Sociétés 2007/1 no 95

Couverture de SOC_095

Article de revue

La sociologie dans la société de l'image

Pages 9 à 18

Notes

  • [*]
    Professeur associée à la Faculté de Science Politique R.Ruffilli de l’Université de Bologne (Italie), où elle enseigne Sociologie Visuelle et Méthodologie qualitative dans les recherches pour la santé. Responsable du Laboratoire de Sociologie Visuelle du Département de Sociologie de Bologne et membre de l’International Visual Sociology Association. Sur ces thématiques a publié : In altre parole (2001), Mondi da vedere (avec D.Harper, 1990), L’immagine sociologica (1997), Manuale di sociologia visuale (avec G.Losacco 2003). faccioli@ spbo. unibo. it.
  • [1]
    Je signale à ce propos des travaux comme Lunch et Richards (1986), Kent (1989), Spence (1988).

Culture visuelle et visualisation

1« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. [...] Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Debord, 1997, p. 53-54). Dans la société postmoderne, en suivant Debord et d’autres, les relations sociales sont médiatisées par les images qui ont joué un rôle central dans la construction de la vie sociale et dans la construction des significations (cf. Rose 2001, p. 7).

2Ernst Gombrich, historien de l’art, préfigurait, quant à lui, une époque historique dans laquelle l’image aurait remplacé la parole et l’écriture (Gombrich, 1996, p. 41). L’immersion dans le contexte visuel pénètre la vie quotidienne et les images sont en train de substituer, toujours plus, l’écriture comme canal privilégié de communication, tandis que le monde actuel est conceptualisable comme un « phénomène vu » (Jenks, 1995, p. 2). Ce changement social (et technologique) a fait réfléchir beaucoup de spécialistes qui ont mis particulièrement l’accent sur le rapport entre le langage écrit et le langage visuel dans les processus culturels qui se situent à la base des formations sociales. Nous savons, d’ailleurs, que l’écriture a joué un rôle clé dans la formation des sociétés complexes à l’époque moderne. Dans la société postmoderne où nous vivons, les images ont de plus en plus remplacé les textes écrits comme forme culturelle dominante (Lasch, 1988): le monde comme « texte » a été remplacé par le monde comme « image » (Mitchell, 1992, 1994). La fin des grands récits, disait déjà Lyotard dans les années 1980, est survenue parallèlement au passage d’une culture du discours, textuel et diachronique, à une culture synchronique de l’image à fort impact immédiat. On peut donc penser que les principes organisationnels de la formation sociale postmoderne soient fondés sur le langage visuel plutôt que sur l’écriture (cf. Emmison et Smith, 2000). Comme Gillian Rose le suggère, la postmodernité est non seulement « oculocentrique » par la quantité d’images qui circulent et articulent les connaissances, mais parce que les individus interagissent toujours plus avec des expériences visuelles totalement construites (Rose, 2001, p. 8). Enfin, pour reprendre les mots de Nicholas Mirzoeff, « le visuel brise et met en discussion chaque tentative de définir la culture en termes exclusivement linguistiques » (Mirzoeff, 2002, p. 35).

3Le flux d’images dans nos maisons est aujourd’hui quasi ininterrompu et semble naturel : « En onde sur les écrans qui en un seul minute sont aptes à montrer plus d’images que celles qu’aurait pu contenir en plusieurs vies une riche maison flamande du XVIIe siècle » (Gitlin, 2003, p. 3). Notre réflexion sur ce flux d’images qui nous entourent ne doit pas se référer seulement aux images véhiculées par les médias électroniques, mais aussi à celles représentées par les dimensions visuelles du monde qui nous entoure et à travers lesquelles nous faisons quotidiennement l’expérience du monde. Je suis pleinement d’accord avec Emmison et Smith (2000) sur le fait que, outre les images photographiques, télévisuelles, informatisées, etc., il existe encore beaucoup d’autres formes de données visuelles qui entourent notre expérience de vie.

4À l’instar des images, les objets qui nous entourent véhiculent eux aussi des significations visuelles. Il en est de même des édifices, des rues, des murs, des centres commerciaux. En outre, comme l’a fait remarquer Goffman, toute interaction publique se base sur la communication visuelle produite par le langage du corps (de l’habillement à l’expression).

5C’est précisément cette attention aux dimensions visuelles du monde social - plus même que les moyens électroniques - qui marque la frontière entre la sociologie des médias (anciens et nouveaux) et la sociologie visuelle.

6C’est en ce sens qu’il convient de nous poser d’abord quelques questions : des images produites par qui ? Dans quel but ? Vues par qui ? Interprétées et utilisées comment ?

7Partons du concept de « culture visuelle » qui a été élaboré par quelques spécialistes - je me réfère, parmi d’autres, à Nicholas Mirzoeff, Stuart Hall, Jessica Evans, William Mitchell, Chris Jenks - qui sont passées des cultural studies vers le nouveau champ disciplinaire des visual cultural studies. Les raisons du choix et de l’individuation de ce nouveau champ disciplinaire se réfèrent à l’explosion d’images et de technologies visuelles de la fin du dernier siècle, explosion qui a amené avec elle un changement culturel dans la vie quotidienne des individus. Étudier la culture visuelle ne signifie donc pas simplement étudier et analyser les images, mais aussi prendre en considération la dimension centrale qu’a pris la vision dans l’expérience quotidienne subjective et, par conséquent, dans les processus de construction et de partage des significations (cf. Van Leeuwen et Jewitt, 2001, p. 62-63).

8Les principales caractéristiques de la culture visuelle sont décrites par Mirzoeff (2002), qui distingue plusieurs éléments :

  • la tendance à visualiser des choses non visuelles à l’aide de supports technologiques : cette tendance change le rapport entre le visible et l’invisible, lui faisant accomplir une sorte de cercle. L’art sacré représentait l’invisible (la divinité), c’est-à-dire une réalité visible seulement à travers l’œil de la foi. La photographie a permis à l’œil de la science de représenter la réalité visible. D’autres technologies, comme le microscope et les rayons X, ont permis de regarder au-delà de la possibilité de l’œil et de rendre visible une réalité invisible mais réelle.
    « Dans l’ère du visuel » (Debray 1999) la technologie rend visible une réalité qui est seulement simulation, mais que nous pouvons vivre comme réelle (si nous y croyons).
    L’image construite par l’ordinateur est alors ontologiquement (et paradoxalement) plus semblable aux icônes religieuses du passé qu’aux images produites avec les technologies non virtuelles ;
  • la tendance à visualiser l’existence : tout est visualisé, des modèles informatiques à la médecine, aux interfaces graphiques et aux téléphones, et jusqu’à la vie privée ;
  • la centralité de l’expérience visuelle : alors que dans le passé il existait des modalités et des lieux de représentation visuelle socialement définis et alors que les sujets étaient des destinataires passifs, aujourd’hui les observateurs s’approprient les images, les décontextualisent et les utilisent pour communiquer. Ainsi, quand Mona Lisa sort du Louvre et tourne autour du monde imprimée sur un tee-shirt, elle n’a plus le même sens que dans le contexte solennel du musée. C’est pourquoi il devient important de poser l’attention sur ce que les individus font avec les images;
  • la visualisation du monde : elle suppose que les images ne soient pas la réalité ni même sa représentation. La retouche photographique et le montage filmique pouvaient apparaître comme une construction et une interprétation de la réalité, mais ils entretenaient avec elle un rapport indicatif, tandis que la simulation, pour utiliser les mots de Virilio (1989), bouleverse l’idée même de réalité.
Dans ce contexte, examinons maintenant le concept de visualisation. Qu’est-ce que visualiser? Rendre visible, montrer, produire une image est une construction sociale, même lorsque – comme je le disais ci-dessus – l’image maintient un rapport indicatif (Eco, 1973) avec la réalité représentée, comme c’est le cas dans la photographie et le cinéma. Les technologies visuelles aujourd’hui peuvent même effacer la composante de nature (la lumière émise par l’objet photographié ou filmé) qui fournissait le frame à l’intérieur duquel la culture pouvait se déplacer, de sorte qu’il n’y ait aucune limite à la possibilité de visualiser. Visualiser équivaut ainsi à donner une définition de la réalité, à véhiculer une signification, à produire une vision du monde. La visualisation, quelle que soit le medium technologique sur lequel elle se fonde, du pictogramme au pixel, exprime et incarne des relations de pouvoir. J’en donne ici quelques exemples.

9Dans un ouvrage suggestif, John Berger analyse de manière critique la représentation de la femme et de l’homme dans la peinture européenne à huile : « on pourrait simplifier en disant : les hommes agissent et les femmes apparaissent » (Berger, 1998, p. 49). La visualisation reflète les différentes présences sociales des deux sexes, là où « la présence de l’homme dépend de la promesse de pouvoir qu’il incarne » (ibid., p. 47), pouvoir qui est toujours externe à l’homme, s’exerce sur les autres et suggère ce qu’il peut faire. La présence de la femme, au contraire, est intrinsèque à sa personne et coïncide avec sa façon de paraître aux autres, de se montrer, de se laisser regarder (par l’homme) ; ainsi elle se transforme en objet de vision, c’est-à-dire en « vue », en objet regardé ; au contraire, le vrai sujet, le protagoniste, c’est-à-dire l’homme qui regarde, n’est pas représenté.

10Les femmes ont été le sujet principal des nus de la peinture à l’huile en Europe, qui montre de manière claire comment les femmes ont été vues (un exemple parmi d’autres est représenté par la Maja Desnuda de Goya). Aujourd’hui, selon Berger, les moyens de représentations (la TV, la publicité) ont changé, mais la façon de voir les femmes n’a pas changé, « non pas que le féminin soit différent du masculin, mais parce qu’on assume le fait que le spectateur idéal soit toujours un homme » (ibid., p. 65).

11Sur le thème de la diverse représentation des genres, nous ne pouvons pas oublier de mentionner Goffman qui, dans Gender Advertisements (1979), analyse les manières selon lesquelles les différences sociales de genre sont visualisées et renforcées par les images publicitaires.

12Un autre exemple, au sein de la culture occidentale blanche, concerne la manière selon laquelle les images ont véhiculé et soutenu le concept de civilisation linéaire (avec l’Europe en tête), tel qu’il était compris dans la culture du XIXe siècle. La photographie colonialiste a transporté en Europe l’image du sauvage, en justifiant et en légitimant ainsi la violence colonisatrice. Dans ce cas même, les images représentaient le point de vue des Blancs sur les Noirs, c’est-à-dire le point de vue de celui qui avait le pouvoir de photographier et donc d’énoncer des affirmations sélectives à propos de la réalité.

13Un autre exemple concernant le photo-journalisme est celui de la revue Life, revue qui a joué un rôle très important en véhiculant les valeurs de la culture et du pouvoir dominant (cf. Harper et Faccioli, 2004). Ici, un long chapitre pourrait s’ouvrir sur la visualisation de la guerre (sur le journalisme dit embedded), chapitre que j’omets pour des raisons d’espace.

14Le point de vue est ainsi en quelque sorte équivalent du pouvoir : le pouvoir d’affirmer son propre point de vue. Mais pour affirmer celui-ci, il faut d’abord voir : seul celui qui voit peut donner une définition visuelle de ce qu’il voit. L’objet de la vision n’a pas, lui, le même pouvoir. Voir équivaut donc à contrôler, tandis qu’être vu équivaut à être contrôlé.

15Le maximum de pouvoir se situe donc dans le point de vue d’où l’on peut voir tout sans être vu (comme dans l’idée du panopticon, projetée par Bentham et reprise dans les écrits de Foucault), et où l’on peut contrôler tout sans être contrôlé. L’exemple de Foucault du panopticon et du regard est peut être la plus grande contribution à la théorie du rôle du visuel dans la vie sociale, plus en particulier de son lien avec le pouvoir et le contrôle social (Emmison et Smith, 2000). La société de l’image est-elle alors un grand panopticon ? Ou un big brother ?

Culture visuelle et vie quotidienne

16On peut affirmer, à la manière de Mirzoeff, que « la vie dans les pays industrialisés est placée de plus en plus sous la surveillance des caméras : des écrans sur autobus à ceux des shopping malls, à ceux des autoroutes, des ponts ou près des distributeurs d’argent ». Il est vrai aussi, toujours selon le même auteur, que « dans l’ère des écrans visuels notre point de vue est central » (Mirzoeff, 2002, p. 27).

17Quelle signification donner à cette dernière phrase ? Je crois que, quand on réfléchit sur la société de l’image, on ne doit pas prendre en considération seulement le « régime scopique », le panopticon. Au contraire, il faut également considérer que le pouvoir de visualiser, et donc de véhiculer des significations, est lui aussi objet de négociation : la visualisation n’advient pas dans le vide mais toujours à l’intérieur d’une culture. Je suis ici en accord avec Stuart Hall, qui estime que la culture n’est pas un ensemble de choses (tableaux, romans, émissions de télé, etc.) mais un processus, un ensemble de pratiques de production et d’échanges de significations. S’il est vrai que les images sont une interprétation du monde, il est vrai aussi que la culture dépend de l’interprétation que ses adeptes donnent à ce qui les entoure et du sens qu’ils donnent au monde – tout comme elle dépend également de l’interprétation que divers groupes dans une société donnent au monde.

18Plus fondamentalement, la question est donc : comment les images travaillent-elles ? S’il est vrai que le monde est devenu ou est en train de devenir toujours plus visuel, il n’y a pas autant de certitude sur ce qu’il signifie pour les individus qui l’habitent. De nombreuses études récentes portant sur les effets des médias convergent vers la notion de « réalité médiatique », c’est-à-dire la production d’images du monde qui entrent dans les processus subjectifs de construction de la réalité sociale. Actuellement, beaucoup d’études portent également sur les conséquences des expériences dans la réalité virtuelle, vécues comme réelles, surtout pour les identités individuelles. Par contre, il n’existe pas d’études significatives sur les effets que les dimensions visuelles de la vie sociale ont, dans le sens plus large dont j’ai parlé précédemment, sur les individus.

19Autrement dit, comment agissent et communiquent les images (des médias aux murs, aux corps, aux objets, à la signalétique routière, à la publicité, aux tee-shirts, aux vitrines, aux places, aux produits artistiques, etc.) sur la construction des significations, sur la clarification des normes et des valeurs, sur la régulation des interactions, sur l’affirmation des différences et des appartenances, et enfin sur les parcours de construction des identités ? Et que font les individus avec les images ? Est-il vrai que celui qui est vu (photographié, filmé, contrôlé) est toujours du côté négatif d’une relation de pouvoir ?

20Partons de cette dernière question : les exemples de visualisation-contrôle que j’ai donnés plus haut (le nu dans la peinture européenne, le point de vu des Blancs sur les Noirs colonisés) ne doivent pas, à mon avis, absolutiser la relation entre celui qui voit (le photographe) et celui qui est vu (le sujet photographié) comme une relation asymétrique. Dans le portrait, par exemple, il y a une négociation entre les deux acteurs, comme dans la plupart des photographies des albums de famille (négociation qui, au contraire, manque dans les photographies dites « volées » ou dans les images filmées dans un circuit de vidéosurveillance). D’ailleurs, depuis toujours, les personnes désirent justement voir « la société du spectacle ». Ainsi, aujourd’hui, beaucoup de personnes désirent aussi être vues (surtout à la télé : pensons par exemple au talk-show et à la télé-réalité, ce qui ouvrirait un autre chapitre intéressant). Bien sûr on trouve aussi des « résistances » au pouvoir de la visualisation, des personnes qui la combattent avec leurs propres armes, comme la photographie, l’art des Africains et des Afro-Américains, des gays, des femmes, ou comme l’autoreprésentation de son propre corps atteint par le cancer ou le Sida, ou détruit par la drogue, pour en donner une définition différente de celle du point de vue dominant [1]. Ou bien, il peut arriver que circulent des images qui vont à fêler celle du soldat héroïque américain qui combat pour apporter la paix et la démocratie, images véhiculées par les sources officielles, telles les récentes photographies montrant la façon dont les marines américains traitaient des prisonniers irakiens.

21Il y a, toutefois, un troisième acteur entre celui qui voit et photographie et celui qui est vu et photographié : il s’agit de celui qui voit l’image et qui l’interprète. Beaucoup de choses sont à dire à propos de l’interprétation de l’image. Je chercherai à synthétiser ici certains des éléments qui doivent être pris en compte en relation avec le contexte de la vision (cf. aussi Rose, 2001) et avec celui de l’image en soi.

22Première chose : la vision d’une image a toujours lieu dans des contextes sociaux particuliers qui en conditionnent l’impact ; le type de vision induit, engage dans un ensemble de pratiques sociales diverses qui en modifient les significations et les usages. Et les diverses façons de regarder une image, en modifieront les effets.

23Deuxième élément : la vision d’une image advient aussi dans des lieux spécifiques qui ont des règles et des pratiques sociales diverses (le salon de la maison, la place, le cinéma, le musée, le centre commercial, etc.). Les images se déplacent continûment et apparaissent dans divers lieux qui influencent la manière dont elles sont vues.

24Troisième point : les usagers amènent leurs façons de regarder et, de cette manière, les significations sont renégociées, jusqu’au renversement, par des publics particuliers et dans des circonstances spécifiques.

25Les images ne sont pas vraies et fausses, elles ont une interprétation insérée dans des pratiques et des identités sociales. Par rapport aux images en soi, on ne peut pas ne pas réfléchir sur leur nature ambiguë. D’un côté, en effet, leur impact émotif est fort (beaucoup plus que dans un texte écrit) et parfois violent, et elles nous font dire qu’« une image vaut plus que milles paroles ».

26Ceci advient quand la signification dénotative et la signification connotative ne sont pas séparables l’un de l’autre. En regardant la photographie d’un enfant sous-alimenté et souffrant (dénotation), nous ne pouvons pas ne pas penser au fait que dans le monde des enfants meurent chaque jour de faim et de maladie (connotation). En suivant Barthes (1980), le punctum de la photographie est saisi par l’observateur en suivant le sens choisi par l’auteur. Mais Barthes nous dit aussi que la caractéristique de l’image est sa polysémie, c’est-à-dire la multiplicité de ses significations connotatives. Il y a une différence cruciale entre le langage verbal et le langage visuel, référable à la différence entre les codes interprétatifs : c’est le texte (ou la didascalie) qui dirige l’observateur vers une interprétation d’une image plutôt que vers une autre.

27Pourquoi le langage verbal a-t-il le pouvoir d’encager et de limiter la potentialité expressive et signifiante des images ? La réponse est à chercher dans son être fondé sur un code fort, passible d’interprétations qui s’éloignent du sens de celui qui émet le message. C’est un langage conventionnel, fortement connoté, basé sur une logique rationnelle et séquentielle, construit sur une grammaire et une syntaxe, et décomposable en signes qui en constituent, justement, le code interprétatif. Au contraire, la polysémie du langage visuel est référable à la faiblesse (ou l’absence) de son code (Barthes, 1985 ; Eco, 1985), à l’absence d’un contexte interprétatif explicité. En l’absence de connotation verbale, l’image est donc polysémique, son signifié est contextuel, subjectif (ou intersubjectif) et la faiblesse de son code la rend interprétable de diverses façons, parmi lesquelles les états d’âme, les vécus, les expériences passées, la mémoire, la projectualité de l’observateur (et dans la production celle de l’auteur).

28L’image est ambiguë, par sa nature intrinsèque, et son ambiguïté est dissipée par les contenus qui lui sont attribués subjectivement. Autrement dit, les images ne parlent pas toutes seules.

29Tout cela nous amène à dire que la vision est un processus subjectif. En effet, ce qui nous frappe (nous pique) quand nous regardons une photographie est, le plus souvent, un point particulier, quelque chose que le photographe n’a pas nécessairement voulu mettre en évidence mais qui éveille en nous quelque chose.

30Le punctum, comme l’a défini Roland Barthes, c’est la piqûre, le petit trou, la petite coupure, c’est un détail qui creuse dans notre mémoire, dans notre passé remué, dans nos blessures et dans les choses qui sont importantes pour nous, et qui conduisent à découvrir nos émotions.

Culture visuelle et sociologie

31La polysémie confère à l’image la caractéristique d’arme à deux tranchants quand elle est utilisée dans la recherche sociologique. Le sociologue, en effet, faillit de l’arbitraireté interprétative quand il a l’intention de fonder sa recherche sur des images considérées comme « données », en l’absence de l’auteur ou d’un contexte qui en explicite la signification connotative. Je ne me réfère pas ici aux divers plans d’analyses qui appartiennent à divers champs disciplinaires, à la sémiotique notamment.

32Le problème ici est intérieur à une prospective sociologique, et je crois qu’il s’agit d’un problème crucial pour un sociologue qui veut analyser la façon dont les sujets communiquent visuellement et construisent visuellement leurs significations dans la vie quotidienne. En effet, qu’il s’agisse d’images déjà existantes, avant et indépendamment de la recherche, ou qu’il s’agisse d’images produites par les sujets sur demande du chercheur, comme dans la technique de production subjective d’images (native image making), comment est-il possible de les soumettre à l’analyse et de les interpréter quand le sujet est présent ne serait-ce que sous forme d’interlocuteur (médiate) ?

33La relation entre chercheur et sujet, dans ce cas, observe, du côté du premier, un sujet en chair et en os, avec sa charge de connaissance, son background culturel, d’émotions et de sentiments et, du côté du deuxième, l’image qu’il a produit, la didascalie éventuelle et les éléments capables de la contextualiser (moment historique et social, culture d’appartenance, classe sociale, groupe de référence, etc.). L’interprétation de la donné iconique représente alors un des nœuds conceptuels essentiels pour la sociologie visuelle. Et cette dernière, dans un contexte de recherche sociologique peut, à mon avis, advenir soit dans le domaine d’une relation avec celui qui a produit l’image, soit dans le domaine de la reconstruction du contexte de la production. Mais le sociologue peut aussi exploiter à son propre avantage la polysémie et l’ambiguïté intrinsèque de l’image.

34S’il est vrai, en effet, que la nature polysémique de l’image comporte que son interprétation soit toujours le produit de la subjectivité de celui qui l’observe, nous pouvons profiter de la faiblesse du code iconique pour en faire son point de force. Comme les sociologues visuels l’ont découvert depuis longtemps, cela advient dans l’entretien avec photo-elicitation, entretien qui « fonctionne » mieux qu’une question exprimée seulement verbalement. Devant une image, l’interprétation est toujours subjective, mais dans la situation d’entretien en profondeur, le but du chercheur est de saisir la subjectivité qui se manifeste de manière spontanée et émotive en face d’un stimulus visuel.

35Pour terminer, par tout ce que j’ai dit jusqu’à maintenant émerge une autre possibilité d’enquête sociologique qui concerne l’observation des diverses manières dont les individus, dans la vie quotidienne, utilisent les images comme source principale de communication.

36Et c’est dans ce domaine, je crois, que s’ouvrent constamment de nouveaux scénarios, liés aux technologies de la vision et de la visualisation, et qui visent à modifier les relations sociales et les processus de construction du sens et des identités.

Conclusions

37En récapitulant le discours développé autour du rôle de l’image dans la recherche sociologique, je reprends en partie le débat que la sociologie visuelle a suscité dans la communauté scientifique des sociologues italiens.

38Le nœud crucial du débat se situe dans la question de savoir si la sociologie visuelle est une méthodologie ou une discipline autonome. Dans certains travaux précédents (Faccioli, 1997 ; Faccioli et Losacco, 2003), je m’étais dirigé vers une troisième voie en affirmant que la sociologie visuelle doit être considérée comme un approche de connaissance, à l’intérieur de la phénoménologie, qui fait de la connaissance du vécu de l’autre son propre but : l’image avec ses caractéristiques polysémiques, de magie et d’indicalità, peut réussir à faire parler « le langage du vécu subjectif ».

39Sans renier cette idée, je me permets aujourd’hui de la reformuler en y ajoutant une spécification. Je crois que la sociologie visuelle est une approche de connaissance quand elle utilise les images dans un processus de recueil des informations. L’entretien avec la photo-elicitation, la production subjective d’images et la recherche vidéo-photographique sur le terrain, représentent les exemples les plus solides d’un telle approche, que nous pouvons utiliser dans le domaine des diverses disciplines sociologiques (la sociologie du territoire, du travail, de la consommation, de la communication, de la santé, de la déviance, etc.).

40Mais quand l’objet de la recherche est « ce que les gens font avec les images », c’est-à-dire la façon dont les images sont utilisés pour négocier et échanger les significations, pour affirmer les appartenances et les exclusions, pour construire les identités dans le passé, le présent et le futur, pour donner du sens au quotidien et pour communiquer avec les autres, alors la sociologie visuelle est une discipline autonome qui a comme objet la communication et l’utilisation de l’image dans la vie quotidienne.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : société de l'image, sociologie visuelle, culture visuelle

Date de mise en ligne : 01/03/2007

https://doi.org/10.3917/soc.095.0009

Notes

  • [*]
    Professeur associée à la Faculté de Science Politique R.Ruffilli de l’Université de Bologne (Italie), où elle enseigne Sociologie Visuelle et Méthodologie qualitative dans les recherches pour la santé. Responsable du Laboratoire de Sociologie Visuelle du Département de Sociologie de Bologne et membre de l’International Visual Sociology Association. Sur ces thématiques a publié : In altre parole (2001), Mondi da vedere (avec D.Harper, 1990), L’immagine sociologica (1997), Manuale di sociologia visuale (avec G.Losacco 2003). faccioli@ spbo. unibo. it.
  • [1]
    Je signale à ce propos des travaux comme Lunch et Richards (1986), Kent (1989), Spence (1988).

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