Sociétés 2001/3 no 73

Couverture de SOC_073

Article de revue

Dans le ventre du métropolitain

Réflexions sur les obsessions contemporaines et sur l'omniprésence de la mort et du tragique dans les affiches publicitaires

Pages 37 à 42

Notes

  • [1]
    Auge M., 1991, Un ethnologue dans le métro, Hachette.
  • [2]
    Costes L., 1994, L’étranger sous terre. Commerçants et vendeurs à la sauvette du métro parisien, L’Harmattan.
  • [3]
    Green A.-M., 1998, Musiciens du métro. Approches des musiques vivantes urbai- nes, L’Harmattan.
  • [4]
    Ferreira J., 1996, Métro le combat pour l’espace. L’influence de l’aménagement spatial sur les relations entre les gens, L’Harmattan.
  • [5]
    Sur ce point je renvoie à l’ouvrage de Crissmann (1999): «La Surge, ou 15 ans de ma vie dans le métro», Éditions 2Di.
  • [6]
    Maillard L., 1997, Jeux de rôles : de la réalité à l’imaginaire. Le double et son joueur. Mémoire de diplôme EHESS, sous la direction de G. ALTHABE, 172 p.
  • [7]
    Glowczewski B. & Matteudi J.-F., 1983, La cité des cataphiles. Mission anthropo- logique dans les souterrains de Paris, Librairie des Méridiens, Sociologie au quoti- dien, 244 p.
  • [8]
    Thomas L. V., 1980, Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Éditions Com- plexes, 220 p.
  • [9]
    Crade : « sale ».
  • [10]
    Thomas L.-V., 1988, Anthropologie des obsessions, L’Harmattan, p. 55.
  • [11]
    Inégalement répartis selon les stations et les aires géographiques.
  • [12]
    Thomas, ibid., 182 p.
  • [13]
    Maffesoli M., 1990, Au creux des apparences, Plon, Le Livre de Poche, 316 p.
  • [14]
    Travaillot Y., 1998, Sociologie des pratiques d’entretien du corps, P. U. F., 235 p.
  • [15]
    Baudrillard J. & Guillaume M., 1994, Figures de l’altérité, Descartes & Cie, 175 p.
  • [16]
    Morin E., 1995, Cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions de Minuit, 250 p.
  • [17]
    Morin E., 1972, Les stars, Seuil, Collection Point essais, 190 p.
  • [18]
    Maffesoli M., 1990, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique. Plon, Le Livre de Poche, 316 p.
  • [19]
    Sirost O., 2000, Corps et nature : un kaléidoscope d’images, Culture en mouve- ments n° 27, pp. 43-46.
  • [20]
    D’après J. Martres, directeur de transport RER A.
  • [21]
    « Mobilités ou le temps redécoupé » titrait récemment «À nous Paris », l’hebdomadaire gratuitement distribué dans le métro.
English version

1Dans Les fœtus d’acier, le prolifique romancier Serge BRUSSOLO relate les aventures d’une jeune femme flic dont le quotidien consiste à s’immerger revêtue d’un scaphandre dans les tunnels du métro d’une ville imaginaire, dont les galeries ont été noyées par les flots lors d’une catastrophe. Au cours de ses pérégri-nations, l’héroïne découvre que malgré les années, toute une société de survivants et de marginaux s’est organisée dans les poches d’air de ce réseau. L’auteur associe bien évidemment l’obscurité, l’eau et la déviance au thème du souterrain pour accentuer le sentiment d’angoisse du lecteur. La réalité n’est fort heureusement pas aussi tragique, pourtant, à y regarder de près…

2Avec une politique de « maîtrise du territoire » dont l’objectif consiste pour la RATP à l’amélioration de l’entretien des espaces pour rassurer le bien-être de ses usagers, le monde souterrain n’en reste pas moins un lieu d’appréhension pour tous. Récits de fiction ou non, agents et voyageurs sont quotidiennement confrontés à de multiples nuisances (auditives, olfactives), dont les répercussions génèrent un sentiment unanime d’insécurité. Autant d’éléments qui renforcent la puissance symbolique et l’imaginaire du souterrain.

3Ces études ont déjà été réalisées sur le métro parisien : Marc AUGE s’est intéressé à la ligne 10 [1], Laurence COSTES aux vendeurs à la sauvette [2], Anne-Marie GREEN aux musiciens du métro [3] et José FERREIRA, a privilégié «le combat pour l’espace » [4]. Or, l’imaginaire n’a pas toujours été pris en considération durant ces travaux sur le terrain.

