toujours à des comportements rationnels et stratégiques, comme le montre le fait que les artistes ne s’orientent pas nécessairement vers les pratiques les plus porteuses, même lorsqu’ils ont conscience des difficultés que cela implique. En revanche, une conscience même limitée de ses chances objectives de réussite semble réduire le coût psychologique des échecs. Ceux qui, par exemple, font des choix professionnels risqués en connaissance de cause, s’engageant dans des genres ou des esthétiques très spécifiques qui ne correspondent pas réellement à un « marché » constitué (des réseaux professionnels, des salles, des publics), tendent à nourrir plutôt des attentes mesurées. C’est de cette manière que Joséphine, 29 ans, intermittente du spectacle, impliquée par ailleurs en tant que comédienne dans une compagnie de théâtre qui lui procure des contrats réguliers, explique son engagement comme chanteuse dans un projet musical dont les chances de rencontrer un succès même limité sont, selon elle, très faibles.
« Bon, je le vois bien avec notre groupe de chanson française poétique contemporaine... c’est un truc étrange, à base de poèmes et mélodies barrés, avec une harpe chromatique faite maison qui a un son assez particulier, avec un bassiste de métal et batteur de jazz, le tout à tendance électro mais avec toujours de l’acoustique... et ben je le sais : ici, et même ailleurs, c’est invendable ! Les grosses salles n’en veulent pas parce que “on sait pas où le classer”, les bars n’en parlons pas, c’est pas assez festif... On joue pour le plaisir, on se fait plaisir, mais on sait que ce n’est pas avec ça qu’on va se nourrir ! » (Joséphine, 29 ans musicienne et comédienne, intermittente. Entretien du 18 février 2010)
18 À l’inverse, ceux qui occupent un « créneau » porteur, ou qui se trouvent seuls au niveau local dans une « niche », savent qu’ils peuvent espérer tirer leur épingle du jeu, sur le plan des rétributions matérielles comme symboliques.
« Les artistes purs aimeraient bien pouvoir tourner, vivre de leur musique, et ceux qui font du commercial, ils se légitiment en disant qu’ils font des trucs artistiques... et y’a des gens qui montent des projets pour que ça marche, pour que ça réussisse (...) Nous on a de la chance, en faisant de la musique mexicaine, on est sur une niche économique, c’est un créneau où on est à peu près seuls... pour le moment on roule pas sur l’or mais on peut espérer que ça va changer... on est en train d’augmenter nos tarifs, et ça passe donc on verra bien... » (Victor, 31 ans, percussionniste, bénéficiaire du RSA. Entretien du 11 février 2010)
20 Victor ne base pas ses espoirs de réussite sur un « plan de carrière » rationnalisé, pas plus que sur une stratégie économique au sens strict même si le vocabulaire employé semble y faire référence. Il se fonde essentiellement sur une analyse que l’on pourrait qualifier de « socio-économie spontanée », qui met en regard les caractéristiques de son projet artistique et celles d’un sous-secteur du spectacle vivant sur un territoire spécifique. Il ne s’agit donc pas pour lui d’effectuer ses choix artistiques en fonction de l’état du marché local mais bien d’essayer d’anticiper les chances de succès correspondant à des choix établis par ailleurs, pour d’autres motifs (affinités, sociabilités, opportunités, etc.). En ce sens, ayant une vision relativement claire de ce que à quoi s’attendre, il est en mesure de formuler des attentes ajustées à l’espace professionnel dans lequel il s’inscrit et augmente par la même ses chances d’atteindre ses objectifs et d’être heureux au travail.
21 La quête du bonheur se joue donc d’abord dans le rapport au travail et, comme le montrent Baudelot et Gollac dans le prolongement de l’analyse durkheimienne citée en introduction, « une façon d’être heureux au travail, c’est d’“être à sa place” dans l’espace social, c’est-à-dire occuper une position professionnelle en adéquation avec des dispositions et des aspirations socialement constituées » (p. 88). Mais cela ne suffit pas toujours : le bonheur au travail peut être gâché par les conditions socioéconomiques dans lesquelles l’activité est exercée.
« NE GARDER QUE LE MEILLEUR » : CHANGER LA FORME DE L’EMPLOI POUR (RE) TROUVER LE BONHEUR AU TRAVAIL
22 Si, à défaut de réussite immédiate, l’ajustement des aspirations peut permettre aux artistes de trouver un équilibre satisfaisant dans leur rapport au travail (en prenant du plaisir à faire ce qu’ils font là où ils sont), le jugement qu’ils émettent sur leur situation tient compte également de leur rapport à l’emploi. Or, comme le note Pierre-Michel Menger, « l’attrait pour les professions artistiques n’est généralement freiné que par la difficulté de pouvoir les exercer pleinement » (Menger, 1997, p. 367-368).
