Couverture de SOCO_075

Article de revue

Empêcher le suicide en prison : origines et pratiques

Pages 59 à 79

Notes

  • [1]
    Nous remercions Antoinette Chauvenet, Dominique Memmi, Emmanuel Taïeb, ainsi que les évaluateurs anonymes de Sociétés contemporaines pour leurs critiques fécondes.
  • [2]
    Le taux global de mortalité y est de 41 pour 10000 en 2005 (Conseil de l'Europe, 2007).
  • [3]
    Alors que de 1957 à 1971, le taux de suicide s'établit à moins de 8 pour 10 000, c'est à partir de 1972 qu'il connaît un fort accroissement (11,6 en 1972). Cette tendance se confirme au cours des années 80 et 90, puisque le taux de suicide est d'abord passé de 10,1 à 13,5 pour 10 000 (de 1980 à 1989), puis de 12,5 à 23,9 dans la décennie suivante, avec un pic de 25,2 en 1996 (Conseil de l'Europe, 2007). En ce début de XXIe siècle, le taux de suicide est en légère baisse, passant de 24,4 en 2000 à 20,5 pour 10 000 en 2005 (Tournier, 2008). A structure socio-démographique identique, la sursuicidité carcérale est de 6,5 et est la plus forte parmi les pays européens. (Conseil de l'Europe, 2007).
  • [4]
    Ces « savoirs-risques » reposent sur un mode de raisonnement statistique visant à préciser la probabilité de survenance d'un événement jugé néfaste selon l'administration pénitentiaire ou la société, comme le suicide ou la récidive. Ils consistent à produire de la connaissance en situation d'incertitude, en dégageant des facteurs de risque.
  • [5]
    Cette « mise en risque » désigne les opérations discursives de qualification de l'événement, ainsi que de calcul probabiliste d'occurrence de cet événement (Ewald, 1991). Elle est donc au principe d'un mode particulier de représentation et de traitement de l'incertitude.
  • [6]
    Art. 250-3 du décret du 2 avril 1996.
  • [7]
    Le processus d'autonomisation de l'administration pénitentiaire est attesté par l'importance de l'activité réglementaire à laquelle s'adonne cette administration par voie de circulaires et de notes et par l'absence corrélative de législation pénitentiaire.
  • [8]
    http:// observatoire. samizdat. net
  • [9]
    wwww. prison. eu. org ;www.oip.org
  • [10]
    Le « cadrage public » renvoie ici aux représentations de la prison dont sont mus les mouvements collectifs. La notion de cadrage paraît utile pour analyser la dynamique des actions collectives (Benford et Hunt, 2001).
  • [11]
    Cette durée moyenne est passée en 20 ans de 5, 6 mois à 8, 2 mois en 2006 (Tournier, 2008).
English version

INTRODUCTION

1 Quels sont la nature et les types de rapports qu'entretient aujourd'hui l'État avec la vie et la mort de ses sujets ? Poser cette question conduit l'analyste à s'intéresser aux dispositifs socio-politiques utilisés pour penser et encadrer l'irruption de la mort dans les institutions relevant directement de la souveraineté. Dans ce cadre, la prison constitue certainement un cas d'étude limite. D'une part, parce qu'excepté l'hôpital, elle est l'institution où le taux de mortalité est le plus élevé [2]. D'autre part, parce qu'elle est aussi ce lieu où s'exprime le pouvoir étatique de punir des corps vivants. Le caractère vivant des corps est la condition même de l'exercice de la peine : précisément, celle-ci consiste à éprouver dans le temps ces corps vivants en les circonscrivant dans un espace particulier, la peine cessant si la mort du sujet survient. Cette nature (la peine comme peine corporelle afflictive) et cette condition (le corps vivant) de la peine invitent à problématiser les rapports de l'administration pénitentiaire à la mort de ses usagers. De quelles manières la prison contemporaine pense-t-elle la survenance de la mort dans ses murs, a fortiori quand cette mort est le fait du détenu lui-même, et que la sur-suicidité carcérale y est six fois et demie supérieure à celle du monde extérieur [3] ? Quels sont les types de discours, les styles de raisonnement, les cadres juridiques et les manières de faire relatives à la prévention du suicide en détention ?

2 Pour procéder à la sociogenèse et à l'analyse de ces dispositifs, nous proposons de confronter les points de vue réglementaires, jurisprudentiels, associatifs, ainsi que la praxique en détention, à partir de l'étude de circulaires et notes internes à l'Administration pénitentiaire, de l'évolution jurisprudentielle des cours et tribunaux administratifs, d'entretiens semi-directifs de militants associatifs (N = 4), d'archives et de documents d'associations en lutte contre le suicide, et, enfin, d'observations non participantes des pratiques de prévention du suicide en établissements pénitentiaires. Ces observations ont été menées pendant huit mois dans un centre de détention et dans une maison centrale à partir de lieux aussi différents que les commissions de suicide (N = 4), les commissions de classement des détenus au travail (N = 9), les commissions de discipline (N = 11) et les commissions d'application des peines (N = 8).

3 L'analyse de ces différentes données permet de formuler l'hypothèse de la naissance d'une forme spécifique de défense de la vie des détenus qui consiste substantiellement à ne pas les laisser mourir. Cette émergence de l'empêchement de la mort constitue, on le détaillera, la réponse et l'adaptation institutionnelles à la pression concomitante de la jurisprudence des tribunaux et cours administratives, et aux critiques des familles de détenus et d'associations militantes qui réclament l'application du droit à la vie en publicisant les cas de suicide. Ce dispositif d'empêchement de la mort connaît néanmoins des difficultés de mise en pratique, surtout au moment de définir et de qualifier un acte auto-agressif posé par un détenu. Il entre en effet en tension avec des logiques professionnelles marquées par des rapports de force complexes entre personnels et détenus et des logiques de défense de la vie des « victimes » d'infractions, avérées ou potentielles. Ces différentes logiques peuvent soutenir ce dispositif, mais elles peuvent tout aussi bien le mettre en échec en imposant leur rationalité propre.

SOCIOGENÈSE ET CAUSES DE L'APPARITION D'UNE FORME DE DÉFENSE DE LA VIE

4 Cette section met au jour l'émergence d'une forme spécifique de défense de la vie des détenus en analysant l'évolution de la réglementation pénitentiaire en matière de prévention de suicide. L'un des moteurs centraux de cette évolution tient à la nécessité pour l'administration de répondre à une critique et une dénonciation grandissantes émanant de la société civile quant aux suicides et morts « suspectes » en détention. Le vide sociologique en la matière est tel qu'une restitution essentiellement descriptive du processus s'impose. Gardons cependant à l'esprit que celui-ci s'inscrit dans une transformation institutionnelle plus vaste, souvent appréhendée comme un mouvement partiel et progressif de « détotalitarisation » de l'institution (Chantraine, 2000). Celle-ci vise essentiellement la fin de l'omnipotence de l'administration pénitentiaire en matière de contrôle de la détention, de par l'ouverture de la prison à de nouveaux acteurs appartenant aux champs judiciaire, administratif, politique ou encore associatif. Cette détotalitarisation opère sous le coup notamment de la rupture avec l'idée selon laquelle la privation de liberté entraîne la perte de l'ensemble des droits individuels. Depuis le début des années 70, apparaissent en effet des activités socioculturelles et des dispositions juridiques garantissant des droits aux détenus tels que le droit à la vie, au maintien des liens familiaux, aux contacts extérieurs, à l'information, à l'assistance juridique en commission de discipline, ainsi qu'à l'interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

LE « RISQUE SUICIDAIRE » COMME STYLE DE PENSÉE DOMINANT DES RÉGLEMENTATIONS EN MATIÈRE DE PRÉVENTION DU SUICIDE

5 Les recherches récentes ont montré que ce mouvement de détotalitarisation est également le support de l'émergence d'autres outils de régulation, parmi lesquels les « savoirs-risques » [4] occupent une place croissante dans la régulation de la détention et l'exécution de la peine (Chantraine, 2006 ; Cliquennois, 2006). L'apparition d'un dispositif d'empêchement de la mort des détenus n'échappe pas à cette « mise en risque » [5] qui vient donner au dispositif sa forme historique particulière, caractérisée par une fragmentation dans le temps et l'espace du phénomène. En effet, si la sur-suicidité carcérale générale interroge le caractère pathogène de l'institution, ce caractère ne sera pas rapporté à la structure globale de l'institution mais plutôt à des profils de population, des moments et des lieux bien précis qui constituent les moments « risqués ». L'analyse qui suit des circulaires relatives aux techniques de prévention du suicide témoigne de cette rationalité spécifique, ainsi que du perfectionnement progressif des outils déployés au sein de cette rationalité.

6 La circulaire du 15 février 1967 (A.P. 67-09) inaugure l'émergence d'une prévention du suicide en milieu carcéral. Elle se fonde essentiellement sur le repérage et l'identification de comportements suicidaires. Les savoirs statistiques portent en effet sur les moments et les lieux les plus probables du passage à l'acte. La circulaire en tire la conclusion que le détenu doit toujours être accompagné d'un codétenu pour éviter le passage à l'acte. Il est également requis des personnels médicaux une grande prudence à l'occasion de la distribution de médicaments. Ces précautions doivent être renforcées pour un détenu étant déjà passé à l'acte et lors de circonstances susceptibles d'aggraver l'état dépressif du détenu : décision de prolongement de l'incarcération, rejet de demande de libération conditionnelle, événements familiaux graves, etc. Une circulaire du 21 mars 1969 illustre le souci dominant d'empêcher la mort, en considérant que l'initiative prise par certains établissements de se doter d'insufflateur d'oxygène « mérite d'être encouragée car elle a permis en certains cas de réanimer des détenus menacés d'asphyxie, à la suite de pendaison. (...) Son efficacité dépasse celle des procédés utilisés jusqu'ici » (A. P. 69-2, R. 2389, 2).

7 La note du 2 décembre 1980 (A-P 80-5) se situe dans l'exact prolongement de la circulaire de 1967, en faisant aussi état de moments et de lieux à risque, soit la nuit et le quartier disciplinaire. Mais, elle identifie en plus les détenus à risque : les prévenus ­ i.e. en attente de jugement ­ les prévenus étrangers et les détenus isolés ou punis. Il est dès lors conseillé d'instaurer ou d'améliorer l'accueil socio-éducatif censé réduire les conséquences du choc psychologique généré par l'arrivée du détenu dans l'établissement. Lorsque le risque suicidaire se précise, il est demandé de préférer à l'isolement le placement du détenu dans une cellule à plusieurs, d'intensifier les rondes et la surveillance de nuit et d'informer la commission d'application des peines. Pour les détenus ayant déjà tenté de se suicider, la note conseille d'accroître l'aide et le soutien psychologique au moyen d'un signalement au psychiatre et à l'équipe socio-éducative, ou à défaut, au moyen d'entretiens renouvelés avec le directeur de l'établissement ou avec le chef de détention. Consciente des limites d'une approche de simple réduction des possibilités de passage à l'acte, l'administration pénitentiaire appelle, par exemple, à réduire le recours à la pratique consistant à dévêtir complètement un détenu, par respect de la dignité humaine (circulaire du 26 janvier 1984, DAP, R0122). Paradoxalement, elle admet la nécessité parfois de retirer au détenu, pour une durée limitée, ses vêtements.

8 Une note du 12 novembre 1991 (DAP, H61) affine encore davantage le profil de la population à risque suicidaire. Sont ainsi nouvellement identifiés comme facteurs de risque : l'âge (entre 30 et 40 ans) ; le sexe masculin ; le procédé (la pendaison précédant l'ingestion de produits toxiques), la durée de détention (moins de 15 jours de détention), le lieu de détention (la maison d'arrêt) ; le secteur de détention (quartier disciplinaire) ; enfin, le moment : le samedi et la nuit. Ces jours correspondent à des périodes d'inactivité qui exigent une vigilance particulière des personnels à l'égard des détenus à risque : rondes avec contrôle visuel et réponses rapides aux sollicitations des détenus.

9 La circulaire du 29 mai 1998 (DAP, JUSE9840034C) affirme qu'une prévention reposant sur la réduction des risques de passage à l'acte est légitime et efficace à la condition, non pas de contraindre le détenu à ne pas mourir, mais à le restaurer dans sa dimension de sujet et d'acteur de sa vie. Elle tente donc de dépasser une conception basée jusqu'alors sur l'empêchement du suicide qui peut être attentatoire à la liberté de se donner la mort. Les mesures préconisées s'inscrivent néanmoins dans la filiation des politiques précédentes, puisqu'il s'agit de situer les pics de risque et d'y répondre par des actions tendant à limiter le risque. Il est recommandé aux intervenants comme par le passé de procéder au repérage et à l'identification du risque suicidaire pendant la période « d'accueil » des détenus et d'être particulièrement vigilants à l'égard de détenus déjà signalés. La circulation des informations entre personnel est préconisée, de même que la limitation des effets anxiogènes de l'incarcération par l'apport du nécessaire de toilette, d'une douche, de vêtements et par la possibilité offerte au détenu de prévenir les proches de son incarcération. Aucune disposition ne concerne la limitation de l'utilisation de la sanction disciplinaire, bien qu'elle soit considérée comme un facteur majeur de risque suicidaire. Seule la mise en prévention en quartier disciplinaire doit être exceptionnelle, nécessaire seulement si elle constitue l'unique moyen pour mettre fin à la faute ou pour préserver l'ordre à l'intérieur de l'établissement [6].