4Ces approches ne sont envisagées que du côté des voyageurs. Elles ne tiennent pas compte de l’opinion des principaux acteurs du métro [5] : les agents de la RATP.

5Les recherches en sciences sociales, en cultures et comportements sociaux, illustrent particulièrement la façon dont les agents de la RATP perçoivent le métro, c’est-à-dire leur quotidien, et d’autre part, elles interrogent l’un des matériaux privilégiés de la RATP pour occuper/contrôler l’espace aux côtés de la luminosité et de la propreté : les affiches publicitaires.

6Symbole de mystère et d’angoisses, même à l’ère du virtuel, les univers chthoniens sont omniprésents dans l’imaginaire collectif. Ils n’en finissent pas de fasciner et de tarauder « l’homme moderne », comme dans les jeux de rôles : «Autre thème de fascination, les grottes et les souterrains contribuent à alimenter chez les joueurs, une nostalgie du mystère et de la clandestinité. Il n’est pas un seul scénario qui ne soit parcouru de souterrains et de passages secrets» [6]. Ou les cataphiles, ces adeptes de randonnées dans les catacombes: «Ce qui compte c’est de capter le sous-sol comme un univers rêvé […] de la sorte, ils participent aux fondations occultes de la cité. » [7] Dans son étude sur le cadavre, L. V. THOMAS nous rappelle «qu’une analyse sémantique des mots couramment employés révèle nos pulsions profondes» [8]. En s’inspirant de cette remarque, on constate que pour les agents de la RATP que nous avons rencontrés entre novembre et décembre 2000, le métro renvoie essentiellement:

7

  • à l’animalité : «c’est la faune, la jungle…» (femme, 28 ans), ou encore,
  • «j’vois ça comme des vers de terre !» (homme, 29 ans);
    ou au grouillement: «c’est comme une fourmilière !» (femme, 34 ans).

8Et plus généralement, les agents évoquent le métro comme «crade» [9] (homme, 29 ans), et comme «un trou» (homme, 45 ans). Autant de vocabulaire qui évoque une image particulièrement négative et reflète celle de la mort et du pourrissement. Comme on peut le constater, tant dans le métro, que pour le cadavre, «la notion de pourriture est inacceptable pour l’angoisse qu’elle suscite» [10]. Dans la série des oppositions on retrouve donc les dyades luminosité / obscurité et le propre / sale, ou plus exactement le « pourrissement », puisque ce concept revient quotidiennement sous une forme ou sous une autre, dans les conversations entre agents constamment confrontés à des problèmes d’insalubrité (cafards, rongeurs…). Les figures de l’altérité sont essentiellement construite à partir de cette notion, polarité de vie et de mort.

9En observant les quais du métro, on s’aperçoit que les murs sont tapissés d’affiches publicitaires. Après un examen plus attentif, il est intéressant de remarquer que de nombreuses affiches concernent la mode et les voyages. Que ce soit par l’image ou dans le discours, ces images renvoient toujours à 2 concepts : le souci du corps et la maîtrise du temps. A priori, par leur nombre et leur ampleur [11], ces affiches contribuent (ne fusse que par l’espace qu’elles occupent) à la lutte contre le sale et le pourrissement ambiant. Paradoxalement il n’en est rien ! Puisque toutes ces iconographies transpirent, suggèrent, et finalement tel un miroir déformant nous renvoient à des choses cachées et secrètes. Autant « d’obsessions » qui taraudent l’imaginaire collectif de notre société, et dont THO-MAS [12] avait déjà repéré le contenu.

Le corps dans les affiches

10Entretien du corps ou promotions commerciales, on vante à peu près tout, et les affiches publicitaires n’en finissent pas d’exhiber des créatures pulpeuses aux rondeurs et aux formes attrayantes. À grands renforts de bouches, de bras, de jambes et de torses, la jeunesse (des vieux comme des jeunes, puisque plus personne n’est vieux en 2001) est symbolisée la plupart du temps par de séduisantes blondes aux couleurs chatoyantes. Ainsi présentées, ces affiches et leur contenu participent à une «théâtralisation des corps» (MAFFESOLI) [13]. Ligotés, fardés ou dénudés, les corps renvoient à « une dictature esthétique» (TRAVAILLOT) [14] dont nous ne saurions apparemment plus nous passer. Dans ces mises en scène, le corps semble réfractaire au pouvoir dissolvant du temps. La quête de l’immortalité se joue également dans et par l’image, et bien loin des laboratoires de génétique qui nous promettent de véritables cures de jouvence en pilules.