23 La plupart du temps, pour les artistes intermittents interrogés, les aspects positifs l’emportent : l’incertitude des moyens (précarité de l’emploi, variabilité des revenus) est compensée, objectivement et subjectivement, par les dimensions plaisantes du travail artistique ainsi que par le sentiment de liberté et de relative sécurité que procure l’assurance chômage. Mais il arrive que des artistes estiment que les aspects positifs du métier ne compensent pas ou plus la précarité de l’emploi, voire que cette dernière est responsable de leur rapport dégradé au travail. De nombreux intermittents se plaignent ainsi du fait que la « course aux subventions » et surtout la « course aux cachets » auxquelles ils doivent se livrer pour maintenir leurs droits à l’assurance chômage les conduisent à privilégier des activités rentables et les empêchent d’accéder aux situations de travail qu’ils jugent satisfaisantes. C’est le cas de plusieurs musiciens interrogés, qui déplorent par exemple d’être contraints de multiplier leurs participations à des « groupes de reprises » (activité d’animation faiblement valorisante mais qui permet d’obtenir un nombre potentiellement important d’engagements) et de laisser de côté leurs projets artistiques à base de compositions originales. Une partie d’entre eux tente alors, plus ou moins librement, de (re) trouver un rapport satisfaisant au travail en dehors des formes d’emploi consacrées, et notamment en dehors du régime d’emploi-chômage intermittent. Cette manière de « ne garder que le meilleur [10] », c’est-à-dire de se centrer sur l’exercice du métier et la réalisation de ses aspirations, peut emprunter des directions différentes, allant de solutions de débrouille individuelle à des formes d’organisation du travail alternatives plus élaborées.
? Tirer (ou prendre son) parti du « revenu de solidarité des artistes »
24 Les travailleurs artistiques représentent une part significative des titulaires des minima sociaux. Un rapport de l’Agence nationale des solidarités actives de 2008 montrait qu’environ 13 % des allocataires parisiens du Revenu minimum d’insertion (dispositif antérieur au Revenu de solidarité active) relevaient du secteur artistique [11]. S’il est difficile de connaître précisément le nombre d’artistes du spectacle bénéficiaires, les entretiens tendent à confirmer qu’il s’agit d’une situation assez fréquente, en particulier dans les filières musicales. Ce « basculement » (terme récurrent dans les entretiens) au RMI/RSA est le plus souvent accidentel, se produisant à l’occasion d’une perte de l’indemnisation du chômage ou encore avant la première ouverture des droits. Mais il fournit le socle d’une expérience alternative de la vie d’artiste, dans un rapport au travail dégagé des règles du régime d’emploi-chômage des intermittents.
25 Victor, cité plus haut, bénéficie du RMI puis du RSA depuis cinq ans. Pratiquant amateur de percussions pendant ses études de psychologie, il prend progressivement la décision de se consacrer uniquement à sa passion. Si son projet est bien de vivre de son art, et pour cela d’accéder « un jour peut-être à ce paradis » que serait le régime d’indemnisation des intermittents tel qu’il l’imagine, il vit aujourd’hui grâce au « RSA, Revenu de solidarité des artistes », comme il l’appelle avec ironie. Il décrit son mode de vie sur un ton léger qui illustre parfaitement l’« expérience inversée » du chômage des artistes dont parle Dominique Schnapper (1981). Il explique surtout que cette situation lui offre les conditions propices à un rapport épanouissant au travail. Contrairement à certains de ses collègues intermittents, il n’a pas à « courir le cachet » et à se disperser dans la polyvalence et la multiactivité. Il consacre l’essentiel de son temps à son projet artistique : travail de l’instrument, composition, répétitions, démarchage, communication, etc. Il apprécie le fait de ne pas être tenu de respecter le rythme et le volume d’activité qui s’imposent à ceux qui essayent de « garder leur statut (d’intermittent) ».
26 Le cas de Martine, une chanteuse âgée de 55 ans, est un peu différent. À 45 ans, après une carrière dans le travail social qu’elle juge « assez brillante, intéressante mais usante [12] », elle démissionne de son poste, où elle est employée en contrat à durée indéterminée, pour essayer de vivre de la musique. Elle ouvre dès la premièreannée des droits à l’assurance chômage en s’appuyant sur les nombreux contacts qu’elle avait pu nouer les années précédentes grâce à un tour de chant qu’elle donnait en tant qu’amateur. Elle parvient, difficilement, à conserver ses droits ouverts pendant plusieurs années puis, en 2007, elle perd « son statut », ce qu’elle vit comme « une catastrophe ». D’abord « angoissée » par son basculement au RMI/RSA, elle affirme avoir finalement retrouvé dans cette situation un rapport au travail plus conforme à ses aspirations. Elle se sent libérée des contraintes de « la course au cachet » et prend plaisir à se produire sur scène quand elle peut, mais aussi quand elle veut, s’autorisant à sélectionner les situations de travail qu’elle juge plaisantes. Elle n’envisage pas pour le moment d’essayer d’ouvrir à nouveau des droits à l’assurance chômage et se contente de cumuler son allocation avec les quelques cachets tirés de ses prestations.
27 Ces deux exemples, et quelques autres rencontrés dans mon enquête, montrent bien comment un certain bonheur au travail – au sens du plaisir durable tiré de son activité et des conditions dans lesquelles celle-ci est exercée – peut être cherché et/ou trouvé en échappant aux formes consacrées de l’emploi dans le secteur du spectacle. Pour autant, cette solution ne constitue pas une alternative durable et généralisable au régime d’emploi-chômage de l’intermittence, et ce pour trois raisons principales. D’abord, le montant de l’allocation est trop bas [13] et les possibilités de cumul trop faibles (ou illégales) pour garantir un niveau suffisant de revenus. Le RSA maintient dans une situation de précarité et de pauvreté qui n’est acceptable et accepté que dans certaines configurations sociales et familiales et à certains moments du cycle de vie, en l’occurrence plutôt des artistes vivant seuls (et surtout sans enfants) et aux deux extrémités de la vie active. Ensuite, le RSA (comme le travail non déclaré) induit une négation de la professionnalité, puisque le revenu n’est indexé à aucune qualification ni situation professionnelles, et qu’il est difficile dans ces conditions de revendiquer publiquement le statut d’artiste : le RSA fait porter à ses bénéficiaires l’étiquette « d’assistés sociaux » et ne renvoie nullement à leur métier ou à leur secteur d’activité. Or, le plaisir de créer est indissociable du plaisir à se présenter et à être perçu comme un « créateur » (Bourdieu, 1984). Enfin, la pratique artistique sous ce statut peut conduire, ou au moins être associée à un processus d’isolement des réseaux professionnels et donc, à terme, réduire le nombre d’opportunités de travail. C’est encore plus vrai dans le cas d’une autre alternative envisagée : l’auto-entreprise.
? S’en sortir seul ou accompagné ? l’auto-entreprise ou la coopérative
28 Pour les artistes du spectacle qui doivent ou veulent vivre de leur art hors du régime d’emploi-chômage de l’intermittence, il n’existe finalement que deux modes d’organisation du travail : l’auto-emploi et plus précisément le régime d’auto-entrepreneur d’une part, et la coopérative d’autre part. Ces deux solutions sont diamétralement opposées quant au rapport au travail et à l’emploi qu’elles instaurent.
29 Créé par la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 et entré en vigueur au 1er janvier 2009 (Abdelnour, 2013), le régime de l’auto-entrepreneur est encore marginal dans le domaine du spectacle vivant. Il fait néanmoins l’objet de nombreuses discussions dans les collectifs d’artistes, qui se demandent dans quelle mesure ce nouveau régime pourrait représenter une alternative à l’intermittence, en libérant les salariés (et leurs employeurs) d’un certain nombre de contraintes. En effet, les arguments en faveur du régime de l’auto-entrepreneur répondent assez directement aux critiques qui sont régulièrement adressées au régime de l’intermittence. Il entraine d’abord une simplification des formalités administratives : l’artiste n’est plus un salarié mais un prestataire indépendant qui peut simplement facturer ses prestations, ce qui représente une certaine économie de temps et d’énergie. Ensuite, ce régime donne la possibilité de diversifier ses activités tout en restant dans un même cadre juridique : le professionnel peut exercer de multiples activités artistiques, techniques ou administratives, dans ou hors du secteur culturel. Enfin, puisque la prestation n’est pas soumise à la cotisation sociale, le régime permet de réduire le coût de session et donc, potentiellement, de vendre plus facilement un spectacle.
30 La courte expérience de Fabrice, jeune musicien, met cependant en lumière les limites d’un tel dispositif dans le cadre d’une activité « intermittente [14] ». En 2009, à l’issue de sa formation aux musiques actuelles, lorsqu’il annonce à son conseiller Pôle Emploi qu’il souhaite vivre de la musique, celui-ci lui suggère de créer une auto-entreprise. Encore faiblement intégré dans les réseaux professionnels locaux, sachant qu’il ne pourra pas ouvrir de droits à l’assurance chômage et qu’il devra multiplier les activités pour s’en sortir financièrement, il accepte et devient auto-entrepreneur. Pendant plusieurs mois, il facture ainsi ses prestations musicales mais aussi quelques activités techniques, les cours de guitare qu’il dispense et même descours de tennis. Il réalise cependant très rapidement que les avantages garantis par ce régime ne compensent pas ses faiblesses. En particulier, l’absence de revenu de remplacement interdit toute limitation de l’activité et au contraire encourage à poursuivre cette démultiplication et surtout à favoriser les activités les plus rentables ; il vit très mal le fait de devoir laisser de côté les projets artistiques qui ont justifié son entrée en carrière. De plus, un des ingrédients du rapport heureux au travail artistique réside dans la multiplicité des liens interpersonnels noués au sein des mondes du spectacle. Or, le régime de l’auto-entrepreneuriat accroît l’individualisation des parcours et des pratiques : si la concurrence forcée qui résulte à la fois des caractéristiques socioéconomiques du secteur et des politiques qui encadrent l’emploi est en partie compensée par des mécanismes de solidarité activés entre les intermittents (échanges de plans, d’informations et de conseils sur les bons filons, etc.), ces derniers supposent une certaine forme de réciprocité (chacun a intérêt à aider les personnes qui sont susceptibles de pouvoir l’aider) dont sont exclus les travailleurs « indépendants ». Au bout d’une année, Fabrice décide de cesser toutes ses activités annexes, dépose une demande de RSA et se concentre sur la création puis la diffusion de son projet artistique. Il « décroche » ses premiers droits à l’indemnisation un an plus tard, ce qui lui permet de limiter sa multiactivité même s’il n’a pas suffisamment d’engagements pour ne vivre que de ses prestations artistiques.
31 La seconde perspective, celle de la coopérative, est inverse tant dans ses principes que dans ses effets. Bien que déjà ancienne – elle prend ses origines chez les penseurs de l’économie sociale du XIXesiècle – elle reste encore très peu utilisée, même si le phénomène semble en augmentation [15]. Le principe est simple : des artistes, techniciens et administratifs s’associent et deviennent sociétaires d’une coopérative artistique (de production, de diffusion), regroupant plusieurs équipes, portant plusieurs projets. Prenant le contrepied du principe de concurrence, cette solution repose avant tout sur la mutualisation des ressources : les sociétaires partagent leurs réseaux, leurs contacts professionnels, peuvent même envisager des collaborations et surtout mettent en commun leurs moyens logistiques (secrétariat, comptabilité, administration, etc.).
« [La coopérative] permet aux porteurs de projets de réduire les risques liés à l’isolement et à la méconnaissance des mécanismes de création d’entreprise. [Elle] offre un cadre salarial et logistique : le porteur de projet est salarié de la coopérative, il est assisté par des études de viabilité et lamise en place d’une stratégie commerciale. [Elle] assure la comptabilité et la gestion, établit les feuilles de paie, le règlement des cotisations sociales, le reversement de la TVA, et effectue la facturation pour le compte du salarié. [Elle] endosse la responsabilité juridique, mais le salarié créateur conserve la maîtrise de son activité.
Le suivi et l’accompagnement réguliers des personnes au sein de la coopérative, la mutualisation des compétences et des moyens participent à la création de nouvelles dynamiques économiques sur le territoire. » (Extrait de la présentation d’une coopérative artistique)
33 C’est précisément la mise en commun des ressources et la mutualisation du travail administratif qui suscitent l’intérêt des artistes. Les artistes ordinaires n’ont pas les moyens de rémunérer le travail d’un-e chargé-e de communication ou d’un comptable, et ces activités annexes empiètent sur le temps disponible pour la création et la diffusion de leurs œuvres. La coopérative représente donc potentiellement un gain de temps et une voie possible d’amélioration du rapport au travail.
34 Le nombre de sociétaires n’est pas limité a priori, mais la coopérative exige une implication égalitaire des membres et il s’agit donc d’éviter les comportements uniquement consuméristes. La logique est entrepreneuriale, comme dans le cas du régime de l’auto-entrepreneur, mais cette fois dans une version collective, prônant les valeurs de solidarité : les artistes sont considérés comme des « entrepreneurs salariés » – ils sont généralement salariés en contrat à durée indéterminée par la coopérative –, pour un temps de travail correspondant au volume de leur activité et un salaire « annualisé » correspondant à leur contribution. Cette forme d’organisation contribue donc à contourner les effets de la concurrence forcée entre salariés pour lui substituer une forme de coopération permanente. La coopérative se distingue aussi, selon les artistes rencontrés, des incitations à la mutualisation de la part des institutions culturelles locales. Afin de diminuer leurs coûts de fonctionnement, les compagnies sont en effet invitées à mettre en commun leurs ressources, à partager des locaux, du matériel informatique, à se grouper pour salarier du personnel administratif (comptable, chargé de diffusion, etc.). En réalité, du point de vue des équipes artistiques, la mutualisation (quelle que soit sa forme : coopérative, groupement d’employeur, association informelle), correspond toujours au moins autant à une visée politique positive (la solidarité, la volonté de travailler ensemble) qu’à une stratégie de résistance à la précarité.
35 Ni le régime de l’auto-entrepreneur ni la coopérative ne garantissent donc aux artistes des conditions idéales d’exercice de leur métier. Mais le fait que ces modèles soient discutés, et dans certainscas expérimentés, montre que les formes dominantes d’organisation du travail artistiques, et notamment le régime d’emploi-chômage des intermittents, n’offrent pas non plus un cadre permettant à tous d’atteindre la satisfaction au travail. Si les plus faiblement intégrés professionnellement finissent parfois par sortir de la carrière, la plupart des artistes parviennent, en jouant avec leurs aspirations et en agissant sur les conditions dans lesquelles ils exercent leur métier, à se maintenir et à atteindre un rapport heureux au travail. Et force est de constater que, au moins en apparence, ils y parviennent.
ALORS, HEUREUX ?
36 Malgré les obstacles à la consécration et les espoirs déçus, malgré les difficultés des conditions d’emploi et les contraintes liées à l’emploi permanent, à l’entretien des droits à l’assurance chômage des intermittents et aux faiblesses actuelles des régimes alternatifs, le jugement global que les artistes portent sur leur condition n’est au final pas si négatif que l’on aurait pu s’y attendre. Une enquête nationale signale qu’environ deux tiers des artistes du spectacle se déclarent satisfaits de leur travail et de leur emploi (Patureau et Cléron, 2007). Mon enquête, qui porte sur un échantillon beaucoup plus restreint et qui adopte une approche qualitative, produit un résultat similaire : même si la liste des dimensions négatives de leur rapport au travail et à l’emploi semble dépasser de loin ses dimensions positives [16], les artistes se disent globalement « heureux [17] ». Comment comprendre cet écart entre le constat largement partagé d’une dégradation du rapport au travail et à l’emploi et ce sentiment déclaré de satisfaction ? On pourrait mobiliser ici les hypothèses formulées pour expliquer l’engagement dans les carrières artistiques : la vie d’artiste fournit l’occasion de faire l’expérience épanouissante d’une certaine liberté créative (Schnapper, 1981) et offre surtout d’importantes gratifications psychologiques et sociales (Menger, 1989). Mais cela ne suffit pas puisque l’on a montré que la liberté et l’importance des gratifications sont très relatives pour la majorité des artistes ordinaires. On peut par contre faire l’hypothèse que si les artistes se disent globalement heureux, y compris ceux qui endurent les conditions d’emploi les plus précaires et qui ne sont pas satisfaits de leur travail, c’est d’une part parce que l’expression deleur éventuelle souffrance est illégitime et d’autre part parce qu’elle les conduirait à remettre en cause une partie de l’illusio sur lequel est fondé leur engagement dans la carrière.
? L’illégitime expression d’une souffrance sociale
« Artistes : ce qu’ils font ne peut s’appeler travailler » Faubert, Dictionnaire des idées reçues« Les intermittents, c’est clair, on passe pour la Roll’s Royce des chômeurs ! »
Daniel, 55 ans, comédien, intermittent
38 Le premier élément de réponse à ce questionnement sur le bonheur des artistes est à chercher du côté des représentations sociales associées aux métiers artistiques et aux mondes du spectacle. Les lieux communs sont effet nombreux et tendent, à l’instar de la célèbre définition donnée par Flaubert, à montrer l’artiste comme un oisif, rêveur voire fainéant. Ces idées reçues renvoient d’ailleurs en partie à une représentation que les artistes ont eux-mêmes contribué à construire et à diffuser : le mythe de l’artiste bohème, apparu au XIXe siècle, pauvre mais libre de ses choix et refusant le travail (salarié). Or comme le note Max Weber, l’homme, pour être heureux, doit pouvoir se dire que les autres pensent qu’il le mérite[JS5] (Weber, 1992). L’artiste, ayant choisi son mode de vie, n’apparaît pas comme le plus à plaindre, a fortiori en période de crise alors que l’emploi se délite dans les secteurs économiques plus traditionnels de l’industrie et des services. Les artistes ont choisi de ne pas travailler en entreprise et d’avoir une activité faiblement contraignante, ils ne sont sous le contrôle ni d’un supérieur ni d’une pointeuse, ils travaillent dans un secteur propre, ludique et intéressant, etc. Autant de conditions qui apparaissent bien supérieures à ce que vit le commun des salariés. En outre, plus encore que dans le cas des chômeurs (dont il est admis qu’une partie d’entre eux puissent être les victimes de « la crise »), les accusations de paresse, d’abus, de fraudes à l’assurance chômage portées contre les intermittents [18]contribuent à rendre leurs plaintes inaudibles et leur cause « indéfendable » (Pierru, 2005).
39 Dans cette perspective, la manifestation publique de leur insatisfaction peut aisément paraître illégitime. Et il peut être difficile pour les intermittents de revendiquer un « statut » dénoncé, et parfois vécu par les artistes eux-mêmes, comme un « privilège », alors que ce même droit fait l’objet de restrictions pour les autres travailleurs(Tuchszirer et Daniel, 1999). Tout cela fait donc peser sur les artistes une sorte d’injonction au bonheur plus forte encore que celle que fait peser l’idéologie managériale néolibérale sur le reste des salariés. Et bien que l’image du travail artistique échappant à toute aliénation soit largement idéalisée, elle interdit socialement aux artistes, dans une certaine mesure, de ne pas se dire heureux.
40 Bien sûr la faculté de se dire et de se penser heureux n’est pas uniformément distribuée. Elle varie notamment en fonction de la trajectoire sociale et en particulier de son point de départ, caractérisé par la position sociale des parents. Cela signifie – comme y insistent les tenants de l’économie du bonheur depuis la mise en évidence du « paradoxe d’Easterlin » – que l’expérience du bonheur est relative (Davoine, 2007) : au-delà d’un certain seuil objectif (qui correspond globalement, pour les économistes, à la satisfaction des besoins primaires), le jugement qu’un individu porte sur sa condition passe par la comparaison avec son entourage : ses pairs, ses proches, ses parents, etc. La comparaison de deux intermittents interrogés permet d’illustrer cette relativité du rapport au bonheur.
41 La situation professionnelle d’Hervé, 40 ans, musicien intermittent depuis une quinzaine d’années [19], peut être qualifiée de précaire, même si son niveau de revenus le situe dans la moyenne des intermittents du spectacle. Comme beaucoup de musiciens d’origine populaire, il commence à pratiquer son instrument à l’adolescence dans un groupe « de garage », qui compose ses propres titres et rencontre un certain succès sur la scène métal. Il abandonne le lycée puis enchaine pendant quelques années les petits boulots. Pendant une période de chômage, il décide de s’inscrire dans une école professionnelle de musique, « pour s’occuper et pour le plaisir de jouer toute la journée ». À l’issue de sa formation, il rencontre une association culturelle qui organise des concerts et qui lui permet d’obtenir au bout d’un an ses premières indemnités chômage d’intermittent. Il parvient à reconduire ses droits d’année en année, mais « toujours ric rac » et en utilisant toutes les ficelles du « métier d’intermittent » (Sinigaglia, 2007). Progressivement, pour se maintenir dans le métier, il fait moins de concerts et plus d’animation musicale, moins de compositions originales et plus de reprises, puis moins de musique et plus d’animation en milieu scolaire, ce qui lui donne le sentiment de « ne plus faire [son] métier ». Sa situation actuelle est correcte mais il ne sait pas comment il va « repartir l’an prochain », quand la diffusion de son spectacle pour enfants va s’essouffler.Malgré ces difficultés, Hervé n’ose pas exprimer clairement son insatisfaction. Au cours de l’entretien, il compare à plusieurs reprises sa situation à celle de son père, ouvrier à la chaine dans l’industrie automobile : « c’est sûr, c’est pas tous les jours facile, mais c’est quand même pas l’usine », « bon, je galère, mais quand je vois mon père, la vie qu’il a eue », « enfin, je fais quand même à peu près ce que j’aime moi, je peux pas me plaindre ». Le récit de sa trajectoire rappelle celle de nombreux transfuges de classe, pris dans un rapport contradictoire avec leur héritage familial et social (Bourdieu, 1993). Il se sent à la fois comme un « usurpateur » (« je ne suis même pas un vrai artiste ») et un « privilégié » (« j’ai pas de chef, je fais ce que je veux »). Tout l’entretien montre qu’il ne se sent absolument pas légitime à ressentir et encore moins à exprimer une quelconque souffrance sociale.
42 La situation de Camille, 30 ans, comédienne dans une troupe de théâtre contemporain [20], est objectivement plus favorable. Diplômée du Conservatoire national supérieur d’arts dramatiques, après des études universitaires en arts du spectacle, elle dirige une jeune compagnie qui figure déjà parmi les plus soutenues de la région. Ses revenus sont moyens mais elle n’a jamais été réellement inquiète pour la reconduction de ses droits à l’indemnisation. Elle revient néanmoins plusieurs fois sur la précarité de sa situation, qu’elle compare, pour la relativiser, à celle de ses pairs (« j’ai bien conscience qu’on n’est pas les plus à plaindre et qu’il y en a qui galèrent plus ») mais surtout, comme pour la justifier, à celle de ses parents :
« Mon père est médecin et ma mère est prof, donc c’était pas du tout mon milieu ni le type de sécurité financière dans laquelle j’avais vécu... (...) tout est de plus en plus précaire... l’avantage pour nous c’est qu’on le savait qu’on était précaires ! moi je savais que ce serait la merde... je pensais pas forcément autant, et je trouve que je m’en sors bien... mais j’avais cette idée là... encore une fois, mon père est médecin, la précarité il ne sait pas ce que c’est... il n’a aucune idée, pour lui je suis une clocharde... donc il ne comprend pas du tout que j’accepte ces conditions là, surtout vu tout le travail que je mets en jeu... Ma mère a de l’admiration pour ça, mais je sais que ça la stresse énormément... Mais bon voilà, moi j’ai vécu dans ce milieu, mes parents avaient deux salaires, ils ne se posaient jamais la question de l’année prochaine, je les ai jamais vu flipper pour l’argent... la question pour eux c’était “qu’est-ce qu’on fait pour les vacances ?”... question financière... ils ne se sont jamais demandé : “si j’ai des enfants est-ce que je pourrai continuer à bouffer ? ou les faire bouffer”... moi franchement, je ne sais pas... ».
44 La trajectoire de Camille l’amène à porter sur sa situation un regard différent de celui d’Hervé. Elle est heureuse de son travail, de la liberté qu’elle y trouve, de la reconnaissance institutionnelle et professionnelle qu’elle acquiert mais son expérience du déclassement, et la « souffrance intime » qu’elle en retire (Peugny, 2009), l’autorise à parler plus ouvertement des motifs de son insatisfaction, même relative.
45 D’une manière générale, la dimension relative du bonheur au travail semble donc plutôt inviter les artistes à se dire heureux, par comparaison au moins avec les travailleurs des secteurs traditionnels de l’économique. Néanmoins, les conditions du sentiment et de l’expression du bonheur ou de la souffrance morale varient également selon les trajectoires sociales des artistes, qui jugent leur situation au regard de leur mobilité intra et intergénérationnelle.
? L’impossible remise en cause de l’illusio de la vie d’artiste
46 Les réticences à exprimer une éventuelle souffrance morale peuvent être expliquées d’une autre manière, complémentaire à la précédente. Afin d’accéder aux carrières artistiques, les agents doivent, comme ailleurs, intégrer les règles qui régissent ce champ spécifique. Or, dans le champ artistique, l’un des principes qui fondent l’illusio(Bourdieu, 1992 ; Mauger, 2006) est de croire en l’existence du don, du talent, du mérite individuel (même s’il est admis par ailleurs que tout ceci n’est rien, ou pas grand-chose, sans travail). De ce fait, les artistes sont assez peu enclins à saisir et à accepter les causes sociales de leurs réussites ou de leurs échecs. En réalité, les professionnels rencontrés produisent eux-mêmes une analyse du fonctionnement de leur secteur qui les amène par exemple à identifier les acteurs et les réseaux influents, à critiquer l’opacité des critères d’attribution des aides publiques, mais cela ne peut remettre complètement en cause les croyances nécessaires à l’engagement dans la carrière.
47 Pour le dire autrement, si la réussite est vécue et justifiée par l’activation d’un don personnel ou par une bonne gestion individuelle de la carrière (« j’ai fait les bons choix », « j’ai su rencontrer les bonnes personnes », etc.), il doit en aller de même pour l’échec. Suivant ce raisonnement, l’absence de réussite (des revenus plus irréguliers et plus faibles que la moyenne, un manque de reconnaissance de la part des pairs, des institutions ou du public, l’incapacité à mener à bien ses projets, etc.) et la souffrance morale qui en découle peuvent difficilement être vécues autrement que comme une faillitepersonnelle [21] : l’échec est causé par une absence de talent personnel ou une mauvaise gestion individuelle de la carrière. Chez Hervé, dont la carrière professionnelle n’est pas à proprement parler un échec mais qui occupe des positions peu légitimes dans l’espace artistique et connaît une certaine précarité, on voit bien comment la conscience de ses origines populaires le conduit à relativiser la difficulté de sa situation professionnelle et personnelle, comme on l’a montré plus haut, mais elle ne l’amène pas du tout à remettre en cause cette représentation idéalisée et « inaccessible » de l’artiste, celle d’un être exceptionnel qui a « le truc ».
« Moi, je suis satisfait de ce que je fais là... j’ai été au chômage longtemps avant... et puis, quand j’ai compris que je pouvais faire des sous avec de la musique, j’ai halluciné quoi ! Mais j’ai pas l’impression de faire partie du milieu culturel, artistique... Des fois, il y a un peu de jalousie, genre “j’aimerais bien être comme lui, avoir un univers, être barré, tout ça”... et d’un autre côté, je sais pas... peut-être que je suis pas assez intelligent pour intégrer ce genre de milieu... j’ai pas le truc, j’arrive pas... pour moi c’est inaccessible... Je me considère pas comme un artiste... à la limite je me considère, bon, pas un profiteur du système, mais un mec qui a de la chance de pouvoir faire ça... mais j’ai pas de conscience artistique... j’ai des choses à dire, mais je suis sûr que tout le monde s’en fout, alors je les dis pas... Pour mon frangin, je suis un artiste... mais bon... enfin, moi je fais rien d’extraordinaire quoi... quand je suis allé voir Utopia, autant le texte que la nana qui le joue, toute seule, sur scène... c’était d’enfer ! Et moi, je peux pas me dire que je fais partie de ce milieu-là... je me disais putain, je suis rien à côté ! Mais bon, si on dit que faire de la musique c’est aussi faire de la culture, c’est quand même valorisant de jouer même dans un bled devant dix pèlerins, t’amènes un truc, c’est toujours mieux que la télé... faire ce genre de truc, je trouve ça sympa quoi. Mais le milieu artistique, je pense pas en faire partie. Je peux pas dire que je suis un artiste. Mais bon, je viens de Sochaux, j’ai vu les mecs bosser chez Peugeot, je l’ai fait pendant un temps... Moi, quand je regarde le monde qui m’entoure, je me dis que j’ai de la chance quand même. Je suis content de ce que je fais. »
49 Pour pouvoir échapper à cette représentation, les artistes devraient remettre en cause le principe même du don comme facteur de réussite et envisager l’ensemble des causes sociales qui président à la distribution des places. Dans les deux cas, la démarche conduit à une forte remise en cause (de soi ou de l’illusio). Cela contribue peut-être à expliquer pourquoi les artistes se disent majoritairement satisfaits au travail alors même qu’il existe un décalage important entre les aspirations qui ont conduit à l’entrée en carrière et les positions effectivement occupées, les activités effectivement exercées quelques années plus tard. On retrouve ici la proposition formulée dans lapremière partie : c’est l’intériorisation d’un destin social (l’ajustement de ses attentes au domaine du probable) qui autorise chacun à se dire et surtout à se sentir effectivement heureux de sa condition.
CONCLUSION
50 À un niveau collectif, le bonheur au travail de l’artiste se situe donc quelque part entre la référence au bonheur de l’artisan (celui qui créé et qui, même dans des conditions difficiles, a la maîtrise de son travail ; Favot, 1986) et l’injonction managériale propre au néolibéralisme (qui fait de l’épanouissement personnel au travail une source de motivation ; Boltanski et Chiapello, 1999). À un niveau plus individuel, le bonheur au travail est le produit de conditions objectives (niveau de revenus, degré de stabilité de l’emploi, dimension expressive du travail, autonomie dans la définition des tâches, etc.) et d’une évaluation subjective de ces conditions qui varient fortement en fonction des trajectoires sociales et professionnelles, du moment dans la carrière ou dans le cycle de vie, de la conjoncture économique et sociale générale, etc. Si le bonheur fonctionne donc bien comme une rétribution du travail artistique, c’est au sens d’un bonheur construit socialement, échappant à toute tentative de définition intrinsèque.
51 En fin de compte, le bonheur constitue-t-il une rétribution du travail artistique ? On peut répondre à cette question par l’affirmative de trois manières, qui contribuent en même temps à nuancer la portée de l’affirmation. C’est le cas tout d’abord si l’on considère que le bonheur c’est d’apprendre à apprécier ce que l’on a ou ce que l’on peut avoir – ce qui correspond à la formule stoïcienne, « limite-toi aux désirs que tu peux satisfaire ». Il semble en effet que les artistes les plus heureux sont ceux qui occupent grosso modo la position qu’ils veulent occuper dans l’espace professionnel des pratiques artistiques ; or, comme on l’a montré, c’est par l’ajustement des aspirations aux chances objectives que la plupart des agents ont, au bout d’un certain temps, le sentiment d’être à leur place, et qu’ils en tirent une certaine satisfaction. C’est le cas ensuite si l’on considère que le bonheur est dans la quête du bonheur elle-même – ce qui renvoie plutôt à la conception aristotélicienne, dans laquelle « le bonheur se confond avec la vertu ». On retrouve ici l’une des dimensions principales du travail artistique qui est son caractère incertain, dans tous les sens du terme : une carrière artistique se conduit à la fois dans l’incertitude des fins et des moyens, et donc dans une forme de quête perpétuelle sur ces deux tableaux. L’absence de routine, et cette croyance en une amélioration possible de ses chances de réussite artistiques et/ou économiques, constituent en effet des motifs de satisfaction. C’est le casenfin si l’on admet que le bonheur est relatif, comme le défend l’économie du bonheur. Le bonheur au travail est une norme qui s’impose à tous, au sens où être heureux est un signe personnel et extérieur de réussite professionnelle et plus largement sociale, mais chacun évalue sa situation en procédant par comparaison. De cette manière, on peut dire que tout le monde peut trouver une raison d’être heureux puisque, selon l’adage, « on trouve toujours plus malheureux que soi ». Ce raisonnement s’applique peut-être plus fortement aux artistes qu’aux autres travailleurs en raison des représentations idéalisées de la vie d’artiste.
52 Mais au-delà du cas des artistes, qui constitue après 1968 le modèle sur lequel tente de se renouveler le discours des managers et des dirigeants d’entreprise, l’injonction à l’épanouissement par le travail concerne l’ensemble des travailleurs. D’un côté, on peut y voir un mécanisme agissant au plan individuel, permettant de traverser l’existence en limitant les situations de frustration et de souffrance morale ; mais cette interprétation doit être fortement nuancée, comme y invitent les nombreuses publications portant sur la « souffrance au travail ». D’un autre côté, on peut y voir un mécanisme social plus général, qui favorise une forme de statu quo social et de reproduction des inégalités. Si chacun peut être heureux en restant « à sa place », la remise en cause des hiérarchies établies est inutile ; dans le champ artistique comme ailleurs, la consécration exceptionnelle de quelques individus est là pour renforcer la croyance selon laquelle l’ascension est possible pour les plus talentueux.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
/ L’expression, empruntée à Marc Perrenoud (2007), désigne, sans porter de jugement sur leurs qualités techniques ou artistiques, les artistes qui n’accèdent que ponctuellement ou partiellement aux différentes formes de consécration dans le champ artistique – interne celle des pairs, ou externe, celle du public (Bourdieu, 1971) – et, c’est en partie lié, qui sont les plus confrontés à la précarité de l’emploi et à la faiblesse et l’instabilité des revenus (Menger, 2011, p. 103-104 ; Gouyon 2011).
-
[2]
/ Comme en témoigne Michel Gollac : « J’ai longtemps résisté, au grand agacement de C. Baudelot, à l’idée de relier “bonheur” et travail. Je préférais parler de “bien-être”. Ce qui me semblait au départ un scrupule méthodologique (le bonheur est-il accessible à l’observation) m’apparaît aujourd’hui comme une résistance de la sociologie. » (Baudelot et Gollac, 2001.)
-
[3]
/ Martial, 56 ans, musicien d’orchestre, permanent, 56 ans. Entretien du 11 février 2011.
-
[4]
/ Voir par exemple la brochure du conservatoire de musique et danse de Paris.
-
[5]
/ Flora, 36 ans, danseuse, intermittente du spectacle. Entretien du 12 mai 2010.
-
[6]
/ Séverine, 36 ans, danseuse, intermittente. Entretien du 30 mars 2010.
-
[7]
/ Michael, 29 ans, bassiste, intermittent. Entretien du 13 juillet 2010.
-
[8]
/ Luc, 37 ans, auteur compositeur interprète, intermittent. Entretien du 29 avril 2010.
-
[9]
/ Antoine, 34 ans, comédien, intermittent. Entretien du 24 avril 2010.
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[10]
/ Paul, 45 ans, auteur compositeur interprète, intermittent. Entretien du 6 juin 2010.
-
[11]
/ Le rapport évoque 20 % d’« artistes intégrés », inscrits dans des dynamiques de professionnalisation.
-
[12]
/ Marine, 55 ans, chanteuse, bénéficiaire du RSA. Entretien du 3 février 2010.
-
[13]
/ Le montant du RSA socle en 2012 pour un adulte sans enfant et sans aide au logement est de 475 euros par mois.
-
[14]
/ Fabrice, 24 ans, auteur compositeur interprète, auto-entrepreneur. Entretien du 1er avril 2010.
-
[15]
/ On en recense moins d’une dizaine en 2013, même si le phénomène semble lentement se développer.
-
[16]
/ On peut d’ailleurs penser que ce décalage est en partie lié à la situation d’entretien qui, dans le cadre d’une enquête présentée comme une étude sur les conditions de travail et d’emploi, incite à mettre plutôt l’accent sur ce qui ne va pas et à utiliser, parfois de manière explicite, l’entretien comme un support de revendications (« d’ailleurs, vous direz au ministère que... »).
-
[17]
/ La question était posée de manière directe, généralement à la fin, après avoir exploré les diverses dimensions objectives et subjectives de leur rapport au travail et à l’emploi.
-
[18]
/ Notamment pendant la mobilisation de 2003 (Sinigaglia, 2012).
-
[19]
/ Entretien du 23 mars 2010.
-
[20]
/ Entretien du 9 février 2010.
-
[21]
/ De la même manière que la souffrance physique des pianistes est illégitime et tenue secrète, parce que couramment associée à une mauvaise technique et donc à une responsabilité individuelle (Alford et Szanto, 1995).