Notes
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[*]
Sociologue au Ceaq-Sorbonne, il anime le GRETECH (Groupe de recherche sur les technologies), enseigne à l’ENSAD, et est fondateur de l’institut d’étude Eranos. sh@eranos.fr.
-
[1]
J.-C. Petitfils, Les communautés utopistes au XIXe siècle, Fayard/Pluriel, Paris, 2011.
-
[2]
G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1986.
-
[3]
Cf. M. Maffesoli, La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
-
[4]
Cf. M. Maffesoli, Le temps des tribus, LGF, Paris, 1991.
-
[5]
Cf. F. La Rocca, « Techno-Œil : jeux de formes et d’image », Sociétés, n° 111, De Boeck, Bruxelles, 2011.
-
[6]
A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964.
-
[7]
Cf. Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, Technomagie, n° 3, CNRS Éditions, Paris, 2011.
-
[8]
Cf. S. Hugon, L’Étoffe de l’imaginaire : design relationnel et technologies, Lussaud, Fontenay-le-Comte, 2011.
-
[9]
Cf. S. Hugon, Circumnavigations. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, CNRS Éditions, Paris, 2010.
1Au printemps 1841, un groupe de jeunes hommes et de femmes européens accostent sur la presqu’île de Sahy, dans le Sud-Est du Brésil, animés de la ferme intention d’y bâtir une société nouvelle, dégagée des entraves de la société européenne. Leur utopie est largement teintée des projets fouriéristes [1] ; le « nouveau » monde est pour eux à la fois une manière de penser et de bâtir la ville, une façon de travailler ensemble, mais c’est aussi une vision de l’amour, de l’argent, ainsi qu’une perspective technologique et industrielle.
2Quelques mois suffisent à essouffler leur projet, la belle idée du phalanstère d’Oliveira ne survivra pas aux querelles internes, aux problèmes de gestion des efforts, et au constat qu’au-delà des volontés, les innovations – tant sociétales, urbanistiques ou industrielles – et les rapports à la Nature s’accordent mal aux incantations humaines de faire tabula rasa du passé. Le projet de Sahy est emblématique d’une dynamique très forte qui a animé toute notre modernité occidentale : la conviction que, par la volonté de l’homme et le support de la technique, le monde entier eût pu se transformer. C’est là tout le mythe prométhéen qui a porté la culture occidentale, dans ses aspects relationnels, économiques, urbanistiques et politiques.
3L’hypothèse que nous voudrions proposer ici est que notre monde contemporain est habité d’une dynamique différente aujourd’hui. Et qu’il est important de constater que la dynamique qui est à l’œuvre agit par des ressorts différents, le développement, celui qui a structuré notre monde, dessiné nos villes, forgé nos relations sociales, cette dynamique s’exprimant différemment. Et si une certaine génération, des événements (militants, consommatoires…), des technologies semblent réaliser cette transformation, ils sont aussi porteurs, sans toujours le savoir, d’une mutation anthropologique majeure, celle de la question du sujet à ses environnements. Et c’est probablement un nouveau rapport à la ville, au lien social, à l’idée même de corps, au militantisme, au travail, aux plaisirs que cristallisent les nouveaux – le sont-ils encore ? – outils numériques.
Hypothèse : vers une autre écologie relationnelle
4Engageons la question par ce qu’elle a de plus clivant et de plus radical par rapport aux logiques qui ont porté jusqu’il y a peu les cultures européennes et occidentales. Le lien étroit de correspondance entre la technologie et les liens sociaux – que l’on pourrait identifier dans l’équation espace technologique / espace anthropologique – dessine largement ce qui a constitué la transversalité de nos cultures occidentales, par-delà les variations quantitatives depuis le XVIe siècle jusqu’aujourd’hui. Car l’on pourrait presque se permettre d’établir une sorte de constante entre les formes d’expression de la subjectivité issues de la Renaissance italienne puis européenne – l’invention du sujet pensant individuel – et les relations qu’elles ont générées vis-à-vis de l’environnement au sens large du terme, environnement naturel, social, symbolique.
5Cette écologie relationnelle d’une centralité de conscience et d’une objectivité du monde naturel établit de fait un rapport anthropocentré qui mènerait probablement à toutes les formes de prédation et de fonctionnalisation industrielles, politiques et anthropologiques dont le XXe siècle tardif sera porteur. D’un trait, on pourrait proposer que l’idée de Modernité serait une tentative de différenciation exclusive des intériorités et des extériorités, une manière de concentrer une valeur morale de subjectivation du dedans en l’opposant à une objectivation du dehors. Bachelard [2] rappelle d’ailleurs ce « mythe de l’intérieur » lorsqu’il analyse les structures intellectuelles de notre imaginaire occidental. Et il insistera sur la conviction occidentale d’accorder spontanément davantage de valeur à tout ce qui se cache dans une sorte d’intériorité que la vocation intellectuelle sera de révéler et de mettre à jour, c’est-à-dire de socialiser, comme en un second temps. Le monde serait ainsi constitué d’unités distinctes et autonomes qui ne s’organisent que secondairement.
6Si cette invention d’une subjectivité individuelle va permettre un essor à la fois philosophique, économique et industriel, elle semble pourtant aujourd’hui se confronter à des modèles nouveaux, dont le maillage Internet sera la forme la plus visible. Internet et les nouvelles configurations technologiques figurent probablement les marqueurs d’une mutation profonde. Une mutation qui signale le glissement des dynamiques arborescentes et univoques – descendantes dit-on dans le domaine technologique – vers des énergies d’hybridation. Ici les réseaux semblent constituer les formes les plus probantes de ces nouvelles logiques – logiques sociales, relationnelles, informationnelles. En effet, on constate désormais, jusque dans les cultures populaires, les flux économiques, les psychologies collectives, que la mutation est manifeste.
7L’économie peine désormais à distinguer exclusivement les rôles de consommateurs, producteurs et distributeurs – dans les secteurs énergétiques, financiers, industriels par exemple –, de même que l’inversion des rôles de lecture et d’écriture a été le signal de la transformation de l’économie des médias dans les années 1990. Cette dilution de la ligne de front, pourtant fondatrice des marchés et des rapports de conflits durant plus de trois siècles, ouvre à de nouvelles dynamiques d’activisme dont il faudrait peut-être repenser le terme d’action pour en donner la valeur proprement contemporaine.
8Rappelons qu’en français, un jeu de mots a souvent été cité pour illustrer cette transformation des rapports sociaux, ainsi après la conception moderne de la surveillance, apparaît l’idée de sous-veillance. Michel Maffesoli rappelle d’ailleurs à ce propos que c’est probablement la Modernité chrétienne qui avait établi cet aplomb, ce regard divin descendant, par l’idée de l’épiscopat (étymologiquement le regard du haut). Et qu’aujourd’hui apparaît un sens inversé, croissant de la base vers le ciel, et que Maffesoli appelle aposcopat. Plus encore, sachons voir comment cette même technologie nous révèle à un nouveau rapport environnemental élargi, réveillant ainsi de nouvelles considérations aux objets, aux lieux, au gré d’assemblages hybrides ne reposant plus désormais sur la centralité anthropologique de l’homme pensant annexant le monde par une technique purement utilitariste, mais ouvrant à des circulations, des configurations relationnelles, pour laquelle la différenciation nature/culture n’a plus de prise.
9Citons à titre d’anecdote deux événements récents dans le domaine des technologies. Une différence importante a pu être notée lors de l’introduction sur les marchés boursiers de deux services marquants de l’industrie des réseaux, Facebook et Twitter. Ces deux services semblent assez proches, en ce qu’ils permettent de valoriser – économiquement notamment – des nouvelles configurations relationnelles qui émergent depuis peu dans nos sociétés. Or le marché a accueilli plus favorablement Twitter que Facebook, au moins lors des premières semaines de cotation.
10Une des interprétations possibles est que le modèle économique et technique de Facebook « limite » son marché à des personnes, puisque l’un de ses arguments est de vouloir garantir aux marchés publicitaires que chaque internaute est une personne unique et ceci inscrit résolument cet outil dans une ère « encore » médiatique. La logique Facebook est donc de promettre de comprendre les parcours individuels et les logiques d’influences entre les personnes. Alors que Twitter – et c’est là peut-être une raison de son succès – ne pose pas comme préalable de s’adresser à une personne humaine. En cela, Twitter témoigne déjà d’un monde dans lequel les échanges ne se limitent pas à des organisations anthropocentrées, et s’ouvre plutôt à une écologie qui incorpore les objets, les pluralités de personnes, les espaces, les situations ou les moments comme des intentionnalités pouvant émettre une information. (Nous utilisons ici le terme d’intentionnalité que l’on trouve en phénoménologie pour ne pas limiter les volitions, les actions et le sens à des expressions subjectives.)
Terrain : l’exemple d’un écosystème singulier, l’Île-de-France
11La transformation de notre société ne peut être imputée seulement à des volontés conscientes et manifestes. Il est accepté généralement de considérer que, parmi les différentes causalités de la mutation, la correspondance des outils avec la configuration sociale est un facteur important. Si l’intentionnalité ne se limite pas aux sujets, et si le social lui-même peut incorporer des entités non humaines, il faut toutefois noter une synchronicité de la mutation avec un moment social ou technologique, et qu’une génération semble être porteuse – parfois inconsciemment ou à son corps défendant – de cette mutation. Deux questions émergent de cette relation du technique et du social. Pour mieux saisir le phénomène, on préférera dire : quel est l’imaginaire social qui cristallise à travers ces comportements et ces configurations relationnelles, et quelle est la société s’agit là du portrait de génération ?
12D’autre part, si le numérique semble porter les mutations, quelle est la dynamique d’influence qui fait qu’un outil devient pertinent pour une génération ? Pourquoi le numérique, et pourquoi maintenant ?
13Parlons d’abord de jeunes Franciliens, rencontrés dans le cadre d’une recherche menée entre 2011 et 2013. Par bon nombre de leurs comportements, ils ressemblent étrangement à d’autres jeunes vivant dans d’autres villes. Les démographes savent qu’il y a parfois plus de ressemblances entre des jeunes Indiens, Brésiliens et Franciliens qui partagent une certaine culture – faite justement de jeux, d’outils techniques et des séries télévisées –, qu’entre d’autres jeunes d’un même pays, parfois géographiquement très proches, mais symboliquement séparés par quelques barrières, fussent-elles un boulevard périphérique.
14Cherchons plutôt ce qui fait la transversalité de cette culture générationnelle. Ce qui a longtemps forgé les cultures des jeunes Européens du XXe siècle est une croyance partagée, parfois inconsciente, et souvent formulée de manière très variable, qui assurait comme certitude que le monde de demain serait meilleur que celui d’aujourd’hui. Et, que cet aujourd’hui soit celui des campagnes de la Beauce, des faubourgs de Paris ou des hauteurs de Ménilmontant, sous ces diverses images, cette conviction était solidement acquise.
15Ceci a assuré un certain ciment social, une base culturelle solide, qui permettait d’harmoniser les efforts de chacun, de combiner les appétences politiques, technologiques, comportementales, dans un vaste récit qui est le Mythe du Progrès. Ce discours de confiance a alimenté à la fois nos cultures avec un grand C, mais également nos petits comportements quotidiens, les minuscules choses de la vie, que les sociologues appellent le sens commun [3].
16On sait aussi que ce mythe a fortement dessiné nos villes, en plaçant l’espace de production, un espace rationalisé et fonctionnalisé, comme central à la vie sociale. Certes, cette influence est plus visible en Angleterre, mais Paris et son agglomération portent largement la trace haussmannienne. De fait, d’Hippodamos à Robert de Hesseln, jusqu’à la machine à habiter corbuséenne, le dessin des villes exprime mieux que tout cette correspondance de l’imaginaire social et de sa relation à l’espace.
17Or les générations d’aujourd’hui ont connu un certain nombre d’événements, parfois explicites, marqués, parfois plus dilués, et qui ont comme conséquence de modifier – saturer [4] dira Michel Maffesoli – la portée et la puissance de ce mythe. La « valeur travail » en était l’expression première, il est aujourd’hui ce sur quoi se différencient les générations émergentes. Porté par notre culture judéo-chrétienne, le travail a été durant les deux derniers siècles le moyen de se définir comme sujet, de transformer sa propre vie – s’émanciper – de transformer la société sur un plan économique, social, spirituel. La ville tout entière constituait en quelque sorte le grand atelier et la réalisation esthétique de la maîtrise de soi et du monde par l’effort et la rationalisation. La relation à l’espace cristallise ici une forte centralité du sujet.
18Ce qui fait le propre de la génération qui vient est que l’espérance dans un futur meilleur, et la foi dans le travail comme outil d’accès à ce salut n’ont plus le sens qu’elles ont eu au XIXe et au XXe siècle. Peu ou prou, le doute s’instille et il influence les nouvelles cultures du travail. Le mot travail lui-même est souvent dérivé, et il se teinte d’un nouvel attendu de création. L’effort, sous-jacent à notre vieille culture de l’entreprise, se trouve débordé par l’impératif du plaisir, de fusion et de la qualité de l’être-ensemble – cette difficile qualité de l’ambiance au travail, si chère aux nouvelles générations. L’entreprise – espace proprement moderne – est ainsi traversée par ces mutations ; en peu de temps on a pu constater que ce qui alimentait l’imaginaire de l’activisme est passé du référent martial – la guerre économique, le combat – vers le sport – l’équipe, l’entraînement, la compétition –, puis enfin vers le jeu – la ruse, le collectif, le plaisir. C’est un glissement imaginaire important qui montre combien la nouvelle génération diverge de la culture occidentale classique.
19Et si la technique, la place de l’outil a été centrale dans l’imaginaire de l’action et du travail, il n’en est plus de même aujourd’hui. Prenons comme exemple l’innovation, qui a été le propre des espaces professionnels, sa raison d’être durant toute la période industrielle et aujourd’hui encore. Cette fonction était incarnée par la figure de l’ingénieur, de l’expert, la figure patriarcale du pater familias, celui qui sait, et que l’on distingue dans l’imaginaire européen moderne de la figure de l’enfant, de l’apprenant, dans ce qui soutient à la fois nos cultures managériales, mais aussi familiales, politiques et urbanistiques. La figure du sachant, généralement masculine, est associée à celle du créateur, de l’inventeur, du self-made-man, ainsi que de toute une variation de la figure du héros, dont le cinéma d’après-guerre sera à la fois le support et la réalisation. Or les jeunes d’aujourd’hui ne se reconnaissent plus dans ces figures. Bien plus, ils ne les contestent même plus comme l’ont fait les générations d’insoumis entre 1965 et 1985.
20La figure de l’innovateur aujourd’hui est davantage une personnalité jeune, voire adolescente, qui combine des ressources qui sont celles de l’intuition, de la ruse, du détournement. Du festif, du plaisir, voire de la magie, et d’une connaissance de la nature, ou d’autres recettes plus ésotériques. Au Capitaine Nemo ou John Wayne se substituent les Harry Potter et autres Seigneurs des anneaux. Voyons derrière ce glissement imaginaire une autre forme légitime de celui qui sait, qui produit, qui réalise. Une forme plus infantilisée, et féminisée.
21Cet imaginaire est porté par les outils numériques, qui ont d’abord été l’objet d’appropriation par les plus jeunes [5]. On a vu parfois les outils légers du web venir questionner les outils supposés plus professionnels des entreprises. Le web a favorisé une culture d’innovation et de manipulation technique qui a donc échappé aux seuls ingénieurs pour devenir une culture populaire, juvénile, contournant les lieux classiques de la compétence, de l’enseignement, pour parasiter les structures technocratiques issues de l’après-guerre. Ce qui fait que des ingénieurs quinquagénaires peuvent se confronter à des adolescents de la culture geek.
22Ce glissement, à la fois de l’imaginaire et des pratiques, génère donc un nouvel écosystème technique et sociétal qui fragilise les grandes institutions et les confronte en permanence à un des groupes qui partagent ses compétences techniques. Chaque élu, chaque institution ou entreprise technologique doit considérer certains adolescents comme son égal. Les fuites, piratages, détournements d’usage sont désormais permanents. Ils constituent en outre une nouvelle dynamique d’innovation, appelée innovation ascendante, ou par l’usage.
23À défaut de portrait, si l’on voulait donner quelques traits pertinents de cette nouvelle génération, on pourrait retenir qu’elle ne s’identifie plus au monde des adultes, qu’elle ne place plus le travail comme valeur absolue, et qu’elle déploie des relations de confiance, de collaboration et d’inscription dans le collectif, qui écrasent les structures hiérarchiques postindustrielles, pour former des groupes plus ou moins stables, qui collaborent par l’exemple et le partage d’expérience. Modèle qui a été très bien synthétisé par les outils numériques, notamment les outils sociaux (réseaux sociaux bien sûr), outils contributifs (modèles wiki) et outils instantanés (messageries instantanées).
24La deuxième question que nous avons abordée pour comprendre cette rencontre d’une génération et d’un ensemble d’outils est celle qui interroge les relations d’appropriation des outils. Les lois secrètes qui régissent les comportements sociaux sont fascinantes. Elles nous donnent le sentiment qu’il ne suffit pas qu’une technologie soit efficace pour que le public s’en empare, afin d’un faire un véritable standard. Pour s’imposer auprès des publics et devenir des objets familiers, comme la télévision, l’internet et autres machines qui structurent nos espaces de vie, ces outils ne doivent pas seulement être purement fonctionnels. La société a donc son mystère, une magie par laquelle elle s’approprie des objets, parfois inattendus, et les transfigure en des objets fétiches, leur confère une valeur centrale dans nos vies, et les transforme de simples objets en des références culturelles ou en rites quotidiens.
25On peut alors se poser la question de ce qui anime cette dynamique d’appropriation : quelles sont les influences réciproques qui font que certains outils entrent en écho avec des publics, et que certains publics trouvent naturel de capter un certain type d’objets, de programmes ou d’interface. Comment certains outils se font-ils comprendre instantanément et deviennent-ils la marque de certaines générations, alors que d’autres solutions parfois semblant tout aussi efficaces, restent dans un étrange anonymat ?
26Un aspect de la réponse serait apporté par le phénomène de codétermination de la technique (les objets, des services, les interfaces) et du social proposé par André Leroi-Gourhan [6], et il peut être expliqué à partir de la sociologie de l’imaginaire. Si l’on définit l’imaginaire comme un ensemble d’images collectivement partagées qui structurent nos manières de vivre, de communiquer, et de nous approprier notre monde environnant, on peut considérer qu’il est aussi ce qui facilite notre appréhension du monde des objets, des personnes et des événements. Il est la grille motrice de nos comportements, de nos usages et de nos convictions. Il est donc possible de comprendre la manière dont nous utilisons les objets techniques, à partir des grilles mentales [7] qui nous permettent de leur donner du sens.
27Si l’on prend quelques moments clés de notre histoire sociale des techniques, que l’on pourrait appeler aussi nos histoires des usages des objets, on s’aperçoit que les grandes étapes sont toujours un moment de transformations de notre imaginaire social. Prenons l’exemple de la radio, qui marque un moment clé de la fin des années 1950. Jusqu’alors, la radio était un meuble très lourd, posé dans un salon, et qui structurait à la fois le moment de consommation, l’espace et les programmes. On écoutait le même programme, toute la famille réunie, ce qui excluait la différenciation des publics et des émissions.
28À partir de la fin des années 1950, l’objet radio se transforme, peut-être sous l’influence de l’invention du transistor, ce petit composant électronique qui modifie la radio en un petit objet portable ; portable en dehors du salon familial et des oreilles parentales. La radio devient un accessoire urbain, mobile, un objet qui permet de faire territoire, où l’on veut, quand on veut. C’est le moment où vont se développer des programmes musicaux spécifiques, et où la radio va prendre l’essor qu’on lui connaît. On peut alors se demander si ce développement est généré par une innovation technique – la radio portable, techno push –, ou si par ailleurs, un ensemble d’événements d’ordre sociologique – la libération des mœurs, un certain rapport à l’espace public… – n’allait pas rendre nécessaire la transformation de l’outil, afin qu’il reste en phase avec une société qui se transforme – user pull.
29La fin des années 1950 est un moment crucial pour la culture occidentale, c’est l’apparition de la jeunesse, qui se constitue comme public autonome, avec ses valeurs, ses codes, son identité, un besoin de mobilité et de vagabondage. La musique joue ici un rôle crucial. Il est possible que, si la radio était restée dans le salon, elle aurait perdu pied avec cette dynamique sociétale qui se mettait en place à cette époque. Elle aurait pu disparaître comme d’autres objets, et d’autres standards techniques.
30On pourrait donc dire que l’imaginaire social à l’œuvre à cette époque a structuré de nouveaux gestes, de nouveaux usages et comportements, et que la radio a dû nécessairement s’adapter, et se configurer de manière à rester légitime dans l’esprit des publics, et afin de l’accompagner dans son évolution. Ici, la technique ne serait donc que la conséquence du social. Disons qu’il existe très probablement une relation de correspondance entre les outils et les publics. Et nous aurions ainsi les outils qu’on mérite.
31L’idée qu’une technologie structure et détermine des usages paraît de moins en moins vraie, tant l’effort consenti par les personnes pour s’approprier les outils s’affaiblit. On sait que les outils et les solutions techniques d’aujourd’hui doivent se faire comprendre le plus rapidement possible par les usagers, notamment dans les environnements concurrentiels d’aujourd’hui. On sait également que les jeunes publics d’aujourd’hui se débarrassent immédiatement des modes d’emploi lorsqu’ils s’emparent d’un nouvel objet numérique… La technologie constitue probablement le révélateur des imaginaires sociaux au sens photographique du terme. Il est donc nécessaire de bien comprendre les publics, afin de faciliter les appropriations des offres techniques.
32Or la société a probablement davantage changé en une quinzaine d’années qu’elle ne l’avait fait depuis l’après-guerre. On pourrait parler d’une accélération de l’histoire. Si l’on pouvait identifier et cartographier ces mutations, on pourrait donc anticiper de manière prospective les évolutions probables des appropriations des outils par les publics.
33La sociologie nous apprend que l’imaginaire social de nos sociétés contemporaines se structure autour de nouvelles configurations, de nouveaux mythes et de nouvelles esthétiques sociales. La carte mentale et les modes d’appropriation des objets se transforment [8]. Ou plus précisément, ils retrouvent des usages oubliés, des formes archaïques, des relations anciennes et qui resurgissent aujourd’hui. Émergent des phénomènes d’animisme et de ritualisations fortes qui brouillent les représentations exclusivement utilitaristes des objets techniques. Parmi ces nouvelles formes relationnelles et ces nouveaux imaginaires, l’expérience du partage et de la relation sociale – parfois fusionnelle – tient une place particulière. Nous avons évoqué plus haut qu’après un long moment historique où l’individu autonome et la valeur travail ont prévalu en tant que projet, que valeur et que grille structurante de la société, l’on voit revenir la nécessité du lien, du partage, des rites d’échanges et des célébrations collectives, celles qui émergent dans les outils sociaux. Le rapport au monde ne serait plus seulement une volonté de maîtrise ou de domestication, mais bien plus une relation de célébration. La notion d’influence serait à repenser. Ceci pourrait constituer la grille invisible des publics d’aujourd’hui.
34Cette relation entre les environnements technologiques et les imaginaires sociaux dessine donc une trace, qui n’est pas seulement la perspective de l’évolution technologique. Car au-delà d’un darwinisme technologique vient prendre corps la manifestation des imaginaires sociaux, qui cristallisent une correspondance entre des formes relationnelles et sociales – les modes de vie – et des outils qui à la fois révèlent et augmentent ces appétences. Si la mobilité devient depuis peu le nouvel eldorado des investissements et des travaux informatiques, ce n’est pas seulement parce que les outils le permettent, mais c’est aussi probablement parce que les imaginaires du vagabondage, de la mobilité ressurgissent [9], en tant que valeur, en tant que promesse. La ville prend alors une dimension elle-même nouvelle, puisqu’elle se charge de nouvelles aspirations sociales. Les jeunes générations réalisent cette synthèse d’augmenter la réalité tangible par la fiction de l’imaginaire. Le bovarysme de la fin du XIXe siècle, ainsi que le romanesque qui permet à un lecteur de se projeter dans un ailleurs qui transfigure son quotidien est aujourd’hui à portée du pouce, et s’inscrit désormais dans une culture de masse.
Bibliographie
- Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1986.
- Cahiers Européens de l’Imaginaire, Technomagie, n° 3, CNRS Éditions, Paris, 2011.
- Hugon S., Circumnavigations. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, CNRS Éditions, Paris, 2010.
- Hugon S., L’Étoffe de l’imaginaire : design relationnel et technologies, Lussaud, Fontenay-le-Comte, 2011.
- La Rocca F., « Techno-Œil : jeux de formes et d’image », Sociétés, De Boeck, Bruxelles, n° 111, 2011.
- Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964.
- Maffesoli M., La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
- Maffesoli M., Le temps des tribus, LGF, Paris, 1991.
- Petitfils J.-C., Les communautés utopistes au XIXe siècle, Fayard/Pluriel, Paris, 2011.
Notes
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[*]
Sociologue au Ceaq-Sorbonne, il anime le GRETECH (Groupe de recherche sur les technologies), enseigne à l’ENSAD, et est fondateur de l’institut d’étude Eranos. sh@eranos.fr.
-
[1]
J.-C. Petitfils, Les communautés utopistes au XIXe siècle, Fayard/Pluriel, Paris, 2011.
-
[2]
G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1986.
-
[3]
Cf. M. Maffesoli, La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
-
[4]
Cf. M. Maffesoli, Le temps des tribus, LGF, Paris, 1991.
-
[5]
Cf. F. La Rocca, « Techno-Œil : jeux de formes et d’image », Sociétés, n° 111, De Boeck, Bruxelles, 2011.
-
[6]
A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964.
-
[7]
Cf. Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, Technomagie, n° 3, CNRS Éditions, Paris, 2011.
-
[8]
Cf. S. Hugon, L’Étoffe de l’imaginaire : design relationnel et technologies, Lussaud, Fontenay-le-Comte, 2011.
-
[9]
Cf. S. Hugon, Circumnavigations. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, CNRS Éditions, Paris, 2010.