11Il est bien admis que les publicités répondent aux attentes (parfois inavouables) de la clientèle ciblée. Mais ces affiches produisent avant tout «une fiction des corps», que M. GUILLAUME résume «par une sorte d’oscillation entre une rareté réelle» (un super corps), et «une compensation fictive» [15] (le rôle joué par l’image). L’osmose entre le voyeur et l’iconographie mercantile repose finalement sur une sorte de «spectralité», dont l’érotisation constitue le fondement essentiel. Érotisation qui nous confronte au «double». Ce «double autre et supérieur» [16] auquel nous cherchons tous à ressembler mais qui, tout comme le château kafkaïen se dérobe constamment sans que nous puissions l’atteindre. Ainsi, tout comme «le star system» [17], ces publicités représentent une «fabrique impersonnelle de personnalité à partir de ces matières premières que sont la beauté et la jeunesse». Or, comme celle-ci, le double idéal a bien cette propriété d’être réfractaire au pouvoir dissolvant du temps sur les chairs.

12Cette érotisation est souvent secondée par les couleurs. Autant de blancheur, de blond, et autres couleurs claires qui ne sont pas sans suggérer une apologie de pureté et d’aseptisation. Même si leur éradication reste pleinement justifiée pour des raisons d’hygiène évidentes, souillures et contaminations n’en constituent pas moins des obsessions du quotidien.

13À ce titre, il suffit de se reporter à des films ou romans à succès comme Alien, L’armée des douze singes, Le fléau, Alerte…pour comprendre combien l’infiniment petit et de prolifiques bactéries de toutes sortes (généralement transmises par des singes et autres créatures non humaines) terrorisent les consciences et déciment « les gentils » de nos écrans. Prions, salmonellose, ou autres calamités, l’intrusion au quotidien du grouillement et du microbe semble se jouer de l’arsenal technologique occidental. Menace invisible, que seule l’aseptisation à outrance semble à même d’éradiquer, y compris par la blancheur d’une affiche. Corps aseptisés, affinés, et finalement conformes, «ces diverses modulations de l’apparence forment un ensemble signifiant, ensemble qui en tant que tel exprime une société donnée». [18]

Le temps et l’ailleurs des affiches

14Paysages champêtres ou exotiques, il n’est pas rare de constater que nombres d’iconographies publicitaires s’opposent franchement au macrocosme ambiant. L’altérité d’un univers glauque et sordide se reflète et se dédouble sur ces horizons mirifiques, qui tels ces portails dimensionnels chers à la science fiction captent immanquablement le regard des voyageurs. Mais à y regarder de près, l’univers « somatophile » précédemment évoqué compose aussi avec une symbolique de pureté et d’élévation spirituelle caractérisée par des nuages ou un ciel bleu. Ainsi, «À l’envie de nature, prendre l’air est devenu le bricolage d’images qui nous emmène vers d’autres territoires […] qui nous rend à nouveau nomades.» [19]. Mais si ces affiches revendiquent l’exaltation des contemporains pour l’exotisme, elles suggèrent aussi un affranchissement des contraintes spatiales et temporelles : mobilité, vite, vitesse, gain de temps, ailleurs, croisières ou réservations de dernière minute, la fluidité du vocabulaire publicitaire s’accommode finalement à celle du temps ! On pourrait penser que «le nomadisme du voyageur» [20] libère effectivement l’individu de tous les impératifs mécaniques liés aux déplacements. Néanmoins, tout se déroule comme si le succès de cette initiative mercantile consistait à mettre le temps à contribution pour générer des capitaux [21] et rassurer la conscience collective sur la capacité de notre technologie à abolir ce dernier rempart à franchir avant l’immortalité de l’espèce. Paradoxalement, ce déploiement de vitesse et de mobilités tout azimut reste toujours synonyme de contrainte financière, mais surtout technologique. L’articulation entre le nomadisme du voyageur et de la technologie est par exemple largement perceptible avec la généralisation des téléphones portables et de la propagande qui les accompagne. Même si vous êtes libre comme l’air, insidieusement, avec l’intrusion d’un capharnaüm de mélodies dans n’importe quelle sphère privée ou publique, la technologie des téléphones portables défie tous les continuums temporels.

15Domestiquer le temps par la performance et la rapidité ! L’homme moderne est en quelque sorte caractérisé par la mobilité. Tout comme la dictature esthétique reste soumise aux caprices du temps et de ses ravages sur les chairs, la fringale de nomadisme n’échappe pas plus à ses aléas. J’ai souvent entendu les agents du métro dire «que ce que l’on trouvait en dessous n’était que le reflet de ce qu’il y avait au-dessus !». Incontestablement je dois reconnaître qu’ils n’ont pas tort, puisque même dans les méandres du souterrain il semble impossible de pouvoir échapper aux thématiques symboliques qui nous taraudent quotidiennement en surface.

BIBLIOGRAPHIE

  • BAUDRILLARD J. & GUILLAUME M., Figures de l’altérité, Descartes & Cie, 1994, 175 p.
  • GLOWCZEWSKI B. & MATTEUDI J.-F., La cité des cataphiles. Mission anthropologique dans les souterrains de Paris, Librairie des Méridiens. Sociologie au quotidien, 1983, 244 p.
  • MAFFESOLI M., Au creux des apparences, Plon, Le Livre de Poche, 1990, 316 p.
  • MAILLARD L., Jeux de rôles : de la réalité à l’imaginaire. Le double et son joueur. Mémoire de diplôme EHESS, sous la direction de G. ALTHABE, 1997, 172 p.
  • MORIN E., Cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions de Minuit, 1995, 250 p. Les stars, Seuil, Collection Point essais, 1972, 190 p.
  • SIROST O., Corps et nature : un kaléidoscope d’images, Cultures en mouvements n° 27, 2000, pp. 43-46.
  • THOMAS L.-V., Anthropologie des obsessions, L’Harmattan, Logiques Sociales, 1988, 182 p. Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Éditions Complexes, 1980, 220 p.
  • TRAVAILLOT Y., Sociologie des pratiques d’entretien du corps, P.U.F., 1998, 235 p. chaque semaine.

Notes

  • [1]
    Auge M., 1991, Un ethnologue dans le métro, Hachette.
  • [2]
    Costes L., 1994, L’étranger sous terre. Commerçants et vendeurs à la sauvette du métro parisien, L’Harmattan.
  • [3]
    Green A.-M., 1998, Musiciens du métro. Approches des musiques vivantes urbai- nes, L’Harmattan.
  • [4]
    Ferreira J., 1996, Métro le combat pour l’espace. L’influence de l’aménagement spatial sur les relations entre les gens, L’Harmattan.
  • [5]
    Sur ce point je renvoie à l’ouvrage de Crissmann (1999): «La Surge, ou 15 ans de ma vie dans le métro», Éditions 2Di.
  • [6]
    Maillard L., 1997, Jeux de rôles : de la réalité à l’imaginaire. Le double et son joueur. Mémoire de diplôme EHESS, sous la direction de G. ALTHABE, 172 p.
  • [7]
    Glowczewski B. & Matteudi J.-F., 1983, La cité des cataphiles. Mission anthropo- logique dans les souterrains de Paris, Librairie des Méridiens, Sociologie au quoti- dien, 244 p.
  • [8]
    Thomas L. V., 1980, Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Éditions Com- plexes, 220 p.
  • [9]
    Crade : « sale ».
  • [10]
    Thomas L.-V., 1988, Anthropologie des obsessions, L’Harmattan, p. 55.
  • [11]
    Inégalement répartis selon les stations et les aires géographiques.
  • [12]
    Thomas, ibid., 182 p.
  • [13]
    Maffesoli M., 1990, Au creux des apparences, Plon, Le Livre de Poche, 316 p.
  • [14]
    Travaillot Y., 1998, Sociologie des pratiques d’entretien du corps, P. U. F., 235 p.
  • [15]
    Baudrillard J. & Guillaume M., 1994, Figures de l’altérité, Descartes & Cie, 175 p.
  • [16]
    Morin E., 1995, Cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions de Minuit, 250 p.
  • [17]
    Morin E., 1972, Les stars, Seuil, Collection Point essais, 190 p.
  • [18]
    Maffesoli M., 1990, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique. Plon, Le Livre de Poche, 316 p.
  • [19]
    Sirost O., 2000, Corps et nature : un kaléidoscope d’images, Culture en mouve- ments n° 27, pp. 43-46.
  • [20]
    D’après J. Martres, directeur de transport RER A.
  • [21]
    « Mobilités ou le temps redécoupé » titrait récemment «À nous Paris », l’hebdomadaire gratuitement distribué dans le métro.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions