Couverture de SOC_104

Article de revue

Blogs de mode : les nouveaux espaces du discours de mode

Pages 105 à 114

Notes

1La fin des années 1990 signale l’émergence au sein de la sphère médiatique et d’Internet d’un nouvel espace de communication interactive : les blogs. Initialement créés et suivis par un nombre restreint d’individus, ces journaux en ligne sont devenus d’influents sites de médiation culturelle. Ainsi, dans le champ de la mode, les blogs sont devenus une plate-forme clef de la production, de la circulation et de la consommation du discours de mode. Bien que la plupart des titres de mode traditionnels aient maintenant un ou plusieurs blogs, nombreux sont les sites indépendants créés par des non-professionnels de la mode. De tels sites se sont affirmés comme un espace majeur de sociabilité et d’expression individuelle.
Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche s’articulant autour des trois pôles constitutifs de la blogosphère : les blogs eux-mêmes en tant que textes, les producteurs de blogs, leurs lecteurs. Le projet, qui en est à ses débuts, vise à reconnecter textualité, production et consommation. Nous présentons ici des pistes de recherche, des idées émergeantes.

Quelques définitions

2Consistant en la publication régulière, souvent journalière, sur Internet, de courts textes relatant diverses scènes de la vie quotidienne et les pensées d’un individu à la façon d’un journal intime, un blog est une plate-forme pour le partage d’anecdotes et de réflexions personnelles sur des sujets aussi variés que l’art de la table, la paternité, le travail ou la politique. La forme est rarement polie. C’est un genre de « papotage » : ces « petites histoires » propres à la postmodernité (Maffesoli, 2000, p. 122). Geert Lovink définit les blogs comme étant « une extension digitale de traditions orales plus qu’une nouvelle forme d’écrit ». Insistant sur l’aspect conversationnel des blogs, il note qu’ils se font l’écho « de la rumeur et des potins, des conversations dans les cafés et les bars, les squares et les couloirs » (Lovink, 2008, p. 10).

3L’étymologie du mot « blog », qui remonte à la fin des années 1990, renvoie à la contraction des mots « web » et « log », soit en français les mots « toile » et « carnet de bord ». Les auteurs de blogs sont connus sous le nom de « blogueurs », leur activité est le « blogging » et leurs textes sont des « billets ». Les lecteurs d’un blog peuvent répondre à chaque nouveau billet dans une section « commentaire », généralement accessible et lisible par tous. La « blogosphère » est l’espace virtuel, digital, composé des billets et commentaires postés par les blogueurs et leurs lecteurs.

4Les blogs furent d’abord le fait d’individus doués dans l’art de la création de sites web. Cependant, la familiarité croissante des consommateurs avec Internet, ainsi que l’apparition de logiciels de gestion de contenu des blogs et de sites d’hébergement des blogs tels que blogger.com et blogspot.com, ont largement facilité leur prolifération.

5L’explosion du nombre de blogs – selon certaines estimations, un milliard de personnes étaient soit blogueurs soit lecteurs de blogs en 2006, et ce chiffre devrait passer à deux milliards d’ici 2011 (Deuze, 2007, p. 14) – a fait l’objet d’une réception mitigée de la part des spécialistes des médias. Certains, tels David Kline et Dan Burstein, l’ont célébrée avec enthousiasme voyant en eux un médium libérateur et participatif transférant le pouvoir des médias aux citoyens. Les blogs, notent-ils, « permettent de briser […] l’isolement inhérent à la vie moderne. Ils donnent aux individus un forum leur permettant de parler ouvertement au pouvoir » (Kline et Burstein, 2005, p. 247-248). Cependant, d’autres auteurs ont manifesté une certaine hostilité à l’égard de la blogosphère. Ainsi Andrew Keen soutient que le blogging introduit « un chaos d’informations sans intérêt » (Keen, 2007, p. 16).
Qu’ils soient loués ou vilipendés, les blogs sont devenus des sites influents de sociabilité au sein d’une « culture de l’immédiat » (Tomlinson, 2007). Comme l’écrit Paul Virilio, « le temps chronologique et le temps historique, le temps qui passe, [ont été] remplacés par un temps qui s’expose instantanément » (Virilio, 1991, p. 14). Il nomme ce temps « un pur temps ordinateur » (p. 15). L’un des fondements mêmes du blogging réside précisément dans l’instant, son pouvoir étant celui de l’immédiat, l’un des avantages de la blogosphère par rapport aux médias traditionnels. En effet, dans le monde de l’information et du flot d’images, le temps est un atout. Or, principe structurant de la mode, en matière de production et de consommation de biens de mode, le temps est également capital, et il ne fallut pas attendre longtemps – 2003 exactement – avant qu’un nouveau genre de blogs émerge, le blog de mode.

