Notes
-
[1]
Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Éditions Champs Flammarion, 1990.
-
[2]
Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Éditions Julliard, 2009.
-
[3]
The Road, film de John Hillcoat, 2009.
-
[4]
Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, Éditions PUF, 2010.
-
[5]
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Éditions du Seuil, 2003.
-
[6]
Toutes les citations en italique sont extraites du livre Le Parfum de Patrick Süskind, Éditions Fayard, 1986.
-
[7]
Source Wikipedia.
-
[8]
Source Wikipédia.
1Si Nietzsche lie la question du régime alimentaire au destin de l’humanité, la folie criminelle qui, à la fin du xixe siècle, embrase le village de Hautefaye en Dordogne, relève d’un autre régime. Que l’on peut supposer, lui aussi, issu du ventre – lequel, affamé, n’a point d’oreilles, dit-on –, celui du ressentiment historique et politique.
2En août 1870, en pleine guerre contre la Prusse, Hautefaye s’apprête à faire sa foire aux bestiaux. Toutes les conditions – politiques, climatiques, historiques, psychologiques et émotionnelles – sont réunies pour transformer le foirail en scène de crime.
3Alain de Monéys, noble de naissance, pourtant depuis toujours connu et apprécié de tous, devient soudain la cible des insultes avinées d’un paysan qui, ivre de colère et de rancœur, harangue la foule en hurlant « au Prussien ! ». Cet accrochage, que d’aucuns jugent mineur, sert de déclencheur à la vindicte populaire. En quelques minutes, tout bascule. Alain de Monéys est massacré en présence de centaines de témoins ; certains se targuent même d’avoir rôti un Prussien. Quatre jours plus tard, des rumeurs circulent évoquant un acte cannibale.
C’est en mangeant que l’homme se façonne
4Avec son Village des « cannibales » l’historien Alain Corbin [1] restitue de façon passionnante le climat politique qui précède et conduit jusqu’à l’été 1870, tandis que le romancier Jean Teulé [2] nous épouvante avec Mangez-le si vous voulez. La reconstitution du réel comme la fiction se font ainsi l’écho de cette spectaculaire scène de folie collective.
5La presse de l’époque n’hésitera pas à alimenter la rumeur selon laquelle Alain de Monéys aurait été dévoré. Du moins sera-t-il supplicié, battu à mort, quasi écartelé. Résonance d’un ancien rituel aztèque où chaque protagoniste aurait eu le désir de s’emparer d’un morceau du sacrifié ? Comme l’on revendique un trophée ?
6L’histoire de Hautefaye consterne, glace et interroge. Elle confirme cette capacité de la masse, une fois déchaînée, à se jeter sur un seul homme ; ici, pour le battre, le torturer, le mutiler, puis l’immoler. L’autopsie révélera, derrière les chairs carbonisées, que la brutalité des coups infligés aurait de toute façon entraîné la mort d’Alain de Monéys. À défaut de se repaître de la chair d’un Prussien, Hautefaye aura bien brûlé un noble.
L’impensé occidental
7Si le cannibalisme révulse, il fascine tout autant, ainsi qu’en témoigne la production littéraire et cinématographique du Silence des agneaux de Jonathan Demme au Soleil vert de Richard Fleischer, en passant par Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant de Peter Greenaway. L’art contemporain n’est pas en reste, si l’on en juge l’exposition Tous cannibales qui s’est tenue en 2011 à Paris, à La maison rouge.
8En Occident, manger la chair de sa propre espèce est considéré comme un crime. Un tabou majeur avec celui de l’inceste, lequel pourrait bien consister à dévorer et incorporer la chair de sa propre chair en la pénétrant. En mêlant humeurs et sang à celui des siens.
9Rappelons qu’il fut un temps – lequel perdure chez certains théoriciens et praticiens – où la psychanalyste Mélanie Klein essayait de nous convaincre de l’aptitude du nourrisson au cannibalisme. Il faudra attendre l’intervention de l’anthropologue Georges Devereux, également psychanalyste, pour démontrer l’inanité d’une telle proposition. Devereux souligne en effet un point qui semble avoir échappé à Klein : pour être cannibale, il convient, au préalable, d’avoir pu faire l’expérience de la différence entre la viande animale et humaine.
10Contrairement aux idées reçues, manger l’autre n’appartient pas qu’aux populations non-occidentales qui se voient affublées du qualificatif d’« exotiques ». Douteux euphémisme évitant de souligner qu’elles furent ou sont encore colonisées.
11Ainsi, songeons à Issei Sagawa, surnommé le « cannibale japonais » qui, dans les années quatre-vingt, tue une jeune touriste néerlandaise avant de se nourrir de sa chair. On convoque médecins et psychiatres, car, échappant à notre entendement, les meurtriers, a fortiori cannibales, heurtent nos consciences.