10 La circulaire de 2002 (DAP, NORJUSE02400075C) réitère le souhait d'une approche axée sur le « faire vivre » en considérant « qu'il n'existe pas de recette technique univoque, mais une palette d'approches et de mesures complémentaires envisageables pour maintenir ou restaurer l'espoir et l'envie de vivre chez les personnes incarcérées, notamment les plus fragiles et lors des moments les plus difficiles de leurs parcours pénitentiaires ». Cependant, la démarche demeure massivement celle d'une diminution des risques de passage à l'acte. La circulaire propose en effet un renforcement du suivi des personnes à risque : appel à des codétenus en fonction des « besoins réels et spécifiques » du détenu, accroissement des contacts avec l'extérieur, développement des activités, renforcement de la surveillance et de l'observation par la pratique de rondes. La circulaire fixe aussi pour objectif de réduire les conséquences d'un passage à l'acte, en apportant par exemple des informations fiables aux proches pour éviter les recours juridiques.

11 La note du 5 mars 2004 (DAP/PMJ2 132) se donne pour objectif précis de réduire le suicide de 20 % sur une période de cinq ans. Il s'agit comme précédemment de diminuer les moyens d'accès au suicide en s'assurant que les cellules comportent très peu de points d'arrimage, puisque « la réussite d'un passage à l'acte suicidaire est largement conditionnée par la faculté qu'a la personne en crise à le réaliser avec facilité ». Il est question également d'accentuer la pluridisciplinarité, chaque établissement devant traiter de la prévention du suicide dans le cadre préexistant de ses commissions pluridisciplinaires ou par l'intermédiaire d'une commission spécifique de prévention du suicide. La note invite aussi à une meilleure prise en considération de l'après suicide par une prise en charge plus importante des familles de détenus et par un accompagnement psychologique et médical des membres du personnel pénitentiaire. Enfin, des mesures et des engagements à titre expérimental sont adoptés : formation de codétenus à l'intervention de crise et placement d'un détenu en proie à une crise suicidaire dans une cellule spécialement aménagée qui doit rendre possible une observation permanente de la personne pendant une durée de trois jours.

12 Enfin, déplorant un taux toujours très élevé de suicides, la note du 4 juillet 2005 (DAP JUS-514) déclare faire du suicide « une grande cause pénitentiaire » et exige la systématisation de l'évaluation du potentiel suicidaire des détenus arrivants (voir tableau 1). De nouveaux facteurs de risque apparaissent.

tableau im1

13 Résumons. La prise de conscience d'une sursuicidité carcérale en prison exprimée dans la première réglementation de 1967 accompagne sur cette question la formation de savoirs essentiellement statistiques, qui resteront prédominants jusqu'à aujourd'hui : les réglementations suivantes affinent ces savoirs en profilant les populations « à risque suicidaire » et détectant « les situations à risque ». L'examen des différentes réglementations relatives à la prévention du suicide révèle ainsi un souci croissant de ne pas laisser mourir les détenus, par le biais d'une identification toujours plus sophistiquée des lieux et des moments et des personnes « à risque suicidaire ». Cet examen interne des réglementations doit maintenant être mis en perspective par l'exposé de deux ensembles de facteurs externes qui dynamisent et contraignent cette évolution.

LES CAUSES DE L'ÉMERGENCE RÉGLEMENTAIRE DE L'EMPÊCHEMENT DE LA MORT

L'évolution jurisprudentielle de la responsabilité de l'administration pénitentiaire

14 En effet, à quoi attribuer cette apparition d'un souci d'éviter la mort ? Certainement en premier lieu à la jurisprudence des tribunaux et cours administratives. En ce sens, les différents dispositifs de prévention décrits précédemment sont d'abord le reflet de l'évolution de la jurisprudence.

15 L'examen de cette jurisprudence révèle que les possibilités de mise en cause de l'administration pénitentiaire ont été très largement étendues au fil des années. À l'origine, l'administration pénitentiaire ne pouvait en effet être condamnée que pour faute lourde, à savoir pour un fonctionnement gravement défectueux du service pénitentiaire. Ainsi, un arrêt du 14 novembre 1973 (arrêt no 86752, Dame Z.) dispose qu'est constitutif d'une faute lourde le fait de laisser un détenu suicidaire et anxieux sans traitement pendant deux semaines. La définition et les contours de la faute lourde ont cependant été ensuite considérablement élargis, sans que ces extensions ne soient toutefois adoptées de manière systématique par l'ensemble des juridictions administratives, en raison du caractère casuistique du régime de la faute lourde (Pechillon, 1998). Un arrêt du 13 décembre 1981 (arrêt no 24179, Époux J.) réalise une première extension, en considérant qu'est constitutif d'une faute lourde le fait de ne pas attribuer le traitement prescrit par le psychiatre à un détenu toxicomane placé en isolement, échappant à un contrôle constant notamment de la part de ses codétenus. Un arrêt du 16 novembre 1988 (arrêt no 68224, Époux D.) élargit encore la faute lourde en retenant la responsabilité de l'État pour défaut de mesure de surveillance complémentaire et de transmission de l'information à la hiérarchie et au service médical, concernant un détenu faisant l'objet d'une surveillance et de soins particuliers, et retrouvé seul inanimé dans sa cellule de sécurité. Un jugement du 5 décembre 2001 (décision no 001105, Mme T.) procède à une nouvelle extension de la faute lourde en retenant la responsabilité de l'administration pour ne pas avoir effectué des mesures de surveillance renforcées (rondes, contre-rondes) d'un détenu à tendance suicidaire placé pourtant en cellule double.

16 Puis, le Conseil d'État a substitué implicitement au critère de la faute lourde une faute simple par un arrêt du 23 mai 2003 (CE, Chabba, req. no 244663, Lebon, 240). L'abandon du critère de la faute lourde au profit de la faute simple se fonde explicitement « sur le caractère impérieux du droit à la vie » (CE, Kechichian, req. no 219562) des détenus. La faute tient dorénavant à l'absence de réaction (défaut de surveillance...) ou dans une réponse non adéquate du service pénitentiaire (erreur de placement du détenu, mauvaise organisation du service...) à un suicide prévisible. Le juge administratif a encore accru par un arrêt du 9 juillet 2007 les obligations de l'administration en requérant, outre les mesures classiques de surveillance, des actions spécifiques de prise en charge du détenu ayant manifesté des signes d'inadaptation, sans que celui-ci ne soit considéré comme suicidaire. Les mesures exigées par le juge ne se réduisent plus au placement d'un second détenu dans la cellule, mais comprennent dorénavant l'intervention spécialisée d'un professionnel.

17 L'immixtion progressive de la jurisprudence dans la définition des obligations de l'administration pénitentiaire s'appuie donc explicitement sur la protection de la vie des administrés en prison. Autrement dit, le droit à la vie des détenus semble légitimer et servir un processus croissant de judiciarisation et de publicisation des actions de l'administration pénitentiaire. En ce sens, la jurisprudence en matière de suicide est caractéristique de l'immixtion croissante du monde judiciaire dans l'univers carcéral. Ce droit de regard introduit, depuis une vingtaine, d'années une brèche dans le mouvement d'autonomisation [7] de l'administration pénitentiaire à l' uvre depuis le début du XIXe siècle.

La mobilisation militante des associations en faveur du droit à la vie des détenus

18 L'émergence réglementaire du maintien en vie des détenus et l'évolution jurisprudentielle favorable au droit à la vie des détenus doivent également se comprendre en référence aux mobilisations militantes qui ont progressivement vu le jour à la fin de la décennie 1990. Une note de l'Administration pénitentiaire du 3 mars 2000 témoigne de l'influence des actions de dénonciation entreprises par ces associations ; cette note précise en effet que « l'accueil des familles des personnes qui se suicident doit être amélioré. Il a été constaté que, de plus en plus souvent, ces familles contestaient les circonstances du décès, relayées en cela par certaines associations et les médias ». Les circulaires et notes suivantes, notamment celle de 2002 (voir infra), insistent de la même manière sur la nécessité d'accueillir correctement les familles, de manière à limiter les recours et les plaintes de celles-ci.

19 Les luttes militantes sont portées principalement par des associations comme Ban Public créé en 1999, la section française de l'Observatoire International des Prisons (OIP) fondé en 1996, ou encore l'Association des Familles en Lutte contre l'Insécurité et les Décès en Détention (AFLIDD) née en 1997 qui comptabilisent « suicides et morts suspectes » en détention. Cette comptabilisation se fait à l'aide d'informateurs privilégiés que sont les familles de détenus, les médecins, les visiteurs de prison, certains membres du personnel, ainsi que des détenus. Selon les responsables de l'OIP et de Ban Public, la lutte trouve principalement son origine dans les démarches de dénonciation entreprises par les familles des défunts auprès de ces associations. Ainsi, le responsable de la région Île-de-France de l'OIP considère que « de plus en plus de familles de détenus nous ont contacté en nous demandant de l'aide ». L'AFLIDD est d'ailleurs née d'une initiative des familles de détenus en se donnant pour objectif principal le soutien et l'accompagnement juridique et administratif de ces familles. Selon ses termes, il s'agit d'«  uvrer pour que la justice soit rendue équitablement en se constituant partie civile, d'honorer la mémoire des détenus disparus et de contester les faits de suicide lorsque les circonstances de la mort sont suspectes »[8]. Ban Public propose de la même manière des services administratifs aux familles des défunts.

20 Une certaine émulation entre associations a contribué à porter les cas de suicide dans l'espace public, comme l'énonce le président de Ban Public : « on a pu mesurer directement les impacts de notre lutte sur l'activité des autres associations, beaucoup plus même que sur les positions de l'Administration pénitentiaire ». Cette émulation relative entre associations les conduit à préserver le secret de leur source et surtout à ne pas les communiquer aux autres. Une fois un cas de suicide publicisé, les autres associations tentent en réponse de renchérir en s'emparant de nouveaux cas de suicide mettant en cause l'Administration pénitentiaire.

21 Ces activités de publicisation tiennent principalement à la tenue et à l'entretien de portails Internet [9], à la rédaction de rapports (OIP, 2000, 2003 et 2005), de communiqués de presse, à l'organisation de journées de mobilisation contre le suicide dès 1998 et à des manifestations comme l'opération « Parloirs à ciel ouvert » de Ban Public, à la saisine de la Commission Nationale de Déontologie et de Sécurité et à la demande d'enquêtes parlementaires (par exemple celle du 28/10/02). L'OIP n'hésite pas en outre, à la demande des familles, à introduire des plaintes et des recours devant les juridictions administratives pour tenter de faire condamner l'administration pénitentiaire. Un « cadrage public » [10] de la mobilisation dans les termes du respect des droits et du contrôle juridique imposé à l'action de l'État fait apparaître cette dernière comme opaque et arbitraire. Une guérilla juridique (Chantraine, Kaminski, 2007) s'est donc engagée contre l'administration pour faire reconnaître par les juridictions des obligations croissantes à sa charge, au moyen de divers arguments juridiques comme le « droit à la vie ». Une requête en référé récemment introduite par l'OIP devant le Conseil d'État le 14 mai 2007 contre l'administration pénitentiaire se fonde d'ailleurs explicitement sur le « droit à la vie » des détenus. Cette requête constitue un exemple de guérilla qui dépasse la défense stricte des intérêts particuliers des familles.

22 Ainsi, ces différentes activités de judiciarisation et de médiatisation des suicides exposent la prison au regard et au jugement de la société. Elles sont des moyens utilisés par les acteurs pour « mettre à l'épreuve » l'institution pénitentiaire (Salle, 2004) et l'obliger à refonder sa légitimité en composant avec d'autres instances sociales : en bref à remettre en cause son caractère total. Mais comment les pratiques concrètes en détention accompagnent-elles cette transformation ? De quelle manière l'économie relationnelle globale et les interactions de la vie quotidienne sont-elles modifiées par cette inflexion réglementaire et jurisprudentielle ? Si les liens noués entre activités associatives, réglementations pénitentiaires et jurisprudence administrative permettent de comprendre les modes de construction et d'élaboration de la prévention du suicide, cette dernière doit être saisie à l'aune des pratiques ayant cours en établissements, de manière à appréhender le passage d'une rationalité formelle à une rationalité pratique.

LES PRATIQUES CARCÉRALES DE PRÉVENTION DU SUICIDE

23 Si l'un des deux établissements étudiés, à savoir un centre de détention, a établi une « commission de suicide », l'autre, une maison centrale, évoque le suicide au sein des commissions d'affectation, de discipline et d'aménagement de peine. L'observation du fonctionnement de chacune des ces commissions a été d'autant plus féconde et nécessaire que, depuis 2005, certaines décisions adoptées dans ces commissions sont considérées, par l'institution elle-même, comme des facteurs de risque suicidaire. Par ailleurs, la confrontation des scènes permet de rendre compte des écarts entre dispositifs réglementaires et pratiques pénitentiaires, ainsi que de l'hétérogénéité des choix effectués dans chacune des différentes commissions.

LA COMMISSION DE SUICIDE

24 La commission de suicide a pour rôle le repérage et le suivi de détenus suicidaires au moyen notamment d'un échange d'informations entre personnel pénitentiaire et personnel psychosocial et médical. En pratique, les échanges au sein de cette commission qui met en présence uniquement les représentants des personnels de surveillance et de direction (en l'absence de représentants des personnels psychosociaux et du corps médical) sont marqués par le souci d'identifier les cas suicidaires repérés par le personnel médical et d'opérer pour ces cas un traitement différencié, qu'il s'agisse d'un placement en cellule double ou de mesures renforcées de surveillance. L'observation de cette commission de suicide permet de mettre en évidence les tensions entre acte suicidaire et perception de la dimension de cet acte par les personnels pénitentiaires. Les relations de pouvoir qui mettent aux prises ces personnels avec les détenus aux conduites auto-agressives impliquent des conflits de définition sur la nature de ces conduites. L'utilisation par les détenus de leur corps comme instrument de revendication raréfie les possibilités chez le personnel de se penser comme protecteurs de corps susceptibles à tout moment de mourir. Autrement dit, l'instrumentalisation de leurs corps rend difficile la reconnaissance par le personnel de la nature suicidaire des actes auto-agressifs. Ces conceptions entrent néanmoins en contradiction avec la peur d'une mise en cause de la responsabilité professionnelle des personnels. Détaillons.

25 Le travail de repérage des « cas » donne lieu à des contestations de la dimension potentiellement suicidaire des actes auto-agressifs. Nombre de membres du personnel de surveillance considèrent en effet ces actes, non pas comme le signe d'un état suicidaire, mais comme des moyens de revendications, de pressions, voire de contestations de l'autorité pénitentiaire qui doivent pour cette raison être sanctionnés ou ignorés. La liste de suicidaires proposée par le corps médical qui n'a qu'une valeur de recommandation est ainsi régulièrement discutée par les personnels de surveillance. À propos d'un détenu qui se coupe régulièrement, un chef de bâtiment juge que « c'est du cinéma. C'est du chantage. Il ne faut pas se laisser prendre sinon il va en profiter. On va tout de même pas se laisser monter en bateau par un manipulateur pareil ». Un autre chef de service estime de la même manière : « On ne va pas se faire intimider par un détenu qui simule. J'ai assez de bouteille, je ne suis pas dupe... on ne me la fait pas à moi ! ». Autrement dit, l'incrédulité portée sur la nature suicidaire des actes auto-agressifs revient à affirmer sa perspicacité, sa crédibilité et son savoir-faire professionnels.

26 Surtout, l'interprétation des actes auto-agressifs paraît s'inscrire dans une économie relationnelle particulière empreinte de méfiance et de distance entre personnel de surveillance et personnel médical (Lechien, 2001, 16). Elle s'inscrit dans un contexte d'échanges conflictuels faits de menaces et de sanctions réciproques entre détenus suicidaires et personnels de surveillance (Cliquennois, 2008). Ces interactions semblent répondre à la définition des relations de pouvoir au sein desquelles chacun des acteurs cherche à contraindre l'autre, à faire ce qu'il ne désire pas faire. L'utilisation variable de la force, de la menace, des punitions, et des manipulations constituent autant d'outils des relations de pouvoir qui rendent les relations sociales conflictuelles et instables (Kemper, Collins, 1990, 56) et génèrent la peur de part et d'autre (Chauvenet et al., 2008). L'absence de reconnaissance du caractère suicidaire des actes auto-agressifs semble à cet égard constituer des représailles des personnels à l'encontre de ces détenus. Réciproquement, certains détenus usent des actes auto-agressifs comme moyen de chantage et de pression sur les personnels : « Si vous enlevez pas votre rapport (d'incident), je me coupe ».

27 En cela, la tentative de suicide peut être vue comme un mode de protestation et de réappropriation de son corps (Fassin et Memmi, 2004, 10), les actes auto-agressifs constituant des efforts pour retirer à l'institution le monopole de la violence légitime (Bourgoin, 2001). Le suicide s'explique certainement, de ce point de vue, par l'absence d'organisation sociale intégrante et constitue la marque d'un despotisme moral et matériel (Durkheim, 1981). La réduction des modes d'expression qu'implique l'institution totale renvoie d'ailleurs très directement à ce que E. Goffman décrit comme les techniques de ricochet, soit la dépossession des moyens habituels de défense de l'individu, comme technique de mortification caractéristique de l'institution totale (Goffman, 1968). Cette dépossession produit des modes de protestation et de revendication extrêmes, telles les atteintes au corps et les automutilations. Le corps s'impose alors comme une arme et un support d'inscription d'une lutte contre les personnels. Les effets de publicisation de ce répertoire d'action, bien qu'ils demeurent faibles, n'en sont pas moins réels si l'on met en relation ces effets avec les processus progressifs de juridicisation et d'inscription du contentieux suicidaire dans l'espace public. Mais, la multiplication de ces actes auto-agressifs par les détenus tend à déqualifier leur portée éventuellement suicidaire auprès de certains des personnels. Ceux-ci peinent à se concevoir comme des protecteurs de corps meurtris en sursis et se pensent davantage comme des gardiens du vivant. Et même lorsque cette reconnaissance est effective, l'acte de suicide est réduit à sa dimension stratégique, de sorte que sont ignorées ses causes sociales (voir Baudelot et Establet, 2006 ; Halbwachs, 1930).

28 Cette absence de reconnaissance désarme une seconde fois le détenu, puisque son action risque de se voir décrédibilisée par les contestations des personnels sur la nature de son acte. La caractérisation de la nature des actes auto-agressifs constitue d'autant plus un enjeu de taille que la reconnaissance du caractère suicidaire constituerait un aveu de faiblesse et de peur des personnels dans le cadre de ces relations de pouvoir. Le chef de service en charge du travail des détenus estime ainsi que « contrairement à d'autres, je n'ai pas peur moi quand un détenu se coupe. Je ne suis pas une poule mouillée. Il ne faut pas se laisser intimider sinon on ne peut plus faire sereinement son travail ».

29 De surcroît, cette éventuelle reconnaissance d'un état suicidaire accroît leur charge de surveillance, désigne des responsables dans la prise en charge et contribue à la pénibilité de leur travail. Surveiller un détenu suicidaire constitue en effet une augmentation de la charge de travail, de la responsabilité, du stress et de la peur. Certains des personnels chargés de la surveillance de détenus jugés suicidaires expriment des signes d'agacement devant la masse de travail que celle-ci représente et la rupture d'activités routinières qu'elle vient signifier, qu'il s'agisse de l'interruption de temps de repos ou de divertissements (lecture de magazines, jeu de cartes...) : « Encore dérangé... on peut pas être tranquilles deux minutes... y a en marre de se lever pour un connard pareil, on est quand même pas à sa disposition ! ».

30 Néanmoins, ces logiques de pénibilité, d'affirmation identitaire, de crédibilité professionnelle et de relations de pouvoir entrent en tension avec la peur d'une mise en cause de leur responsabilité professionnelle. Un premier surveillant exprime ainsi sa peur : « J'ai peur qu'il arrive un truc dans le quartier des psychos... il faut les faire tenir pour pas qu'ils clamsent parce que sinon on est dans la merde ». Certains membres du personnel de surveillance tendent à privilégier cette dernière logique sur les autres et à réclamer en commission des mesures d'accompagnement pour les détenus ayant commis des actes auto-agressifs. L'affrontement de ces logiques semble traduire autant la différence des positionnements professionnels que l'intensité des injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les personnels de surveillance. Il leur faut éviter les évasions, les agressions de personnel et les émeutes tout en évitant les suicides (Chauvenet et al., 1993). Ces injonctions paradoxales sont d'autant plus fortes que la durée des peines continue de croître [11] et que nombre de réglementations à caractère mortifère ont récemment vu le jour. Tel est le cas de celles prévoyant qu'en cas d'évasion, les membres du personnel ont le devoir de l'empêcher y compris par le tir sur l'intéressé ; de celles faisant le choix d'une sécurité passive des établissements (architecture de type bunker, filins anti-hélicoptères, maisons centrales hypersécurisées : fermetures des portes, portiques électroniques) ; ou encore de celles qui prolongent la mise en prévention en quartier disciplinaire pour tous les types de fautes (Décret 2006-337, 21/03/2006). Or, l'intensité de ces injonctions paradoxales contraste avec la faiblesse des moyens que les personnels ont à leur disposition pour les résoudre (Chauvenet et al., 2008).

31 Le soutien de ces logiques identitaires, professionnelles et interactionnelles par des personnels plus influents rend plus ardu la reconnaissance de tendances suicidaires. Cette dernière ne vient s'appliquer qu'aux cas où l'intention suicidaire est avérée, à savoir lorsqu'une tentative précédente par pendaison ou par médicaments n'a échoué qu'en raison d'une intervention circonstanciée des personnels. Lorsque cette reconnaissance est effective, il est coutumier de placer le détenu en cellule double pour éviter les inconvénients d'une trop grande pénibilité de la surveillance, ainsi que les réclamations et plaintes des surveillants. La prise en charge se fait donc sur le mode de la délégation (Bessin, Lechien, 2004 ; Memmi, 2003), bien que cette logique soit dénoncée par une partie du personnel de surveillance. Un chef de bâtiment estime en commission par exemple qu'il faut assurer un suivi psychosocial pour les cas suicidaires : « Placer un détenu suicidaire en cellule double, c'est trop facile. Déresponsabilisez-vous messieurs... ce n'est pas ma manière de voir les choses. »

LES DÉCISIONS D'AFFECTATION ET LES COMMISSIONS DE CLASSEMENT AU TRAVAIL

32 Dans le second établissement observé, il existe également des conflits de définition des cas suicidaires et de type de prise en charge. En revanche et contrairement au premier établissement, ces conflits de reconnaissance se réduisent à la discussion du caractère faillible et simulé de la volonté de mettre fin à ses jours. Cette reconnaissance n'exige pas ici une intention clairement établie d'en finir avec la vie. Le suivi suicidaire se fait sur le mode de la délégation au service médical et sur le mode occupationnel puisque certains types de travail sont réservés aux détenus suicidaires.

33 Les décisions d'affectation constituent des moments où la question du suicide peut être évoquée. Les détenus ayant commis des tentatives et ceux connaissant des problèmes psychiatriques et/ou en proie à des addictions aux drogues qui font craindre pour leur vie sont affectés en cellule simple à un étage proche de l'infirmerie et du service psychologique. Ils font l'objet d'une surveillance médicale et pénitentiaire particulière. Même si elle est vécue sur le mode du conflit par une partie des personnels, la délégation aux services psycho-médicaux d'une partie des tâches de suivi permet de réduire la charge de travail et de partager, voire de déplacer la responsabilité des personnels. La topographie particulière des étages et le plus faible nombre de tentatives et de suicides dans cet établissement rendent aussi compte de ces différences d'approches et de pratiques.

34 Au sein de ce même établissement, une commission de classement des détenus au travail composée d'un CSP (chef de service pénitentiaire) en charge du travail, du directeur adjoint, de plusieurs premiers surveillants, responsables d'ateliers, et de conseillers d'insertion et de probation se réunit toutes les semaines pour décider de l'attribution et du retrait des postes de travail aux détenus. Cette commission a réservé aux « thérapeutiques » et aux « cachetonnés » (détenus bénéficiant d'un traitement médicamenteux massif) certains types de tâches qui ne nécessitent pas une grande productivité, ni un travail d'équipe pour tenter de les occuper et de les détourner de leur tendance suicidaire. Le but est aussi de réduire la conflictualité qui oppose certains d'entre eux au personnel de surveillance. Dans son principe, la création de ces postes ouvre donc une voie différente des actions préconisées par les réglementations et la jurisprudence, même si en pratique, la tenue de ces postes requiert une certaine implication dans le travail et un état de santé pas trop dégradé, un détenu chargé de la mise en peinture de certaines cellules ayant été jugé inapte à poursuivre son travail en raison d'une trop grande dépendance médicamenteuse et d'une trop faible productivité. Beaucoup de ces postes sont dans les faits offerts à des détenus « informateurs » qui acceptent de collaborer avec le chef de détention en lui livrant des informations de première main sur l'état des trafics (caïdat, racket, drogue, médicaments...), sur les auteurs de violences sur des codétenus et sur les projets d'évasion et de mutinerie. En pleine commission de classement, il n'est pas rare que le CSP en charge du travail reçoive ainsi un coup de téléphone du chef de détention lui donnant ordre de choisir un détenu en particulier parce qu'il a accepté entre-temps de coopérer et de livrer des informations de premier ordre, alors même qu'un autre détenu à tendance suicidaire avait été sélectionné. Ce type de postes sert donc également à d'autres fins.

LES COMMISSIONS DE DISCIPLINE

35 La commission de discipline, composée du chef d'établissement, du chef de détention, d'un CSP, d'un premier surveillant et d'un représentant des surveillants, se réunit chaque semaine pour décider de la culpabilité des détenus présumés auteurs d'une faute disciplinaire. Le quartier disciplinaire est composé de cellules individuelles où les détenus sont privés de visites, de travail et d'activités et n'ont droit qu'à une heure de promenade par jour. Cette commission est un lieu privilégié d'observation de la politique en matière de suicide, puisque la mise en quartier disciplinaire est reconnue comme un facteur important de risque suicidaire.

36 Le souci du suicide trouve une place réduite au sein de cette commission, y compris lorsque le détenu plaide des problèmes psychologiques pour sa défense. La sanction est toujours prononcée lorsque la victime d'une infraction physique ou verbale est un membre du personnel. La sanction vise à restaurer la crédibilité des personnels face à la population pénale. Une condamnation est aussi un message de fermeté adressé à l'ensemble des détenus. Mais, la condamnation exprime également une solidarité entre collègues, qui vaut à la fois comme construction et affirmation identitaire d'un « nous », et comme une marque de confiance envers la victime.

37 Ces deux logiques semblent tantôt supplanter et minorer la prise en compte du souci suicidaire, tantôt se combiner avec celui-ci. Soit deux exemples idéaux-typiques. Dans le premier cas, un détenu considéré comme un cas psychiatrique est convoqué par la commission pour insultes. L'avocat fait état de l'altération des facultés mentales du détenu et plaide la non responsabilité de son client. L'argument est rejeté par la commission au motif que la preuve de l'insulte suffit pour établir la responsabilité, le surveillant ayant mal vécu l'insulte. Dans le deuxième cas, un détenu en proie à une très forte addiction médicamenteuse qui fait craindre pour sa vie a insulté un personnel de surveillance. La sanction de quartier disciplinaire est prononcée mais ne sera pas appliquée. La décision concilie ici l'anticipation de ses effets possibles qui peuvent conduire à une mise en cause de la responsabilité de l'administration pénitentiaire et les logiques de solidarité des personnels et de maintien de l'ordre carcéral.

LES COMMISSIONS D'APPLICATION DES PEINES ET DE DÉBATS CONTRADICTOIRES

38 La commission d'application des peines, composée du juge d'application des peines, de chefs de service pénitentiaire, de conseillers d'insertion et de probation et du ministère public a compétence pour statuer sur les permissions de sortie et les réductions de peine. La commission de débats contradictoires, composée uniquement du juge d'application des peines et du ministère public décide, pour sa part de l'aménagement de peines : libération conditionnelle, semi-liberté et surveillance électronique. Dans ces commissions, la prise en considération de la protection de la vie des « victimes » (potentielles) et du risque de récidive amène le juge à refuser des aménagements de peine aux détenus suicidaires. Ce type de décision conduit à prolonger l'enfermement et le châtiment, mais aussi à accroître la responsabilité de l'administration pénitentiaire.

39 En effet, le juge d'application des peines et le ministère public insistent sur les risques de récidive et sur la nécessité de protéger la vie des victimes potentielles, lorsque les faits ayant donné lieu à l'incarcération constituent des atteintes aux personnes. C'est à partir de cette logique de protection des victimes qu'ils conçoivent principalement leur responsabilité professionnelle et les attentes de leur hiérarchie (Cliquennois, 2008). Le juge d'application de l'établissement observe ainsi que « les médias sont friands de faits sensationnels et de faits spectaculaires. Je ne peux me permettre une permission de sortie ou un aménagement de peine hasardeux sous peine d'être sous les feux de la rampe. Et ça pour la carrière, ce n'est pas bon ».

40 Le risque suicidaire qui est mentionné dans les rapports d'expertise est interprété comme le signe d'un état psychologique fragile qui fait craindre le pire. Le détenu est alors considéré comme un danger pour lui et pour les autres. Il n'est donc pas en état de reconnaître la culpabilité des faits pour lesquels il a été incarcéré. Or, cette reconnaissance des faits conditionne fortement le bénéfice d'un aménagement de peine. L'expertise qui est de ce fait négative, fonde pour une bonne part la décision du juge d'application des peines et motive les refus de permission de sortie et d'aménagement de peine. Le juge estime à ce propos qu'il est hasardeux d'accorder une permission à un détenu suicidaire angoissé par la sortie, car ce serait « l'envoyer dans la nature », sans aucune garantie de retour.

41 L'existence d'un état suicidaire fait craindre également au juge et au ministère public que le détenu ne puisse investir sérieusement son projet de réinsertion (hébergement et projet professionnel), qui est une condition à l'octroi d'un aménagement de peine. Par conséquent, la mention d'un risque suicidaire implique le plus souvent un prolongement de l'enfermement qui accroît pourtant ce risque. Ainsi, un détenu condamné pour escroquerie et régulièrement tabassé en détention demande une libération conditionnelle. Son avocat argue des sévices dont il souffre et du caractère urgent de la libération, sous peine d'un passage à l'acte suicidaire. Le juge d'application des peines lui refuse la libération, considérant que les risques de récidive sont importants pour ce type d'infraction et que le détenu présente une fragilité mentale qui l'expose à un danger pour lui-même et pour les autres. Un autre détenu ne peut bénéficier d'un traitement médical approprié en prison. Il invoque son mal-être pour demander une libération conditionnelle. Celle-ci ne lui est pas accordée au motif qu' « il n'a pas manifesté une grande envie de se réinsérer, qu'il n'a pas entamé de réflexion sur les faits et que son projet professionnel est faible ». Un détenu suicidaire ne peut répondre par conséquent aux conditions nécessaires à l'octroi d'un aménagement de peine. Ceci implique pour l'institution de garder un détenu suicidaire entre ses murs et à en être responsable pour une durée plus longue.

CONCLUSION

42 L'empêchement de la mort en détention, concrétisé réglementairement et techniquement par un effort de visibilisation et de réduction des risques suicidaires, infléchit l'intensité de certaines logiques et sanctions disciplinaires qui ne s'appliquent plus du fait des tendances suicidaires du détenu. Mais en retour, ce dispositif accroît la surveillance individualisée des détenus, venant ainsi réactiver les techniques traditionnelles de régulation de la détention. Parallèlement, il se heurte en pratique à des logiques professionnelles surdéterminées par les rapports de force qui opposent personnels surveillants et détenus : la nécessité de sauvegarder la crédibilité des personnels et de produire de la solidarité entre surveillants conduit à des conflits de définition des actes auto-agressifs et à une négation de leur nature suicidante. Ces conflits traduisent la difficulté de surveillants à se penser comme des gardiens de corps en sursis notamment parce qu'ils sont porteurs des multiples contradictions pénitentiaires. Comment en effet prévenir le suicide lorsque la prison contribue au délitement des relations familiales et des relations affectives ? Comment réduire le suicide quand les mesures censées réduire le risque suicidaire l'aggravent ? Comment restaurer le sujet lorsque l'incarcération nie la qualité de sujet politique du détenu, notamment en lui interdisant formellement tout droit de revendication collective ? Comment empêcher la mort quand l'évitement des évasions et des émeutes constitue la préoccupation principale de l'organisation pénitentiaire ? Comment défendre la vie quand les aménagements de peine sont refusés aux détenus suicidaires ? Surtout, comment lutter contre le suicide dans un contexte punitif où la victime tend à devenir la figure centrale du procès pénal et où les peines ne cessent de s'allonger ? Les réponses de peur et de négation sont alors autant le reflet de ces injonctions paradoxales que des ajustements du « ne pas laisser mourir » aux situations concrètes. Si l'on considère que les interactions sont influencées par l'évolution des normes au sein des structures sociales, il est alors à craindre que ces réponses de peur et de négation ne s'amplifient sous l'effet conjugué de la sévérité croissante des législations pénales et de la rhétorique politique, de l'activisme des agences pénales et de la médiatisation intense de certains crimes et délits.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • BAUDELOT R., ESTABLET R. 2006 Suicide. L'envers de notre monde. Paris : Seuil.
  • BENFORD R., HUNT S. 2001 Les cadrages en conflit. In Cefai D., Trom D. Les formes de l'action collective, mobilisation dans les arènes publiques. Paris : EHESS, Raisons Pratiques, vol. 12, p. 27-49.
  • BESSIN M., LECHIEN M.-H. 2004 Proximité avec le corps malade des détenus. La participation des prisonniers aux soins. In Fassin D., Memmi D. Le gouvernement des corps. Paris : Éditions de l'École des Hautes Études en sciences sociales, p. 207-236.
  • BOURGOIN N. 2001 Les automutilations et les grèves de la faim. Déviance et société, vol. 25, no 2, p. 131-145.
  • CHANTRAINE G. 2000 La sociologie carcérale : approches et débats théoriques en France. Déviance et Société, vol. 24, no 3, p. 297-318.
  • CHANTRAINE G. 2006 La prison post-disciplinaire. Déviance et Société, vol. 30, no 3, p. 273-288.
  • CHANTRAINE G., KAMINSKI D. 2007 La politique des droits en prison. Police institutionnelle, militantisme juridique, luttes démocratiques. Champ pénal, http:// champpenal. revues. org/ document2581. html.
  • CHAUVENET A., BENGUIGUI G., ORLIC F. 1993 Les surveillants de prison : le prix de la sécurité. Revue Française de sociologie, vol. 34, no 3, p. 345-366.
  • CHAUVENET A., ROSTAING C., ORLIC, F. 2008 La violence carcérale en question. Paris : PUF.
  • CLIQUENNOIS G. 2006 Vers une gestion des risques légitimante dans les prisons françaises. Déviance et Société, vol. 30, no 3, p. 355-371.
  • CLIQUENNOIS G. 2008 Significations, fonctions et effets du risque en établissements pénitentiaires français. In : Cartuyvels Y. Le risque dans tous ses états. Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, p. 187-219.
  • CONSEIL DE L'EUROPE 2007 Statistique annuelle du Conseil de l'Europe, Space I, enquête 2005. Conseil de coopération pénologique. PC-CP, no 2.
  • DURKHEIM É. 1981 [1897] Le suicide, étude de sociologie. Paris : PUF/Quadrige.
  • EWALD F. 1991 Insurance and Risk. In Burchell G., Gordon C., Miller P. The Foucault Effect. Studies in Gouvernmentality. Chicago : The University of Chicago Press, p. 197-210.
  • FASSIN D., MEMMI D. 2004 Le gouvernement de la vie, mode d'emploi. In Fassin D., Memmi D. Le gouvernement des corps. Paris : Éditions de l'École des Hautes Études en sciences sociales, p. 9-33.
  • GOFFMAN E. 1968 Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris : Minuit.
  • HALBWACHS M. 1930 Les causes du suicide. Paris : Alca.
  • KEMPER T. D., COLLINS R. 1990 Dimensions of microinteraction. American Journal of Sociology, vol. 96, no 1, p. 32-68.
  • LECHIEN M.-H. 2001 L'impensé d'une réforme pénitentiaire. Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 136-137, no 1, p. 15-26.
  • MEMMI D. 2003 Faire vivre et laisser mourir : le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort. Paris : La Découverte.
  • PECHILLON E. 1998 Sécurité et droit du service public pénitentiaire. Paris : Libraire générale de droit et de jurisprudence.
  • SALLE G. 2004 Mettre la prison à l'épreuve. Le GIP en guerre contre l'« Intolérable ». Cultures et conflits, no 55, p. 71-96.
  • TOURNIER P. V. 2008 Dictionnaire de démographie pénale. Des outils pour arpenter le champ pénal. Paris : L'Harmattan.

Date de mise en ligne : 10/09/2009

https://doi.org/10.3917/soco.075.0059

Notes

  • [1]
    Nous remercions Antoinette Chauvenet, Dominique Memmi, Emmanuel Taïeb, ainsi que les évaluateurs anonymes de Sociétés contemporaines pour leurs critiques fécondes.
  • [2]
    Le taux global de mortalité y est de 41 pour 10000 en 2005 (Conseil de l'Europe, 2007).
  • [3]
    Alors que de 1957 à 1971, le taux de suicide s'établit à moins de 8 pour 10 000, c'est à partir de 1972 qu'il connaît un fort accroissement (11,6 en 1972). Cette tendance se confirme au cours des années 80 et 90, puisque le taux de suicide est d'abord passé de 10,1 à 13,5 pour 10 000 (de 1980 à 1989), puis de 12,5 à 23,9 dans la décennie suivante, avec un pic de 25,2 en 1996 (Conseil de l'Europe, 2007). En ce début de XXIe siècle, le taux de suicide est en légère baisse, passant de 24,4 en 2000 à 20,5 pour 10 000 en 2005 (Tournier, 2008). A structure socio-démographique identique, la sursuicidité carcérale est de 6,5 et est la plus forte parmi les pays européens. (Conseil de l'Europe, 2007).
  • [4]
    Ces « savoirs-risques » reposent sur un mode de raisonnement statistique visant à préciser la probabilité de survenance d'un événement jugé néfaste selon l'administration pénitentiaire ou la société, comme le suicide ou la récidive. Ils consistent à produire de la connaissance en situation d'incertitude, en dégageant des facteurs de risque.
  • [5]
    Cette « mise en risque » désigne les opérations discursives de qualification de l'événement, ainsi que de calcul probabiliste d'occurrence de cet événement (Ewald, 1991). Elle est donc au principe d'un mode particulier de représentation et de traitement de l'incertitude.
  • [6]
    Art. 250-3 du décret du 2 avril 1996.
  • [7]
    Le processus d'autonomisation de l'administration pénitentiaire est attesté par l'importance de l'activité réglementaire à laquelle s'adonne cette administration par voie de circulaires et de notes et par l'absence corrélative de législation pénitentiaire.
  • [8]
    http:// observatoire. samizdat. net
  • [9]
    wwww. prison. eu. org ;www.oip.org
  • [10]
    Le « cadrage public » renvoie ici aux représentations de la prison dont sont mus les mouvements collectifs. La notion de cadrage paraît utile pour analyser la dynamique des actions collectives (Benford et Hunt, 2001).
  • [11]
    Cette durée moyenne est passée en 20 ans de 5, 6 mois à 8, 2 mois en 2006 (Tournier, 2008).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions