(…) Il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. (…) La pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celle de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose.
1 Intersubjectivation matérielle
1Un corps se constitue, se phénoménalise et s’atteint en tant que corps ennemi par les mêmes facteurs et vecteurs qui le constituent en tant que corps d’un sujet. Nous avons consacré plusieurs de nos travaux antérieurs à l’élaboration d’une psychologie sociale phénoménologique de la personne, dans lesquels nous avancions l’hypothèse que la subjectivité est un effet de positionnement de l’expérience et de la représentation que le sujet a de lui-même et des autres dans un espace constitué de sept principaux facteurs, dont la dénomination grecque rappelle leur pure fonction catégorielle : 1. Pathos ; 2. Kratos ; 3. Logos ; 4. Historia, mnémosyné ; 5. Hermès ; 6. Arithmos ; 7. Apophatie (Oliviéro, 2001,a,b). Dans cet article, pour approcher le corps ennemi, nous faisons l’hypothèse qu’il se constitue à partir de ces mêmes catégories cognitives qui structurent le processus de subjectivation, la subjectivation matérielle ou incarnation et l’intersubjectivation matérielle en constituant des modalités particulières. La structure de l’horizon (au sens de l’Umvelt phénoménologique) de l’existence du corps ennemi offre, a minima, une topologie en ellipse à double foyer, « ego vs alter », « nous vs eux », un bi-centrisme structurant et orientant un champ de force antagoniste des valeurs et intérêts, des intentions et des attentions, aux deux sens du terme, de tropisme de la perception et de danger. Selon notre modèle dimensionnel de la subjectivité, nous concevons les foyers antagonistes de l’ellipse de manière multidimensionnelle, l’ennemi, ayant accès au corps de son ennemi qu’en empruntant les voies de la subjectivation matérielle, ces vecteurs de la phénoménalisation de soi-même à soi-même en relation au corps de chair.
2Tout en réservant une discussion sur le fond de la pensée de Carl Schmitt, nous retenons le politique comme effet de la conflictualité (nous vs eux), proposition que nous étendons, comme psychologue social, à l’intersubjectivité matérielle, le corps ennemi se constituant dans et par le « degré d’intensité d’une relation d’hostilité » intersubjective ou intergroupale, ce qui signifie que nous ne retiendrons pas ici le legs de l’étymologie qui différencie « l’ennemi particulier » (« inimicus »), de « l’ennemi public » (hostis) ennemi d’une communauté (confession, classe, peuple, nation, « eux »…). Le cadre de cet article ne nous permet pas d’entrer dans les nuances, essentielles au fond, à examiner entre tous les qualificatifs de la conflictualité constituant le corps ennemi, comme la contrariété, l’antagonisme, l’hostilité, l’opposition, l’obstacle, la résistance, la différence, l’altérité, l’étrangeté, la défaveur, la détestation, la rivalité, l’aversion, l’adversité, l’inimitié, la malveillance, la méchanceté, la rancune, l’antipathie, la nocivité, la maladie, le danger, la subversion, la conspiration, la suspicion, la vengeance, la haine, le malheur, mal, etc.
3La ligne de force de notre approche, soulignée par la phrase de Robert Antelme mise en exergue, est la continuité essentielle entre les processus de subjectivation et de désubjectivation, entre la construction de soi en tant que sujet et la construction de l’autre en tant que sujet et corps ennemi. Lorsqu’à son pire ennemi on ne pas souhaite pas une expérience malheureuse ou terrifiante que l’on a soi-même vécue, l’étrangeté de ce dernier se résorbe dans la certitude de l’identité intersubjective commune. L’ennemi sait où et comment faire mal au corps de l’ennemi, l’antagonisme suppose de re-connaître son ennemi, oublier son étrangeté au profit de sa ressemblance avec soi-même (« l’identité idem » de P. Ricœur). Mais dans le même temps, la constitution d’un espace intersubjectif de la conflictualité nécessite tout autant l’élaboration de l’altérité d’un « toi, vous, eux », autrui devant apparaître, sous peine d’indifférenciation, comme étranger et différent de soi-même (« l’identité ipse »), car si l’étranger est identique à soi-même, comment ne pas apparaître à soi-même comme son propre ennemi, ou comment faire apparaître l’autre comme autre ?
4Pour atteindre le corps ennemi, ce sont bien les voies, facteurs et vecteurs, de la subjectivation et de l’intersubjectivation matérielles qui sont empruntées, mais dans le sens inverse, le sens de la désubjectivation du sujet et du corps ennemi. C’est à cette exploration que cet article est consacré. La désubjectivation du corps ennemi agit à deux niveaux distincts mais complémentaires de la sub-jectivité, la désubjectivation expérientielle et représentationnelle. La désubjectivation expérientielle néantise l’expérience du corps ennemi en assignant le sujet déclaré ennemi à la condition d’être le sujet du corps ennemi. Ce processus est de nature expérientielle ; il modifie la réalité de la vérité de l’expérience du soi en tant que soi incarné (cf. Michel Henry, 1996, pp. 21-88). La désubjectivation représentationnelle altère la représentation du corps ennemi afin de construire du contre, de l’altérité, de la différence moi-toi, nous-eux. Dans les deux cas, il s’agit d’altérer plus ou moins profondément, en fonction des buts que s’assigne l’ennemi – de la simple neutralisation jusqu’à l’avilissement et le meurtre –, l’expérience et la représentation du sujet ennemi en empruntant les voies de la subjectivation et de l’intersubjectivation matérielle, les facteurs et vecteurs de fabrication de la subjectivité incarnée.
2 Les sept processus de la désubjectivation du corps ennemi
2.1 Pathos : « Je suis ce que je ressens »
5Il n’existe pas de subjectivation de la souffrance, du corps souffrant. Là où ça souffre, je s’expulse. Un corps souffrant cesse d’être sien, il devient l’étranger, l’ennemi, le contre absolu, le « tout contre » lequel je ne puis me décoller ni non plus l’ennemi se décoller. Le corps ennemi rejoint ici le corps de l’ennemi. L’expérience phénoménologique du vivant, c’est cette aptitude à vivre, à ressentir dans l’immédiateté de l’espace et du temps toute affection, toute auto-affection des chairs de ce soi-même qui nous est donné en tant que soi vivant (sur l’autoaffectivité du vivant, cf. M. Henry, 1987, 2000). « La douleur qui m’habite m’interdit l’attente d’autre chose que d’elle-même. » (François Chirpaz, 1963, p. 20) Assigner, intimer, assujettir l’ennemi à son corps dans ce qu’il a d’excessivement proche, le pathos immédiat de la souffrance, c’est la tâche essentielle pour construire un corps ennemi, d’abord aux yeux mêmes du sujet qui l’incarne : faire mal, faire peur, terroriser, punir, torturer, humilier, mésestimer, abaisser, tuer enfin, en toute fin. « D’ailleurs, le pire n’est pas la mort, c’est la haine et la violence. » (G. Anthonioz de Gaulle, 1998, p. 30) Il s’agit de faire mal partout où le sujet peut avoir mal, tous les facteurs de la subjectivation sont par conséquent impliqués (Pathos, Kratos, Logos, etc.), la souffrance accédant, dans son immédiateté, à la connaissance du sujet souffrant, la souffrance étant pure autodonation : « La souffrance s’éprouve elle-même, c’est la raison pour laquelle seule la souffrance nous permet de connaître la souffrance. » (Michel Henry, 2002, p. 94) Le corps ennemi est assigné à vivre, à expérimenter les polarités négatives des dimensions de l’incarnation : la verticalisation s’inverse dans l’horizontalisation, la reptation, à portée de coups, à portée de mépris, l’intégrité s’inverse dans les amputations, mutilations et mutilations sexuelles, la vie s’inverse dans la mort avec guillotine, garrot, crucifixion, électricité, drogues létales, la tonalité affective comme le plaisir d’exister s’inverse dans la douleur avec écartèlement, immersion, suffocation, brûlures, viol, fouets, boucliers et matraques manuelles ou électriques, pistolet hypodermique, le sentiment de soi (somesthésie, cénesthésie) s’inverse dans l’abandon provoqué par les électrochocs, les drogues psychotropes, hallucinogènes, hypnotiques, l’esthétique du corps (pour soi et autrui) s’inverse dans la perte et la ruine de son apparence, de son visage, de son maintien (cheveux rasés, corps recouvert de saleté et de vermine par la suppression des conditions d’hygiène …), la liberté de mouvements (circuler, voyager) s’inverse dans l’imposition de mouvements automatiques comme marcher dans un seul sens, se déplacer sans cesse ou être immobilisé en permanence, la liberté du tempss’inverse dans l’emprisonnement, la perte des repérages des alternances jour/nuit, des dates, des durées, l’espérance s’inverse dans l’incertitude du temps immédiat et à venir, avec simulacres d’exécution, incertitude totale de son devenir, mise à la merci entière du bourreau, la liberté de communiquer s’inverse dans la solitude et le silence imposé, ou au contraire dans la présence permanente de personnes non choisies, inamicales, les sentiments sociaux, comme l’empathie, la sympathie, le partage d’émotions sont détruits par la violence, la torture, le meurtre des proches, des enfants, du conjoint, des parents, des amis, des voisins, et l’estime d’être soi-même différent du bourreau s’abîme dans la participation forcée à la torture des autres dans une soumission organisée à l’autorité.
6Le corps ennemi, atteint dans sa dimension pathique, déracine le sujet qui s’y déploie naturellement, les altérations affectant toutes les sphères de l’existence, physique, psychologique et sociale. Les effets physiques provoquent souffrances, dégradation ou perte de l’intégrité des fonctions (locomotions, mémoire …). Les effets psychologiques provoquent pensées intrusives, insomnie, anxiété sévère, cauchemars, dépression, mélancolie, suicide, perte de la mémoire, sentiment de culpabilité, perte de l’estime de soi, sentiments d’humiliation, culpabilité de trahison, d’humiliation. Les effets sociaux provoquent des échecs de la vie relationnelle (familiale, sociale, professionnelle…), les proches (familles, amis, collègues …) sont affectés, les liens sociaux se relâchent (honte, mésestime de soi, sentiments de suspicion, de déloyauté, de trahison, de faiblesse …), réduction ou interdiction des droits politiques de réunion, d’association, de la liberté de pensée et de s’exprimer.
7Évider tout sentiment de sécurité, éradiquer toute espérance de conservation de soi, induire au sujet qu’un autre assujettissement de lui-même à lui-même est nécessaire, qu’il faut changer de soi, changer d’identité, changer de camp, changer d’opinion, changer de tout ce qui le constitue afin qu’il disparaisse en tant qu’altérité, résistance, opposition, ennemi, afin de recouvrir, peut-être, au bout de la souffrance infligée, un plaisir à l’existence de soi, ou plus radicalement qu’il cesse de souffrir d’être soi, dans la délivrance de la mort.
2.2 Kratos : « Je suis ce que je veux »
8« La force était la seule valeur qui risquait de les convaincre [les SS] de l’humanité d’un détenu. » (R. Antelme, 1957, p. 207) Le corps ennemi du nazi perçoit que son humanité ne transparaît, aux yeux de ses tortionnaires, qu’au travers du cône des résidus des philosophies biologiques du XIXe siècle (volonté de puissance). Le corps ennemi est avant tout, dans sa dangerosité et la peur qu’il génère, un corps de puissance, le corps d’une volonté de puissance, d’une intentionnalité pour le monde, d’une direction au Pathos et au Logos, une liberté en acte dont l’expression se vectorise sur l’ensemble des facteurs de subjectivation. Fondamentalement, le corps ennemi est une « force qui va » (Hermione dans l’Andromaque de Racine), qu’il s’agit de contrôler, en substituant une autre volonté à celle qui anime la directivité agonistique de la force du corps ennemi et de ses équipements. Pour le militaire, le corps ennemi est une « entité stratégique », une puissance de signification et d’action. Définir des buts stratégiques, c’est définir l’état dans lequel l’ennemi ne peut vouloir autre chose que la volonté de son ennemi. « L’essence de la guerre, écrit J.A. Warden, est de faire en sorte que l’ennemi accepte que nos objectifs deviennent ses objectifs. » 2001, p. 10) Les modalités d’application de cette visée dépendront de ses propres buts stratégiques et de ses propres forces. De l’affaiblissement de son efficacité jusqu’à son anéantissement total, il existe de nombreuses modalités d’affectation du corps ennemi, du contrôle à sa privation de liberté de choix.
9Tout but stratégique est de casser « le cercle stratégique » (cf. Logos) du corps ennemi, détruire toute construction et toute expression de la volonté ennemie, les « ressorts de la volonté ennemie », le « moralde l’ennemi», « briser psychologiquement l’ennemi», etc. Or, la volonté ne s’atteint que par le corps pathique, comme le délimitent les techniques policières, guerrières ou de tortures. Du point de vue de la rationalité stratégique, il ne s’agit pas de faire du mal pour du mal (la discussion sur la violence gratuite et le sadisme du puissant est à réserver), mais d’arrêter la force ennemie « qui va » en l’humiliant, la brisant physiquement, psychologiquement, socialement. Le corps ennemi est une volonté de nuire, une intentionnalité mauvaise, haineuse et dangereuse qu’exprime le corps autoaffecté, corps ennemi signifiant « hainemi ». Il s’agit d’atteindre le foyer de déploiement de l’énergie haineuse du corps ennemi, de détruire toute l’existence de l’ennemi, de déloger, d’extirper le cœur du désir, de l’estime de soi, de l’orgueil, de la puissance, de la responsabilité, du contrôle, de la maîtrise, de la conscience, de la dignité, toute expressivité de la vitalité qui défend ses intérêts et des passions, ses objectifs et la conservation de son existence propre.
10Selon la théorie systémique des « cinq cercles » (J.A. Warden, 2001, p. 8), le corps ennemi est un système composé de cinq sous-systèmes fonctionnels hiérarchisés : 1. direction ; 2. fonctions organiques essentielles ; 3. infrastructure ; 4. population ; 5. mécanismes de luttes. L’ensemble de la guerre étant l’application « d’une pression sur le cercle stratégique le plus central de l’ennemi, le commandement », il s’agit d’identifier puis d’incapaciter le cerveau en tant que « cercle stratégique » central qui fixe les buts et les moyens pour y parvenir. Il est source de signification, d’une direction à prendre et d’une raison pour la prendre. S’il n’est pas directement atteignable, il s’agira de se donner les moyens d’y parvenir en approche successive selon les cercles prédéfinis. Le but est de désubjectiver le corps ennemi en substituant sa propre volonté, sa propre source de signification à l’action, à celle de son ennemi.
11Il n’y a de volonté ennemie qu’incarnée dans le corps ennemi. Il s’agit de déresponsabiliser, d’humilier, de démaîtriser, de désorienter, de modifier ou de déraciner tout désir et toute volonté, involontariser en automatisant gestes, pensées et paroles, incontrôler le corps ennemi, assujettir le corps ennemi à l’autre volonté ennemie, à l’autre contrôle ennemi, à l’autre mémoire. Corps pantins, fantoches, décervelés, in conscientisés, zombies, toutes les mises en œuvre de la brutalité institutionnelle (Zimbardo, 1973, cité par Pahlavan, 2002, p. 69) recherchent l’obéissance absolue de l’ennemi et de ceux à qui l’on assigne le but de redresser, de casser, de substituer la volonté ennemie à la volonté ennemie. Les pouvoirs, autorités militaire, politique, scientifique, maffieuse, désignent le corps de l’ennemi à désubjectiver aux bourreaux, tortionnaires et geôliers qui s’y emploient avec plus ou moins de zèle et de technicité.
12Modifier ou détruire la volonté ennemie passe par la modification ou la destruction de son corps pathique. L’intensité de la puissance, de la volonté, se mesure à l’intensité de l’insensibilité à la souffrance. De nombreuses pratiques corporelles, religieuses ou sportives, testent les limites ou l’indépendance de la volonté en infligeant au corps de grandes souffrances. Le sujet de la volonté (Kratos) cherche à se purifier du sujet de la sensibilité (Pathos), comme s’il était donné à un vivant la possibilité de ne plus souffrir de son existence de vivant, de dissocier le kratique du pathique, le volontaire du souffrir. Nous reconnaissons l’idéal de l’ataraxie des stoïciens et des yogis, des vertus de bravoure et de courage des sociétés militaires, ou encore des cérémonies d’initiation africaines ou chamanistes. Nietzsche semble fasciné par cette perspective de l’oubli de soi et d’autrui dans la violence guerrière : « … nous ne connaissons pas d’autres moyens (que la guerre) qui puissent rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on aime. » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, Mercure de France, 1941, pp. 169-170)
2.3 Logos : « Je suis ce que je sais »
13Si l’être est ce qu’il connaît (Aristote), le vecteur Logos de la subjectivation phénoménalise le corps ennemi en tant que savoir des causes, étiologie (quelles sont causes du corps ennemi?) et savoir des signes, sémiologies spatiale, indiciaire ou socio-historique (comment connaître, reconnaître le corps ennemi?). Savoirs et théories sont l’objet d’une culture, ils facilitent ou inhibent conflits et violences.
2.3.1 Logos I. Étiologie
14Ici, nous serons brefs sur les théories causales de l’inimitié, tant leurs distinctions sont possibles : théories essentialistes (la « nature de l’homme », le « désir » des philosophies bouddhistes ou indiennes) ou accidentalistes (la chute biblique, la lutte des classes marxiste), théories personnalistes innéistes biologisantes (le chromosome de l’assassin, les « psychorigides » des criminalistes …), ou culturalistes, environnementalistes et situationnelles (théories rousseauistes du bon sauvage, de la coopération naturelle et de la compétition sociale), théories actionnelles (violence inhérente au vivant) ou réactionnelles (violence en réponse aux violences de la nature, de l’histoire, des situations …), théories de la contingence, pour lesquelles l’ennemi se constitue dans la rencontre entre des personnes dans un environnement, etc. Des lignées de philosophes et de scientifiques sont à convoquer, de Locke à Schopenhauer, de Darwin à Nietzsche ou Freud, qui, à des titres et degrés divers, estiment que le corps ennemi est créé par la pulsion d’agression, de violence, de mort inhérente à l’existence et au fonctionnement de la psyché humaine (C. Castoriadis, 1999). Pour Freud, par exemple, « le penchant de l’être humain à faire le mal, à l’agression, à la destruction et par-là aussi à la cruauté » est inné (Malaise dans la civilisation, 1930 p. 55) ou encore « le penchant à l’agression est une prédisposition pulsionnelle originaire et autonome de l’être humain » (S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1930, p. 57). Ils se distinguent, très grossièrement, de la lignée rousseauiste, puis utopiste des 19e et 20e siècles, pour laquelle qui le corps ennemi se construit sous l’influence néfaste des sociétés. Pour Rousseau, par exemple, dans le monde sauvage, la solidarité l’emporte sur l’agression, c’est la civilisation (la propriété, précisément) qui génère la violence des hommes. Il semble que, majoritairement, les psychologues sociaux continuent cette lignée : « la plupart des psychologues sociaux font l’hypothèse que l’agression n’est pas spontanée mais réactive, sauf dans les cas pathologiques » (Pahlavan, 2002, p. 25), les pratiques familiales, scolaires, économiques, religieuses apparaissant comme autant de matrices de fabrication du corps ennemi.
15La violence du corps ennemi appelle ou répond à la violence du corps ennemi, installant le cycle naturel de la réciprocité et de la vengeance, rendre le bien pour le bien, le mal pour le mal, œil pour œil, dent pour dent, comme le stipule la proportionnalité de la loi du Talion. L’historien P. Chaunu calcule qu’au minimum 10 % de la population des sociétés sans appareil d’État où lignagères meurent suite à la spirale meurtre – vendetta de la justice vengeance (P. Chaunu, 1992). La violence est à la racine des institutions de la culture humaine, qui est une réponse efficace à la violence illimitée que génèrent les désirs illimités des sujets, celui d’imiter l’autre en premier, la « violence mimétique », mais pas seulement, car il existe aussi les illimités des désirs de toute-puissance du désir, de la sexualité, de l’appropriation, de la puissance, de la volonté. L’illimité du désir qui crée l’illimité de la violence, c’est aussi le fonds religieux du judaïsme, du christianisme ou de l’islam, ou encore des religions asiatiques comme l’hindouisme et le bouddhisme.
16Cependant, René Girard puis M. Henry insistent sur la rupture provoquée, au sein même de la réponse religieuse, par le christianisme qui problématise la violence naturelle faite au corps ennemi, incarné par le « bouc émissaire ». « Aimez vos ennemis, faites du bien à vos haineux ! Bénissez vos maudisseurs, priez pour vos décrieurs ! À qui te frappe sur une joue, tends-lui l’autre aussi. (…) Si vous aimez vos amis, quel est votre chérisssement ? Oui, même les fauteurs aiment leurs amis ! (…) Aussi bien, aimez vos ennemis, faites du bien … » (Luc, 6-27 et sv, trad. d’A. Chouraqui). L’attitude naturelle qu’est la réciprocité, l’équilibre relationnel qui fait que l’on aime qui nous aime, que l’on fasse du mal à qui nous a fait du mal, est refusée au profit de la non-réciprocité de la violence. Par l’analyse des mécanismes de la violence mimétique, la philosophie chrétienne, dans la lignée du prophétisme juif (« Quand tu tomberas sur le bœuf égaré de ton ennemi, tu le lui ramèneras … Ex, 23, 4-5), rompt avec le meurtre rituel de l’innocent et du faible sous les coups mimétiques de la foule en colère (ou rituellement en colère), et promeut une posture antinaturelle en réponse à la violence. Le corps ennemi, le corps bouc émissaire est une victime choisie de telle sorte qu’on ne craint ni de lui ni des siens de quelconques représailles : il est choisi faible, minoritaire, malade, anormal, étranger, corps ennemi parfait lynché par la foule dans le silence de la certitude collective de sa culpabilité réelle et de l’absence de tout risque qu’il se défende. Le corps ennemi est mis collectivement à mort, provoquant une dérivation de la violence endémique interne au groupe social sur la victime déclarée coupable, donc ennemie, de tous les maux. Le groupe se ressoude dans le silence de l’apaisement du sang versé de l’innocent, dont il déclarera ensuite son caractère surnaturel ou divin, fondement du sacré religieux. La connaissance des mécanismes (Logos) de la violence mimétique sur le corps ennemi pourrait-elle réellement limiter et canaliser cette même violence lorsqu’elle se produit ?
2.3.2 Logos II. Sémiologie
172.3.2.1 Sémiologie spatiale
18Le corps ennemi est assigné, assujetti, identifié à un territoire, au principe de connexité territoriale interne ou externe. L’ennemi habite un espace, et qui habite cet espace est ennemi. Pour réduire la crainte de sa dissémination, de sa disparition, de son oubli, il s’agit de territorialiser l’espace de l’existence du corps ennemi, afin de le contrôler, le surveiller, le retrouver, l’assujettir, le confiner, l’isoler, le détruire. Il s’agit de le localiser soit dans un extérieur délimité (lignes de fronts, proscription, ostracisme, bannissement, interdiction de territoire, interdiction de lieux publics) soit en le regroupant et le localisant dans des frontières intérieures, interdisant les communications interterritoriales. Il s’agit de l’enfermer dans le bagne, la prison ou le cachot, lui interdire tous mouvements, le priver de liberté de déplacements par les fers, les entraves, les chaînes, les ceintures électriques activées à distance. Collectivement, il s’agit d’insulariser, d’isoler les corps ennemis dans un espace public particulier comme le ghetto racial des nazis pour le corps ennemi des juifs, le ghetto social des cités et bidonvilles pour le corps des pauvres, le ghetto des territoires anomiques (bordures d’autoroutes, espaces limitrophes, zones industrielles, « quartiers chauds » …), pour les corps clochards, prostitués, drogués, des étrangers sans papiers d’identité, le ghetto ethnique des bantoustans. Le corps ennemi doit toujours être identifiable par son territoire « d’en face ». Les territoires de la modernité deviennent virtuels avec les bracelets et les ceintures électroniques qui localisent à distance et en permanence le corps du prisonnier identifié par son signal émis.
192.3.2.2 Sémiologie indiciaire
20Le corps ennemi est marqué afin qu’il devienne indice (au sens de Pierce), que ses phénoménalisations soient repérables, identifiables et désignables dans ses caractéristiques morphologiques, que chacun puisse l’attribuer à une catégorie, comme l’étoile jaune, l’intensité d’une coloration pigmentaire, le positionner dans une hiérarchie, celle, par exemple, de la « pureté du sang » pour les racismes (sangs mêlés, quarteron…), pour les sociétés de castes sociales (les quartiers de noblesse du sang bleu) ou de castes religieuses (différencier socialement et rituellement les purs des impurs, les prêtres de la plèbe). Le « corps ennemi» est assigné et marqué de « signes particuliers », d’indices de reconnaissance identitaires, identifiables en permanence, comme les « signes particuliers » des cartes nationales d’identité et des passeports. E. Goffmann (1975) définit les « stigmates sociaux » comme ce dont « la personne ne peut se défaire dans l’espace public ». Ce sont des marqueurs du soi social incarnés dans les chairs, indélébiles et infaillibles, sillons de la mémoire antérograde, la mémoire incarnée se construisant dans l’écoulement irrémédiable de l’usure biologique, tels que les cicatrices de bagarres, les balafres, les handicaps des accidents du travail, les marques de fatigue et d’usures du travail, de l’alcool, de l’usage de stupéfiants, les dents abîmées de manque de soins, les tatouages, etc. Les photographies anthropométriques des fichiers de police, les portraits robots des criminalistes, saisissent ces caractéristiques du corps ennemi, mais les techniques indiciaires contemporaines dépassent les caractéristiques morphologiques (phénoménobiologiques) pour rechercher les caractères nouménobiologiques, comme les marqueurs génétiques du système HLA (Human Leucocyt Antigen), les groupes et rhésus sanguins, l’ADN des tissus et cellules, pour constituer des fichiers génétiques des criminels sexuels, mais aussi pour identifier l’enfant ennemi, l’anormal, le malade, le pas désiré, le « en trop », ou le « pas à soi » du mari trompé, ou encore celui de l’étranger, du violeur.
212.3.2.3 Sémiologie sociale historique
22« L’avilissement du corps reflète la bassesse d’une âme coupable » (J.M. Chaumont, 1992, p 304), les signes corporels de la peine signifiant dans l’immédiat de la perception du corps sa culpabilité. Le fonctionnement positif de ce stéréotype social de la perception des corps « le bel est bon » a été longuement analysé par M.Bruchon-Schweitzer (1990). Le corps ennemi ne doit apparaître que dans sa phénoménalisation négative, sale, laide, répugnante, méchante, souillée, etc. « L’aristocratie (dans le camp), c’était les femmes qui mangeaient et avaient encore des formes. » (Micheline Maurel, cité par J.M. Chaumont, 1992, p 300) En privant le corps ennemi de son identification à ses biens symboliques (argent, objets, signes affectifs, religieux, sociaux distinctifs …), l’ennemi perd ses repères identitaires souvent à caractère rituel, transmettant la mémoire de ce qui le constitue socialement.
2.4 Historia, mnémosyné : « Je suis ce dont je me souviens »
2.4.1 Mémoire antérograde (mémoire se faisant)
23Le corps ennemi se constitue dans l’écoulement expérientiel de la vie et se fabrique une mémoire, une sédimentation de récits, d’images et de sensations, mais aussi un oubli de ce qui a été vécu. Or, « dans l’expérience concentrationnaire, le corps ne se laisse jamais oublier alors même que tout le reste peut l’être » (J.M. Chaumont, 1992, p. 301). « Le pain, la soupe, c’était toute ma vie. J’étais un corps. Peut-être moins encore : un estomac affamé. L’estomac, seul, sentant le temps passer. » (Elie Wiesel, 1958, p. 62, cité par J.M. Chaumont, p 303) Le corps ennemi se constitue dans la condamnation à un éternel présent de soi-même à soi-même, de soi-même à l’actualité de sa condition, de son humiliation, de sa dégradation, de sa souffrance. « Ma mémoire me restituait peu à peu ce que j’essayais d’oublier pour pouvoir survivre. » (Geneviève Anthonioz de Gaullle, 1998, p. 73) On constitue le sujet ennemi en l’empêchant d’oublier, d’oublier la proximité inouïe du corps insatiable qui assujettit toute espérance à ses besoins immédiats et courbe en permanence son attention vers lui-même, le privant immanquablement de toute liberté, de toute néantisation de son existence présente.
2.4.2 Mémoire rétrograde (mémorial)
24Les lieux de mémoire célèbrent les victoires sur les corps ennemis, scènes de batailles victorieuses des arcs de triomphes, où les corps ennemis sont piétinés par les sabots des chevaux montés de cavaliers sabres au clair, monuments aux morts, chansons militaires ou hymnes nationaux (« Qu’un sang impur abreuve nos sillons », chante La Marseillaise). Les ossuaires et cimetières militaires réunissent et alignent les corps ennemis rendus à leur camp après la bataille (Capdevilla et Voldman, 2002). Les corps des soldats sont marqués pour leur reconnaissance s’ils tombent au « champ d’honneur » (plaques d’identité, uniformes, papiers militaires), et aujourd’hui leurs restes sont identifiés grâce aux techniques indiciaires biologiques (ADN). Le corps ennemi peut encore servir d’armes (les cadavres piégés), de monnaie d’échange, de protection, de bien de chantage avec les familles ou les États qui attendent d’inhumer leurs morts. Longtemps, les condamnés à mort sur le gibet de la place de Grèves, à Paris, eurent leur sépulture anonyme au cimetière d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Nulle trace personnelle, nulle mémoire, nulle plaque commémorative, encore moins nominative, juste la poussière biblique du néant des corps ennemis.
2.4.3 Mémoire postérograde (futur)
252.4.3.1 Déritualiser
26Il s’agit d’empêcher le corps ennemi d’anticiper son futur en créant l’indétermination, l’imprévisibilité des événements, un bouleversement perpétuel de la ritualité des temps et des espaces de sa vie, qui assure d’ordinaire la pacification et la stabilité du cadre de vie. Il s’agit de créer un mouvement spatial perpétuel, une arythmie des cycles temporels, des déménagements fréquents, un arbitraire total des décisions de faire quoi, quand et où. Condamner le corps ennemi au présent de sa souffrance, une condamnation à n’être que soi sans néantisation possible de soi à son propre corps par l’anticipation d’un quelconque futur. « La douleur qui m’habite m’interdit l’attente d’autre chose que d’elle-même. » (François Chirpaz, 1963, p. 20)
272.4.3.2 Mêler
28Pour barrer tout accès au futur, il faut mêler, entremêler, mélanger, coloniser, le corps ennemi en rompant sa mémoire biologique, la mémoire des générations vivantes qui se fabrique dans l’intimité des chairs sexuées, violer les femmes, s’approprier leurs enfants.
292.4.3.3 Stériliser, avorter, tuer
30Il s’agit d’empêcher les femmes ennemies de concevoir ou d’accoucher de leurs enfants en imposant des stérilisations définitives sans informations préalables, des avortements forcés, en condamnant à la malnutrition, au manque d’hygiène, à la famine les femmes reproductrices et les enfants toujours vivants.
312.4.3.4 Oublier
32Délier toute mémoire du futur en espérant l’extinction de l’ennemi par assimilation, disparition et oubli du corps, en divisant les ennemis les uns contre les autres, en fractionnant leur identité (diviser pour régner), en détruisant la connexité des liens sociaux qui sont surtout des liens géographiques de territoire, en dramatisant les conditions de la vie quotidienne, en détruisant sa ritualisation temporelle et spatiale, en dénaturalisant le corps ennemi par la négation de la spécificité de la différence « nous-eux », en détruisant les liens sociaux et culturels qui construisent et pérennisent son corps social, les voisinages, l’école, la religion, l’activité politique, la représentation dans des corps intermédiaires comme les députations, les parlements, les États, en démaillant les liens sociaux existants, en détruisant les sources de la subsistance et de la perpétuation de soi, en colonisant de l’intérieur les corps et les territoires, l’ennemi disparaît en tant que corps constitué, il s’assimile, se résout, se volatilise, s’oublie à lui-même et aux autres.
2.5 Hermès : « Je suis ce que je communique »
2.5.1 Sémantique : les tropes du corps ennemi
33Le langage institue le corps ennemi, il l’identifie en le différenciant, il le dénomme et le classe (penser, c’est classer), il le cible, le dispose à l’intentionnalité. Le corps ennemi se désubjectivise avant tout dans la pensée de l’ennemi. L’ennemi dénomme l’ennemi, puis assigne l’ennemi à se penser dans les catégories de la pensée de son ennemi. Toute dégradation morale ou physique de la dignité de l’homme renforce et légitime la violence des bourreaux.
342.5.1.1 La minéralisation
35L’ennemi au « cœur de pierre », le corps ennemi réduit à sa minéralité, comme dans l’antiphrase utilisée à Ravensbrück à propos des « bijoux », « Schmuckstück en allemand, qui s’appliquait à des êtres misérables parvenus au dernier degré de la dégradation morale et physique » (Germaine Tillon, cité par J.M. Chaumont, 1992, p 294). « Schmuckstück », les « schmoustiques » version francisée de l’allemand « schmutzig », signifie tout à la fois une dégradation physique et une dépravation morale, crasseux, immonde, répugnant, obscène, sordide, malhonnête » (Micheline Maurel, 1957, p. 148, cité par J.M. Chaumont, 1992, p. 293).
362.5.1.2 L’animalisation
37Le processus d’animalisation du corps ennemi participe de la volonté de sa dégradation, de la différenciation « ego – nous », il s’agit de produire de l’altérité inhumaine, impersonnelle, désubjectivée, déshumanisée, et plus radicalement, une déshominisation toujours plus approfondie dans la remontée de l’échelle du vivant, selon une phylogénie tout imaginaire de l’in-humain. Avant l’animalisation proprement dite, le corps ennemi est naturalisé, il est constitué dans la vision d’une primitivité imaginaire : « L’état naturel des hommes, écrit Thomas Hobbes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, et non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous (…). Dans cet état, tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres [et] aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont en état de guerre. » (Léviathan, 1651, chap. XIV, p. 12) D’abord naturalisé, il est ensuite dé-culturé, il descend l’échelle sociale des catégories esthétiques, éthiques, hygiéniques, et morales qui structurent en profondeur Pathos, il est l’odieux, l’haïssable, le méchant, au sens du meschéant de l’ancien français, le mesquin, le pas beau, le pas noble, l’ignoble, le sale, le rustre, le frustre, le pas poli, l’impoli (qui n’a pas les manières de cour), le misérable, le « pas bon » sachant que le bon c’est aussi le bien (Gut allemand), l’argent (Gold, en anglais, Geld en allemand), le bien est bel, riche et bon (F. Guéry, 2002, p 19 et sv).
38Le corps ennemi est un corps ensauvagé (animosité), le corps barbare (l’étranger), violent, incontrôlable naturellement tant il est emporté de son intérieur par une force (Kratos) maléfique qui ne fait que déployer tout le pathos négatif de son être au monde, où les corps souffrent et se font souffrir, assoiffés de sang, de violence gratuite, de cruauté jouissive, terrorisent et détruisent par plaisir au mal sadique et pervers. Le corps ennemi bestial est une sauvage et pure volonté toute-puissante mais perverse, torve, dénuée de la bonne intelligence (Logos) mais pourvue de la ruse et de la tromperie.
39Le corps ennemi est prédateur, loup ou renard, ou charognard, hyène, chacal, ou vautour. Moins pervers car moins intelligent, mais plus brutal, le corps ennemi devient simiesque, le « gorille » pour le garde du corps (que pourrait-il garder d’autre ?), force brute et brutale sans cervelle ni raison, ni émotion. Le corps ennemi est chien, le Cerbère utilement dressé à créer et affronter le danger. Enfin, dans la descente de l’échelle, le corps ennemi est insecte nuisible, cancrelat, cloporte, pou, qui prolifère sans fin (cf. Arithmos).
402.5.1.3 L’artificialisation
41L’artificialisation produit soit un substitut matériel au corps ennemi (image, effigie, statue), comme dans la sorcellerie africaine qui représente le corps ennemi à influencer à distance sous forme de figurines que le sorcier perce de clous, soit sous forme de substitut sémantique avec l’attribution d’un nom d’une classe de concepts d’objets artificiels. C’est ainsi que l’univers concentrationnaire décrit le corps ennemi comme des « automates », des « mannequins », des « balles humaines » (par ex. Charlotte Delbo, 1970, p. 119, cité par J.M. Chaumont, 1992, p. 291), des « poupées », « die Puppe » comme dans le documentaire sur les camps, de C. Lanzmann, Shoah. L’artificialisation opère une dévitalisation radicale de l’humanité du corps, elle réduit au néant de vie toute chair qui ne peut être que chair vivante capable d’auto-affectation et donnée par une autre chair vivante. D’un point de vue stratégique, le corps ennemi est la cible à traiter, un « système et sous-systèmes », un « directeur d’équipements, de moyens physiques » (avions, artillerie, navires, armes, satellites) (J.A. Warden, 2001). Les jeux vidéo et tous les médias à des degrés divers (films, documentaires, reportages…) mettent à distance et désincarnent le corps ennemi par sa mise en images. Les scenarii présentent des répertoires de conduites à tenir (scripts, modèles de comportements plausibles et possibles), qui, par apprentissage incident, ont valeur de modèle, à suivre en situation réelle.
422.5.1.4 Pathologisation, tératologisation, médicalisation, chirurgicalisation
43Produire du corps ennemi, c’est produire de l’étranger, moi-toi, eux-nous, de l’étrangeté, du monstrueux qui induit l’inquiétude (l’Unheimlich de S. Freud) née du trouble de l’indistinction des catégories cognitives vivants-morts, naturelsartificiels, familier-étranger, ordinaire, normal-monstrueux. Il devient lèpre, cancer, virus, microbes, prurit, kyste, gangrène, contagion, vermine, indistinctement chairs ingérées par des vers, qu’il faut éradiquer en tant que médecin qui soigne, « l’ennemi de l’ennemi» est l’ami, le médecin des « frappes chirurgicales », qui « nettoie » les secteurs infectés, cicatrise les plaies, sacrifie des parties saines pour arrêter l’avancée de la maladie, etc. Le corps n’est que la sphère d’extension d’une maladie, d’une pathologie, qu’il s’agit de contrer, de réduire, d’éliminer ou d’opérer (G. Péries, 2021).
2.5.2 Anthroponymie
44Qui a pouvoir de nommer le corps ennemi s’assure la maîtrise du champ symbolique de l’affrontement en orientant énergies, émotions et pensées (cf. le bouc émissaire). Nommer le corps ennemi, c’est de la part de l’énonciateur se constituer en tant que source d’autorité et de puissance souveraine politique et symbolique. L’autorité génère soumission et obéissance, au travers des signes de son pouvoir militaire, politique, religieux ou scientifique (Milgram, 1994). C’est, selon Carl Schmitt, l’acte essentiel qui fonde le politique, l’acte de Feinderklärung qui désigne l’ennemiet par lequel la communauté se constitue en tant que communauté politique (Carl Schmitt, 1963, pp 45-54).
45Comme la théologie chrétienne refuse de nommer Satan, l’Adversaire, car son nom est « Légion… », il s’agit de ne pas attribuer une essence au Mal qui ne saurait posséder d’être en lui-même, il n’est donc pas un singulier, une personne, mais un collectif indistinct, anonyme, sans visage ni figure. Les techniques d’anonymisation sont multiples, comme l’uniformisation des tenues vestimentaires des prisons, camps, groupes militaires ou paramilitaires, la suppression du nom propre et du marquage sur les uniformes ou à même la peau de signes d’appartenance (esclavage) ou matricules d’identification comme dans les camps de concentration nazis. Anonymiser permet de traiter la victime comme un tout indistinct et remplaçable, une foule, une masse, et renvoie donc aux effets de la démultiplication (cf. arithmos). Elle institue l’irresponsabilité personnelle du bourreau car l’uniforme déresponsabilise la personne au profit de sa fonction ou de son rôle institutionnel.
2.5.3 Voir et montrer le corps ennemi
46Le corps ennemi existe sur une scène double, le théâtre des opérations stratégiques et tactiques, et le théâtre des opérations politiques. Le corps ennemi se phénoménalise d’une certaine manière dans le théâtre des opérations tactiques, et d’une autre dans le théâtre des opérations politiques. Dans un cas, il s’agit de localiser, cerner, délimiter le corps hostile (voir sans être vu), dans le second, d’exhiber le corps mis en scène dans son hostilité d’ennemi.
472.5.3.1 Voir sans être vu dans l’espace temps du conflit
48La détection du corps de l’ennemiobéit à l’idéal de la médiateté, de la mise à distance, de la télédétection ; il s’agit de s’informer sur le corps ennemi sans que ce dernier ne le sache. Dans l’espace temps du conflit, voir le corps ennemi sans être vu de lui, c’est le vaincre. Le « téléennemi » est un corps ennemi photographié, cinématographié, télévisé, pixélisé, numérisé, cartographié, téléanimé, télédétecté. Les télétechnologies de l’armement (missiles fixes ou embarqués téléguidés, satellites d’observation, drones, systèmes de vision diurne et nocturne, systèmes de fixation des coordonnées des cibles, de calculs et de contrôle des trajectoires, d’évaluation des effets …) créent un corps ennemi médiatisé, et non plus immédiatisé, comme dans le combat de corps à corps, à mains nues, avec armes blanches ou de poings, ou comme dans une charge au sabre à cheval. Le corps ennemi devient virtuel, images pixélisées sur écrans de contrôles, longueurs d’ondes thermiques ou lumineuses d’où toute chair pathique est absente.
492.5.3.2 La mise en scène du corps ennemidans l’espace politique du conflit
50« La télévision tue plus vite que les balles. » (E. Kusturica, cité par P. Virillo, 1996, p. 95) La mise en scène du corps ennemi exhibe les caractères identifiables de son hostilité, il s’agit de le déclasser en le chargeant des qualités négatives de Pathos et Kratos, les deux pôles fondamentaux de la subjectivation : le facteur « Pathos » est structuré à partir des catégories cognitives relevant de l’esthétique (le beau vs le laid), de l’éthique (le bon, le bien vs le mal) et de l’hygiénique (le pur, le sain, le propre, la vie vs la mort, le sale) et de l’identitaire (le mien, le soi, le propre vs l’étranger). Le « propre » est la catégorie pivot qui, dans la représentation du corps, articule à la fois le « beau, bon, pur et sain » et le rapport identitaire ou d‘identification particulière de soi-même avec certains matériaux corporels, auxquels les sujets s’identifient et qu’ils définissent comme « mien, propriété, identité ». Par exemple, le sang, le sperme, le lait maternel sont des « propres », des matériaux identitaires et génidentitaires (porteurs et transmetteurs d’identité), alors que morve, pus, fécès, urine sont des matériaux désappropriés, impurs, malsains, non-soi (Oliviéro, 1995). Sur la dimension Pathos, il s’agit de mettre en scène les caractéristiques esthétiques, éthiques et hygiéniques négatives du corps ennemi, qui évoquent mort, dégoût, mépris, éloignement. Un corps malsain abritera un esprit malsain (inversion du « mens sana in corpore sano »), comme dans les photographies anthropométriques, ou dans les clichés qui accusent les traits d’ensauvagement de l’ennemi, les poils du visage, les cheveux longs, sales et emmêlés, les stigmates de coups et de blessures avec les traces de sang et des pansements saignants éventuels. Sur la dimension « Kratos », il s’agit de montrer un corps ennemi incontrôlé, involontaire, inconscient, irresponsable, immaîtrisé, le visage ennemi exprimant haine et violence, comme le visage patibulaire du bandit, le visage cruel du terroriste, du hors-la-loi hors-humanité. Le corps ennemi est mis en scène dans l’inversion des stéréotypes de la perception sociale de l’identité sexuée des corps, la femme belle et passive, objet de désir, et l’homme intelligent et efficient (M.Bruchon Schweitzer, 1990). Les femmes ennemies sont tondues comme lors de la Libération de la France (F. Virgili, 2000), la perte de leurs cheveux signe la sanction de leur sexualité féminine coupable. Les hommes sont exhibés dans leur faiblesse de vaincu, on montre l’abdication de leur efficience de mâle avec ces images de prisonniers assis, esseulés derrière des barbelés au milieu de nulle part, la stature courbée, repliée dans la posture dépressive, loin des torses bombés et menaçants des victorieux. L’inversion des pôles pathique et kratique impose de féminiser le corps ennemi masculin (injures et ou mises en scène de l’homosexualité du corps ennemi, c’est-à-dire de la féminité du corps ennemi, de sa passivité, de sa non-efficience, de sa non-maîtrise, de son apathie), et de masculiniser le corps ennemi féminin en la rasant.
51Plus loin dans l’horreur et le macabre, les corps cadavres ennemis des mâles sont exhibés dans des mises en scènes pornographiques, sexes coupés et mis dans la bouche, comme l’ont rapporté des témoins lors de la guerre d’Algérie. Les femmes enceintes sont éventrées et les fœtus tués et abandonnés hors du ventre, laissés sans sépulture. Le macabre des mises en scènes est sans limite, il s’agit d’atteindre le corps ennemi là où l’ennemi fonde son identité biologique, ethnique, sociale et personnelle, dans les organes de la reproduction qui sont aussi des organes de plaisir et de souffrances, et dans la reproduction du vivant portée par l’enfantement des femmes. Le corps des femmes est ennemi en ce qu’il produit du corps ennemi, il re-produit du corps ennemi (cf. arithmos). La criminalité sexuelle sur le corps féminin ennemi, c’est avant tout le viol, pour humilier, torturer, pour prendre, voler un plaisir peut-être, mais plus profondément pour s’approprier le corps des femmes de l’ennemi, elles sont signes de biens, de possessions, de propriétés, de jouissance (l’identité, le propre est appropriation, propriété, en devenir propriétaire). Envahir le corps féminin de l’intérieur, par l’intérieur, par le viol, le mariage forcé, le rapt, c’est détruire toute possibilité à l’ennemi mâle de se reproduire dans le temps de la génération, et c’est imposer aux femmes le mélange, le déclassement, la désappropriation, l’impropre. L’ennemi viole et vole leur identité de femmes qui conçoivent, portent, donnent naissance, indissociablement, dans l’intermatérialité foncière du vivant sexué, autant à l’enfant de l’ennemi qu’au leur.
2.5.4 Ritualisation du corps ennemi
52La phénoménalisation de la conflictualité du corps ennemi n’est pas laissée à l’incohérence de la fureur sauvage d’un pur Pathos soulevé inexorablement par une pure volonté de puissance incontrôlée (Kratos), elle est socialement régulée par sa mise en scène rituelle, le corps ennemi se constitue dans le partage de significations communes que constitue l’éthos d’une espèce biologique donnée. Les mises en scènes ritualisées des rapports de force, de l’expression du mécontentement aux actes d’intimidation et d’agression, suivent des normes codifiées de l’intensité d’agressivité et de violence qui habite les corps ennemis.
2.5.5 Intermatérialité
53L’intermatérialité est un indice de distance, le principe matériel de la constitution cognitive et effective du corps ennemi, ce avec quoi l’ennemi ne veut surtout pas se confondre et dont il cherche à maximiser et à absolutiser les différences. L’ennemi est un autre, il se constitue dans l’acte même de sa différence. Le Vivant est une intermatérialité continue qui se donne naturellement à l’existence dans l’union des corps sexués et artificiellement dans les techniques biomédicales de la reproduction et des thérapies substitutives. L’intermatérialité mesure la disponibilité à donner et à recevoir des matériaux substitutifs, l’humanité de leur provenance devant se fondre dans la subjectivité incarnée. L’intermatérialité est une attitude de pensée, une représentation sociale de la chair de la vie subjective qui se communique ou pas dans l’universalité de l’humanité. Toutes barrières psychologiques, sociales et anthropologiques au don et à la réception des matériaux biologiques signifient une levée, sur l’horizon de l’universalité de l’humanité de l’homme, d’un corps ennemi, à légitimités, degrés et titres et divers (Oliviéro, 1997, pp. 35-67).
2.6 Arithmos : « Je suis combien »
54Si le corps de l’ennemi est unique, monolithique, si la troupe est une, comme dans les guerres féodales ou encore dans les guerres napoléoniennes, il localise et limite la conflictualité au champ de bataille, à l’armée du Prince ou du pays, voire à la nation en arme, comme l’a inventée la Révolution française, jetant alors le doute de la possibilité de distinguer le corps civil du militaire, ce qui fut, selon certains, une des causes des grands massacres du XXe siècle. La guerre est raison, le corps ennemi fait troupes, armées, régiments, elle organise, rationalise, modernise la conflictualité, et, paradoxalement, cantonne la violence diffuse à la violence localisée, hiérarchisée, finalisée, réduite et domestiquée. Comme la guerre cantonne la violence, la guerre apparaît comme « la seule responsable de la violence, dont elle a été historiquement un efficace processus réducteur » (P. Chaunu, 1992).
55À l’opposé, le corps ennemi dispersé dissémine la peur, qu’il soit divisé de l’intérieur, comme dans les figures du traître, ou à l’extérieur, dans ses démultiplications. C’est le « dvourouchnik », « l’homme à double face », l’ennemi qui possède la carte du parti, mais qui doute de la ligne du parti. « Un ennemi avec la carte du parti est plus dangereux qu’un contre-révolutionnaire qui s’avance à découvert. » (Pravda, novembre 1932, cité par Roland Lew, 2001) Souvent « l’ennemi grouille… », il prolifère, comme les vers, il pullule, il se multiplie comme les lapins, il fourmille, il s’agite en tout sens, son corps est légion, comme celui de Satan, l’Adversaire, le démon, le corps ennemi fait nombre, foule. Il est insectes rampants (vers), insectes sociaux (fourmis), il se multiplie, se démultiplie, dans l’anonymat uniformisant de réplications indistinctes. Les femmes ennemies « pondent comme des lapines », elles contribuent à la prolifération vertigineuse des corps ennemis. Le corps ennemi ne prend pas soin de ses enfants, de sa progéniture toujours multiple, débordante, trop nombreuse, laissée à l’incurie. Tous les mêmes, les corps ennemis sont des interchangeables dans le mimétisme égalisateur des comportements et des intentions qui les manifestent. « Je suis partout » titrait une revue française xénophobe nationaliste antisémite, antirépublicaine et antimaçonnique d’avant guerre.
56Le nombre génère la désingularisation, la faute et la responsabilité collective et la justice de masse du « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». La formule de l’Habeas corpus Act « Habeas corpus ab subjiciendum », que tu aies un corps pour le produire [devant la cour] (Loi anglaise de 1679), reste l’arme contre la justice des corps démultipliés.
57Outre le processus d’animalisation, et plus rarement de végétalisation (l’ennemi s’agglutine, végète, prolifère …), le nombre déshumanise parce qu’il dépersonnalise, il dés-identifie, il dé-figure, il dé-délimite les frontière d’un corps insularisé, individué, figuré, au sens propre d’en-visagé. Le problème du soldat est « d’identifier l’ennemi sans s’identifier à lui», « voir l’ennemi d’assez près pour l’atteindre, le voir d’assez loin pour ne pas reconnaître en lui un semblable » (F.B. Huygues, p. 179), mais aussi parce que « l’intensité de l’amour s’accroît à mesure qu’il s’individualise » (Arthur Schopenhauer, cité par P. Virillo, 1996, p. 140). Transformer le corps ennemi en masse indistincte est la technique brutale et sauvage de l’humiliation dépersonnalisante infligée au corps ennemi par excellence, le corps prisonnier, le corps concentrationnaire : « Une plèbe dégénérée entièrement soumise aux réflexes primitifs de l’instinct animal (…), manger, ne pas être battu. » (David Rousset, p. 310, cité par J.M. Chaumont, 1992, p 295)
58Si le corps ennemi groupé concentre la vindicte, l’ennemi sans corps la diffuse partout. L’ennemi peut être « partout et nulle part », l’hostilité se dissémine. C’est « l’ennemi est aux écoutes » (V. Klemperer, 1996, p. 125, cité par R. Lew, o.c., p 5) de la société nazie. Carl Schmitt redoute les effets disséminateurs de la violence en cas de criminalisation de la guerre et des corps ennemis. Si la guerre est injuste, alors l’ennemi est un criminel qu’il s’agit d’éliminer.
2.7 Apophasis : « Je suis ce que je ne suis pas »
59L’attitude vis-à-vis d’une polarisation ami-ennemi peut être un encouragement à sa réduction ou un combat pour son extension, progressif ou définitif. L’exacerbation ou la cessation du conflit prend de multiples formes entre le meurtre et le pardon, la délimitation, le confinement, l’enfermement, ou encore la déportation, l’exil, le bannissement, ou encore la compromission, le compromis, la concession, ou encore la prescription, l’adoucissement, l’épuisement, ou encore la ritualisation du conflit dans les jeux, les joutes, les sports, les fêtes païennes ou religieuses, jusqu’au pardon (s’il y a faute) et acceptation du pardon, ou encore l’assimilation, l’oubli, jusqu’à la démémorisation et démémorialisation des corps ennemis.
60Le corps ennemi s’éclipse par réduction puis résolution de la conflictualité sous-jacente qui l’avait constituée. Ce peut être le changement d’attitude et de regard de l’ennemi devenant ami, la cessation de la rareté des ressources qui avait provoqué le conflit d’intérêts ou de valeurs, ou encore la disparition du corps antagoniste, par disparition ou par annihilation d’un protagoniste. Abdiquer toute volonté pour soi, se détruire en tant que centre de décision et d’intention, se détruire en tant que soi et source de soi, accepter ultimement sa propre mort pour laisser libre cours au désir de meurtre sur soi de l’ennemi, se dénier toute juridiction sur soi-même, toute gouverne personnelle, toute appropriation d’une sphère d’un « propre » en ses multiples sens, dénier toute existence légitime à un ego, à un quelque chose qui constitue le sujet (subjectum : le sous-jacent), se détruire soi-même en tant que foyer ou force à opposer à un autrui, céder toute intentionnalité incarnée, c’est faire disparaître toute subsistance d’une possibilité d’ennemi devant l’autre qui se pose en ennemi. L’ennemi sans ennemi cesse d’être ennemi. Cette attitude ultime devant le corps ennemi, où ego disparaît pour faire céder la conflictualité même de l’existence, c’est le chemin et le fonds de nombreuses spiritualités.
3 Conclusion
61Cette première étude sur le corps ennemi a permis de tester la cohérence heuristique du modèle de l’intersubjectivation matérielle en sept facteurs et vecteurs, basé sur l’hypothèse d’une continuité cognitive et charnelle, au sens de la phénoménologie matérielle de M. Henry, entre la construction sociale et psychologique de la subjectivité et celle du corps ennemi. Nous conclurons provisoirement avec l’intuition essentielle de Robert Antelme pour qui « tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d’exploités, d’asservis et impliquerait par là-même l’existence de variétés d’espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre que de celle de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose ».
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- WARDEN J.A., « L’ennemi en tant que système », in Cultures et Conflits, Revue de l’institut de stratégie comparée, Paris, EPHE, automne 2001.
- WIESEL E., La nuit, Paris, Éditions de Minuit, 1958.
Mots-clés éditeurs : èle de la subjectivation, érialité, Phenomenological social psychology, corps ennemi, subjectivation model, énoménologique, enemy body, intermateriality