Blogs de mode

6Les blogs de mode représentent un nouveau genre de texte mêlant écrit, images (fixes et mouvantes) et sons, et privilégiant un ton spontané, le subjectif et l’irrévérence. L’ordinaire des pratiques et des acteurs de mode est mis en avant. Attirés vers le blogging par leur enthousiasme pour la mode et leur désir de le partager avec autrui, les blogueurs de mode représentent une nouvelle forme d’intermédiaires culturels, à la fois consommateurs mais aussi producteurs – « prosommateurs » (Bruns, cité dans Deuze, 2007, p. 77) – de la culture mode, qui souligne, à l’heure de « l’ère de l’information » (Castells, 2000), une redistribution des pouvoirs au sein de la société contemporaine en réseaux.

7Nogoodforme.com et Myfashionlife.com, lancés respectivement en mai 2003 et à l’automne 2004, sont parmi les premiers blogs de mode à être apparus dans la blogosphère. Les auteurs y parlent de leurs achats et de leurs envies, affichant ainsi leur statut de consommateurs, tout en produisant, à partir même des objets achetés et discutés, des textes non moins centraux à la production symbolique de la mode que ceux de journalistes établis et autres intermédiaires culturels traditionnels. De tels blogs véhiculent les plaisirs et déplaisirs de leurs auteurs, tous liés métaphoriquement et littéralement par leur amour pour la mode.

8En effet, le lien est intrinsèque à la blogosphère. Internet est fait de réseaux, de mouvements entre sites, c’est un espace en quelque sorte liquide, fluide – une idée que les termes de « surf » (surfer sur Internet) et de « navigation » capturent. Ce mouvement est permis par les liens qui peuplent les blogs et font accéder à un nombre infini de sites digitaux, y compris d’autres blogs. Sortes d’arborescences virtuelles, les liens permettent aux lecteurs ce nomadisme – pour emprunter la terminologie deleuzienne (voir Deleuze et Guattari, 1980) – propre à la structure rhyzomatique qu’est Internet. Chaque lien fait accéder à différents « plateaux », la page d’un blog par exemple, grâce à laquelle blogueurs et lecteurs entrent en contact et partagent leur amour pour la mode. Le lien est donc ce fait technologique, virtuel mais non moins réel, qui crée du lien social. Tout comme ces fils multiples (De Singly, 2003, p. 21) qui, dans la société contemporaine, relient les individus entre eux en créant d’innombrables tribus jamais isolées, les liens digitaux sont multiples et toujours connectés : l’espace même où le digital et le social se confondent.

9« L’homme est l’être entrouvert », écrit Bachelard (2004 [1957], p. 200), qui insiste également sur l’image de la porte comme « cosmos de l’entrouvert » permettant à l’homme de laisser libre cours à ses désirs et tentations. Internet n’est pas fait de portes mais de fenêtres (windows) qui, telles les portes dont parle Bachelard, et comme les liens qui jonchent les blogs, permettent aux individus de pénétrer en de nouveaux espaces, d’entrouvrir de nouvelles pistes et de satisfaire leur rêverie et leur curiosité, bref de laisser libre court à un imaginaire qui ne demande qu’à être partagé. Barney’s Girl et Harrod’s Girl, auteures du blog I am fashion, écrivent :

10

Nous avons commencé à bloguer en 2004, lorsque nous sommes arrivées à la fac. Nous voulions un simple site de filles où nous pouvions partager nos idées sur la mode avec d’autres passionnées de mode. Nous avons opté pour blogspot, parce que nous n’y connaissions pas grand-chose à la technologie… Nous traquions religieusement notre blog et notre cœur frémissait chaque fois qu’un commentaire apparaissait. Ça nous donnait systématiquement un sentiment chaleureux et enivrant.
(Iamfashion, 2009)
Les auteurs parlent ici de leur cœur qui frémit, de la chaleur qui les envahit. Elles en appellent, comme nombre de blogueurs, aux émotions que le lien numérique crée et permet, soulignant ainsi le caractère humain et non déshumanisant, ainsi que voudraient le faire croire nombre de critiques d’Internet, des relations en cyberespace.

Ordinaire de mode

11Les blogs de mode ont introduit dans le champ du discours de mode un nouveau type d’information nourri par l’expérience ordinaire et les vues personnelles de leurs auteurs, par exemple en matière de tendances ou de shopping. Comme nombre d’autres blogs, ils véhiculent « les petits triomphes et les tragédies de la vie quotidienne » pour reprendre la formule de Lovink (2008, p. 124) au sujet de la blogosphère. Ainsi la blogueuse française Garance Doré parle à ses lecteurs de sa passion actuelle pour la couleur rouge :

12

Cette semaine, j’ai mis du rouge partout (ne me demandez pas pourquoi) (j’en parle à ma psy dès que possible) (bien sûr que je vous raconte) je me suis dit que ça serait chouette de finir [ce billet] avec ce rouge tout doux, légèrement flou, comme un peu gommé.
(Doré, 2009a)

13Garance Doré parle ici de la couleur rouge comme si elle parlait d’une œuvre d’art, une œuvre cependant qui n’est pas distante et incorporelle, mais tactile, physique, accessible parce que faisant partie de son quotidien. En effet, le blog indépendant de mode est l’espace de consécration de l’amateur, ce « héros du quotidien » (de Certeau, 1990) qui n’est pas moins artiste que l’artiste consacré par la modernité. Son art est présenté comme un acte de bricolage facilement effectué. Ainsi Garance Doré écrit :

14

Ma veste ! En cuir ! La rouge un peu bizarre (en langage mode : complètement ringue) que j’avais chinée il y a trois ans (en langage mode : à l’ère glaciaire) et que je n’ai jamais mise ! Mais voilà ! Je vais virer les manches ! Voilà comment en TROIS MINUTES montre en main (parce que plus j’aurais tout planté au milieu du salon avec l’étagère Ikéa) j’ai coupé les manches de ma veste vintage et comment je me suis bricolé une petite it-veste perso. […] Le cuir c’est top : tu le coupes ça fait bord franc, autrement dit en langage mode : total créateur. Super beau résultat, Garance contente d’elle, sourire. A passé l’aprèm d’hier avec sa veste rouge sans manche à se la péter toute seule dans la rue. Tout ça pour TROIS MINUTES de boulot.
(Doré, 2009b)

15Cette esthétique du bricolage est une récurrente des blogs de mode où les auteurs se mettent en scène au sein même de l’espace qu’ils ont investi, l’écran de l’ordinateur, en se photographiant portant des tenues toujours renouvelées afin de présenter leurs dernières acquisitions. Il en est ainsi de deux blogs très populaires, l’anglais StyleBubble de Susie Lau, et le français Punky B’s fashion Diary de Géraldine Grisey. Lau écrit qu’elle « fait un effort conscient pour essayer d’acquérir certaines des choses à propos desquelles [elle] écri[t] » (Lau, 2009), et ce qu’elle acquiert est documenté, parfois plusieurs fois par jour, sur son site. Son blog consiste en effet régulièrement en un défilé d’images des nombreux vêtements achetés par Lau, souvent lors de ses excursions dans diverses friperies, et qu’elle mixe et remixe, se photographiant du haut de son balcon londonien.

16La Française Géraldine Grisey affiche elle aussi des images d’elle-même, sortes d’autoportraits de mode. Elle y présente ses expérimentations avec une mode abordable. Ainsi, à défaut des bottes Martin Margiela dont elle rêvait, elle se conforte avec les beaucoup moins onéreuses Ash :

17

Ces boots/sandales Ash, que je qualifiais il y a quelques mois (sans les avoir vues en vrai évidemment et encore moins essayées) de piètre placebo […] des fabuleuses Margiela qui me donnaient des palpitations. Et c’est là que je me rends compte que ça a vraiment du bon, de parfois remettre ses jugements (hâtifs) en question car ces boots mutantes se révèlent être de vraies bombes atomiques !… Résultat, depuis que je les ai reçues à mon anniversaire, je ne les ai pratiquement pas quittées.
(Punky B., 2009) [3]

18Les blogs, écrit Lovink, « sont tout d’abord utilisés en tant qu’outil permettant de manager le soi » (Lovink, 2008, p. 28). Ce management inclut « le besoin de structurer sa vie, de se débarrasser du désordre, de maîtriser les flots immenses d’information », mais aussi de s’autopromouvoir dans la culture contemporaine, une culture qui « fabrique la célébrité à tout niveau possible » (p. 28). Les blogs tels que StyleBubble et Punky B sont partie intégrante de ce projet de réalisation de soi, pouvant même conduire à la célébrité digitale. Les années 2006-2009 ont en effet vu se consolider la « réputation en réseau » (Deuze, 2007, p. 77) de plusieurs blogueurs de mode, avec les blogs les plus populaires lus par des dizaines de milliers de lecteurs chaque jour. En 2006, pour la première fois, certains blogueurs furent invités à divers événements clefs tels que défilés et lancements de produits, leur présence dans le champ de la mode se voyant ainsi consacrée. Les blogueurs de mode apparaissent maintenant de façon régulière dans les listes des « personnes les plus influentes » que dressent journaux et magazines ; leur style est disséqué, leurs adresses et conseils de mode communiqués aux lecteurs.

19Ainsi les blogueurs indépendants ont-ils réussi à se forger une place dans le champ journalistique de la mode, ce qui a forcé les médias traditionnels à réviser leurs activités. Nombre de magazines de mode ont en effet créé leurs propres blogs. Ils ont également répondu à la montée de la blogosphère en recrutant les blogueurs les plus populaires pour travailler sur leurs sites web ou en hébergeant leurs blogs.

20Le succès rencontré par les blogs de mode indépendants suggère un certain manque de satisfaction face au modèle dominant de représentation de la mode. Par contraste avec les images et silhouettes polies, dans tous les sens du terme, des magazines de modes, les corps et visages hyperréels des mannequins qui y figurent, nombre de blogueurs réaffirment la force du quotidien, son attraction, le pouvoir de l’amateur, dans une culture précisément saturée de et par la célébrité. Le côté imparfait, car humain, personnel, de l’apparence est célébré. Susie Lau déclare, par exemple :

J’aime mes erreurs !… Je n’arrive pas à croire certaines des tenues que j’ai assemblées. Non pas que je les regrette. Je n’essaye pas de présenter la meilleure vision de moi-même, seulement une vision de ce que je ressens en ce moment.
(Lau, cité dans Brooks, 2009, p. 14)
Cette mise en avant des sentiments défie une vision du monde nourrie par la valorisation de la raison, de la rationalité, par le regard des hommes et leurs valeurs. Un espace textuel tel que StyleBubble y oppose une vision féminine, pour ne pas dire féministe. En effet, l’émotion y est célébrée, tout comme le sont des valeurs esthétiques qui ne correspondent pas à celles traditionnellement jugées comme étant féminines : les styles représentés ne sont pas facilement qualifiables de « mignons », d’« élégants », en bref de féminins. En constituant un nouvel espace de formation de l’identité féminine qui promeut une vision différente de la féminité, les blogs de mode tels que StyleBubble reprennent-ils le projet politique des féministes ? Là où en 1989 l’artiste Barbara Kruger affirmait dans une de ses œuvres, Your body is a battleground (Votre corps est un terrain de combat), pour une blogueuse son corps est un « terrain de jeu ». Mais c’est peut-être précisément par le jeu et à travers ce sujet apparemment frivole qu’est la mode, que nombre de jeunes femmes rejoignent une nouvelle fraternité (sisterhood) digitale.

La mode parlée

21Dans la blogosphère mode, les blogueurs se prêtent aux rôles de mannequin, de styliste et de photographe, au service d’une communauté de lecteurs heureux d’afficher leurs commentaires en réaction aux différents styles présentés. En mai 2009, par exemple, Scott Schuman, l’auteur du maintenant célèbre Sartorialist, posta l’image d’un homme rencontré dans une rue de New York (Sartorialist, 2009). L’homme porte un short de style militaire couvert de taches de peinture, un tee-shirt sans manches et des bottillons usés. L’allure est nonchalante, les vêtements semblent de modeste qualité, si ce n’est qu’il porte un sac Louis Vuitton en guise d’accessoire. Dans le billet qui accompagne l’image, Schuman s’interroge sur la différence entre la mode et le style. Une discussion s’ensuit qui reprend les termes de l’interrogation de Schuman et commente le style présenté. Un lecteur note par exemple que « bottillons et pantalons recouverts de peinture sont un classique de la mode des rues de New York, mais ce qui le fait pour moi c’est le sac et le petit sourire en coin » (Dr. S., cité dans Sartorialist, 2009). Un autre lecteur demande : « Je vois beaucoup d’hommes sur ces pages porter des bottillons comme ceux-là. Est-ce que quelqu’un sait où je pourrais en trouver ? Je suis au Royaume-Uni et j’en vois rarement des comme ça ici » (Sean, cité dans Sartorialist, 2009).

22Les commentaires des lecteurs soulignent non seulement le caractère interactif et conversationnel des communications au sein de la blogosphère, mais également la camaraderie que ressentent nombre de lecteurs à l’égard des blogueurs à qui ils s’adressent. En 2009, Susie Lau publia sur son blog une photo d’elle-même dans une combinaison Pam Hogg qu’elle était en train d’essayer dans une boutique. Quelque temps après, Lau fit part de son désarroi après que Hogg eut qualifié son billet de « mauvaise publicité ». Son blog reçut un nombre record – 422 – de commentaires. Bien que Lau ait reconnu qu’elle n’avait pas demandé la permission de se photographier dans la cabine d’essayage, nombre de lecteurs se pressèrent de la défendre et de la réconforter. L’un d’eux écrivit :

23

Diable ! Comme tout cela est ridicule, je dois dire, c’était fait dans un esprit bon enfant, et qui en plus a créé de la publicité à propos d’une marque dont je n’avais jamais entendu parler. En plus tu étais superbe dans cette combinaison, et NON PAS repoussante !… Grostesque ! NOUS T’AIMONS !
(Brigadeiro, cité dans StyleBubble, 2009)

24L’esthétique partagée entre les blogueurs et leurs lecteurs réside en une prolifération de micro-histoires axées sur cet objet central de la vie de tous les jours : l’objet de mode, un objet qui, comme en attestent les blogs de mode, constitue un véritable « vecteur de communion » (Maffesoli, 1996, p. xv), un pré-texte à la discussion et à l’échange d’idées et d’émotions. Ainsi, les blogs de mode sont moins une forme d’édition qu’une « nouvelle forme de conversation et une nouvelle forme de communuté » (Gall, 2005, p. 150). Les blogueurs et leurs audiences sont unis par un idéal communautaire que Michel Maffesoli a résumé en deux mots : « le style et l’image » (Maffesoli, 1996, p. xiv), que l’espace instantané de la blogosphère nourrit. La mode ainsi rendue en lettres et illustrations digitales n’adhère pas à un langage codé par les règles dominantes d’un discours de mode que Barthes (1967) essaya de capturer en un système. Elle suit un quotidien informel, rapide, mouvant, soulignant cet aspect du discours de mode qui échappa à l’analyse de Barthes : la mode comme objet de conversation, la mode parlée plutôt que la mode écrite.

Conclusion

25Une critique souvent adressée à la blogosphère est qu’elle n’est qu’un amas d’opinions sans intérêt, peu ou pas informées, qu’elle promeut « le culte de l’amateur » (Keen, 2007), un amateurisme qui, selon cet auteur, semble donc condamnable. Une telle critique est sous-tendue par l’idée qu’il existe une vérité universelle, celle de l’expert. À supposer que cela soit justifiable ou vrai en certains domaines, pour ce qui concerne le champ de la mode les blogs montrent que l’amateur est autant vénéré, si ce n’est plus, que l’expert ; que les vérités intimes sont autant recherchées, si ce n’est plus, que le jugement final. Le champ de la mode est devenu un champ segmenté, fracturé, aux multiples pôles d’influence, parmi lesquels les blogs et leurs auteurs. La blogosphère mode, en offrant un espace d’expression à l’amateur, permet de ramener la mode à un de ses aspects essentiels, le quotidien et ses grands-petits plaisirs, un objet de communion et de formation identitaire. Les blogs ont permis l’introduction d’un nouveau mode de consommation de l’information de mode, à la fois interactif et immédiat, favorisant une « stratégie du lien » et la consolidation de communautés virtuelles de mode. L’importance non seulement de la mode mais aussi d’Internet comme vecteurs significatifs d’interaction et de socialisation est ainsi soulignée.


26Mark Tremayne (2007, p. vii) note que la brève étymologie du terme « blog » remonte à la fin des années 1990 et s’explique par la série suivante : web Æ web journal ? web log ? weblog ? wee blogs ? blogs. Pour une histoire des blogs, voir Blood (2002).

27Cet article s’attache aux blogs indépendants, qui existent sous deux formes principales, aux frontières souvent poreuses : les blogs proches du format du journal intime, dans lesquels peuvent apparaître des photos de leurs auteurs en accompagnement de textes plus ou moins longs ; les blogs de la mode des rues, où domine la photographie. Par opposition aux blogs indépendants, les blogs institutionnels sont le produit de titres de mode établis, lancés en réponse au succès de la blogosphère.

28La liste des blogs de mode indépendants est vaste. Elle inclut par exemple : ashadedviewonfashion.com ; stylebubble.typepad.com ; garancedore.fr ; the sartor-ialist.blogspot.com ; shoeblogs.com ; iamfashion.blogspot.com ; disneyroller-girl. blogspot.com ; fatgirlslikeniceclothestoo.wordpress.com ; http://www.punky-b.com ; thecherryblossomgirl.com ; stylesalvage.blogspot.com.

29Comme l’observe Tremayne (2007, p. vii), « les blogueurs indiquent souvent des liens vers d’autres contenus web, et nombreux sont ceux qui ont un blogroll, c’est-à-dire une liste à part entière de liens vers leurs blogs préférés. Les liens peuvent également être insérés dans les billets. »

30Deuze nomme « réputation en réseau » le statut qu’il est possible d’acquérir dans le champ des médias grâce à une forme de travail en ligne (voluntary media work) tel que le blogging.En 2007, par exemple, 50 000 personnes par jour ont visité le blog The Sartorialist (Cartner-Morley, 2007, p. 43).

31À l’automne 2006, 40 blogueurs américains reçurent des invitations aux collections de New York (Dodes, 2006). Susie Lau fut cependant la seule blogueuse invitée au gala Gucci à New York en 2008 (Evening Standard, 8 octobre 2008).

32Les blogs du Vogue britannique sont écrits par des figures établies de la mode, tels que Paul Smith et Rupert Sanderson.
Susie Bubble possède son propre blog, mais elle fait également partie de la rédaction de Dazed Digital. Style.com ; Garance Doré travaille également pour Vogue.fr, et le blog de Géraldine Dormoy, CaféMode, bien qu’indépendant, est hébergé par le site de L’Express (http://blogs.lexpress.fr/cafe-mode).

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : médias, mode, blog

Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/soc.104.0105

Notes

Domaines

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