Notes
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[1]
Par ce mot, nous entendons, à la suite de Michel Foucault, « la manière dont on a essayé, depuis le XVIIIe siècle, de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité, races... ». M. Foucault, 2004, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Etudes, p. 323.
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[2]
Dans une revue récente, Graham et al. soulignent le manque de recherches en sciences sociales sur la pratique du fœticide, en particulier du point de vue des acteurs (Graham et al., 2008). A notre connaissance, aucune étude qualitative n'a encore été publiée sur le geste fœticide dans le contexte français. Pour d'autres études sur l'IMG en général, voir notamment Garel et al., 2007.
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[3]
Ce terme est préféré à ceux de « difficulté psychologique » ou de « problème éthique », pour rester au plus près des propos des soignants interviewés. Anne Paillet, à propos de la réanimation néonatale, fait le même constat : les propos tenus sur le terrain empruntent rarement aux vocabulaires spécifiques de l'éthique ou de la psychologie (Paillet, 2007).
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[4]
Ce travail n'aurait donc pas été possible sans les entretiens menés par Isabelle Pons-Houssard dans le cadre de son doctorat de médecine (Université Paul Sabatier, Toulouse). La recherche a bénéficié d'un financement de la délégation à la recherche clinique des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. Pour d'autres analyses issues de la même enquête, voir Allamel-Raffin et al., 2008 et Weber et al., 2008.
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[5]
Certaines équipes obstétricales effectuent le fœticide dès 22 semaines, pour prévenir absolument l'événement rare à cette période de la gestation, de la naissance d'un enfant vivant.
-
[6]
Article L.2213-1 du Code de la Santé Publique.
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[7]
Cf. La Circulaire DHOS/E4/DGS/DACS/DGCL no 2001-576 du 30 novembre 2001, et l'arrêté du 20 août 2008 relatif au modèle de certificat médical d'accouchement en vue d'une demande d'établissement d'un acte d'enfant sans vie, ainsi que le décret no 2008-798 du 20 août 2008 modifiant le décret du 15 mai 1974 relatif au livret de famille.
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[8]
La trisomie 21 fait l'objet de mesures de dépistage systématiquement proposées au cours de la grossesse.
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[9]
Les pathologies les plus graves peuvent être à l'origine d'une mort fœtale spontanée in utero. L'issue attendue n'est cependant pas garantie.
-
[10]
Le décret-loi de juillet 1939, intégré en 1955 dans le Code de la Santé Publique, instaure une solution admise précédemment par la jurisprudence sans texte sur la base de l'état de nécessité, avec pour conséquence une interprétation très stricte des conditions posées. C'est alors la seule exception au crime d'avortement.
-
[11]
« Triple désordre : politique, car la loi est lettre morte, social en raison des risques accompagnant les avortements, et moral, car la situation sert d'alibi à des excès et des provocations de toutes sortes » (Thouvenin, 1995, p. 326).
-
[12]
Gasper : mouvements respiratoires désordonnés de la détresse respiratoire agonique.
-
[13]
Les raisons sont variables : refus du fœticide par les parents, échec du geste, mauvaise appréciation du terme de la grossesse ou de la gravité des anomalies fœtales.
-
[14]
Fœticide ou non, des soignants se trouvent donc en position de devoir effectuer « le sale boulot ».
-
[15]
Mifégyne® : nom commercial de la mifépristone (cf. supra).
-
[16]
Cf. note 7.
-
[17]
Ceci souligne les limites de la distinction conceptuelle Zoe/Bios dans la pratique.
-
[18]
Nous n'avons pas analysé d'éventuelles différences en fonction de l'ancienneté des professionnels dans le service.
-
[19]
Rappelons ici que la réanimation des grands prématurés apparaît « obligatoire » à l'immense majorité des spécialistes de néo-natalogie à partir de 600 g de poids de naissance, et qu'entre 500 et 600 g (environ 23-24 semaines d'âge gestationnel) ils considèrent qu'on est dans une « zone grise » où tout dépend de l'aspect du nouveau-né. J. Milliez quant à lui met en avant la continuité biologique entre fœtus et nouveau-né pour souligner que le seuil de viabilité est peut-être plus pertinent que celui de la naissance. Son raisonnement aboutit d'ailleurs interroger la possibilité d'une euthanasie néonatale (en toute connaissance de cause), pour ne pas euthanasier (par excès) le fœtus tant que subsiste un doute diagnostique (Milliez, 1999).
-
[20]
D'autres restent cependant dubitatifs quant à la bienveillance du fœticide.
-
[21]
Toute une rhétorique persuasive est mise en jeu pour que les parents se rangent aux vues des soignants. Nous développons ce point dans un autre travail (Allamel-Raffin C. et al., 2008).
-
[22]
Par exemple : « Enlevez-moi ça tout de suite, vite là, dans l'heure. Je peux monter. Faites-moi une anesthésie générale, et puis on n'en parle plus ».
-
[23]
Ce n'est certes pas toujours le cas : à l'opposé des propos recueillis dans notre enquête, des témoignages de parents sur la Toile renvoient à l'idée d'un bébé qu'on a dû faire/laisser mourir par amour, et donc maintiennent la fiction du fœtus authentique malgré le diagnostic et l'IMG.
-
[24]
« Le diagnostic prénatal s'entend des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l'embryon ou le fœtus une affection d'une particulière gravité » (article L 3231-1 du Code de Santé Publique).
-
[25]
Après le passage par (et l'intrication avec) l'anatomo-politique comme discipline des corps individuels.
-
[26]
Ce pouvoir délégué disparaît en droit avec la naissance, car l'enfant né bénéficie de la protection de la loi, et l'affirmation de sa valeur absolue ne connaît pas d'exception ni de nuances (Iacub 2002a et 2002b).
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[27]
Voir à ce propos, au sujet de l'affaire Perruche : Cayla, 2002.
-
[28]
Sur le mode « la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ».
1 Le fœticide est le geste qui provoque la mort fœtale in utero quand une interruption de grossesse « pour motif médical » (IMG) est réalisée après le seuil de viabilité fœtale. Il empêche un fœtus de naître vivant. Or, objet et acte concret d'un « faire mourir », investissant des acteurs concrets et spécifiques, il est un instrument privilégié pour examiner la biopolitique en acte [1]. Mais surtout, pour peu que ce soit un médecin qui interroge les soignants, les stratégies de « face » et les solidarités d' « équipe » pour parler comme Erving Goffman que pourrait déployer le personnel vis-à-vis des profanes en sont atténuées : on voit alors surgir plus aisément les contradictions de la pratique, dont on va voir qu'elles réfractent, en fait, les apories de la biopolitique contemporaine. Celle-ci ne pourra plus être entendue comme un dispositif homogène.
2 À partir d'une analyse de la normalisation de l'IVG, et en sollicitant plutôt les discours des patients, Luc Boltanski a récemment mis en valeur les apories introduites dans le système d'engendrement (Boltanski, 2004). En nous penchant plus spécifiquement sur l'IMG, d'une part, sur les soignants d'autre part, et à propos du geste fœticide, notre analyse vise à mettre en lumière d'autres contradictions, mais aussi la gymnastique sociale, discursive, gestuelle, intellectuelle à laquelle se livrent alors, pour les atténuer, ceux chargés de mettre en application le dispositif [2]. On comprendra mieux, dans un second temps, la gymnastique à laquelle se livrent aussi les théoriciens de la biopolitique. Ils sont aux prises avec les mêmes difficultés que les soignants, et à la recherche, comme eux, mais sur un mode plus savant, d'argumentaires toujours incomplets.
3 Preuve s'il en est qu'il ne faut pas, comme on tend parfois à le faire, simplifier les politiques publiques, a fortiori quand elles portent sur des objets aussi névralgiques aujourd'hui que le vivant et la santé : on s'interdit alors de prendre la mesure de l'inventivité et de la sophistication argumentatives qu'elles suscitent chez ceux qui participent à leur mise en uvre, à leur préconstruction et à leur légitimation.
LE FœTICIDE COMME OBJET DE RECHERCHE
4 Le terme d'« interruption médicale de grossesse » désigne imparfaitement un acte que la loi [6] nomme en réalité « interruption volontaire de grossesse pour motif médical ». Elle peut être pratiquée à toute époque de la grossesse et jusqu'à son terme, si deux médecins membres d'une équipe pluridisciplinaire (le Centre Pluridisciplinaire de Diagnostic Prénatal) attestent, soit que « la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme », soit qu'il « existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ».
5 Cette administration de la mort est effectuée pour prévenir le risque de voir naître un enfant vivant qui ne peut être légalement tué : une fois l'enfant né, sa vie est absolument protégée par la loi, y mettre un terme est un crime (infanticide). Contrairement à ce qu'on peut observer dans les IVG, ce n'est pas un geste confié aux internes en formation, mais réservé à des praticiens expérimentés. Le fœticide est effectué en salle d'échographie par un médecin obstétricien, avec l'aide d'une sage-femme échographiste, par injection intracardiaque directe ou si possible dans le cordon ombilical, de chlorure de potassium (KCl) qui provoque un arrêt cardiaque. L'injection de KCl peut être précédée d'une anesthésie fœtale, le fœtus étant réputé capable de ressentir la douleur dès 26 semaines, peut-être même avant. L'expulsion du fœtus mort est ensuite provoquée par la combinaison de mifépristone (ou RU-486, anti-progestérone) et de prostaglandines (maturation du col utérin), comme pour les IMG plus précoces réalisées sans fœticide. Elle a lieu en salle d'accouchement. Le devenir du corps mort fait l'objet de discussions avec les parents qui sont invités à exprimer leurs préférences. Les droits civils, administratifs et sociaux des parents sont subordonnés aux actes d'état civil. Les dispositions juridiques qui règlent ces derniers ont été modifiées à plusieurs reprises ces dernières années, et vont dans le sens d'une reconnaissance croissante des enfants morts-nés, ou nés vivants mais non viables. La dotation d'un prénom, les funérailles, l'inscription dans le livret de famille, sont facultatives mais encouragées par les soignants, et désormais par les textes [7].
6 Les anomalies fœtales diagnostiquées sont de pronostic très variable : et c'est bien par là que s'insinuent les contradictions du nouveau dispositif biopolitique. Il peut certes s'agir de pathologies incompatibles avec la vie, mais aussi d'affections associées à un risque statistique de handicap. Il peut s'agir aussi de trisomies 21 dont la réalité et la survie étaient pourtant jadis imposées aux géniteurs [8]. L'acte fœticide concerne donc aussi bien des enfants qui vont vivre que des enfants qui vont mourir.
APORIES DE LA PRATIQUE
UN ACTE LÉGAL VÉCU COMME TRANSGRESSIF
7 La réalisation du geste fœticide confronte médecins et sages-femmes à un acte concret. Le fœticide est un événement qui a lieu... et qui touche à ce qui était officiellement considéré jusque-là comme intouchable. Certains le disent crûment : « on tue le fœtus » ; « pour moi c'est clair, c'est donner la mort à un bébé, à un futur bébé ». Comment aménager une telle situation ?
8 Cette dissonance cognitive pour les soignants, par rapport à la tradition et aux credo professionnels, est certes quelque peu assourdie grâce à des aménagements matériels et techniques. Ainsi l'éclatement spatial et temporel du processus de l'IMG sans fœticide ne permet pas d'isoler « le » geste ni « le » moment de l'interruption, ce qui dilue la nécessité subjective pour les acteurs d'en endosser la responsabilité (Weber et al., 2008).
9 La technicité déployée autour du geste, qui nécessite beaucoup d'habileté, contribue aussi pour une part à atténuer la portée émotionnelle de l'acte : « y a pas des grosses scènes de panique ou d'angoisse », dit un médecin. La procédure est par ailleurs cachée à la femme enceinte par un champ, son attention est détournée (paroles, tranquillisants), et les femmes ne voient pas le c ur s'arrêter. La présence du père n'est pas admise dans la salle.
10 Mais la dédramatisation habituelle en médecine par la technicité de l'acte semble comme empêchée quand il s'agit du fœticide. Pour un médecin, l'interface de l'écran ne fait pas une barrière efficace aux émotions : « moi j'trouve que c'est terrible ; bon !, on n'a pas l'choix mais de voir cette aiguille qui va s'mettre dans l'c ur, puis l'c ur qui s'arrête de battre, ça fout les boules quoi ! ». Deux des médecins interrogés se refusent d'ailleurs à pratiquer le fœticide, d'autres médecins et des sages-femmes évitent d'y assister, et plusieurs médecins ont dit qu'ils préféreraient l'alternative d'une assistance palliative à la naissance si l'enfant ne décède pas du fait des contractions ou de l'expulsion [9].
11 Enfin d'autres stratégies défensives, classiques dans le métier, sont déployées pour faire face à l'opération : banalisation de l'acte, habituation, distanciation. Et dans un des services, des groupes de parole sont organisés avec une psychologue. Mais pour bien des soignants, pourtant en accord avec le principe de l'IMG, rien n'y fait : l'acte du fœticide demeure relativement transgressif. La mise en mots dans les entretiens est peu prolixe mais traduit la gravité de l'épreuve subjective : « très difficile », « intolérable », « moment horrible », « j'ai beaucoup de mal à parler », « ça crée des choses indélébiles ». Malgré l'encadrement légal strict de l'IMG, et les procédures prudentes qui l'entourent, les soignants ont le sentiment d'accomplir un acte interdit. Pourquoi ? Parce que la représentation dominante n'est pas celle d'un acte de prévention du handicap, mais plutôt, comme le dit un médecin : « on est en train d'zigouiller un gamin qui aurait pu vivre ! ». Et quand l'indication de l'IMG pose problème à un des soignants, la perception d'une transgression est plus forte encore : car « c'est infaisable, si on n'est pas convaincu du bien-fondé d'c'qu'on fait ! ».
12 Un cadre légal ne confère donc pas toujours une légitimité suffisante aux agents sociaux chargés de son application : ceci quand le nouveau dispositif entre en contradiction soit avec leurs dispositions propres, soit... avec lui-même. Ici les soignants se retrouvent confrontés à une véritable aporie d'une partie de la biopolitique, celle précisément laissée à leur administration. Comment introduire un « faire mourir » dans une logique encore tendue apparemment vers un « faire vivre » ?
CONTRADICTIONS DE LA BIOPOLITIQUE
13 Voilà qui suggère que la biopolitique contemporaine ne serait pas un dispositif homogène. À y regarder de près, elle semble prise en effet dans une tension très puissante, qui oppose la valorisation du vivant de la vie tout court, la « zoe » pour reprendre l'antinomie introduite par G. Agamben (Agamben, 1997) , et la défense de la vie comme existence entendue dans ses conditions sociales et politiques (la « bios » chez Agamben). Pour le dire vite, c'est la valorisation de la vie « nue » qui dominait la biopolitique jusque dans les années 1970. Les soignants avaient pour vocation essentielle de sauver, conserver, voire donner, la vie. En 1975, une double brèche est introduite dans ce système. Avec la régularisation de l'IVG, la protection de la « zoe » du fœtus va passer après la prise en considération de la « détresse » matérielle, sociale ou psychologique de la mère, c'est-à-dire de ses conditions d'existence : cette première brèche fut la mieux aperçue par ceux que d'aucuns appellent assez justement les inconditionnels du « Pro-Life ».
14 La seconde brèche a été curieusement moins visible, alors qu'elle est peut-être plus profonde : il s'agit de la possibilité donnée à la mère de demander d'interrompre une grossesse si le fœtus est atteint d'une maladie d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Jusque-là, l'avortement thérapeutique n'était admis par la loi que s'il était attesté comme étant le seul moyen de sauvegarder la vie de la mère [10]. On était en quelque sorte dans un dilemme zoe contre zoe. Avec l'introduction de l'IMG, ce qui est mis en balance avec la vie nue, c'est l'acceptation sociale du handicap. Au principe de survie à tout prix du foetus s'oppose la prise en compte des conditions matérielles, psychologiques et sociales d'existence : celles des géniteurs aussi bien que celles des enfants. La seconde brèche introduite est ici plus profonde que la première car, l'avortement pouvant se faire sans limite de temps, le faire « mourir » est plus évident : c'est la question du fœticide.
15 Ces deux innovations étaient introduites dans le même texte, et à la même date, en 1975 : date apogée des mouvements sociaux qui avaient contribué à les imposer. « C'est donc la nécessité sociale qui a fondé l'exigence du vote d'une nouvelle législation » déclare avec réalisme un juriste, favorable à la loi et rappelant le désordre politique, social, et moral qu'entraînait le non respect croissant et désormais public de la loi antérieure [11] (Thouvenin, 1995). Mais du même coup la cohérence interne et la simplicité relative du dispositif antérieur se voyaient mises à mal sous l'influence de facteurs hétéronomes.
DES RATIONALISATIONS LABORIEUSES
16 Pour légitimer la mort donnée dans un système qui valorise la vie, il n'est guère alors que deux solutions : rabattre l'ensemble de l'opération vers une mort quasi déjà advenue les soignants n'y auraient alors aucune part soit la rabattre de nouveau vers la « vie », de façon très volontariste et paradoxale. On découvre alors l'inventivité argumentative et pratique dont les agents sociaux en situation sont capables quand ils se trouvent obligés d'appliquer une politique fondamentalement contradictoire.
Ce qu'il y a de mieux à faire devant la fatalité
17 Plusieurs acteurs cherchent à se convaincre, voire à « se conditionner » que l'IMG reste « ce qu'il y a de mieux à faire », « que pour aller dans le sens de ce que veulent les gens, on peut pas faire autrement », même si « ce serait bien de ne pas avoir à en arriver là », et que tous ensemble, parents et soignants, sont requis de faire face à une fatalité, une « injustice révoltante », une « catastrophe », un « échec de la vie ». Le vrai responsable c'est la maladie, qui imposerait la réponse sociale et médicale. Le responsable en second, quoique terriblement contraint lui-même, ce sont les parents : ce sont eux, après tout, qui ont pris la décision.
Un moindre mal par rapport à l'agonie post-natale
18 Pour les soignants impliqués dans l'IMG mais qui ne participent pas à l'étape du fœticide, notamment les sages-femmes de la salle d'accouchement, le fœticide est ardemment souhaité, car le pire, pour elles, c'est d'être confrontées à la naissance d'un enfant vivant, « même s'il ne soupire qu'une fois », et destiné à mourir. Ces sages-femmes se sentent souvent seules (délaissées par les médecins) au moment de l'expulsion, a fortiori si l'enfant naît vivant. « Je crois que c'est une chose des plus difficiles dans mon boulot, que j'ai pu voir, si déjà si on décide une IMG, j'préfère avoir un fœticide plutôt que d'avoir enfant vivant et qui gaspe [12] à la naissance, pour moi, c'est beaucoup plus dur encore un enfant qui gaspe et qui lutte pour la vie ». Deux études menées en France par questionnaires confirment ces opinions majoritairement positives sur le fœticide, en particulier pour éviter l'agonie néonatale aux parents et aux soignants (Dommergues et al., 2003 ; Garel et al., 2007). Le fœticide, geste le plus pénible pour les médecins, soulage les sages-femmes d'une souffrance que la plupart ont déjà dû assumer [13] : « sauf que pas d'bol, le bébé il naît vivant, et puis on l'voit gasper, gasper, et puis ça dure, et au bout d'un moment on s'dit on peut pas le laisser mourir comme ça c'est, c'est terrible quoi !, on est là, on voit qu'il cherche de l'air c'est affreux ça, c'est insupportable ! Et dans ces cas-là, quand on cherche de l'aide, on appelle les anesthésistes, ou les pédiatres, enfin un médecin quelconque, ils disent oh ! ben, tu fais ça et ça et puis, ben voilà personne se déplace, puis vous vous démerdez quoi ! ». Or, se « démerder » peut signifier un geste euthanasique après la naissance ; certains médecins souhaiteraient d'ailleurs que ce soit autorisé dans ces circonstances particulières, pour éviter de réaliser le fœticide [14]. On le voit, l'inventivité pratique et argumentative change selon la position professionnelle occupée par rapport à l'acte, mais elle est apparemment toujours nécessaire.
Le déni de l'administration de la mort
19 Mais on peut aussi pratiquer le déni, et l'IMG peut alors être « parlée » comme d'un accouchement habituel. Elle est ainsi décrite par la plupart des sages-femmes comme un accouchement provoqué à un terme trop précoce pour que la vie soit possible, accouchement d'un enfant mort. Il est désolant qu'il soit mort, mais les soignants n'y seraient pour rien : « si on n'est pas en période de viabilité fœtale ben il va décéder tout seul à la naissance » (sage-femme). Une infirmière précise d'ailleurs que « la mifégyne [15] elle, ne tue pas ».
20 S'il y a effectivement beaucoup de similitudes (lieu, acteurs, gestes : « il va falloir pousser »), certains propos de sages-femmes suggèrent une quasi inversion des représentations : « ça reste la naissance d'un enfant », « c'est une maternité, c'est un enfant, même s'il ne vit pas ». Le fœtus qu'on a « tué » devient une fois expulsé un « bébé » mort (« ce p'tit bout d'homme quand même ») qu'il n'est pas question d'escamoter : « c'est pas un produit, c'est un être humain », « on les débarbouille, en présentable quoi et euh on les emmène chez leurs parents quand c'est vers le terme on les habille carrément hein on les habille et on les présente comme ça ».
21 Les gestes effectués (habillage, photographies, présentation, prénom), et la prise en charge ultérieure proposée (suivi psychologique notamment), sont supposés faciliter le deuil, épargner les souffrances ultérieures. Tout semble fait pour que l'IMG tardive soit vécue comme la perte (inévitable) d'un enfant. Avant la circulaire de 2001 évoquée plus haut [16], des « petits arrangements » avec l'état civil avaient lieu apparemment dans de nombreux centres, telle la production d'attestation d'enfant né vivant et viable, pour ne pas « réduire à néant la totalité du projet anténatal » (Legros, 2001) et pouvoir « faire quelque chose » du corps, alors que la loi ne prévoyait rien d'autre qu'une évacuation dans les déchets hospitaliers. Le considérer comme un être humain à part entière n'est pas qu'une opération destinée à favoriser le vécu subjectif des parents, mais aussi celui des soignants, comme si cela permettait de racheter une faute commise : « c'est vrai que de manipuler d'le peser, de le débarbouiller un p'tit peu, rien que d'faire des photos ça me permet d'accepter aussi ce geste qu'on a pratiqué ». Certaines semblent même occulter la mort : « Je le prends en charge comme un enfant vivant, en lui parlant comme je ferais avec un enfant vivant », ou retrouver par ces gestes un ordre humain : « on l'humanise peut-être pour s'humaniser soi-même ».
22 On le constate : les soignants de l'IMG n'intériorisent que difficilement le nouveau thanatopouvoir qui leur est délégué : ils continuent à se sentir ordonnés à une politique du vivant [17]. Mais les contradictions de cette politique traversent aussi le monde des soignants lui-même : cette stratégie du déni ne fonctionne pas pour tous les acteurs, et oppose souvent aux sages-femmes les médecins. L'un évoque à cet endroit une « mascarade », un autre se dit choqué qu'on puisse occulter ainsi la mort administrée et transformer une IMG en une entreprise humanitaire, « merveilleuse », où l'on se réjouit en famille de la naissance de l'enfant mort, « de toutes ces belles paroles qui font croire que l'on a réalisé le bien de l'enfant ». Un jeune médecin se refuse à « voir » un enfant : « je prends en charge la patiente, mais je déconsidère le fœtus, et pour moi, ce n'est plus une personne, c'est une chose ». Là encore, l'inventivité argumentative change selon la position professionnelle occupée par rapport à l'acte, mais elle est sollicitée [18].
L'EUTHANASIE PRÉNATALE, UNE INTERPRÉTATION DE COMPROMIS ?
23 La procédure qui suit l'accouchement du fœtus mort vise à « donner une existence au sujet qui est l'enfant ». La transformation du fœtus tué en bébé mort dont on accompagne le deuil parental peut contribuer à masquer que la mort a été délibérément administrée (côté soignants), et demandée (côté parents). Mais les dispositifs de subjectivation/personnification et l'ambivalence expulsion/naissance font retour sur la signification du geste accompli : n'est-ce pas un infanticide qui a eu lieu ? Or c'est précisément parce que ce n'était pas encore un « enfant » mais un foetus qu'on a pu disposer légalement de cette vie. Nulle interruption de grossesse ne pourrait avoir lieu s'il s'agissait de tuer une personne. Une posture tenable se cherche visiblement dans la plus grande confusion.
L'euthanasie comme représentation légitimante...
24 Pour se tenir à distance d'un infanticide tout en légitimant un acte perçu et vécu comme une mort infligée, il faut donc faire appel à un autre registre permettant, au-delà de la traduction subjective de l'acte, de le justifier en raison. C'est assez logiquement que s'impose la figure de l'euthanasie, socialement disponible, reprise aussi bien par des juristes comme le souligne Yann Thomas (Thomas, 2002) que par des médecins de renom (Milliez, 1999). Sa représentation profane renvoie à une mort administrée mais sans malveillance ni haine. On a tué, certes, mais ce geste dont on a vu qu'il conservait la trace d'une transgression est accompli pour le bien de l'enfant ou au nom d'un bénéfice subjectif supposé pour la mère, une sorte de meurtre par compassion, en vue d'éviter des souffrances ultérieures. Cette attitude est portée par une tendance médicale générale à considérer le fœtus comme un patient à part entière [19] (Sureau, 2005). Un médecin [20] rapporte la teneur des propos qu'il tient aux couples : « Si on fait une IMG c'est parce qu'il est trop malade et que la médecine peut rien faire pour lui ». Par rapport à cet objectif, le fœticide est parfois comparé à une mort douce : « Et comme en général, ils sont endormis au moment où on l'fait, c'est comme mourir en s'endormant, on dit toujours que c'est mieux de mourir dans son lit finalement c'est c'qu'il leur arrive ». La représentation d'une euthanasie prénatale ne parvient cependant pas à lever toutes les contradictions.
...qui ne lève pas toute ambiguïté
25 Parents et soignants se trouvent, en premier lieu, souvent en désaccord quant au statut du foetus [21]. Ce qui ressort de certains propos maternels (rapportés par les soignants de notre enquête [22]), c'est la radicalité de la réaction de rejet qui suit le diagnostic d'anomalie, l'urgence de l'élimination du fœtus. Le dé-personnifier, le ramener à ce que Luc Boltanski appelle (à propos de l'IVG pour motif de détresse) un « fœtus tumoral » pour l'opposer au « fœtus authentique » déjà investi comme bébé par le projet parental, peut être vu comme facilitant la décision d'IMG [23]. Pour les soignants par contre il demeure souvent un fœtus « authentique » : « Les gynécologues qui font de l'échographie, dit un médecin, pour eux, c'est pas un melon qu'il y a dans le ventre de la mère. Ils ont vu le petit, ils savent que quand ils le bousculent, ça le réveille. On voit très bien que les enfants entendent in utero, on les voit réagir au bruit quand il y a quelqu'un qui claque la porte. Donc, pour nous, c'est véritablement un sujet ». De solides raisons médicales sont alors nécessaires pour adopter la posture de la bienveillance euthanasique, et d'autant plus que l'IMG serait tardive, car les soignants, plus directement impliqués dans l'acte, y semblent plus sensibles.
26 Or la figure de l'euthanasie, dont la finalité est l'évitement de souffrances au-delà du supportable, ne s'accorde pas aisément pour les soignants à toutes les formes d'anomalies diagnostiquées. L'IMG souvent n'est souvent pour eux compréhensible et complètement acceptable qu'au regard de la gravité « objective » de l'affection fœtale.
27 De plus, le discours juridique lui-même, qui fabrique la personne comme un artéfact, n'est pas exempt d'ambiguïtés pour le profane, quant au statut du foetus. Ainsi, la circulaire de 2001 déjà citée, en abaissant le seuil pour son inscription à l'état civil, va dans le sens d'un fœtus/patient mort.
28 Enfin, la notion d'euthanasie manque aussi de cohérence avec la politique de dépistage prénatal des affections graves [24] et donc de leur prévention dont l'IMG est une conséquence autorisée. Avec la prévention, on demeure dans le registre de la préservation de la santé, (à défaut de celui de la vie nue). Avec la notion d'euthanasie par charité/bienveillance pour un fœtus déterminé, on se trouve dans un autre registre.
29 La loi vise clairement à proposer une meilleure prévention des handicaps sévères à la naissance et une plus grande maîtrise par les couples des choix reproductifs. Comment être contre de telles visées dans nos sociétés modernes ? Tout se passe pourtant comme si obstétriciens et sages-femmes, pour ces deux raisons, acceptaient voire réclamaient le dépistage prénatal, tout en restant en difficulté au regard de ses conséquences. Leur aptitude à prévenir un handicap ne les rassure pas totalement sur la légitimité de leur pratique concrète. Le fait qu'une loi est là pour les couvrir depuis trente ans, non plus. La politique de santé publique manque, pour ceux qui l'appliquent, de légitimité et de clarté : ils n'ont de cesse alors de produire l'une et l'autre. Mais n'est-ce pas ce que font aussi, comme nous allons le voir, les théoriciens de la biopolitique contemporaine ?
APORIES DE LA RAISON (BIO)POLITIQUE
30 Dans la leçon du 17 mars 1976 de son cours au Collège de France (Foucault, 1997), et dans « La volonté de savoir » (Foucault, 1976), Michel Foucault analyse les formes de gouvernement et relève le passage d'un pouvoir de souveraineté, dont un des attributs fondamentaux était le droit de vie et de mort (en fait : pouvoir de faire mourir ou de laisser vivre), au pouvoir sur la vie (pouvoir de faire vivre et de laisser mourir) qui accompagne l'émergence d'une biopolitique de l'espèce humaine, axée sur la sécurité et la surveillance des phénomènes qui concourent à allonger et promouvoir la vie [25]. Cette réorganisation du pouvoir en biopolitique, associée au recul de la mort depuis deux siècles (Yonnet, 2006) peuvent rendre compte de ce que les zones où la mort est administrée au double sens d'un « faire mourir » positif et d'une régulation légale soient devenues des espaces circonscrits. Le fœticide permet de reprendre la question que Foucault exposait au milieu des années 70 (soit au moment où, selon nous, le dispositif a pivoté) comme une difficulté du biopouvoir : si ce dernier est entièrement ordonné à faire vivre, comment est-il encore possible de réclamer/demander la mort ? Ce que certains appellent une « thanatopolitique » est-elle le versant mortifère du biopouvoir ou au contraire faut-il la penser selon une autre rationalité qui lui serait propre (Taïeb, 2007) ? Concevoir la configuration du fœticide/IMG comme la marque d'un pouvoir souverain étendu voire délégué est une tentative légitimée par certaines analyses savantes. Cependant, la complexité du dispositif renvoie davantage selon nous à une forme de pouvoir dispersée dans la diffusion anonyme de la norme, qui réalise en quelque sorte l'accomplissement qualitatif de la biopolitique.
UNE RECONFIGURATION DU POUVOIR SOUVERAIN ?
31 Foucault prend soin de mentionner que l'avènement de la biopolitique ne fait pas disparaître complètement le pouvoir souverain (« le vieux droit souverain de tuer »), mais qu'il ne s'exerce plus au nom de critères militaires ou politiques : les critères seront biologiques. On pourrait être alors tenté de relier la problématique de l'IMG à la persistance d'un pouvoir souverain de l'État qui éliminerait les indésirables. Mais ce qu'il dit du racisme et de son déploiement étatique dans la colonisation ou le nazisme ne semble pas pouvoir être étendu aisément à la réflexion sur l'interruption médicale de grossesse, car il s'agit dans les exemples qu'il propose, de tuer au profit de l'espèce, et non au profit des conditions d'existence des quelques parents et/ou de l'enfant concernés.
32 Faut-il alors écouter plutôt Agamben qui développe, en partant de Foucault, sa propre réflexion sur la biopolitique dans une perspective plus structurale (Agamben, 1997) ? Le pouvoir souverain s'exercerait selon lui non pas sur des sujets de droit, mais sur la « vie nue », vie purement biologique, que l'on ne peut isoler des formes de vie biologico-politiques sauf dans des situations d'exception, telle celle de l'homo sacer, homme sacré dont la mise au ban par le pouvoir souverain permet qu'il soit tué sans qu'il y ait homicide. Ce qui marque la modernité n'est pas la biopolitique (Agamben n'y voit pas, contrairement à Foucault, une forme absolument nouvelle de gouvernement) mais la mise en pleine lumière du « lien secret qui unit (depuis toujours) le pouvoir à la vie nue ». La perspective habituelle du caractère sacré de la vie s'en trouve renversée, puisqu'il exprime non pas un « droit humain fondamental contre le pouvoir souverain », mais au contraire, dès l'origine, « l'assujettissement de la vie à un pouvoir de mort ». Le souverain, qui décide de l'état d'exception, est celui qui « a eu de tout temps le pouvoir de décider quelle vie peut être ôtée sans qu'il y ait homicide ». Dans la biopolitique, « le souverain est celui qui décide de la valeur ou bien de l'absence de valeur de la vie en tant que telle » : la biopolitique se transforme alors en thanatopolitique et la médecine participe à la définition sociale des vies méritant le respect. Une souveraineté partagée (étatico-médicale) aurait le pouvoir de décider de la valeur de la vie : le processus diagnostique prénatal isole une vie nue qui peut être ôtée sans homicide. On peut d'ailleurs rapprocher les notions de « vie nue » chez Agamben et l' « être humain » comme matériau humain dissocié de la personne tel qu'il fait l'objet des lois de bioéthique de 1994 pour Iacub (Iacub 2002a), ces deux auteurs faisant remarquer chacun à leur manière que le pouvoir de vie et de mort moderne est délégué à des instances médico-administratives.
33 L'extension de l'analyse d'Agamben à l'IMG manque cependant de rendre compte de la place importante laissée dans l'IMG à la volonté maternelle. L'espace réservé à la parole des mères limite le pouvoir souverain. Ne peut-on pas concevoir alors que le pouvoir souverain « du faire mourir » est délégué aux individus eux-mêmes [26], et rejoint ce que nous avons nommé le dispositif nouveau de « biopolitique déléguée » (Memmi, 2004) ? Cette délégation serait en phase avec la maîtrise accrue des choix reproductifs, et pourrait être comprise dans la dimension du droit à disposer de son corps. M. Iacub va jusqu'au bout de la logique du droit selon lequel « les embryons et les fœtus ont des corps biologiques mais (...) pas de corps juridiques », pour soutenir l'individualisation parentale du pouvoir d'évaluer la vie bonne : la qualification d'une vie prénatale ne méritant pas d'être vécue ne peut être qu'un jugement subjectif de la mère, corrélat de sa liberté d'avorter (Iacub, 2002b). Toutefois la délégation réelle du pouvoir souverain aux mères supposerait d'étendre la liberté d'avorter (ie le délai légal d'IVG) jusqu'au terme de la grossesse, ce à quoi la société française ne paraît pas majoritairement disposée. L'organisation par le Code de la Santé Publique du diagnostic prénatal comme politique préventive témoigne de l'implication collective. D'autre part S. Hennette-Vauchez a montré que la notion de droit à disposer de son corps ne peut être étayée dans le droit positif et qu'il faudrait plus logiquement parler de liberté corporelle restreinte par des mesures de police (Hennette-Vauchez S., 2004). De plus, si on suit la thèse de D. Memmi, ce qui est délégué n'est pas la souveraineté, mais une biopolitique ayant sa cohérence : l'autonomie masquerait un auto-contrôle, sous surveillance d'une institution médicale qui garde la main sur les décisions (Memmi, 2003). Le dispositif de contrôle médical de l'autonomie maternelle (qui établit en droit la distinction entre IVG et avortement pour motif médical) est présenté dans la majorité des entretiens de notre enquête comme une sécurité, voire un « garde-fou », contre des dérives : les médecins se réunissent en effet en un comité auquel est délégué le soin d'apprécier la gravité de la maladie. Il est donc, de fait, censé détenir une position plus adéquate que la mère pour juger non seulement de la quantité mais aussi de la qualité de la vie.
34 La suprématie de la volonté maternelle, si elle devait s'imposer, exposerait d'ailleurs les acteurs de l'IMG à une difficulté. Certes la pleine souveraineté maternelle écarte en théorie la figure du « médecin comme bourreau au service d'une loi qui permet d'éliminer les indésirables » (Iacub, 2002b). Mais la liberté de la mère de mettre fin à la grossesse ne peut s'exercer concrètement que par l'intermédiaire du dispositif médical : c'est sur commande que le praticien ferait alors le fœticide, sans plus participer au processus de légitimation de la décision.
35 La complexité du dispositif ne se laisse donc pas facilement analyser dans le registre des interprétations récentes de la biopolitique. Ce qui leur échappe peut-il alors être appréhendé d'une autre manière ?
L'ACCOMPLISSEMENT QUALITATIF DE LA BIOPOLITIQUE
36 Luc Boltanski puis Paul Yonnet ont montré que la reconnaissance du « désir d'enfant » qui marque notre époque produit une aporie : l'enfant désiré est d'autant plus propice à être refusé quand il n'est pas conforme au moment, au contenu, ou aux conditions de réalisation de ce désir. Cela expose nécessairement à l'interruption de grossesse, mais la rend aussi problématique, car le fœtus désiré est fortement investi et humanisé avant sa naissance (Boltanski, 2004 ; Yonnet, 2006). Notre enquête du côté des soignants révèle qu'ils sont eux aussi exposés, et en première ligne, à cette contradiction entre enfant désiré et enfant refusé. Mais dans l'IMG tardive, l'appréhension de cette contradiction peut être aggravée d'une part à cause des gestes professionnels à effectuer, d'autre part parce que la logique de l'enfant du désir croise celle d'une politique étatique de prévention du handicap, et se trouve entraînée sur le terrain miné du jugement collectif sur la vie digne. On se dispute alors la responsabilité de ce jugement, distribuée de fait entre la mère, les médecins, l'État. Tout se passe comme si le pouvoir de juger la vie existait de facto, sans que son lieu d'exercice soit aujourd'hui clairement assignable.
37 Mais que la décision d'IMG soit celle de la mère (ou du couple parental) ou qu'elle soit partagée avec les médecins, une normativité sociale est évidemment à l' uvre ici de manière anonyme et diffuse. La difficile intégration des personnes handicapées, les représentations collectives des critères de la vie bonne, la diffusion de la notion de coût social associée à certains groupes humains, tout ceci contribue à alimenter l'intériorisation individuelle et collective de critères de jugement sur la vie, auxquels la médecine prête son concours de fait en fournissant de surcroît une caution de scientificité. Certes les médecins refusent sinon d'objectiver du moins de figer les motifs d'IMG, mais ils « dorlotent une anthropologie spontanée des vies méritant d'être vécues » (Memmi, 2003). Parallèlement le développement des techniques biologiques et d'imagerie dans le diagnostic prénatal favorise l'établissement de normes de conformité (Thomas, 2002), si bien que les décisions prises par les Centres de diagnostic prénatal ressemblent fort à une détermination des formes de vie dignes ou non d'être vécues. Le seul fait que ces décisions et ces actes se fassent dans un contexte médical maintient l'idée qu'il existe des normes non individuelles permettant de trancher entre la vie bonne et la vie qui ne mérite pas d'être vécue [27]. Il faut la provocation pour en saisir l'aporie : « Quelqu'un qui a un bec de lièvre aurait-il une vie plus digne d'être vécue qu'un trisomique ? » (Iacub, 2002b).
38 À Sparte, les anciens trouvaient qu'il « valait mieux, pour lui-même [l'enfant mal venu et difforme] comme pour la Cité, ne pas laisser vivre un être qui, dès l'origine, n'avait pas d'aptitude à la santé et à la force » (Plutarque, 2001). Cela avait le mérite de la clarté. « Permettre à un enfant handicapé de venir au monde est une faute parentale et peut-être même le témoignage d'un égoïsme démesuré » ose déclarer pour sa part Henri Caillavet, quand il s'abstient lors du vote de l'avis 68 rendu par le CCNE en 2001 sur les « Handicaps congénitaux » (Caillavet, 2001). Une telle voix est évidemment fortement minoritaire aujourd'hui.
39 Et pourtant le fœticide est une pratique rendue inévitable par la valorisation croissante de la « vie bonne » au détriment même de la « vie nue ». Les soignants, et ceci est vrai dans tous les domaines de la médecine, concrétisent une biopolitique de plus en plus investie dans la promotion de la bios une biopolitique qualitative (améliorer la qualité de vie) au détriment d'une biopolitique quantitative (faire la durer la vie-zoe). Ils sont alors les mandataires des parents et d'une conception socialement déterminée du handicap supportable - pour tous de l'enfant à naître. La biopolitique contemporaine implique donc d'intégrer une dimension de thanatopolitique qui en permet l'accomplissement qualitatif et qui se voit confiée à des acteurs inusités. De ce point de vue, on vivrait bien une nouvelle étape dans cette histoire de moyenne durée entamée au tournant des XVIIe-XVIIIe siècles. Des préposés à la sauvegarde de la « vie nue » se voient transférer officiellement l'administration de la mort, au sein d'un dispositif visant depuis deux siècles à « faire vivre », et dans une société qui continue donc partiellement à valoriser la vie nue comme une valeur en soi, ne serait-ce que pour ses propres membres [28].
40 du faire vivre s'est transformé?
41 en impératif du « faire vivre bien ».
42 Et c'est bien cette position névralgique occupée par les soignants, entre ancienne et nouvelle épistémè, qui explique la richesse des argumentaires qu'ils déploient, et légitime a posteriori le choix que nous avons fait de nous placer là pour souligner les contradictions de la biopolitique contemporaine. Le fait aussi que celle-ci se caractérise aujourd'hui toujours davantage par sa délégation concrète des décisions aux individus et aux soignants (Memmi, 2004). Le fait enfin que l'impératif du faire vivre s'est transformé en impératif du « faire vivre bien », avec les contradictions potentielles que cela recèle, les exigences d'expliciter ce « bien », mais aussi d'en étayer le jugement. Les changements en partie effectifs de la « gouvernance » en matière de santé commandent eux-mêmes, au fond, une science du politique plus proche d'une sociologie de la santé et plus attentive, de « l'intérieur », aux professionnels chargés d'appliquer les nouveaux dispositifs. Plus généralement, la complexité croissante de la biopolitique contemporaine démultipliant les valeurs mais aussi les autorités sur lesquelles elle s'appuie - représente autant de coûts nouveaux pour ceux qui se trouvent en amont et en aval de cette politique. Leurs hésitations interprétatives et leurs difficultés pratiques en témoignent suffisamment.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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- YONNET P., 2006 Le recul de la mort, Paris, Gallimard.
Notes
-
[1]
Par ce mot, nous entendons, à la suite de Michel Foucault, « la manière dont on a essayé, depuis le XVIIIe siècle, de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité, races... ». M. Foucault, 2004, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Etudes, p. 323.
-
[2]
Dans une revue récente, Graham et al. soulignent le manque de recherches en sciences sociales sur la pratique du fœticide, en particulier du point de vue des acteurs (Graham et al., 2008). A notre connaissance, aucune étude qualitative n'a encore été publiée sur le geste fœticide dans le contexte français. Pour d'autres études sur l'IMG en général, voir notamment Garel et al., 2007.
-
[3]
Ce terme est préféré à ceux de « difficulté psychologique » ou de « problème éthique », pour rester au plus près des propos des soignants interviewés. Anne Paillet, à propos de la réanimation néonatale, fait le même constat : les propos tenus sur le terrain empruntent rarement aux vocabulaires spécifiques de l'éthique ou de la psychologie (Paillet, 2007).
-
[4]
Ce travail n'aurait donc pas été possible sans les entretiens menés par Isabelle Pons-Houssard dans le cadre de son doctorat de médecine (Université Paul Sabatier, Toulouse). La recherche a bénéficié d'un financement de la délégation à la recherche clinique des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. Pour d'autres analyses issues de la même enquête, voir Allamel-Raffin et al., 2008 et Weber et al., 2008.
-
[5]
Certaines équipes obstétricales effectuent le fœticide dès 22 semaines, pour prévenir absolument l'événement rare à cette période de la gestation, de la naissance d'un enfant vivant.
-
[6]
Article L.2213-1 du Code de la Santé Publique.
-
[7]
Cf. La Circulaire DHOS/E4/DGS/DACS/DGCL no 2001-576 du 30 novembre 2001, et l'arrêté du 20 août 2008 relatif au modèle de certificat médical d'accouchement en vue d'une demande d'établissement d'un acte d'enfant sans vie, ainsi que le décret no 2008-798 du 20 août 2008 modifiant le décret du 15 mai 1974 relatif au livret de famille.
-
[8]
La trisomie 21 fait l'objet de mesures de dépistage systématiquement proposées au cours de la grossesse.
-
[9]
Les pathologies les plus graves peuvent être à l'origine d'une mort fœtale spontanée in utero. L'issue attendue n'est cependant pas garantie.
-
[10]
Le décret-loi de juillet 1939, intégré en 1955 dans le Code de la Santé Publique, instaure une solution admise précédemment par la jurisprudence sans texte sur la base de l'état de nécessité, avec pour conséquence une interprétation très stricte des conditions posées. C'est alors la seule exception au crime d'avortement.
-
[11]
« Triple désordre : politique, car la loi est lettre morte, social en raison des risques accompagnant les avortements, et moral, car la situation sert d'alibi à des excès et des provocations de toutes sortes » (Thouvenin, 1995, p. 326).
-
[12]
Gasper : mouvements respiratoires désordonnés de la détresse respiratoire agonique.
-
[13]
Les raisons sont variables : refus du fœticide par les parents, échec du geste, mauvaise appréciation du terme de la grossesse ou de la gravité des anomalies fœtales.
-
[14]
Fœticide ou non, des soignants se trouvent donc en position de devoir effectuer « le sale boulot ».
-
[15]
Mifégyne® : nom commercial de la mifépristone (cf. supra).
-
[16]
Cf. note 7.
-
[17]
Ceci souligne les limites de la distinction conceptuelle Zoe/Bios dans la pratique.
-
[18]
Nous n'avons pas analysé d'éventuelles différences en fonction de l'ancienneté des professionnels dans le service.
-
[19]
Rappelons ici que la réanimation des grands prématurés apparaît « obligatoire » à l'immense majorité des spécialistes de néo-natalogie à partir de 600 g de poids de naissance, et qu'entre 500 et 600 g (environ 23-24 semaines d'âge gestationnel) ils considèrent qu'on est dans une « zone grise » où tout dépend de l'aspect du nouveau-né. J. Milliez quant à lui met en avant la continuité biologique entre fœtus et nouveau-né pour souligner que le seuil de viabilité est peut-être plus pertinent que celui de la naissance. Son raisonnement aboutit d'ailleurs interroger la possibilité d'une euthanasie néonatale (en toute connaissance de cause), pour ne pas euthanasier (par excès) le fœtus tant que subsiste un doute diagnostique (Milliez, 1999).
-
[20]
D'autres restent cependant dubitatifs quant à la bienveillance du fœticide.
-
[21]
Toute une rhétorique persuasive est mise en jeu pour que les parents se rangent aux vues des soignants. Nous développons ce point dans un autre travail (Allamel-Raffin C. et al., 2008).
-
[22]
Par exemple : « Enlevez-moi ça tout de suite, vite là, dans l'heure. Je peux monter. Faites-moi une anesthésie générale, et puis on n'en parle plus ».
-
[23]
Ce n'est certes pas toujours le cas : à l'opposé des propos recueillis dans notre enquête, des témoignages de parents sur la Toile renvoient à l'idée d'un bébé qu'on a dû faire/laisser mourir par amour, et donc maintiennent la fiction du fœtus authentique malgré le diagnostic et l'IMG.
-
[24]
« Le diagnostic prénatal s'entend des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l'embryon ou le fœtus une affection d'une particulière gravité » (article L 3231-1 du Code de Santé Publique).
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[25]
Après le passage par (et l'intrication avec) l'anatomo-politique comme discipline des corps individuels.
-
[26]
Ce pouvoir délégué disparaît en droit avec la naissance, car l'enfant né bénéficie de la protection de la loi, et l'affirmation de sa valeur absolue ne connaît pas d'exception ni de nuances (Iacub 2002a et 2002b).
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[27]
Voir à ce propos, au sujet de l'affaire Perruche : Cayla, 2002.
-
[28]
Sur le mode « la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ».