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Article de revue

Le mythe de Venise

Interview avec Massimo Cacciari

Pages 41 à 53

Notes

  • [*]
    Doctorante à l’Uqam et chercheure à la TELUQ, à Montréal, Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir.
  • [1]
    « Art du charpentier », du grec tektonikê.
  • [2]
    Marcel Brion, Suite fantastique, Paris, Klincksieck, 2000, pp. 101-146 (Teatro degli spiriti).
  • [3]
    Les premières… remontent à 2000, puis plusieurs voyages pour mûrir et déconstruire ma vision de la cité des Doges.
  • [4]
    Massimo Cacciari est né à Venise en 1944. Il a été maire de cette ville de 1993 à 2000 et a assumé un troisième mandat depuis 2005. Son œuvre philosophique est abondante, depuis Krisis (Milan, 1976) jusqu’à sa récente somme philosophique Dell’Inizio (Milan, 1990). Outre les titres présentés ici, on peut lire en français : Icônes de la Loi (1985), L’Ange nécessaire (1986), Le Dieu qui danse (1999), Geofilosofia dell’Europa (Milan, Adelphi, 1994 ; traduit de l’italien et présenté par Michel Valensi : Déclinaisons de l’Europe, Combas, Éditions de l’Éclat, 1996).
  • [5]
    Dans le sens où, ailleurs, il y avait de la monarchie en Italie et où Venise était plus libérée, était une exception par rapport au reste de l’Italie.
  • [6]
    Georg Simmel, Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, pp. 271-277 (« La femme, la ville, l’individualisme »).
  • [7]
    Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), un des plus grands futuristes, peintre et poète : La Conquéte des étoiles (1902) ; Destruction (1904) ; La Ville charnelle (1908). En 1909 paraît le Manifeste technique de la littérature futuriste, premier manifeste du futurisme dont Marinetti sera le fondateur. Dès 1915, Marinetti considère que le régime fasciste est une concrétisation des idéaux futuristes et adhère en 1919 au parti fasciste avant de publier en 1924 Futurisme et fascisme. Umberto Boccioni, Carlo Carrà et Luigi Russolo signent avec Marinetti, dès avril 1910, le manifeste Contre Venise passéiste.
  • [8]
    Emprunt par métaphore au grec tektonikê (tekhnê), « art du charpentier » (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, tome III, 1998, p. 3773).
  • [9]
    C’est à Venise qu’il compose son recueil d’aphorisme sur la morale, Aurore, sous titré L’ombre de Venise… écrivant à propos de la place Saint-Marc, « tour sévère, avec quel élan de lion tu te dresses vers le ciel là-haut, victorieuse », poème traduit par G. Roud.
  • [10]
    Terme latin, en grec tekhnê, savoir-faire.
  • [11]
    Grand poète américain (1885-1972), enterré dans l’île de San Michele.
  • [12]
    Sergio Bettini, Venezia nascita di una città.
« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »
Mallarmé

1Lorsqu’on peint et dépeint Venise, on a cette sensation évidente d’appartenir à la tribu informelle des amoureux de Venise. Support d’un imaginaire qui se cherche, se module, se structure, la cité entre chimère et réalité éveille nos sens. Venise ne peut faire l’économie de cette force qu’elle possède à déconstruire toutes nos idées reçues d’un monde bâti sur les valeurs de la modernité.

2Qu’en est-il de l’idée du progrès et de celle de raison au cœur de cette mystérieuse ville dont la déambulation labyrinthique se calque sur les méandres de la pensée. En empruntant à Max Weber la notion d’idéal-type, il nous est possible de poser « la ville des lagunes » comme assise à l’approche de la post-modernité. En effet, c’est à partir de Venise et en considérant l’effet perceptif de la variété de ses composantes architecturales ainsi que la complexité de son modèle urbain organique, que nous apprécierons le pari juste d’une ville « merveilleuse » née de rêves collectifs, amorçant l’anamnèse de projets sociaux engloutis par la modernité. Autrement dit, Venise comme une ville-témoin, une ville réelle, une ville pas comme les autres qui résiste au temps en restant atemporelle, qui échappe aux interventions d’un urbanisme moderne et qui garde le décor théâtral d’une pièce qui semble n’avoir cessé de se jouer [2]. Venise, ville souterraine et de l’effleurement qui nous touche, se pose en paradigme esthétique. Semblable à une structure immergée et dynamique, elle concentre en elle les écritures variées d’un univers parsemé d’événements fantasmatiques ou réels projetés dans et par l’édification. Venise touche à la mémoire des formes qu’on retrouve dans telle ou telle autre ville.

3Une ville interrogeant le fondement d’un imaginaire bâtisseur, son mode de fonctionnement entre œuvre alchimique et réalité topographique n’échappant point aux questions diverses que sociologues, urbanistes, politiques…, se posent sur l’entité ville. Une ville, qui par sa singularité questionne toutes les autres villes et les qualités inhérentes à leur pratique urbaine.

4Mais ce qui se pose essentiellement, ce sont les bases d’une interrogation sur le malaise de civilisation et ses conséquences sur les résistances et leurs effets, sur l’habitat désinvesti et l’habité récupéré, sur une anthropologie sensible de l’urbain et le sens des métaphores spatiales. C’est parce qu’elle dérange, qu’elle séduit. C’est parce qu’elle séduit que les stratégies liées à l’économie des formules de voyage (du grand tour d’Europe au tour-opérateur) la cantonnent trop facilement à des packages touristiques : le voyage accessible à tous. Existe-t-il des indices identifiables dans cette tendance dominante à vouloir figer la cité des Doges en une ville musée monnayable à l’entrée ?

5Pour mieux déconstruire l’expérience de nos premières perceptions [3] recueillies à Venise, il nous a paru essentiel de nous entretenir avec « ce savant et politique » en la personne de Massimo Cacciari [4], élu pour la troisième fois maire de Venise, le 18 avril 2005. D’autres observations nous ont permis de mieux observer – pour reprendre l’expression de Goethe – la cité des castors, mieux la reconnaître, découvrir le rythme de ses quatre saisons.

« Un futur post-moderne pour la cité, nous travaillons dans ce sens… »
Massimo Cacciari

Mythe de Venise modernité/post-modernité

6MC : Venise est un mythe particulier et ce mythe est très lourd pour pouvoir apporter quelque chose de nouveau. D’ailleurs, quand un mythe est pesant, il est difficile d’innover, d’inventer…

7AY : Vous parlez du mythe au sens folklorique ?

8MC : Aujourd’hui, le mythe de Venise est lié à l’invention du tourisme. Canaletto, Guardi, artistes du « chevalet » ont travaillé pour les touristes d’autrefois. À Venise, on a inventé le tourisme.

9AY : Il y a bien une histoire du mythe de Venise ?

10MC : Oui. L’histoire du quinzième, du seizième siècle est différente. C’est le mythe républicain de Venise. Avec le dix-huitième siècle émerge le mythe touristique.

11AY : À partir du dix-huitième siècle, c’est avec le renouveau de la fête du carnaval et les grands flux de tourisme que ce mythe prend de l’importance…

12MC : Bien sûr… Avec le dix-huitième siècle a commencé le grand tour des touristes et Venise en était la capitale. Lorsqu’il y avait le carnaval à Venise, il y avait des milliards de touristes qui venaient du monde entier. Alors qu’auparavant, il était question de l’anomalie [5] politique d’une Venise républicaine, c’est les grands mythes du quinzième et même avant du quatorzième siècle s’exprimant dans un monde de monarchie absolue, le mythe d’une Venise libre qui s’oppose à l’Église, au pape, aux Empires, un mythe politique et non pas touristique ! Le mythe touristique qui débute avec le dix-septième siècle traite de « l’image, reflet, eau, masque, carnaval, la mort à Venise », etc.

13AY : C’est cette vision romantique qui tue Venise ?

14MC : Oui, ce mythe… alors que le précédent est totalement différent, il incarne une Venise rebelle, indomptable… La république contre les dictateurs. Nous constatons la présence des deux mythes. Le premier commence aux treizième-quatorzième siècles, un mythe politique dans le sens fort du terme. Ce mythe avec le dixseptième siècle se termine et il en émerge un autre, un nouveau… Le second se fondant avec toute l’histoire touristique de la cité.

15AY : La ville de Venise ne s’apprêtait-elle pas à l’émergence de ce second mythe ? Qu’est-ce qui fait que ces images soient véhiculées ?

16MC : Ce mythe accompagnant l’essor et l’invention de l’économie touristique ne pouvait que fonctionner !

17AY : On mettrait le même mythe dans une autre ville, l’effet ne serait pas le même… Venise tel un théâtre ne représentait-elle pas un terrain idéal pour l’essor touristique ?

18MC : Bien sûr, Venise a toujours été vue comme une cité à part et ce, à toutes les époques. Mais les centres, le noyau de l’image que les Européens avaient de Venise était une image liée au caractère extraordinaire de la politique, de la vraie vie de la cité… Une image en adéquation avec cette particularité politique et unique de la ville. Cette vie politique n’avait d’égale ailleurs. Avec le dix-septième siècle apparaît un nouveau discours de la cité ; alors Venise devint une image, une scène, un tableau, reproduit par Tintoretto, Guardi, Canaletto… Elle n’incarne plus la vie mais s’assimile désormais à un cadre !

19AY : C’est la question de la forme et du fond… qu’en est-il de cette Venise née de la modernité ?

20MC : Pour Venise, le moderne suit la période d’une cité politique marquée par l’avènement du tourisme. Le moderne a pris alors toute son ampleur dans l’expansion de cette économie touristique. Le post-moderne, quant à lui, s’exprimera sans doute dans le développement des activités productives, de l’informel, de l’immatériel, du culturel, de la recherche. Venise telle une grande cité culturelle et de recherche, Venise comme un passage, un pont entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Toutes ces possibilités restent à inventer, à imaginer. Un futur post-moderne pour la cité, nous travaillons dans ce sens… Autrement, Venise restera condamnée à n’être qu’un stéréotype, une carte postale d’une ville qui meurt. En effet, le noyau du mythe romantique de Venise, à partir de celui de Lord Byron, de Georges Sand, par exemple, se concentre sur l’idée que Venise se meurt. D’ailleurs, les touristes viennent à Venise pour la voir mourir !

21AY : Est-elle condamnée à disparaître de manière spécifique ?

22MC : Non, absolument pas ! Toutes les villes sont condamnées à disparaître, ainsi que Babylone, Athènes… Venise n’a aucun problème de survie.

23AY : Casanova disait que le masque a été inventé à Venise…

24MC : Le masque est un mot arabe… Le grand carnaval à Venise attirait les visiteurs de toute l’Europe.

25AY : Que pensez-vous de Casanova comme aventurier vénitien ?

26MC : Casanova est avant tout un grand lettré. Il était en correspondance avec les personnages les plus importants de l’époque, les illuministes. Il a beaucoup écrit. Pas seulement des mémoires, des écrits de théologies, de littérature, il a traduit l’Iliade d’Homère en vénitien. Casanova était un grand personnage…

27AY : On rapproche souvent Casanova de Venise, son côté aventurier avec la vie de Venise…

28MC : Casanova est un exilé et a vécu avec la nostalgie de Venise… Mais il n’est pas seulement un aventurier ! Même dans ses Mémoires, il cherche à s’affranchir de ce cliché. C’est un personnage complexe et fascinant, plein de facettes et Venise, c’est aussi un peu cela.

29AY : Le carnaval pour vous, c’est moderne ?

30MC : À présent, ce n’est plus rien !

31AY : Est-ce un produit de la modernité ?

32MC : Le carnaval à Venise a existé avant la modernité. C’était une fête païenne, violente, forte et déjà au dix-huitième siècle elle est devenue une fête plutôt touristique. À présent, c’est un rendez-vous entièrement touristique qui n’engage que très peu les Vénitiens.

33AY : C’est un carnaval qui a perdu de sa substance ?

34MC : Oui, qui a perdu sa substance locale, réservé aux touristes. L’unique événement local à présent reste la fête du Rédempteur qui a lieu le troisième samedi du mois de juillet. Beaucoup de Vénitiens y participent.

35AY : Comment se fait-il que le carnaval ait été si important dans la ville de Venise ?

36MC : Au début, il était une fête locale attirant des gens de toute l’Europe, un moment important d’un point de vue économique pour la ville. C’était une fête spontanée. Les carnavals au Moyen Âge existaient partout et pas seulement à Venise. Chaque ville avait son carnaval. C’était une fête très répandue en Europe. Il faut dire qu’à Venise on était libre, aux seizième-dix-septième siècles, les gens venaient à cause de l’ambiance pour le carnaval et pouvaient faire ce qu’ils voulaient. À l’époque, il y avait vingt mille courtisanes, grecques, turques, les costumes étaient absolument libres, surtout pendant toute la période du carnaval. C’était une cité de liberté qu’on ne retrouvait nulle part ailleurs en Europe. Il y avait une grande attraction pour la beauté de Venise et en plus la liberté de se défouler dans l’anonymat total pour des princes, des rois qui venaient s’y divertir…

37AY : Pourquoi Venise est-elle souvent la ville de l’amour en littérature, au cinéma… du tragique ?

38MC : Je répète, il y a eu deux moments, la Venise (seizième-dix-septième siècles) sensuelle, païenne, ensuite vint la Venise romantique, amour et nostalgie, amour sentimental. Le mythe contemporain de Venise est lié au mythe touristique (comme au Pont des soupirs, par exemple)… Les Japonais où vont-ils ? Ils vont au Pont des soupirs, pour filmer… L’amour est romantique, l’amour est nostalgique. Aujourd’hui, c’est l’image de Venise dans le monde entier, une image romantique.

39AY : L’amour, la mort ? Que pensez-vous de Mort à Venise de Luchino Visconti, et du livre de Thomas Mann ?

40MC : Je pense du mal de ce film de Visconti et de la nouvelle de Thomas Mann, que ce n’est pas une grande œuvre parlant du mythe romantique décadent de la cité, celui des modernes, qui n’apporte rien à Venise et bien au contraire l’asphyxie. J’espère que Venise puisse s’en débarrasser un jour car il est étouffant, asphyxiant et n’a rien à voir avec la ville.

41AY : Quel est le plus beau roman sur Venise ? Les écrits sur Venise ?

42MC : Les pages de Proust sont très belles, de Nietzsche, de Pound…

43AY : Ces auteurs s’inscrivent selon vous dans quelle vision de Venise ?

44MC : Quand Proust décrit Venise, il voit la véritable Venise, la Venise dramatique, labyrinthique, l’image de la ville méditerranéenne.

Nietzsche l’a baptisée « la ville aux cent musiques de l’âme » car, dit-il, « quand je cherche un mot pour remplacer celui de la musique, je ne trouve jamais que le mot Venise ! »

45AY : Pourquoi Nietzsche compare-t-il Venise à de la musique…

46MC : Mais la musique est l’art le plus rigoureux, elle est architecture ; et la musique qui plaisait à Nietzsche était soit la musique divertissement, païenne, méditerranéenne, soit la musique vénitienne du dix-huitième siècle : Vivaldi, musique construite selon des rigueurs mathématiques géométriques. Venise est une combinaison de toutes ces dimensions, toute artifice, séduisante, fascinante, mais d’une beauté difficile et complexe

47AY : « Tragique », comme dirait Georg Simmel [6] ?

48MC : Le terme exact est plutôt dramatique ! Elle l’est aussi dans ses rapports internes. Pour comprendre le drame de Venise, il faut observer les langages de la ville. Venise est l’unique ville où peuvent vivre des modes parfaitement synchrones, des langages absolument différents. Allez à la place Saint-Marc, mettez-vous au centre de celle-ci. La première impression est celle de la beauté. Ensuite, pour comprendre, rentrez dedans et là vous comprendrez les conflits, c’est un drame total. Il y a l’Église byzantine, après on se tourne et on a un gothique tardif, le Palais Ducal. En face de cet édifice, une polémique recherchée, consciente, par rapport au Palais Ducal, il y a la Bibliothèque de Sansovino sur la base d’un langage classique (architecte) qui est l’anti-Palais Ducal. Une partie des nobles de l’époque reconstruisent le Palais Ducal selon un langage traditionnel gothique. Sansovino, appuyé par une autre partie des nobles, construit la bibliothèque selon un langage classique romain. L’un contre l’autre. C’est une polémique, une opposition, une contradiction. Comme ont fait, à Rome, Bernini et Boromini l’église Sainte-Anne (seizième siècle), la place Navona…

49AY : Peut-être est-ce cela la post-modernité, la coexistence des contradictions ?

50MC : Oui, c’est cela le drame de Venise, la coexistence des contradictions. La coexistence dramatique des langages. Exemple : Longhin fait l’église de la Salute mais ne pouvait imaginer un langage plus opposé que celui de l’église de Palladio de l’autre côté !

51AY : Et quel dialogue alors proposer ?

52MC : Le drame de Venise est la cohabitation des contradictions !

53AY : Qu’est la nature de ce drame ?

54MC : Le drame est que la forme théâtrale présente une forme de contradiction entre les différents personnages.

55AY : C’est quand il n’y a pas d’échange, pas de communication ?

56MC : Il y a une communication mais très contradictoire, contrastée. Le drame, c’est des protagonistes chacun avec ses propres idées et qui se contredisent sur une même scène. La scène vénitienne est unique… À l’intérieur de cette scène, on parle des langages contradictoires. Cette scène est faite de ces conflits. Venise est drame, non pas la ville de l’amour et des bons sentiments…

57AY : L’amour, est un drame aussi !

58MC : Oui, tout à fait, mais cet amour, l’amour fait de contrastes, d’oppositions et non pas l’amour sentimental, touristique, qui se raconte en regardant le Pont des soupirs ! Non, pas un amour soupirant, sentimental…

URBS, ARS, Acqua

59AY : Quelle est l’ampleur de la menace de la mer pour la ville ?

60MC : C’est un problème que Venise a toujours affronté et résolu avec de grands ouvrages. Il y a le livre de Piero Bevilacqua qui explique la lutte de Venise contre l’eau, tous les problèmes qu’il faut affronter et résoudre. L’aqua est simultanément une amie et une ennemie, une menace. Elle est aussi l’habitat de la ville. Il y a donc un dialogue continu entre Venise et l’eau.

61AY : Peut-on imaginer Venise sans l’élément aquatique ?

62MC : Thomas Marinetti [7], le futuriste, a imaginé Venise sans eau… Jamais personne n’a pu imaginer cela auparavant… C’est vraiment une idée futuriste moderniste (née d’un courant avant-gardiste, de quelques précurseurs pendant le fascisme, au début du vingtième siècle jusqu’en 1930 environ), une ville construite sur l’eau étant impensable pour la pensée moderne. Les modernes ont éliminé toute la circulation traditionnelle de l’eau à l’intérieur des villes du Moyen Âge alors que la moitié d’entre elles étaient édifiées sur l’eau. Même Paris était pleine de canaux. Milan était pareil à Venise, tout y était canal. Les cités étaient pleines d’eau, le dix-huitième siècle a tout enterré pour permettre la circulation des calèches, puis des voitures. Le moderne a détruit le modèle de l’ancienne ville européenne ! Il y a quelques restes à Naples, Gênes et Venise. Mais la forme de la ville labyrinthique concernait toutes les villes européennes. C’est ce modèle de la ville, du centre historique qui a été modifié, détruit et non pas l’histoire urbaine des cités !

63AY : Les modernes remplacent-ils l’idée du labyrinthe par celle de l’échiquier ?

64MC : La forme urbis du moderne est l’opposé de la forme urbis méditerranéenne, européenne et traditionnelle. Cette forme urbis méditerranéenne et européenne est encore visible à Venise et dans quelques autres centres historiques, mais de manière aussi étendue, seulement à Venise.

65AY : On imagine mal Haussmann arriver à Venise et faire de grandes artères ?

66MC : Mais Haussmann n’est pas intervenu simplement à Paris, la même chose est arrivée à Milan, à Rome, à Florence… Même à Florence on aplanit, on élargit, on détruit… Et il ne reste que 100 m2 autour du Dôme à Florence ! Ce phénomène s’est pratiquement partout généralisé.

67AY : Que pensez-vous des nouvelles architectures à Venise ?

68MC : Il y a eu très peu d’architecture nouvelle à Venise, et l’architecture du dix-neuvième siècle a été horrible hormis quelques très petites réalisations ! À présent, on recommence à construire quelques bâtiments nouveaux comme l’université mais il n’y a pas une architecture proprement contemporaine. Les grands architectes comme Le Corbusier, Wright, Kahn, Scarpa… n’ont d’ailleurs jamais pu réaliser des projets à Venise malgré les quelques propositions sur papier, par exemple « le grand hôpital » de Le Corbusier sur la lagune.

69AY : Existe-t-il des projets de réhabilitation du centre-ville, de rénovation ?

70MC : Les opérations de restauration et de conservation des bâtiments à Venise sont continues, constantes. Les églises et tous les édifices sont soumis à une usure permanente qui est bien plus importante que dans d’autres grandes villes, pour la raison simple que toutes les fondations de la cité sont dans l’eau et le sel corrode les pierres. C’est le phénomène physique de la remontée du sel. Le problème de la conservation de la ville est donc quotidien. Ce n’est pas comme dans une autre ville où, lorsqu’on restaure, on n’y pense plus pour cent ans. À Venise, il faut intervenir toute l’année pour des raisons physiques. Si vous vous promenez le long des canaux et regardez au niveau du premier étage, vous verrez partout les effets de la corrosion causée par le sel. C’est le problème essentiel de Venise, de disposer de fonds financiers suffisants pour pouvoir maintenir continuellement.

71AY : L’esprit des Vénitiens… exprime-t-il une volonté réelle des habitants d’entretenir leur ville puisqu’ils partent pour la plupart vers la terre ferme, vers Mestre ? D’ailleurs qui habite Venise ? N’est-elle pas une ville qui se vide ?

72MC : Cela aussi est une légende, tous les centres historiques du monde perdent leurs habitants sans exception. Par exemple, Manhattan a perdu huit cent mille habitants !

73AY : Je prends pourtant l’exemple du centre historique de Montpellier qui est très courtisé par les nouveaux arrivants, au point où la demande de logements est plus forte que l’offre. Les jeunes qui viennent y faire leurs études privilégient largement le centre…

74MC : Oui mais, il y a une différence entre les résidents et les habitants d’une ville. À Venise, il y a vingt mille étudiants qui habitent dans la cité mais ne figurent pas comme résidents de Venise. Chaque jour à Venise, il y a vingt mille touristes qui habitent aussi la ville, l’utilisent sans y être des résidents. Le problème n’est pas dans le nombre d’habitants mais celui de la fonction, des activités.

75AY : Pourtant, on dit souvent que les gens quittent Venise pour habiter dans des programmes neufs aux alentours, sur la terre ferme ?

76MC : C’est exactement comme ce qui se passe pour la périphérie, les banlieues d’autres villes. Ce n’est pas là le vrai problème. Dans le centre de Rome, il y a deux cent mille habitants…

77AY : Le problème de l’humidité, de la dégradation des édifices, figure parmi les premières causes qui font que les personnes âgées par exemple ne peuvent continuer à vivre à Venise.

78MC : Le problème est surtout celui de la restauration, de la manutention… Il n’y a pas suffisamment de fonds pour tous les travaux. C’est pourquoi les gens partent, car conserver une maison à Venise coûte trop cher. Vivre à Venise est trop coûteux pour les Vénitiens. Le problème n’est donc pas celui du nombre d’habitants, mais bien celui de mettre en place des fonctions, des activités nouvelles. On ne peut se contenter que de l’activité touristique et de l’université, il faut autre chose. Cela est possible dans la post-modernité, les activités ne sont pas seulement industrielles, mais développées par d’autres secteurs (recherche, information, communication, culture, etc.). Il faut imaginer une Venise post-moderne si cela est possible…

79AY : Comment les Vénitiens vivent-ils leur ville ? Sont-ils européens, vénitiens, byzantins, méditerranéens ?

80MC : Ce sont des hommes quelconques d’une Europe quelconque… Je ne vois pas de différence entre un Américain, un Français, un Anglais et un Italien… Il me semble qu’il n’y a pas de différence significative entre les Vénitiens et les autres. Les différences entre régions d’Italie sont simplement économiques. Désormais, il y a un niveau d’homologation dans les comportements.

« (…) la Venise que vous m’avez dévoilée jusqu’à ce que sa beauté soit à mes yeux sujet de larmes ? »
Ezra Pound

81AY : Quelle est votre analyse esthétique d’une ville atypique ?

82MC : La première valeur de Venise est celle d’une ville qui a su parfaitement conserver les caractéristiques de la ville méditerranéenne européenne. Elle est un exemple unique du modèle d’une cité organique. La seconde est une valeur architectonique, l’extraordinaire ars comme techné de la cité. Une construction exceptionnelle sous un angle purement technique, d’ingénierie. Une sorte de défi à nos capacités tectoniques [8]. C’est cela Venise ! Et qui a vraiment compris Venise ? Ce sont des auteurs qui ont su saisir la valeur tectonique de la ville comme Ezra Pound, Nietzsche [9], qui ont souligné la force de ses constructions. Pour construire l’église de la Salute, les bâtisseurs ont utilisé un bois entier afin de réaliser les fondations. Venise est toute artifice dans le sens de l’Ars[10]. À Venise, rien n’est naturel, même l’eau coule dans des canaux qui ont tous été dessinés, construits. Les îles aussi sont toutes construites. Comme disait Nietzsche, c’est une république des castors. Le grand poète Ezra Pound [11] dit que tout est pierre dure à Venise. L’œuvre de Bettini [12] permet de comprendre la vraie Venise. L’idée fondamentale sur laquelle il faut se baser pour comprendre Venise est celle de l’artifice. Il faut entendre ce terme dans toute sa complexité en tant que capacité tectonique, constructive, la tekhnê, l’ingénierie, créant un monde artificiel. C’est de cette même capacité que peut se manifester l’église de la Salute en une grande scène… C’est seule la pierre dure qui fonde le tout. Tous les éléments mythiques et imaginatifs sont fondés sur cette pierre dure, cette force constructive, architecturale.

83AY : Qu’avez-vous à dire de l’Arsenal en tant que « lieu de la mémoire » ?

84MC : L’Arsenal est le lieu le plus fascinant de la ville, d’où l’on peut apprécier la puissance, le potentiel de Venise. C’était la plus grande industrie productrice de navires de toute l’Europe pendant de longs siècles. Ce lieu représentait un énorme chantier où l’on produisait tous les bateaux, cordages et accessoires. Les bateaux sortaient armés de l’Arsenal, 100 à 120 navires complets étaient produits tous les trois mois.

85AY : Quel nouveau projet pour l’Arsenal ?

86MC : Un projet culturel, des espaces d’exposition pour la Biennale et un espace technologique de recherche. Il existe déjà une partie exploitée. On prévoit aussi de développer une zone universitaire d’architecture. La Biennale d’art contemporain existe déjà depuis un siècle, c’est la quarante-neuvième.

87AY : Qu’avez-vous mis en place, vos réalisations à Venise ?

88MC : J’ai développé la Biennale et la zone technologique de l’Arsenal puis d’autres activités à la Giudecca, etc. Le travail de restauration des canaux, toute l’œuvre de rénovation de la ville à partir du renforcement des fondations qui demandent de vider à chaque fois l’eau des canaux.

89AY : L’Union européenne finance-t-elle en partie ces ouvrages de restauration ?

90MC : Non pas du tout ! Seul l’État italien finance tous les travaux.

91AY : Que pouvez-vous me dire de la gestion de la pollution à Venise ?

92MC : La pollution ne vient pas de Venise mais des industries chimiques autour de Venise (comme Marghera). Il existe un plan d’investissements importants pour traiter les déchets de l’industrie chimique, le Plan de la réorganisation de l’industrie chimique.

93AY : Quelle est la qualité de l’eau à Venise ?

94MC : Maintenant, l’eau à Venise est beaucoup plus propre qu’il y a 20 à 30 ans. Il n’y a pas plus de problème de pollution que dans les autres grandes villes !

95AY : On ne peut tout de même pas se baigner dans le grand canal ?

96MC : Non… Comme on ne peut pas se baigner dans la Seine.

97AY : Existait-il une époque où les gens se baignaient dans le canal ?

98MC : Autrefois, on pouvait se baigner. Moi, quand j’étais enfant, je me baignais dans le canal de Venise. Il est interdit à présent aux baignades.

99AY : Quand vous quittez Venise pour d’autres villes où la voiture est omniprésente, comment le vivez-vous ?

100MC : Je n’y pense même pas… La présence des voitures ne me dérange pas. Les différences sont bien entendu énormes entre Venise et les autres villes mais désormais qui vit à Venise tout le temps ? Ni moi, ni les autres ne vivons seulement à Venise. Nous vivons à Venise mais aussi ailleurs… Quand je suis à Venise, j’y suis bien pour étudier, pour lire grâce au silence, à la tranquillité mais le travail m’amène partout. Il n’existe plus un spécimen particulièrement vénitien.

101AY : Existe-t-il, de ce fait, une temporalité propre à Venise ?

102MC : C’est une ville où l’on ne peut se déplacer qu’essentiellement avec des moyens publics. On se déplace beaucoup plus à pied.

103AY : Nietzsche disait que la pensée se fait en marchant…

104MC : On peut marcher et penser, on peut marcher et parler, on peut marcher et lire… Moi je lis beaucoup quand je marche, quand je suis à Venise. Ce sont des choses qu’on ne peut pas faire dans d’autres villes.

105AY : La relation entre la pensée et la fonction de marche… Une ville sans voiture, ses qualités ?

106MC : Le temps à Venise est différent, il n’est pas plus lent mais plus intense. Le temps, on peut l’utiliser en entier. Quand je vais de ma maison à la place Saint-Marc, je peux lire, penser, parler en marchant. Donc, j’ai finalement beaucoup plus de temps à Venise que dans d’autres villes.

107AY : Venise, ville avant-gardiste, sans voiture ?

108MC : La nouveauté pour Venise, qui selon moi est une idée urbaine valable pour toutes les autres villes, c’est la distinction totale entre les rues pour les piétons et les zones de trafic (ici ce sont des bateaux, vaporettos, mais cela peut être aussi des voitures, des camions, etc.). La grande idée urbanistique de Venise, c’est la séparation absolue entre les zones piétonnes et les zones de trafic (communs et autres, commerces, etc.). Cette idée peut être valable pour toutes les villes, imaginez-vous une ville dans laquelle il y a une complète séparation entre ces deux zones…

109AY : Est-ce une sorte d’écologie urbaine ?

110MC : C’est le modèle vénitien où, d’un côté, il y a l’eau, le trafic sur l’eau et, de l’autre, il y a les piétons. Il n’y a pas de piétons tout au long des canaux, ce sont deux aspects complètement séparés.

111AY : Un modèle urbain qui pourrait être intéressant pour d’autres villes ?

112MC : Je crois que oui, pour toutes !

113AY : Peut-on l’appliquer dans une ville moderne, une cité-dortoir, est-ce réalisable ? N’est-ce pensable que dans les modèles centre historique ?

114MC : Je ne sais pas… Mais ce qui est intéressant, c’est le modèle de la séparation de la circulation piétonne et du trafic ! C’est la structure urbanistique vénitienne. Selon moi, les nouvelles villes devraient être pensées sur un tel modèle.

115AY : Montpellier, par exemple, son centre historique reste essentiellement piéton fermé à la circulation des voitures…

116MC : Oui, mais cela est une autre chose. L’idée est différente. À Venise, il y a les rues pour le trafic et d’autres rues différentes piétonnes conduisant aux mêmes endroits. Ces deux circulations ne se croisent pas, elles sont autonomes. Ce concept est différent de la conception de l’îlot piéton séparé d’une zone de circulation tout autour. Avec cette idée, je peux aussi avoir la voiture dans le centre-ville mais je ne dérange pas les piétons puisque nous circulons sur des plans différents. Ils peuvent se croiser mais ne jamais se rencontrer.

117AY : Voilà un modèle à exploiter…

118MC : De ce modèle pour une cité nouvelle, nous n’avons pas l’inconvénient de l’îlot piéton des voitures qui ne rentrent pas dans les centres villes, mais les voitures passent partout et les piétons aussi.

119AY : Quand le piéton peut-il alors croiser le trafic routier ?

120MC : Sur les plans différents, superposés, comme les ponts à Venise…

Bibliographie conseillée

  • Bettini Sergio (1978). Venezia nascita di una città, Milano, Electa [traduit de l’italian par Patrizia Farazzi: Venise : naissance d’une ville, Paris, Éditions de l’Éclat, 2006].
  • Bevilacqua Piero (1995). Venezia e le acqua, una metafora planetaria, Roma, Donzelli.
  • Fontana Alessandro (qui a étudié avec Foucault, La città ritrovata). Voir Sécurité, territoire, population: cours au Collège de France (1977-1978), par Alessandro Fontana et al. (eds.), Paris, Seuil-Gallimard, 2004.
  • Tanner Tonny (1992). Venise desired, Cambridge, Mass., Harvard University Press [Marcel Proust, John Ruskin, Lord Byron…].
  • Voyageurs étrangers à Venise, Congrès 13-15 octobre 1979, Genève, Slatkine.

Date de mise en ligne : 30/11/2010

https://doi.org/10.3917/soc.109.0041

Notes

  • [*]
    Doctorante à l’Uqam et chercheure à la TELUQ, à Montréal, Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir.
  • [1]
    « Art du charpentier », du grec tektonikê.
  • [2]
    Marcel Brion, Suite fantastique, Paris, Klincksieck, 2000, pp. 101-146 (Teatro degli spiriti).
  • [3]
    Les premières… remontent à 2000, puis plusieurs voyages pour mûrir et déconstruire ma vision de la cité des Doges.
  • [4]
    Massimo Cacciari est né à Venise en 1944. Il a été maire de cette ville de 1993 à 2000 et a assumé un troisième mandat depuis 2005. Son œuvre philosophique est abondante, depuis Krisis (Milan, 1976) jusqu’à sa récente somme philosophique Dell’Inizio (Milan, 1990). Outre les titres présentés ici, on peut lire en français : Icônes de la Loi (1985), L’Ange nécessaire (1986), Le Dieu qui danse (1999), Geofilosofia dell’Europa (Milan, Adelphi, 1994 ; traduit de l’italien et présenté par Michel Valensi : Déclinaisons de l’Europe, Combas, Éditions de l’Éclat, 1996).
  • [5]
    Dans le sens où, ailleurs, il y avait de la monarchie en Italie et où Venise était plus libérée, était une exception par rapport au reste de l’Italie.
  • [6]
    Georg Simmel, Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, pp. 271-277 (« La femme, la ville, l’individualisme »).
  • [7]
    Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), un des plus grands futuristes, peintre et poète : La Conquéte des étoiles (1902) ; Destruction (1904) ; La Ville charnelle (1908). En 1909 paraît le Manifeste technique de la littérature futuriste, premier manifeste du futurisme dont Marinetti sera le fondateur. Dès 1915, Marinetti considère que le régime fasciste est une concrétisation des idéaux futuristes et adhère en 1919 au parti fasciste avant de publier en 1924 Futurisme et fascisme. Umberto Boccioni, Carlo Carrà et Luigi Russolo signent avec Marinetti, dès avril 1910, le manifeste Contre Venise passéiste.
  • [8]
    Emprunt par métaphore au grec tektonikê (tekhnê), « art du charpentier » (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, tome III, 1998, p. 3773).
  • [9]
    C’est à Venise qu’il compose son recueil d’aphorisme sur la morale, Aurore, sous titré L’ombre de Venise… écrivant à propos de la place Saint-Marc, « tour sévère, avec quel élan de lion tu te dresses vers le ciel là-haut, victorieuse », poème traduit par G. Roud.
  • [10]
    Terme latin, en grec tekhnê, savoir-faire.
  • [11]
    Grand poète américain (1885-1972), enterré dans l’île de San Michele.
  • [12]
    Sergio Bettini, Venezia nascita di una città.

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