Sesame 2023/1 N° 13

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Article de revue

Quand la mer monte : quelles conséquences à l’horizon 2100 ?

Pages 65 à 67

Notes

  • [1]
    Voir Lacroix D., Mora O., de Menthière N., Béthinger A., « La Montée du niveau de la mer : conséquences et anticipations d’ici 2100, l’éclairage de la prospective », rapport d’étude, 2019. AllEnvi-INRA,169 p., hal-02485406
  • [2]
    « Fragmentation » désigne l’hypothèse selon laquelle les pays développés lutteraient contre l’élévation du niveau de la mer et adopteraient un retrait stratégique des zones littorales, alors que dans les États pauvres la vulnérabilité s’accroîtrait, et qu’il n’y aurait pas de politiques d’atténuation du changement climatique coordonnées au niveau mondial.

Avec le réchauffement climatique, une élévation du niveau de la mer est prévisible. Quelles en seront les conséquences sur l’interface terre-mer ? Comment les anticiper ? L’Alliance nationale de recherche pour l’Environnement (AllEnvi) y a consacré une étude prospective à l’horizon 2100, qui sonne comme une alerte de plus.

1 Selon les hypothèses d’augmentation des émissions anthropiques de gaz à effet de serre dans l’atmosphère – celles du Giec (2019) – et, selon l’atténuation, l’accroissement voire l’emballement du réchauffement climatique qui en résulterait, une hausse de soixante à cent dix centimètres du niveau moyen de la mer est envisagée à l’horizon 2100 (par rapport à 2000). Cette élévation pourrait même atteindre deux à sept mètres dans des scénarios défavorables (Bamber et al., 2019).

2 L’étude prospective « La mer monte » [1] met en lumière à l’horizon de notre siècle, soit 2100, les futurs possibles des zones littorales, sous l’action de quatre contextes physiques et globaux déterminant la situation de l’environnement en termes d’événements extrêmes, de niveau et de vitesse d’élévation de la mer, que l’on a appelés « modéré, sérieux, grave, extrême ».

3 Sept composantes déterminantes pour l’avenir de ces zones ont été appréhendées dans la littérature scientifique : ce sont la population, l’urbanisme et les infrastructures, l’environnement et les ressources naturelles, l’agriculture et l’alimentation, l’économie littorale, la gouvernance littorale, le contexte global. Chacune présente trois ou quatre variables à prendre en compte. Par exemple, pour la population en zone littorale : sa dynamique, l’exposition des villes au risque de submersion, les infrastructures littorales et leur vulnérabilité, les stratégies d’adaptation et de protection de ces zones.

4 Rangées dans un tableau, les vingt-trois évolutions possibles de ces variables permettent d’élaborer des scénarios en cheminant d’une hypothèse à une autre, compatible avec la précédente. Ces itinéraires partent soit d’un contexte physique global, soit d’une composante majeure. Fusionnées, ces deux approches ont permis de construire huit scénarios robustes.

5 Ceux-ci ont été enrichis par l’étude plus fine de plusieurs situations réelles sur des territoires vulnérables comme les Pays-Bas, la Nouvelle-Aquitaine et le Vietnam.

6 CINQ SCÉNARIOS SUR HUIT MÈNERAIENT À DES SITUATIONS « EXTRÊMES » OU « GRAVES ». Les huit scénarios peuvent être appréhendés selon deux axes majeurs : l’effort d’adaptation littorale et l’effort d’atténuation globale du changement climatique.

7 Ceux des différentes dynamiques « d’adaptation » conduisent à des situations de type modéré ou sérieux en 2100, sauf si la réaction de correction du changement climatique est trop tardive, ce qui conduit alors à une situation grave en 2100. Quatre autres scénarios – « déni initial des phénomènes en cours » et « fragmentation persistante des politiques des États [2] » – aboutissent à des situations extrêmes ou graves.

8 Cinq d’entre eux mènent donc à des situations « extrêmes » ou « graves », même en tenant compte d’un changement profond de stratégie vers 2050-2060. Par ailleurs, la situation tendancielle actuelle (de type « fragmentation persistante »), si elle devait perdurer, mènerait à une situation extrême.

9 En revanche, les situations positives en 2100, issues de trajectoires plutôt stables, sont l’aboutissement de conjonctures de politiques vertueuses, fermes et continues, à l’échelle mondiale, en rupture avec les tendances actuelles. Les probabilités d’occurrence de ces deux scénarios sont donc faibles.

10 L’INTERFACE TERRE-MER EN PREMIÈRE LIGNE. Une hausse du niveau de la mer de l’ordre de un à deux mètres d’ici à 2100 est plausible. Cela aurait des conséquences considérables sur la majeure partie des côtes basses habitées, pour la plupart des secteurs de l’activité humaine, y compris dans des domaines vitaux comme la sécurité des personnes, la stabilité des constructions de tous types, la production agricole ou l’accès à l’eau douce.

11 En Europe, nombre de plaines basses et de grands deltas sont concernés : Rhin, Meuse, Escaut, Rhône, Somme, Pô, Èbre…

12 Plusieurs composantes, telles que la population ou l’état de l’environnement et des ressources contiennent des aspects déterminants pour l’agriculture. Ainsi, avec l’urbanisation et la pression foncière qu’elle engendre, l’agriculture littorale s’intensifie, ce qui a des conséquences pour les sols et la ressource en eau. Avec le changement climatique ou la construction de barrages en amont, le débit des fleuves est modifié, ce qui bouleverse l’écologie des espèces dans les deltas, l’état des eaux côtières et les possibilités d’aquaculture.

13 12% DES TERRES ARABLES DANS LES ZONES LITTORALES. Dans le monde, 27 % de la population réside sur la zone littorale étendue, à moins de cent kilomètres de la côte et moins de cent mètres d’altitude. Cette zone ne représente que 12 % des terres arables et 5 % des pâtures mondiales, mais elle concentre près de 20 % des terres irriguées à l’échelle mondiale, tandis que plus de 30 % des terres arables littorales sont équipées pour l’irrigation. Les deltas sont des espaces de production agricole très intensive, déterminants pour l’approvisionnement alimentaire de nombreux pays, notamment les deltas du Gange et du Brahmapoutre au Bangladesh, du Mahanâdi en Inde, de la Volta au Ghana et du Nil en Égypte.

14 Alors qu’elles s’étendent presque partout ailleurs, les terres arables tendent à se réduire sur ces zones littorales, principalement du fait de trois facteurs : l’artificialisation des sols, sous l’effet des dynamiques d’urbanisation ; la salinisation, conséquence de la submersion marine des zones cultivées mais aussi de l’intrusion d’eau salée dans les eaux douces, encore accélérée par l’irrigation ; la subsidence des sols, affaissement dû au pompage des eaux souterraines, à l’extraction de ressources et de matériaux, à la réduction des apports de sédiments par la construction de barrages en amont. Plus des deux tiers (71 %) des deltas sont affectés par ce phénomène (Syvitski et al., 2009), particulièrement celui du Mékong.

15 Selon Dasgupta et al. (2009), avec une élévation d’un mètre du niveau de la mer et une surcote liée à l’intensification des cyclones et des tempêtes, près de vingt millions d’hectares de terres arables pourraient être affectés, soit la moitié des terres littorales.

16 UN « PIÈGE DE LA PAUVRETÉ ». En termes de disponibilité des terres agricoles dans les zones littorales, trois hypothèses d’évolution ont été formulées :

  • une réduction de moitié des terres agricoles et une perte limitée de productivité des sols liée à une salinisation partielle, parce que l’on aura pris des mesures pour réduire l’irrigation et limiter l’urbanisation ;
  • une protection efficace des terres agricoles par des politiques d’aménagement de l’espace ;
  • une disparition des terres agricoles littorales sous les effets conjugués d’une élévation du niveau de la mer de deux mètres, d’un phénomène de surcote (plus un mètre) lié à des tempêtes à répétition, d’une intrusion saline, d’une rapide artificialisation des sols sous l’effet de l’urbanisation, et de subsidence. Les activités agricoles se délocalisent ou s’installent sur des terres marginales dans l’arrière-pays.

18 De même, trois hypothèses de transformation des systèmes de production agricole ont été posées : les espèces cultivées et les pratiques agroécologiques s’adaptent aux conditions pédoclimatiques ; l’élevage de ruminants et de poissons se substitue aux cultures ; une synergie se développe entre des systèmes agricoles et aquacoles.

19 Sur les poids respectifs de la pêche et de l’aquaculture, trois hypothèses existent également : la pêche décline, ce qui est compensé par le développement de l’aquaculture durable d’espèces herbivores ; la pêche diminue à cause de l’intensification de la surpêche et de la dégradation des écosystèmes, sans compensation par l’aquaculture ; les apports de la pêche et de l’aquaculture augmentent car la réduction relative de la pêche se combine avec le développement massif d’une aquaculture diversifiée (cages flottantes, nouvelles farines à base d’insectes et d’algues).

20 Enfin, les trois hypothèses d’évolution de la sécurité alimentaire et nutritionnelle considèrent que l’accès à l’alimentation des populations littorales sera significativement impacté par la hausse du niveau de la mer : leur accès aux productions agricoles se trouvera réduit ; leur accès à l’alimentation sera perturbé ou connaîtra des ruptures ponctuelles ; la diversité de l’alimentation diminuera, avec moins de produits frais (fruits et légumes) et aquacoles, créant des carences nutritionnelles.

21 De manière générale, il y a un risque important que les impacts du changement climatique sur les littoraux renforcent un « piège de la pauvreté » pour les ménages des zones littorales en leur infligeant des pertes économiques directes et en dégradant les écosystèmes littoraux ou marins dont ils dépendent, générant des situations chroniques d’insécurité alimentaire (Barbier, 2015).

22 DES TENSIONS ENTRE LES ÉCHELLES LITTORALE ET GLOBALE. Au sens courant, l’économie littorale recouvre toutes les activités localisées près de la mer. Mais des secteurs sont aussi liés à la mer dans l’économie globale : l’extraction des ressources marines vivantes, minérales et énergétiques ; l’exploitation des eaux et des fonds marins (énergies, infrastructures maritimes et côtières, transports) ; l’exploitation des sites maritimes et côtiers (tourisme, loisirs, plaisance) ; les industries et les services comme la construction navale ; la protection de l’environnement marin et côtier, la recherche, etc.

23 Or les scénarios font apparaître des tensions exacerbées entre les échelles d’action mondiale et littorale. L’atténuation du changement climatique reste liée à une hypothétique gouvernance mondiale tandis que les dynamiques d’adaptation littorale dépendent surtout d’autorités nationales, régionales ou urbaines. Des acteurs qui n’ont qu’une faible capacité à agir sur la mise en œuvre à l’échelle mondiale de mécanismes d’atténuation, dont l’absence ou la présence déterminera pourtant leur propre avenir.

24 Les huit scénarios sur la montée du niveau de la mer d’ici 2100 et leurs conséquences montrent que, si des politiques vigoureuses et pérennes d’atténuation du changement climatique ne sont pas mises en œuvre dans les années à venir, aucun effort d’adaptation du littoral ne permettra d’éviter des situations de type « grave » ou « extrême » d’ici à la fin du siècle. Dans ce cas, les conséquences, notamment après 2050, seraient quasiment incalculables en raison de l’importance des zones côtières vulnérables sur tous les plans : écologique, géopolitique, humain, social, économique et culturel.

25 Un changement de cadre conceptuel est donc nécessaire dans les stratégies d’adaptation, du fait de l’irréversibilité des changements subis, mais aussi de l’absence de solutions technologiques disponibles pour y faire face dans une situation d’emballement du changement climatique.

26 Le récent rapport de l’OCDE (2019) sur les risques liés à la submersion marine montre que, si la hausse du niveau de la mer reste de l’ordre du mètre, les conséquences en termes économiques pourraient être à peu près gérées à l’échelle de la majorité des pays concernés. Mais, dans le cas de scénarios plus graves (un mètre trente à deux mètres), la réponse pertinente devrait changer d’échelle, notamment pour anticiper les phénomènes, adapter les infrastructures des villes et organiser la transition de l’économie côtière.

27 Or la montée du niveau de la mer est actuellement sur une trajectoire globale de risques de moins en moins contrôlables si l’on diffère les mesures d’atténuation. Elle est susceptible d’impacter directement une partie importante de l’humanité et de déstabiliser gravement de nombreux secteurs d’activité avant la fin de ce siècle. Ces perspectives justifient d’accroître les efforts en matière de recherches interdisciplinaires en y associant tous les acteurs, depuis la société civile locale jusqu’aux Nations Unies.

28 L’approche scientifique peut contribuer à cette prise de conscience, condition préalable à toute amélioration de trajectoire.


Date de mise en ligne : 15/05/2023

Notes

  • [1]
    Voir Lacroix D., Mora O., de Menthière N., Béthinger A., « La Montée du niveau de la mer : conséquences et anticipations d’ici 2100, l’éclairage de la prospective », rapport d’étude, 2019. AllEnvi-INRA,169 p., hal-02485406
  • [2]
    « Fragmentation » désigne l’hypothèse selon laquelle les pays développés lutteraient contre l’élévation du niveau de la mer et adopteraient un retrait stratégique des zones littorales, alors que dans les États pauvres la vulnérabilité s’accroîtrait, et qu’il n’y aurait pas de politiques d’atténuation du changement climatique coordonnées au niveau mondial.

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