Notes
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[1]
/ Les thèses de l’ouvrage The Constant Flux ont été largement débattues depuis sa publication mais aucune autre étude n’a cherché depuis à comparer la fluidité sociale de la société française à celle de la société américaine.
-
[2]
/ Depuis 1951, les castes ne sont plus dénombrées dans les recensements conduits par le gouvernement indien, et seuls les groupes dits « répertoriés » le sont. Ces groupes répertoriés incluent : les scheduled castes ou SC (castes répertoriées), catégorie qui regroupe les castes traditionnellement considérées comme « intouchables » ; les scheduled tribes ou ST (tribus répertoriées), catégorie rassemblant un ensemble de groupes censés constituer la population aborigène de l’Inde, population également considérée comme « intouchable » ; les other backward classes ou OBC (autres groupes défavorisés), catégorie incluant principalement des castes de la catégorie de shûdras (basses castes, occupant traditionnellement des emplois subalternes, mais n’étant pas considérées comme « intouchables »). Les membres de ces trois catégories bénéficient, selon des modalités différentes, des politiques de « réservations » (discrimination positive) dans le secteur public, dans l’enseignement supérieur et en politique (des sièges leur sont réservés lors des élections).
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[3]
/ Toutes classes sociales confondues, il n’y avait que 7 % d’Afro-Américains à des positions SES en 1995 (Naff 1998). Sur les Afro-Américains dans les Executive Branch Agencies, voir aussi Paul Page (1994).
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[4]
/ Nous renvoyons le lecteur désirant obtenir davantage de précisions sur cette question à la thèse de doctorat dont est issu ce travail (Naudet 2010).
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[5]
/ Gérard Mauger (2004) a montré, à partir de la lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux, qu’il était possible d’effectuer une analogie entre la situation des migrants étudiés par Abdelmalek Sayad et les personnes en forte mobilité sociale ascendante.
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[6]
/ Le terme dalit, qui provient du marathi, signifie littéralement brisé et opprimé. L’Arya Samaj, mouvement réformateur de l’hindouisme, puis Ambedkar, dès les années 1930, ont été les premiers à utiliser ce terme pour désigner les membres des castes anciennement intouchables dans la sphère publique. Cependant le terme s’est réellement popularisé à partir de 1973 avec la publication du manifeste des Dalit Panthers. Au départ éminemment politique car impliquant une posture de lutte, le terme dalit est aujourd’hui souvent mobilisé comme un terme politiquement correct pour se référer à l’ensemble des groupes anciennement intouchables (mais toujours victimes, de fait, de l’intouchabilité). L’utilisation de ce mot est souvent sujet à débats en sciences sociales mais nous n’hésitons pas à l’employer car il est particulièrement révélateur de la façon dont les personnes auprès de qui nous avons enquêté se définissent dans l’espace social indien.
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[7]
/ Dans son analyse des trajectoires d’étudiants d’origine populaire, Paul Pasquali a lui aussi mis en évidence le rôle de l’engagement politique comme moyen d’établir des liens entre deux univers d’appartenance (Pasquali, 2010 : 99-103). Pour Paul Pasquali cet « accommodement » relève d’une tentative de « rendre le déplacement acceptable ».
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[8]
/ En effet, Bernard Pudal montre bien qu’au moment de l’âge d’or du communisme français, la légitimité forte du Parti Communiste Français rendait possible de concilier mobilité sociale et défense de la classe ouvrière. Cette possible conciliation se trouvait même accrue par les possibilités de carrière au sein du PCF (Pudal, 1988). Il est donc possible de postuler que, dans le cas français, la perte d’influence du PCF et le lent déclin du mouvement ouvrier tel qu’il avait pu exister jusqu’à la fin des années 1970 ont contribué à rendre beaucoup plus difficile la mobilisation de répertoires contre-culturels et révolutionnaires pour donner sens aux antagonismes de classe que soulève l’expérience de la mobilité sociale.
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[9]
/ Richard Zweigenhaft et William Domhoff (1991 : 173) observent également que, comparativement aux autres groupes, les Afro-Américains en mobilité ascendante tendent à préserver des liens plus forts avec leur groupe d’origine et manifestent une grande solidarité avec la communauté noire américaine dans son ensemble. Les travaux d’Higginbotham et Weber (1992) montrent que les femmes noires en ascension sociale aux États-Unis aident plus les membres de leur famille que les femmes blanches. Jodi Vandenberg-Daves observe quant à elle que les femmes afro-américaines voient leur mobilité comme un moyen d’aider leur communauté quand les femmes blanches font davantage le récit d’une réussite vécue comme une libération des chaines de la famille (Vandenberg-Daves, 2002). Nos entretiens ne révèlent aucune tendance similaire dans le cas des Français originaires des anciennes colonies françaises.
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[10]
/ John Ogbu synthétise de manière intéressante les formes les plus saillantes que prend cette identité collective afro-américaine (Ogbu, 2008 : chapitre 2).
1 Les personnes en très forte mobilité ascendante sont soumises à une double contrainte : d’un côté, il leur est important d’avoir le sentiment de ne pas trahir leur milieu d’origine et, de l’autre, il leur est nécessaire d’acquérir la maîtrise des schèmes d’action et de perception valorisés dans leur milieu d’arrivée (Naudet, 2011). Une acculturation minimale au milieu d’arrivée et un certain légitimisme sont en effet impératifs pour espérer obtenir des rémunérations en termes de pouvoir, de statut et de revenus. Or, cet impératif de légitimisme conduit à l’éloignement du milieu d’origine. Outre un éloignement « symbolique » conséquent à l’acquisition de dispositions étrangères au milieu d’origine, il s’agit également d’un éloignement géographique lié au fait que les territoires de l’élite ne coïncident pas avec les espaces qu’occupent les classes populaires. S’ajoute à cela un éloignement temporel lié au fait que, à mesure qu’elles progressent dans leurs carrières scolaire, universitaire et professionnelle, ces personnes sont de plus en plus distantes de l’époque pendant laquelle elles étaient « ancrées » dans les milieux populaires. Il est donc possible de définir la très forte mobilité sociale comme structurée par un double impératif de prise de distance avec le milieu d’origine et de tentative de préservation de liens avec celui-ci.
2 Afin de saisir les conséquences de cette double injonction, nous proposons une analyse détaillée de la façon dont la « connexion » avec le milieu d’origine peut être maintenue en dépit du changement de statut social et de mode de vie. Nous nous donnons ainsi pour ambition de saisir la diversité de ces liens avec le groupe d’origine, que ceux-ci soient le produit d’une mise en récit de soi ou bien qu’ils relèvent de pratiques aisément identifiables. Un tel travail doit en effet permettre de comprendre comment une personne parvient à se sentir à sa place dans une classe sociale différente de celle de ses parents. Nous nous appuierons pour cela sur une analyse des récits de réussite recueillis en France, en Inde et aux États-Unis auprès de personnes issues des milieux populaires et ayant connu une très forte ascension sociale.
3 Ces trois pays ont été retenus parce qu’ils sont couramment associés à des types de mobilité sociale ascendante très différenciés. Les États-Unis représenteraient l’archétype de la société ouverte caractérisée par de faibles obstacles à la mobilité et des statuts sociaux considérés comme « acquis » (achieved status), et où les critères raciaux occupent une place centrale. À l’opposé, l’Inde serait l’archétype de la société fermée marquée par le poids du système de castes et par des statuts sociaux considérés comme assignés (ascribed status), même si une certaine mobilité sociale y demeure possible. Entre le modèle d’une société ouverte et celui d’une société fermée, la France apparaîtrait davantage structurée par la notion de classes sociales qui continue d’orienter l’analyse du système de stratification. Par ailleurs, la France serait un pays déchiré entre l’attachement aux principes égalitaires d’un côté, et le maintien de formes de distinction héritées de sa tradition aristocratique de l’autre.
4 Les travaux quantitatifs sur la mobilité sociale dans ces trois pays viennent cependant nuancer ces représentations. Les travaux les plus récents portant sur la France et les États-Unis mettent en évidence une proximité des niveaux de mobilité sociale en France et aux États-Unis. Dans The Constant Flux, Erikson et Goldthorpe (1992) soulignent ainsi la similarité des niveaux de fluidité sociale de la société française et de la société américaine [1]. Les travaux s’appuyant sur le critère de mobilité économique intergénérationnelle plutôt que de mobilité sociale intergénérationnelle montrent, eux, que la mobilité s’avère être légèrement plus forte en France qu’aux États-Unis (Corak, 2006 ; Lefranc et Trannoy, 2005). Dans l’ensemble, les résultats vont dans le sens d’une remise en cause du mythe selon lequel la société étasunienne se caractériserait par son très haut niveau de mobilité intergénérationnelle (sociale ou économique). Rien, bien au contraire, ne nous autorise donc à dire que la société américaine serait plus « fluide » que la société française. Il semble par contre être évident que les sociétés américaine et française sont caractérisées par une fluidité sociale bien supérieure à celle de la société indienne. C’est en effet ce que suggèrent les travaux de Divya Vaid et Anthony Heath qui, sur la base d’une comparaison des odds ratios de la mobilité sociale intergénérationnelle en Inde avec ceux d’autres sociétés européennes affirment que la société indienne se caractérise par sa plus forte viscosité [stickiness] : pour eux la société indienne se démarque clairement par sa « fermeture » (Vaid et Heath, 2010 : 150).
5 Après avoir présenté le matériau recueilli dans ces trois pays, nous préciserons en quoi la notion de tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée doit être placée au centre de l’approche de la mobilité. Nous nous interrogerons ensuite sur la difficulté qu’il y a à définir les « liens » qui unissent les personnes en mobilité sociale avec leur milieu d’origine et, sur la base de ces remarques, nous proposerons une typologie des liens que les personnes en mobilité sociale assurent conserver avec leur milieu d’origine. Cette typologie nous permettra d’identifier les principales variations entre les trois pays étudiés.
L’ENQUÊTE
6 L’analyse que nous proposons ici s’appuie sur un ensemble de 150 entretiens biographiques réalisés en France, en Inde et aux États-Unis auprès de hauts fonctionnaires, de personnes occupant des positions élevées dans le secteur privé et d’universitaires (voir détails dans les tableaux ci-dessous). Les parents des interviewés français et américains étaient tous ouvriers ou employés peu qualifiés. Les parents des interviewés indiens étaient agriculteurs sans terre, petits paysans, ouvriers, travailleurs manuels ou employés peu qualifiés.
7 En France, les hauts fonctionnaires sont tous des anciens élèves de l’ENA (École nationale d’administration). Les personnes travaillant dans le secteur privé sont toutes issues de grandes écoles d’ingénieurs et de commerce ou sont d’anciens énarques. Les universitaires sont des chercheurs ou des enseignants-chercheurs titulaires d’un doctorat en sciences sociales ou en sciences humaines.
8 En Inde, les hauts fonctionnaires sont issus de l’IAS (Indian Administration Service), de l’IPS (Indian Police Service) et de l’IRS (Indian Revenue Service). La plupart des personnes travaillant dans le secteur privé sont issues des très prestigieux Indian Institutes of Management (IIMs) ou des Indian Institutes of Technology (IITs). Les universitaires interviewés sont tous enseignants-chercheurs, titulaires d’un doctorat en sciences humaines ou en sciences sociales. Une majorité des interviewés indiens sont originaires de castes traditionnellement considérées comme « intouchables ».
9 Aux États-Unis, les hauts fonctionnaires sont tous membre du SES (Senior Executive Service), soit l’un des plus hauts rangs qu’il est possible d’atteindre dans le service public fédéral. Les personnes travaillant dans le secteur privé occupent toutes des positions très élevées et ont un diplôme de niveau master ou un MBA. Les universitaires ont tous un doctorat en sciences humaines ou en sciences sociales et sont enseignants-chercheurs.
10 La majorité des interviewés ont été contactés suite à la publication d’annonces sur des réseaux d’anciens élèves ou sur des lettres de diffusion de réseaux professionnels. Nous avons également eu recours à la technique du snowball sampling pour compléter l’échantillon des sous-groupes pour lesquels le nombre de réponses aux annonces était insuffisant. Les tableaux 1 à 4 rendent compte dans le détail de la composition de nos échantillons.
Entretiens réalisés en Inde entre septembre 2006 et janvier 2007
Nombre d’entretiens réalisés | |
Université/Recherche |
19 Dont SC-ST [2] : 16 |
Haute Fonction Publique |
19 Dont SC-ST : 17 |
Secteur Privé |
19 Dont SC-ST : 11 |
Total |
57 Dont SC-ST : 44 |
Entretiens réalisés en Inde entre septembre 2006 et janvier 2007
États-Unis | |
Université/Recherche
Haute Fonction Publique
Secteur Privé Total interviews |
16 Dont African-Americans : 5 16 Dont African-Americans : 2 [3] 10 Dont African-Americans : 5 42 Dont African-Americans : 12 |
Entretiens réalisés en France
Entretiens réalisés en 2008-2009 | Entretiens réalisés en 2004 | Total | |
Université/Recherche Haute Fonction Publique Secteur Privé Total interviews |
8 18 10 Dont anciens élèves de l’ENA : 6 36 | 8 0 7 15 |
16 18 17 51 |
Entretiens réalisés en France
Autres sources utilisées pour le terrain français
Type de source | Effectifs |
Questionnaires auprès d’anciens élèves de l’ENA Entretiens auprès d’étudiants de Sciences Po Paris issus de milieu ouvrier (enquête 2002-2003) |
31 10 |
Autres sources utilisées pour le terrain français
11 Les entretiens ont tous été menés par l’auteur, dans deux langues différentes (en français et en anglais aux États-Unis et en Inde). La maîtrise du hindi nous a également été profitable et a souvent permis de faciliter les entretiens dans le contexte indien. À l’exception de quelques questions sur la caste dans le cas indien, le guide d’entretien était identique dans les trois pays.
12 Pour des raisons de place, notre analyse de ce matériau se concentrera sur les variations observées en fonction de l’appartenance à un groupe minoritaire ou à l’échelle nationale. Nous délaisserons donc l’analyse des variations en fonction d’autres clivages (profession, trajectoire scolaire et universitaire, type de quartier d’origine). Ce choix est, en outre, justifié par le fait que sur la question précise des liens avec le milieu d’origine, les différences les plus saillantes dans les discours s’observent d’abord à ces deux niveaux [4].
LA TENSION ENTRE MILIEU D’ORIGINE ET MILIEU D’ARRIVÉE
13 Les travaux ethnographiques sur l’expérience de la mobilité sociale prennent très souvent comme point de départ la question des distances sociales qui opposent le milieu d’origine et le milieu d’arrivée. Ils insistent notamment sur l’idée que la personne en mobilité a du mal à conserver des liens avec son milieu d’origine et est profondément affectée par le déracinement qu’implique la mobilité sociale (Naudet, 2011).
14 En s’appuyant sur des cas de très forte mobilité, ces études permettent de faire ressortir de manière claire les principales lignes de force de la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. À la lecture de tous ces travaux, il s’avère que la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée comporte deux dimensions qui, bien qu’étroitement liées, sont analytiquement différentes : la première peut être caractérisée de « sociologique » et la deuxième de « morale ».
■ La dimension « sociologique » de la tension
15 De manière minimale, la dimension sociologique de la tension est liée à l’expérience de deux milieux de socialisation aux principes différents, voire contradictoires. La question centrale est donc celle de la rencontre entre un passé incorporé et un présent différent ou contradictoire, et c’est d’ailleurs autour de cette « claire contradiction entre deux grandes matrices de socialisation contradictoires » que Bernard Lahire (1998 : 49) fonde sa sociologie des « transfuges de classe ». Cette tension entre deux univers contradictoires va ainsi conduire « l’hétérogénéité des habitudes, des schèmes d’action incorporés à s’organiser sous la forme d’un clivage du moi, d’un conflit interne central organisant (et embarrassant) chaque moment de l’existence » (Lahire, 1998 : 49). D’un point de vue idéal typique, la personne en mobilité est condamnée à jongler entre deux mémoires, deux histoires qui ne peuvent être actualisées dans le même contexte (Schütz, 2003 : 19-20). Certaines pratiques, certaines histoires, certaines expressions ne trouvent leur place que dans l’un des deux milieux. L’individu ayant connu une double socialisation semble condamné à une oscillation entre les deux groupes de référence, d’où une « tension » entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. La plupart du temps cette tension émerge dans les récits des interviewés à travers l’évocation des différences sociales entre les deux milieux : les différences dans les façons de parler, de penser, dans les lieux de résidence, dans les stratégies scolaires, dans les modes d’interaction, dans les pratiques culturelles, dans les façons de s’habiller...
■ La dimension « morale » de la tension
16 Même si la réussite sociale suppose une prise de distance inévitable avec le milieu d’origine (prix de l’acculturation à des normes et valeurs éloignées du milieu d’origine), il demeure que pour beaucoup de personnes en mobilité sociale les attitudes vis-à-vis du milieu d’origine oscillent entre deux pôles qui sont la persistance de l’attachement à ce milieu et l’identification totale aux normes et valeurs du nouveau groupe. Ce dilemme, qui exige un engagement, une prise de parti, s’avère éminemment moral. Ou bien l’on décide de s’engager dans la voie de l’individualisme, de la rupture des solidarités, ou bien l’on décide de faire l’effort de maintenir les liens existants, de conserver les solidarités premières.
17 Cette importance de la question morale est sans doute la plus fortement présente dans le travail de Vincent de Gaulejac, qui la place au centre de son analyse et pour qui elle peut être à l’origine d’une « névrose de classe ». Mais on la retrouve aussi chez Pierre Bourdieu (qui parle de « transfuges de classe ») ou dans le domaine littéraire : Paul Nizan et Annie Ernaux affrontent par exemple dans leurs romans la question de la trahison de classe. Dans son analyse de l’œuvre d’Annie Ernaux, Christian Baudelot (2004) rappelle ainsi l’importance des dimensions psychologiques, morales et corporelles des rapports de classe dans l’expérience de la mobilité sociale. Pour Wolfgang Lehmann (2009), l’analyse de l’expérience de la mobilité sociale implique un travail sur les « frontières morales » que tracent les personnes issues de la classe ouvrière. Diane Reay (2005) insiste elle sur la nécessité d’explorer les dimensions morales des classes sociales et ses travaux sur la mobilité insistent beaucoup sur les sentiments de culpabilité, d’infériorité, d’illégitimité et de peur, mais aussi de fierté, de supériorité que ressentent les jeunes étudiants issus de milieu populaire. De très nombreux travaux ethnographiques décrivent quant à eux le sentiment de honte, d’illégitimité, de rancœur, etc., que sont amenées à ressentir les personnes en mobilité sociale (voir par exemple Dews et Law 1984 ; Lubrano 1984 ; Lucey, Melody et Walkerdine 2007 ; Granfield 1991).
■ Penser la « réduction de la tension »
18 Les discours des personnes en mobilité sont marqués par des stratégies narratives visant à réduire l’impact de cette tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Ces discours sont porteurs de traces, plus ou moins explicites, d’un effort, plus ou moins conscient, pour s’adapter à une situation de double attache (double bind). Les stratégies narratives que les individus mettent en place sont révélatrices du compromis que ces personnes font entre l’attachement qu’elles peuvent avoir pour leur groupe d’origine et leur volonté de s’adapter au nouveau groupe. À ce propos, il est particulièrement intéressant de s’interroger sur la façon dont les personnes en mobilité sociale cherchent, par le discours, à faire état des liens qui existent entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée.
19 Notre travail de comparaison part du présupposé selon lequel l’analyse de l’expérience de la mobilité sociale nécessite le recours à une approche de type phénoménologique qui s’avère particulièrement universaliste : chaque fois qu’un individu originaire d’un groupe social défavorisé parvient à atteindre une position sociale relativement élevée et prestigieuse, il est confronté à des problèmes qui demeurent les mêmes quel que soit le contexte national et culturel. Il sera toujours amené à ressentir une tension entre son groupe d’origine et le groupe auquel il tente de s’intégrer, tension liée à la distance culturelle, cognitive, économique et sociale qui sépare les deux groupes. Ce présupposé, que nous avons discuté plus en détail ailleurs (Naudet, 2011), constitue le point de départ d’une analyse phénoménologique de la mobilité sociale et, par là-même, facilite grandement la mise en œuvre de la comparaison.
20 L’enjeu est alors de chercher à voir si les personnes interviewées font face à cette tension de la même façon d’un pays à l’autre. Il s’agit principalement de saisir, à travers les discours recueillis, ce que Michèle Lamont et Laurent Thévenot appellent des « répertoires d’évaluation » (Lamont et Thévenot, 2000). Selon ces deux auteurs chaque nation offre, à travers son histoire et ses institutions, des schèmes d’évaluation différents, des outils culturels qui permettent aux acteurs de construire et d’évaluer le monde qui les entoure. La mise en évidence aussi bien des particularités nationales que des convergences doit permettre de voir dans quelle mesure la singularité des contextes nationaux influe sur la construction identitaire des personnes en mobilité sociale.
DE LA DIFFICULTÉ DE DÉFINIR L’ATTACHEMENT AUX SIENS : UNE TYPOLOGIE DES LIENS AVEC LE MILIEU D’ORIGINE
21 Peu des personnes que nous avons interviewées laissent entendre que leur changement de statut a entraîné une rupture totale des attaches avec leur milieu d’origine, même si ce thème peut occuper une place centrale dans leurs récits. Il est en effet important de comprendre en quoi même les personnes les plus distantes de leur groupe d’origine revendiquent un lien, aussi ténu soit-il, avec celui-ci afin d’apprécier toute la difficulté qu’il y a à définir avec précision ce que veut dire « être en lien avec son milieu d’origine ».
22 Ainsi, Judicaël, français, polytechnicien et cadre dirigeant d’une banque d’affaires, affirme que, pour lui, « il n’y a pas de famille », que ses « parents sont des personnes comme les autres ». Il s’agit là d’un exemple parfait d’une personne qui clame haut et fort se construire contre son milieu d’origine. Bien que sa fortune se compte en millions d’euros, il n’a jamais aidé financièrement ou matériellement sa mère qui continue à vivre de son salaire de cuisinière dans une cantine scolaire. Pourtant, malgré de telles affirmations, il serait faux de dire qu’il ne se sent pas connecté à son groupe d’origine. Bien au contraire ses origines populaires jouent un rôle prédominant dans la façon qu’il a de se raconter : il explique sa réussite par les valeurs de travail que lui a transmises sa mère et il mobilise tout au long de l’entretien ses origines populaires pour légitimer ses capacités de management ou ses opinions politiques et idéologiques.
23 De la même manière, Marie-Paule, française, ancienne élève de l’ENA et avocate d’affaires, assure être « passée de l’autre côté » et appartenir au monde de la bourgeoisie. Elle vit en effet aujourd’hui dans un appartement de plus de 200 m2 dans l’un des quartiers les plus prestigieux de Paris, elle a exercé de très hautes responsabilités dans les sphères les plus élevées du pouvoir, elle confesse avoir complètement remodelé ses manières et son langage corporel, elle n’a plus d’amis issus de milieu populaire et ne voit plus sa famille depuis la mort de ses parents. Pourtant, elle affirme « garder une chose » de son milieu d’origine : une certaine méfiance envers l’argent pour l’argent. Comme elle le souligne, « je suis encore très, très allergique à la frime, au tape-à-l’œil, à l’argent qu’on étale. Quand je vois mes confrères arriver au bureau en quatre-quatre ça m’agace, quand je les vois parler de leurs montres de collection, je lève les yeux au ciel. Ce milieu fric me dérange considérablement. Mais c’est plus moral ». Cette « distance morale » vis-à-vis de son milieu le plus immédiat est le principal motif de continuité que Marie-Paule affirme déceler entre son milieu d’origine et la personne qu’elle est aujourd’hui. Malgré toute la distance qu’elle a pu prendre, elle refuse catégoriquement de parler de rupture avec son milieu d’origine : pour elle, la continuité entre ces deux mondes est assurée par sa mémoire, « une mémoire qui n’est pas particulièrement cultivée, mais qui me revient notamment quand j’entends des choses qui me choquent ».
24 D’une manière encore différente, il serait tentant d’affirmer que le fait que certains interviewés racontent leur réussite sur le mode de la « double absence [5] » ou de la « trahison sociale » est l’indice de faibles liens avec le milieu d’origine. Pourtant, si ces modes de narration sont indubitablement la conséquence d’un éloignement du milieu d’origine, ils sont aussi, d’une manière qui peut sembler paradoxale, la marque d’un attachement fort au groupe d’origine : la culpabilité d’avoir trahi les siens révèle tout l’attachement qu’on leur porte et la souffrance d’être absent d’un groupe témoigne du fait qu’il est toujours « présent ». Les personnes qui, au cours de nos entretiens, évoquent le plus souvent ces questions de trahison ou de double absence, celles qui sont les plus promptes à évoquer la prise de distance avec leur milieu d’origine sont étonnamment les personnes qui sont amenées à revoir le plus souvent les membres de leur milieu d’origine, et qui donc conservent les liens les plus forts avec celui-ci.
25 Tous ces exemples nous montrent que des faibles liens avec le milieu d’origine ne vont pas nécessairement de pair avec une absence de sentiment de continuité entre les expériences vécues au sein du groupe d’origine et celles vécues au sein du groupe d’arrivée. Ce sentiment de continuité est, au contraire, la marque d’un lien avec le milieu d’origine. En effet, les liens avec le milieu d’origine ne doivent pas être simplement pensés comme incarnés dans des pratiques (de sociabilité notamment). Il est nécessaire, afin de saisir pleinement ce qui se joue dans l’expérience de mobilité sociale, d’élargir au maximum la définition de ce que recouvre l’idée de « liens avec le milieu d’origine ». Le discours de nos interviewés révèle que les personnes en mobilité sociale réalisent des investissements extrêmement forts pour perpétuer ces « petits liens » qui pourraient pourtant paraître négligeables tant ils ne relèvent pas, pour la plupart, de pratiques sociales identifiables. Ces petits liens contribuent en effet à compenser le fait que des attaches plus fortes ont été rompues. Ils jouent un rôle considérable dans l’ajustement au nouveau groupe social. En attribuant une attention toute particulière au maintien de ces attaches parfois infimes, les personnes en mobilité parviennent à minimiser la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée, à préserver un sentiment de continuité et, ainsi, à s’ajuster à leur nouveau statut social. Les liens les plus infimes doivent donc retenir l’attention autant que d’autres formes d’attaches, car ils sont essentiels pour comprendre comment un individu parvient à limiter les coûts d’un changement aussi radical que le passage d’une classe sociale à une autre.
26 Il est donc possible de dresser une typologie des liens que les personnes en mobilité sociale conservent avec leur milieu d’origine intégrant l’ensemble de ces attaches, infimes ou évidentes. Cette typologie, par la définition extrêmement large de la notion de « liens » qu’elle implique, permet d’intégrer l’ensemble des façons qu’ont les interviewés de préserver un certain attachement à leur milieu d’origine. Il faut bien voir que, dans une telle perspective, aucun interviewé ne peut être considéré sans liens avec son milieu d’origine. Seules des personnes ayant proprement « oublié » d’où elles viennent pourraient être perçues comme n’ayant aucune attache avec leur groupe d’origine, mais de toute évidence ces personnes n’auraient pas répondu positivement à une proposition d’entretien. À partir du moment où existe une mémoire de l’expérience au sein du milieu d’origine, il devient impératif de donner sens à ces souvenirs, notamment en les intégrant à la narration que l’on fait de soi.
27 La typologie que nous proposons comporte ainsi deux volets. Le premier renvoie à l’ensemble des liens qui passent avant tout par le discours. C’est dans l’espace du discours que se concrétisent ces liens entre milieu d’origine et milieu d’arrivée : cet espace ouvre le champ des possibles et permet de créer des connexions que le cloisonnement entre les groupes sociaux rend difficiles. En cela, ces liens entre milieu d’origine et milieu d’arrivée relèvent de ce que Pierre Bourdieu appelle « l’expérience imaginaire » : « C’est seulement dans l’expérience imaginaire (celle du conte par exemple), qui neutralise le sens des réalités sociales, que le monde social revêt la forme d’un univers de possibles également possibles pour tout sujet possible » (Bourdieu, 1980 : 107). Les liens entretenus avec le milieu d’origine consistent ainsi en une simple mise en récit et ne relèvent pas de pratiques sociales. Ce type de liens est très intimement lié à la virtuosité de la mise en récit de sa propre histoire de mobilité : il s’agit avant tout de se convaincre (et éventuellement de convaincre autrui) de l’importance de ces liens, liens qui relèvent pourtant de la capacité qu’a une personne de tracer, par le discours, une continuité entre son passé et son présent.
28 Le second volet de notre typologie renvoie à toutes les pratiques sociales aisément repérables qui témoignent des attaches avec le milieu d’origine. Parmi ces pratiques, il est possible de distinguer quatre sous-types distincts :
29 1o Les pratiques « mémorielles ». Certaines pratiques paraissent avoir pour objectif premier de convaincre les personnes en mobilité d’une certaine permanence, de les persuader de ne pas avoir changé. Ces pratiques, qui sont d’abord tournées vers soi avant même d’être tournées vers autrui, peuvent être qualifiées de « mémorielles » : il s’agit en effet de signaler, à travers certains comportements, que l’on est resté fidèle à soi-même. Le vote, les pratiques de consommation, les pratiques culturelles, la façon de parler ou de s’habiller constituent les supports privilégiés de ces stratégies d’affirmation de la permanence à soi-même.
30 2o Les pratiques qui relèvent d’un effet d’hystérésis. Certaines pratiques constituent des témoignages involontaires et embarrassants du lien avec le milieu social. Elles témoignent ainsi d’un héritage du milieu d’origine qui ne peut être parfaitement contrôlé et illustrent l’idée de Bourdieu de « dispositions mal ajustées aux chances objectives en raison d’un effet d’hystérésis » qui « reçoivent des sanctions négatives parce que l’environnement auquel elles s’affrontent réellement est trop éloigné de celui auquel elles sont objectivement ajustées » (Bourdieu, 1980 : 104).
31 3o Les pratiques témoignant d’une sociabilité maintenue au sein du milieu d’origine. Certaines pratiques constituent des indicateurs objectifs du maintien d’une sociabilité au sein du groupe d’origine : le lieu de résidence, la fréquence des rencontres avec les membres du milieu d’origine, les transferts monétaires à destination des membres du milieu d’origine, etc.
32 4o Les pratiques témoignant d’un engagement en faveur du milieu d’origine. Il est possible de distinguer quatre types distincts d’engagement en faveur du milieu d’origine :
33 a. Le sens donné au travail. Pour certains l’engagement en faveur du milieu d’origine s’incarne avant tout dans le sens donné au travail. Ces personnes affirment ainsi que la profession qu’elles exercent est la marque de leur engagement auprès de leur milieu d’origine.
34 b. Créer une entreprise au service du milieu d’origine. Pour certains, la meilleure façon de concilier activité professionnelle et engagement en faveur du milieu d’origine, consiste en la création d’une entreprise dont une partie au moins des activités peut bénéficier au milieu d’origine. L’idée est ainsi d’espérer pouvoir combiner création de valeur et action en faveur des plus pauvres.
35 c. L’engagement politique. Pour d’autres, l’engagement politique est vu comme la marque d’un attachement au milieu d’origine, lequel est défendu à travers une cause politique.
36 d. L’engagement associatif. L’engagement de type associatif auprès du milieu d’origine peut passer par une implication dans des associations de quartier, par le volontariat dans des organisations non-gouvernementales, par des activités de diffusion du savoir auprès des classes populaires, par du soutien scolaire bénévole, etc.
À PROPOS DES SPÉCIFICITÉS NATIONALES OBSERVÉES
37 La comparaison internationale en sociologie soulève généralement un dilemme fort : faut-il se concentrer sur les particularités de chacun des cas étudiés ou faut-il plutôt identifier ce qu’ils ont en commun. Il existe ainsi dans tout travail comparatif une tension forte entre « généralisation et singularité » (Vigour 2005 : chapitre 6). Si l’ensemble des liens que nous venons d’identifier dans notre typologie ont pu être repérés dans les trois contextes étudiés, certaines spécificités nationales ressortent assez nettement de l’analyse. L’aspect le plus saillant de ce travail de comparaison est que les Indiens en mobilité sociale sont nettement plus enclins à affirmer conserver des liens concrets avec leur milieu d’origine que ne le sont les Français ou les Américains, dont les récits semblent en effet privilégier l’évocation d’un attachement qui relève avant tout du discours ou de pratiques mémorielles. Nous allons donc maintenant nous attacher à présenter en détail ces différences.
■ L’importance des « liens faibles » en France et aux États-Unis
38 Le résultat qui ressort le plus nettement de l’analyse des récits recueillis est que les Américains et les Français, lorsqu’ils évoquent les liens qu’ils préservent avec leur milieu d’origine, privilégient clairement la mise en récit du sentiment de continuité à la description de pratiques qui les relie à ce milieu. À l’inverse, ce type de mise en récit d’un attachement ressenti est assez rare en Inde, où les interviewés privilégient nettement l’évocation des liens concrets qu’ils préservent avec leur milieu d’origine.
39 Le discours d’Étienne permet de prendre toute la mesure de la dimension fantasmée de ce type de liens. Étienne, français, dont le père était gendarme et les grands parents petits agriculteurs, a eu une carrière qui l’a amené à développer un mode de vie radicalement éloigné de celui qu’ont connu ses parents : ayant été PDG d’un grand groupe dans le secteur de la communication, il est aujourd’hui passionné d’art contemporain, de grande gastronomie et d’opéra, trois domaines dans lesquels ses responsabilités l’amènent à rencontrer régulièrement les plus « grands ». S’il admet que son mode de vie actuel est bien loin de celui qu’ont connu ses parents, il s’efforce pourtant de tisser tout au long de l’entretien des liens entre ces deux mondes. C’est d’ailleurs sur une affirmation enflammée de cette continuité que s’achève l’entretien :
« Je suis toujours paysan ! J’ai gardé un bon sens paysan. Les choses de la terre me sont familières, je suis sensible au rythme des saisons... J’ai gardé ce côté panthéiste. C’est ça la réconciliation [de ces deux mondes]. C’est ce goût des grands crus, de la bonne chère, des odeurs... » [Étienne, 66 ans, ENA externe, PDG d’une grande entreprise]
41 Le discours d’Étienne illustre ainsi avec une force particulièrement vive le type de liens que permet de créer la mise en récit de soi : il parvient à retrouver les traces de son milieu d’origine dans ce qui lui est pourtant, culturellement et symboliquement, le plus éloigné, à savoir la cuisine trois étoiles et les grands crus. Il existe donc un véritable travail de mise en récit de la continuité que l’on retrouve chez l’ensemble des interviewés, et qui, bien souvent, conduit à tisser des liens entre les deux mondes qui ne reposent que sur le récit. C’est cette importance du récit que souligne, d’une manière beaucoup plus réflexive, Alexander, professeur d’université aux États-Unis :
« Avec le recul, c’est clair qu’il y a une rupture [entre mon milieu d’origine et ma situation présente]. Mais si on me demandait d’écrire une histoire, je sais suffisamment comment fonctionnent les procédés narratifs et comment marche la mémoire pour affirmer que j’écrirais très certainement cette histoire comme l’histoire d’une continuité. Je pense que toutes mes expériences, y compris cette rupture, m’ont amené là où je suis aujourd’hui : un endroit qui, toutes choses bien considérées, est plutôt bien. » [Alexander, 41 ans, doctorat de littérature anglaise, professeur]
43 Les opinions politiques, les valeurs ou les prises de position sur les « questions de société » constituent souvent un moyen de tracer une filiation avec le groupe d’origine. Le principe de base consiste ainsi à affirmer « si je pense ceci, c’est parce que je tiens ce type de vision de mon milieu d’origine ». On trouve chez Frank, un haut fonctionnaire américain, un exemple assez représentatif de la façon de s’appuyer sur les « valeurs » pour suggérer une continuité forte :
« Je n’ai aucun problème pour réconcilier ces deux mondes.
45 Et quelle est la base de cette continuité selon vous ?
Ce sont mes croyances. Mes croyances fondamentales [core beliefs]. Penser à Dieu, ou à un être supérieur, à une puissance supérieure, ou à une connexion à l’univers... rien de tout ça n’a changé ! Mes valeurs de base [my basic core values], ma croyance en l’égalité et en la justice n’ont pas changé tout au long de ma vie. Je ne suis pas devenu un Républicain conservateur qui n’a rien à faire des basses classes [lower classes]. Mes valeurs fondamentales n’ont pas changé : être honnête, travailler dur, être juste avec les gens, traiter les gens comme j’aimerais qu’ils me traitent – la règle d’or. Tout ça je l’ai porté jusqu’au bout [Those are all carried all the way through]. Absolument ! » [Frank, 51 ans, master de finance, SES officer]
47 On sent bien à quel point, pour Frank, ses croyances et ses valeurs en viennent à matérialiser son lien avec son milieu d’origine. Ces croyances et ces valeurs sont tellement réifiées qu’elles en deviennent quelque chose qui, littéralement « pris » dans le milieu d’origine au moment de l’enfance, est « transporté » avec soi tout au long de la vie. Le discours de Frank ne fait pas exception et de nombreux interviewés tendent à réduire leur milieu d’origine à des idées et des valeurs, se contentant ainsi de penser qu’être en lien avec son milieu d’origine cela signifie être resté fidèle à certaines valeurs bien précises.
48 Une variante de cette manière d’appréhender les liens entre milieu d’origine et milieu d’arrivée par le récit consiste à affirmer qu’en réussissant, ce sont les souhaits des parents qui ont été réalisés. Dès lors, le fait que la réussite soit l’accomplissement d’un projet familial, qu’elle ait reçu la « bénédiction parentale », autorise toutes les distanciations par rapport au groupe d’origine. Quel que soit le mode de vie de la personne, elle pourra toujours se convaincre d’être en lien avec son milieu d’origine.
49 Il est très difficile de juger de la force et de la sincérité de tous ces liens qui reposent avant tout sur une mise en récit de soi. S’ils sont certainement en très grande partie le produit d’une mise en récit mystificatrice, il n’en demeure pas moins qu’ils s’avèrent véritablement compter pour les interviewés qui les placent au cœur de leur « identité narrative » (Ricœur, 1990). Il semble ainsi y avoir une véritable disjonction entre le rôle que jouent ces liens produits par le discours et l’intensité des liens qui se manifestent en dehors de l’espace discursif. Le sentiment d’être « connecté » à son milieu d’origine ne nécessite pas forcément de s’appuyer sur des pratiques de sociabilité au sein de ce milieu.
50 Il est possible de prendre toute la mesure du rôle que peut jouer cette narration de soi en s’intéressant aux personnes qui conservent des liens forts avec leur milieu d’origine en dehors de l’espace du discours (visites fréquentes, transferts d’argent régulier, etc.) et à leur façon de mobiliser, malgré tout, ces liens produits par « l’expérience imaginaire ». Le récit de soi, en ce qu’il permet de se projeter dans une « expérience imaginaire » ou dans un « espace rêvé du savoir », est bien souvent la base autour de laquelle vont s’organiser l’ensemble des liens avec le milieu d’origine. Aux États-Unis, Angie, qui retourne très souvent dans son quartier d’origine et qui transfère régulièrement d’importantes sommes d’argent aux membres de sa famille qui ont des problèmes financiers, nous explique que la théorie sociologique a joué un rôle fondamental dans sa capacité à faire le lien entre les deux mondes :
« Tout ce qui s’est passé entre mes 10 ans et mes 19 ans, toute cette période de neuf ans de ma vie n’a aucune place ici [à l’université et dans sa nouvelle classe sociale]. Ça ne peut tout simplement pas exister ici, sauf peut-être de temps en temps pour donner un exemple dans un cours. Tu sais, ce que je veux dire c’est qu’il y a... oui... c’est un silence ! C’est complètement absent de la réalité de cet endroit. Si cela existait ici, alors c’est cet endroit qui ne pourrait plus exister. Donc il y a une rupture complète et je pense qu’il faudrait des changements structurels vraiment radicaux dans la société pour que ces choses puissent être réconciliées. Même à un niveau personnel.
52 Et tu vois la sociologie comme une tentative d’opérer cette réconciliation ?
Oui. C’est pour ça que je suis tombée amoureuse de la théorie tu vois. C’est comme ça que la théorie m’a sauvé la vie : ça m’a permis de donner sens à mes propres expériences à l’intérieur d’une structure sociale particulière, et bien évidemment si ces expériences prennent place dans une même structure sociale, c’est qu’il y a quelque chose qui les relie. Tu vois ? Mais ce n’est pas parce qu’ils sont sur une sorte de continuum, c’est parce qu’ils sont en contradiction ! Mais ils sont toujours reliés au travers de structures sociales. Ouais, donc oui, la sociologie c’est un outil pour moi. Un outil qui révèle à la fois la destruction et la continuité. » [Angie, 32 ans, doctorat de sociologie, assistant-professor]
54 On voit bien, à travers les paroles d’Angie, à quel point les pratiques ne suffisent pas toujours à créer de la continuité : il est également indispensable de donner sens à ces pratiques en les inscrivant dans un récit qui leur restitue toute leur cohérence. La théorie sociologique constitue ainsi, pour Angie, la principale ressource qu’elle mobilise pour donner sens aux liens qu’elle cherche à préserver avec son milieu d’origine. La mise en récit n’est donc pas seulement un moyen de tisser des liens avec le milieu d’origine qui n’existent que grâce au pouvoir créateur de la narration : elle permet également de consolider des liens qui existent à travers certaines pratiques. C’est pourquoi il est toujours difficile de se prononcer sur le statut de ces liens produits par le récit. La frontière entre le discours et la pratique est loin d’être nette.
■ Des discours aux pratiques
L’importance des pratiques dans le contexte indien
55 Les discours recueillis dans le contexte indien donnent à voir une configuration nettement différente de celle observée en France et aux États-Unis. Non seulement le lien au milieu d’origine est nettement plus souvent évoqué au travers de pratiques, mais les pratiques mentionnées témoignent également d’un engagement très fort en faveur de ce milieu d’origine. Cet engagement est encore plus net chez les interviewés issus de castes traditionnellement considérées comme « intouchables » qui s’appuient sur le répertoire très structuré du mouvement dalit [6].
56 Tout d’abord, la quasi-totalité des interviewés indiens disent aider financièrement leur famille. Deux éléments principaux permettent de comprendre de telles déclarations, moins fréquentes aux États-Unis et encore plus rares en France. Le premier est lié à la nature des revenus de leurs parents. Il n’existe pas en Inde de système de protection sociale permettant d’assurer aux parents des interviewés une pension de retraite décente, et cela les incite donc davantage à prendre en charge les dépenses de leurs parents. De plus, même lorsque leurs parents travaillent toujours, ceux-ci ont généralement un revenu extrêmement faible qui ne leur donne accès qu’à un niveau de vie très modeste alors que les interviewés ont un style de vie beaucoup plus somptueux, souvent marqué par les services d’un cuisinier, d’un chauffeur et d’une servante. Ce type d’écart entre le style de vie des parents et celui de leur enfant conduit donc nos interviewés à aider financièrement leur famille afin de ne pas ressentir une culpabilité trop forte. Cependant, l’explication de l’aspect systématique de tels transferts ne se limite pas à la simple dimension économique. La pression pour la solidarité intergénérationnelle revêt aussi un aspect davantage moral et culturel qui se traduit par l’affirmation récurrente du fait que cela va de soi d’aider ses parents. Ainsi, quand nous demandons à Bhima si son travail occupe une place centrale dans sa vie, il nous répond simplement :
« Ce n’est pas vraiment central. Ce qui est important, ce sont mes parents. Mais si je ne travaille pas... Mon métier est important parce que si je ne travaille pas, je serai incapable de nourrir qui que ce soit, pas même mes parents. Donc c’est important parce qu’à travers ça je peux servir ceux qui sont ma priorité première : mes parents. Cela me permet d’avoir de l’argent pour aider ma famille. » [Bhima, 31 ans, master engineering, ingénieur]
58 L’idée qu’il est naturel et normal d’aider financièrement ses parents est en effet extrêmement importante dans les justifications apportées à ce type de transferts. Ces transferts monétaires et matériels vont généralement de pair avec le maintien d’une sociabilité très forte au sein du milieu d’origine, et les interviewés indiens déclarent ainsi voir leurs parents nettement plus souvent que les interviewés français et américains.
59 Mais beaucoup ne s’arrêtent pas à cette solidarité familiale et, mobilisant des répertoires dalit, communiste, gandhien ou paternaliste, décident de mobiliser leurs ressources économiques ou leurs compétences professionnelles pour venir en aide aux plus démunis. Les discours faisant mention de ce type de solidarités ne sont pas exceptionnels, contrairement à ce que nous avons pu observer en France et aux États-Unis. Il semble plutôt que ce soit la posture par rapport à laquelle se construisent la plupart des récits de réussite. Ce type d’activités bénévoles est extrêmement structurant de l’expérience de la mobilité sociale des Indiens, qu’ils soient ou non dalits. C’est cette importance de l’engagement en faveur du milieu d’origine qui ressort ainsi du discours d’Abani, qui est issu d’une caste Jat :
« Je n’ai pas oublié mes racines, même si j’ai changé. L’année prochaine je vais inaugurer une école dans le village de l’Haryana où mon père avait un peu de terre. Et comme ça on pourra coacher les enfants du village et en particulier ceux qui ont des difficultés. On les aidera et les plus pauvres recevront leur éducation gratuitement. Ceux qui peuvent payer paieront afin qu’on puisse rémunérer les enseignants. C’est ce type d’école, une école différente, que je vais commencer dès l’année prochaine. Le bâtiment est déjà construit sur la terre que nous possédons... » [Abani, 62 ans, doctorat de russe, professeur]
61 Construire une école, une bibliothèque ou monter un système de micro-crédit dans un village ou un bidonville constitue un investissement énorme pour des personnes qui ont des professions exigeant une grande disponibilité. Pourtant un grand nombre des interviewés indiens affirment être engagés dans de tels projets ou dans des activités bénévoles qui occupent une grande partie de leur temps. Ce sentiment d’un impératif moral exigeant de « rembourser sa dette à la société » est particulièrement fort chez les Dalits (à ce propos, voir Naudet 2008), comme en témoigne le discours de Pankaj, enseignant en économie à Bombay :
« Je ne suis plus pauvre, j’enseigne à l’université et je pourrais très bien dire que je ne veux plus être impliqué dans aucune activité sociale ou dans le mouvement. Je pourrais très bien faire ça. Mais si je faisais ça, qu’est-ce que je penserais de moi-même alors ? À quoi cela aurait-il servi d’avoir tant étudié ? Si Babasaheb Ambedkar avait dit “Très bien, j’ai obtenu de bons diplômes, maintenant je vais vivre une vie confortable” alors nous tous serions toujours dans nos villages. Il a tout sacrifié et nous avons pu arriver jusqu’ici. Maintenant c’est notre devoir de rembourser la société [now it is our duty to pay back to society]. Donc nous ne devons pas dire “je suis quelqu’un de différent, et ceci et cela, j’ai pris de la distance avec ma communauté [with my people].” Je suis ici grâce à lui. Je ne dois pas oublier cela. Si je suis ici c’est grâce à tous ceux qui ont lutté avant moi. Ils ont lutté pour moi, je vais aussi lutter pour eux. » [Pankaj, 50 ans, doctorat d’économie, assistant-professor]
63 Dans l’ensemble, les discours des Indiens en mobilité sociale sont davantage centrés sur les rapports entretenus avec leur milieu d’origine que sur leurs soucis d’intégration au nouveau groupe. Ainsi, même les pratiques dites « mémorielles » s’avèrent particulièrement démonstratives de la force de ces liens, comme l’illustre l’entretien réalisé avec Kancha. Alors que je me rendais au domicile de Kancha sur sa moto, de nombreux chiens se mirent à nous suivre au moment où nous nous approchions de sa maison. Cette réaction assez inhabituelle de la part de chiens errants me surprit immédiatement, mais je m’interdis de m’en étonner à haute voix tant la comparaison entre un Dalit et un chien [kutta] constitue une insulte courante des personnes issues de haute-caste à l’encontre des Dalits. C’est Kancha lui-même qui, quelques minutes plus tard, alors qu’il caressait ces chiens, m’expliquera leur attitude. De manière quasi quotidienne Kancha dépose de la viande devant le pas de sa porte (et non devant la grille de son jardin, c’est-à-dire sur la route, ce qui aurait permis de tenir les chiens à distance de la maison) afin de revivre l’ambiance de son enfance. Kancha m’explique en effet que, en raison de l’activité d’équarisseur de son père, les chiens du village campaient en permanence devant sa maison car ils avaient ainsi fréquemment l’occasion de glaner un os ou un bout de chair des carcasses d’animaux morts. Kancha m’affirme qu’en voyant les chiens être aussi heureux et aussi nombreux devant chez lui, il parvient à préserver le souvenir de ce qu’il a vécu pendant son enfance, qu’il s’agit d’une façon de se rappeler d’où il vient. Cette habitude est l’objet de disputes avec ses voisins (pour la plupart également professeurs d’université) qui ne voient pas tous d’un très bon œil cet afflux de chiens errants dans le quartier, mais Kancha ne prête strictement aucune attention à leurs plaintes.
64 L’attitude accueillante de Kancha vis-à-vis de ces chiens couverts de plaies suppurantes et de puces constitue certainement l’exemple le plus archétypique que nous ayons rencontré de la projection sur certaines pratiques de la marque d’un attachement au milieu d’origine.
Une implication moins forte aux États-Unis et en France
65 Les discours des interviewés américains et français sont, eux, caractérisés par la tendance inverse à celle observée en Inde : le récit est davantage construit autour du défi de l’acculturation au nouveau groupe qu’autour de l’enjeu de la préservation de liens forts avec le groupe d’origine. Les pratiques évoquant l’engagement en faveur du milieu d’arrivée sont ainsi d’abord tournées vers soi avant même d’être tournées vers autrui. Il s’agit avant tout de signaler, à travers certains comportements, que l’on est resté fidèle à soi-même. Le vote, les pratiques de consommation, les pratiques culturelles, la façon de parler ou de s’habiller constituent les supports privilégiés de ces stratégies d’affirmation de la permanence à soi-même.
66 Le décalage de ces pratiques avec le milieu dans lequel elles s’effectuent est souvent assumé très clairement par les interviewés. Cette revendication éhontée d’une pratique pourtant inadéquate est ainsi la marque du fait que c’est avant tout le sentiment de permanence avec soi-même qui est en jeu. De son côté, Gilles, haut fonctionnaire français, voit ce décalage entre lui et sa nouvelle classe sociale comme une fatalité contre laquelle il ne peut résister :
« Je n’ai pas les mêmes valeurs. Je n’ai pas reçu les mêmes valeurs qu’eux. Et ça on ne s’en rend pas compte tout de suite. Ma femme, elle, ne se rendait compte de rien, c’était en dehors de son entendement. [...] Je gardais tout ça pour moi. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut partager. Sauf avec un sociologue qui est capable de comprendre ça ! [rires] Je me souviens avoir offert un livre à ma femme, Histoire d’une famille ouvrière. Elle ne l’a jamais lu ! Ce n’était pas son problème. [...] Aujourd’hui je suis toujours incapable de voter pour un parti de droite. Ça donne des discussions infinies avec ma famille [qui vote UMP]. Mais je ne peux pas. Ou alors je vote blanc. Le nombre de fois où j’ai voté blanc... Moi j’ai cette pesanteur dans ma tête : je ne peux pas voter à droite. » [Gilles, 55 ans, ENA interne, haut fonctionnaire]
68 Voter à gauche, ou plutôt ne pas voter à droite, est clairement présenté par Gilles comme la marque indélébile de sa fidélité à son milieu d’origine. Gilles reconnaît en effet que son mode de vie l’a amené à se couper de ses camarades d’enfance, il avoue qu’il a préféré ne plus voir certains membres de sa famille plutôt que d’avoir à les recevoir dans le château familial de sa femme – ce qui l’aurait obligé à assumer le fait qu’il est devenu un bourgeois –, mais il persiste à se dire relié à son groupe d’origine, au moins par le biais de son comportement politique sur lequel il revient plus tard dans l’entretien :
« Je ne peux pas être de droite pour des raisons sociologiques. J’aurais le sentiment de me renier. J’aurais honte. Parce qu’au fond de moi il y a l’idée que je devrais être fidèle.
70 Fidèle à quoi ?
La fidélité à ce que je pense être un devoir familial. » [Gilles, 55 ans, ENA interne, haut fonctionnaire]
72 Tous ces exemples, très fréquents dans les entretiens, de pratiques héritées du milieu d’origine pourraient être analysés comme autant d’illustrations de ce que Bourdieu appelle « l’effet d’hystérésis », c’est-à-dire comme une « rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires » (Bourdieu, 1980 : 104-105). Si cette idée d’un mauvais ajustement des dispositions à l’environnement auquel ces personnes sont confrontées permet de comprendre en partie ces pratiques, elle n’en rend cependant pas complètement compte. En effet, le fait que ces pratiques soient racontées avec une telle réflexivité, avec un tel souci de les brandir comme un exemple du maintien de liens avec le milieu d’origine, doit conduire à y voir une dimension beaucoup plus instrumentale et beaucoup moins subie que ne l’est l’effet d’hystérésis selon Bourdieu. Ces pratiques constituent une externalisation du processus mémoriel et agissent comme de véritables lieux – immatériels – de mémoire (Nora 1984).
73 Lorsque les interviewés français ou américains évoquent un engagement en faveur de leur milieu d’origine, celui-ci passe généralement par un discours sur la profession qu’ils exercent. En œuvrant au bien commun en tant que haut fonctionnaire, en dévoilant la parole des « subalternes » en tant qu’universitaire, de nombreux interviewés français et américains considèrent ainsi que leur activité professionnelle constitue une façon de perpétuer un lien fort avec leur milieu d’origine. Ils vont ainsi se définir essentiellement par contraste avec leurs collègues, mettant en avant une conception différente – et souvent plus altruiste – de l’intérêt de leur travail.
74 Par ailleurs, les personnes conservant une sociabilité populaire dépassant la simple fréquentation de leur famille nucléaire constituent clairement des exceptions parmi l’ensemble des personnes interviewées en France et aux États-Unis. À défaut d’une fréquentation régulière du milieu d’origine, la capacité à mobiliser, si besoin est, des répertoires susceptibles de faciliter la communication avec une personne issue de milieu populaire est très souvent mentionnée. Si l’on excepte les liens maintenus avec la famille, c’est donc davantage à un lien potentiel, plus que déjà existant, que les interviewés français et américains font référence lorsqu’ils évoquent les pratiques témoignant de leurs attaches à leur groupe d’origine.
75 De même, « l’engagement politique du côté des “humiliés” » qui, selon Bernard Pudal, constitue « une rationalisation susceptible de donner sens » (Pudal, 1988 : 59) aux contradictions inscrites dans l’histoire sociale des personnes en mobilité n’est que rarement mentionné dans les entretiens en France et aux États-Unis [7]. Lorsqu’un tel engagement est évoqué, celui-ci semble circonscrit à la période de leurs études : les personnes qui poursuivent cet engagement politique tout au long de leur vie demeurent des exceptions. Les travaux de Bernard Pudal suggèrent donc, par contraste, la quasi-absence d’une certaine configuration de l’expérience de la mobilité sociale chez les interviewés français et américains [8].
L’exception des Afro-Américains
76 De manière particulièrement significative, les interviewés afro-américains déclarent beaucoup plus souvent aider financièrement leur famille et leur communauté d’origine que les interviewés blancs [9]. Si de telles déclarations ne sont pas aussi systématiques que parmi les interviewés indiens, elles restent néanmoins très fortes. Leurs discours sont inspirés par un impératif de solidarité très net ainsi que par un sentiment d’être partie prenante d’une communauté de destin. Tout comme les Dalits, les Afro-Américains ont grandi avec une identité stigmatisée, et ils ont dû apprendre à composer avec ce stigmate. Cette identité stigmatisée va de pair avec une expérience historique de la discrimination qui a conduit au développement d’une identité collective notamment marquée par des réflexes de solidarité et de résistance [10].
77 L’impératif de solidarité pour les Afro-Américains ne s’incarne pas dans une contre-culture cherchant à éviter tout phénomène d’acculturation aux groupes dominants, et il trouve plutôt à se réaliser « à l’occasion », de manière plus anecdotique, dans différentes petites actions qui témoignent d’un souci constant à l’égard de la communauté d’origine. Cet impératif de solidarité se conjugue avec la préservation de liens au sein du milieu d’origine. Ce maintien d’une sociabilité forte est particulièrement bien illustré par l’exemple de Bill, qui a toujours accordé une importance très forte au quartier dans lequel il réside :
« Je préfère toujours vivre dans des quartiers ouvriers. C’est toujours le cas aujourd’hui. On va aller à ma maison après, vous verrez par vous-même... [Bill habite dans un quartier relativement pauvre d’East-Orange, ville du New-Jersey dont la part d’Afro-américains est estimée à pratiquement 90 % d’après le recensement de 2000] [...] Un autre exemple : quand j’ai acheté ma maison à DC il y a 30 ans, c’était un quartier entièrement noir, très ouvrier : une famille sur trente seulement était blanche. Aujourd’hui plus de la moitié des familles sont blanches. C’est une maison de grès brun [brownstone house]. Je loge dans le basement quand je vais à DC et je loue les trois étages. Durant les vingt années pendant lesquelles j’ai habité dans le New-Jersey, tous les locataires étaient noirs. Aujourd’hui le dernier en date des locataires est blanc. Maintenant quand je mets une annonce pour louer un appartement, il n’y a que des Blancs qui répondent. La gentrification... Pour vous dire la vérité je n’aime plus ce quartier. Je ne m’y sens plus bien. J’envisage de vendre la maison. » [Bill, 60 ans, MBA, PDG d’une entreprise de conseil]
79 Il y a clairement une dimension « mémorielle » dans l’attachement de Bill à vivre dans des quartiers noirs et populaires. Mais une telle façon de choisir ses lieux de résidence ne constitue pas simplement pour lui un moyen de se rassurer sur sa permanence à lui-même : cela l’insère également dans un tissu de relations sociales quotidiennes qui varient très fortement de celles qu’il aurait connues s’il avait vécu dans un quartier dans lequel ses voisins auraient des revenus similaires aux siens (environ 500 000 $ par an alors qu’il est célibataire et sans enfant). Son choix de lieu de résidence l’a conduit à conserver un style de vie très modeste, extrêmement éloigné de celui auquel il pourrait prétendre. Sa voiture a plus de dix ans, ses habits sont relativement modestes (d’après ses dires aussi bien que d’après nos propres observations), sa façon de parler toujours proche de celle de ses voisins (il affirme avec un plaisir mal déguisé que cela effraye parfois ses partenaires de business). Bill affirme ainsi s’identifier davantage aux personnes de milieu populaire [working-class people] qu’aux personnes de classe supérieure car « les problèmes qu’ont les personnes de milieu populaire sont beaucoup plus réels que ceux des classes moyennes et supérieures » :
« Leurs problèmes, ça va être de ne pas avoir assez d’argent pour envoyer leurs enfants dans des écoles où ils pourront apprendre correctement. Parce que le système public est complètement détraqué. Vivre au-delà de ses moyens parce qu’on habite dans une maison qui fait trois fois la taille dont on a besoin et parce qu’on conduit une voiture qui coûte deux fois le prix de la voiture dont on a besoin, ce n’est pas un véritable problème pour moi. C’est un problème qu’on s’est fabriqué tout seul. » [Bill, 60 ans, MBA, PDG d’une entreprise de conseil]
81 En plus d’un mode de vie très marqué par le type de quartier dans lequel il habite, Bill revoit régulièrement les membres de sa famille et leur prête une attention très forte. Il s’est interdit de quitter Washington DC tant que son père était en vie afin de pouvoir continuer à s’occuper de lui et à lui rendre visite régulièrement, sacrifiant ainsi plusieurs occasions de faire progresser plus rapidement sa carrière. Il ne déménagera dans le New Jersey qu’après sa mort. Il soutient financièrement (et de manière très importante) sa sœur qui est secrétaire à mi-temps pour une entreprise de distribution électrique et qui est mère célibataire avec trois enfants à charge. En outre, il compte développer, en partenariat avec le maire de la ville de ***, une organisation qui aurait pour vocation d’aider les jeunes sortant de prison à s’intégrer sur le marché du travail.
CONCLUSION
82 La nature des liens conservés avec le milieu d’origine varie très fortement, notamment d’un pays à un autre. L’étude de ces variations conduit à un constat majeur : les Indiens en mobilité sociale sont nettement plus enclins à affirmer conserver des liens concrets avec leur milieu d’origine que ne le sont les Français ou les Américains, dont les récits semblent en effet privilégier l’évocation de liens qui relèvent avant tout du discours ou des pratiques mémorielles. Leur souci premier semble être davantage de se convaincre d’une continuité « intérieure », quand le souci premier des interviewés indiens est d’être présents dans leur milieu d’origine et, ainsi, de convaincre les membres de leur groupe d’origine de leur fidélité. Pour la plupart des interviewés indiens, l’ajustement au nouveau groupe est très rarement présenté comme un souci majeur : les discours sont davantage centrés sur les rapports entretenus avec le groupe d’origine que sur les soucis d’intégration à leur nouveau milieu social. Au contraire, les discours des interviewés américains et français révèlent, eux, la tendance inverse : le récit est davantage construit autour du défi de l’acculturation au nouveau groupe qu’autour de l’enjeu de la préservation de liens forts avec le groupe d’origine.
83 Il faut cependant remarquer que les Français et les Américains semblent davantage soucieux d’évoquer comment leur origine sociale influe sur leurs interactions occasionnelles avec les personnes occupant des positions subalternes (personnel d’entretien, serveurs, ouvriers, etc.). À l’opposé, les Indiens ne mentionnent que très rarement une telle influence de leurs origines sociales. Par ailleurs, les Afro-américains, s’ils témoignent de liens avec leur milieu d’origine moins forts que les Indiens, sont néanmoins clairement plus présents auprès de leur groupe d’origine que ne le sont les Blancs-américains.
84 Malgré cette singularité dans le récit des Afro-américains, deux modèles fortement divergents ressortent de notre analyse des modes de préservation des liens avec le milieu d’origine. Dans le cas de la France et des États-Unis, le sentiment de permanence à soi-même se joue dans un rapport de soi à soi, rapport dans lequel le groupe d’origine est objet de pensée plus que sujet d’interactions. À l’opposé, dans le cas de l’Inde, le sentiment de permanence à soi-même est davantage construit dans le rapport entretenu avec autrui, donc dans des pratiques. Par-delà les différences de culture de l’autonomie distinguant la France des États-Unis (Ehrenberg, 2010), le travail de comparaison avec l’Inde donne donc surtout à voir la proximité de ces deux pays.
85 Ces résultats nous amènent donc à revenir sur le caractère « universel » de la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée évoqué au début de cet article. Au vu de la plus grande facilité que semblent avoir les Indiens – et plus encore les Dalits – à préserver des liens forts avec leur groupe de départ, il pourrait en effet être tentant de défendre l’idée que la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée ne constitue pas un « invariant » mais plutôt une spécificité des sociétés occidentales. Nous préférons cependant défendre l’idée que nous avons à faire à une prise en charge particulièrement efficace de cette tension au travers de différents ethos de la mobilité sociale. À l’inverse de la France et des États-Unis où les identités collectives semblent peu structurantes de l’expérience de la mobilité (à l’exception du cas des Afro-Américains), celles-ci jouent un rôle prépondérant dans le cas indien. Cela est particulièrement évident dans le cas des Dalits pour qui la figure d’Ambedkar en particulier et le mouvement dalit en général informent la narration de soi de manière décisive (Naudet, 2008, 2012). Leur effort pour réintégrer leur individualité dans une identité collective dalit ne signifie pas qu’ils échappent à toute tension entre les deux groupes. Il serait plus juste de dire que l’ethos dalit anticipe cette tension, tendant ainsi à l’invisibiliser.
86 L’ethos dalit de la mobilité renvoie en effet directement à la notion gramscienne de « l’intellectuel organique » qui agit comme un lien entre les institutions et les subalternes. Il est ainsi possible de faire une analogie entre l’exhortation de Gramsci à « travailler sans cesse à l’élévation intellectuelle de couches populaires toujours plus larges, pour donner une personnalité à l’élément amorphe de masse, ce qui veut dire travailler à susciter des élites d’intellectuels d’un type nouveau qui surgissent directement de la masse tout en restant en contact avec elle pour devenir les “baleines” du corset » (Gramsci, 1983 : 155) et les discours d’Ambedkar et des autres leaders dalit (Naudet, 2008). Les répertoires gandhien et communiste ou les différentes identités de caste jouent un rôle semblable pour les Indiens non socialisés au mouvement dalit.
87 D’une certaine manière, ces idéologies dictent le comportement à tenir une fois que l’on a réussi en fixant comme impératif moral la nécessité de rester solidaire avec son groupe d’origine. En cela, il est possible d’avancer que ces répertoires d’évaluation culturels anticipent sur les dilemmes sociologiques et moraux que suscite la forte mobilité sociale ascendante. Là où, en France et aux États-Unis, la personne qui change de classe se retrouve prise dans des conflits d’identité qu’elle ne sait pas toujours bien comment résoudre, beaucoup d’Indiens en mobilité sociale ont à leur disposition une sorte de kit idéologique et culturel qui minimise grandement l’importance de ces conflits identitaires. L’exemple indien montre donc que la rupture des liens n’est pas une fatalité pour les personnes en très forte mobilité : ceux-ci peuvent en effet être préservés si existent des identités collectives suffisamment structurées et instituées.
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Notes
-
[1]
/ Les thèses de l’ouvrage The Constant Flux ont été largement débattues depuis sa publication mais aucune autre étude n’a cherché depuis à comparer la fluidité sociale de la société française à celle de la société américaine.
-
[2]
/ Depuis 1951, les castes ne sont plus dénombrées dans les recensements conduits par le gouvernement indien, et seuls les groupes dits « répertoriés » le sont. Ces groupes répertoriés incluent : les scheduled castes ou SC (castes répertoriées), catégorie qui regroupe les castes traditionnellement considérées comme « intouchables » ; les scheduled tribes ou ST (tribus répertoriées), catégorie rassemblant un ensemble de groupes censés constituer la population aborigène de l’Inde, population également considérée comme « intouchable » ; les other backward classes ou OBC (autres groupes défavorisés), catégorie incluant principalement des castes de la catégorie de shûdras (basses castes, occupant traditionnellement des emplois subalternes, mais n’étant pas considérées comme « intouchables »). Les membres de ces trois catégories bénéficient, selon des modalités différentes, des politiques de « réservations » (discrimination positive) dans le secteur public, dans l’enseignement supérieur et en politique (des sièges leur sont réservés lors des élections).
-
[3]
/ Toutes classes sociales confondues, il n’y avait que 7 % d’Afro-Américains à des positions SES en 1995 (Naff 1998). Sur les Afro-Américains dans les Executive Branch Agencies, voir aussi Paul Page (1994).
-
[4]
/ Nous renvoyons le lecteur désirant obtenir davantage de précisions sur cette question à la thèse de doctorat dont est issu ce travail (Naudet 2010).
-
[5]
/ Gérard Mauger (2004) a montré, à partir de la lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux, qu’il était possible d’effectuer une analogie entre la situation des migrants étudiés par Abdelmalek Sayad et les personnes en forte mobilité sociale ascendante.
-
[6]
/ Le terme dalit, qui provient du marathi, signifie littéralement brisé et opprimé. L’Arya Samaj, mouvement réformateur de l’hindouisme, puis Ambedkar, dès les années 1930, ont été les premiers à utiliser ce terme pour désigner les membres des castes anciennement intouchables dans la sphère publique. Cependant le terme s’est réellement popularisé à partir de 1973 avec la publication du manifeste des Dalit Panthers. Au départ éminemment politique car impliquant une posture de lutte, le terme dalit est aujourd’hui souvent mobilisé comme un terme politiquement correct pour se référer à l’ensemble des groupes anciennement intouchables (mais toujours victimes, de fait, de l’intouchabilité). L’utilisation de ce mot est souvent sujet à débats en sciences sociales mais nous n’hésitons pas à l’employer car il est particulièrement révélateur de la façon dont les personnes auprès de qui nous avons enquêté se définissent dans l’espace social indien.
-
[7]
/ Dans son analyse des trajectoires d’étudiants d’origine populaire, Paul Pasquali a lui aussi mis en évidence le rôle de l’engagement politique comme moyen d’établir des liens entre deux univers d’appartenance (Pasquali, 2010 : 99-103). Pour Paul Pasquali cet « accommodement » relève d’une tentative de « rendre le déplacement acceptable ».
-
[8]
/ En effet, Bernard Pudal montre bien qu’au moment de l’âge d’or du communisme français, la légitimité forte du Parti Communiste Français rendait possible de concilier mobilité sociale et défense de la classe ouvrière. Cette possible conciliation se trouvait même accrue par les possibilités de carrière au sein du PCF (Pudal, 1988). Il est donc possible de postuler que, dans le cas français, la perte d’influence du PCF et le lent déclin du mouvement ouvrier tel qu’il avait pu exister jusqu’à la fin des années 1970 ont contribué à rendre beaucoup plus difficile la mobilisation de répertoires contre-culturels et révolutionnaires pour donner sens aux antagonismes de classe que soulève l’expérience de la mobilité sociale.
-
[9]
/ Richard Zweigenhaft et William Domhoff (1991 : 173) observent également que, comparativement aux autres groupes, les Afro-Américains en mobilité ascendante tendent à préserver des liens plus forts avec leur groupe d’origine et manifestent une grande solidarité avec la communauté noire américaine dans son ensemble. Les travaux d’Higginbotham et Weber (1992) montrent que les femmes noires en ascension sociale aux États-Unis aident plus les membres de leur famille que les femmes blanches. Jodi Vandenberg-Daves observe quant à elle que les femmes afro-américaines voient leur mobilité comme un moyen d’aider leur communauté quand les femmes blanches font davantage le récit d’une réussite vécue comme une libération des chaines de la famille (Vandenberg-Daves, 2002). Nos entretiens ne révèlent aucune tendance similaire dans le cas des Français originaires des anciennes colonies françaises.
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[10]
/ John Ogbu synthétise de manière intéressante les formes les plus saillantes que prend cette identité collective afro-américaine (Ogbu, 2008 : chapitre 2).