12Notons enfin qu’il existe une acception de cannibaliser plus commune et familière, bien que non négligeable à notre époque, consistant à s’approprier ressource, produit, travail, statut, idée ou encore l’esprit et les émotions de l’autre pour l’entraîner dans la confusion et le manipuler puis l’anéantir – procédé adopté par les pervers narcissiques. Est-ce en dévorant l’autre qu’on deviendrait cet autre ? L’épouserait-on en l’assimilant, le mâchant, le digérant, pour mieux l’effacer ou l’incorporer à jamais ? Et lui dérober une puissance, fantasmée ou réelle ?
13Comme l’on mordrait une gorge, pour s’abreuver de l’énergie vitale puisée à même le sang, à l’instar des vampires modernes et autres zombies, ces avatars d’un cannibalisme souvent posta-pocalyptique, dont s’empare, régulièrement et avec délectation, la fiction. C’est ainsi que dans le film The Road [3], adapté du roman de Cormac McCarthy, l’horreur sillonne les routes : brigands cannibales, troupeaux d’humains réduits en esclavage et destinés à servir de garde-manger.
14Mais retournons à Hautefaye.
Assimiler, digérer, incorporer, embrigader
15En ce mois d’août 1870 bien trop chaud, fils, pères et maris sont partis pour une seule destination : la boucherie et la mort. Une nouvelle guerre se présente, perdue d’avance en raison d’un manque de préparation et de moyens. Ce qui n’empêchera nullement certains, au point d’acmé de la folie de Hautefaye, de scander : « Vive l’Empereur ! ». Et de reprocher à Alain de Monéys d’avoir crié : « Vive la République ! », ce que les témoignages démentent.
16Corbin démontre que ce conflit avec la Prusse n’explique pas tout, car il y a conjonction d’événements. En effet, la sécheresse sévit et, générant de l’inquiétude, s’amalgame aux problèmes politiques ainsi qu’à ce vieux ressentiment envers les Prussiens, qui chauffe et atomise les esprits. De plus, 1789 attise encore des souvenirs amers et entretient la haine du noble et de ses privilèges.
17D’Alain Romuald de Monéys d’Ordières, on sait qu’il est fils de maire et qu’il gère le château de Bretangue, non loin de Hautefaye. Sa famille possède 80 hectares de terre, et c’est en sa qualité de gérant du domaine familial qu’il se rend au foirail. Loin d’afficher la morgue communément reprochée à la noblesse, on dit de lui qu’il laisse volontiers les plus pauvres ramasser du bois sur ses terres en hiver, et qu’il fournit même du travail à certains.
18Pour autant, Alain de Monéys n’exploite pas leur force laborieuse, ni ne les réduit en esclavage, ni ne se nourrit de leurs calories. Nulle part il ne ressort des témoignages qu’Alain de Monéys aurait, du fait de sa noblesse, soumis un autre être humain. Tout estimé soit-il, il n’en reste pas moins noble et, conséquemment, bouc émissaire potentiel. Thèse soutenue par l’historien Georges Marbeck qui évoque un meurtre ritualisé, tandis qu’Alain Corbin soutient que les raisons de cette démence collective trouvent leur enracinement dans la haine paysanne envers la noblesse.
19Ce ressentiment, aiguillonné par le souvenir des anciennes jacqueries enfoui dans l’esprit et le cœur des paysans, remonte brusquement à la surface. Comme par accident, dirait-on, bien que Corbin remarque des incidents antérieurs qui le font se questionner sur une forme de préméditation. D’autres altercations auraient en effet précédé ce coup de folie qui dévaste Hautefaye.
20Si Alain Corbin prend soin de mettre des guillemets à cannibales, c’est qu’il convient sans doute de rattacher le choix de ce titre aux allégations utilisées par les participants lors du massacre d’Alain de Monéys : « Nous avons grillé à Hautefaye un fameux cochon ». Sans mâcher ses mots, la presse de l’époque relate l’affaire, et le mot de cannibale est rédigé de la main de l’oncle d’Alain de Monéys, dans une lettre datée du 22 août 1870.
21Les commentaires attribués au maire fortifient également la rumeur, puisqu’à la foule qui manifeste son intention de brûler la victime, il aurait répondu : « Faites ce que vous voudrez, mangez-le si vous voulez ! ». Propos toutefois démentis lors des confrontations et du procès. D’autres témoignages rapportent que certains massacreurs regrettent de ne pas avoir recueilli la graisse s’écoulant du corps de la victime – tel un trophée ? Deux pierres plates ayant conservé des traces de graisse ont été par ailleurs présentées comme pièces à conviction lors du procès.
Cannibaliser : rendre semblable à soi la chair avalée, tout en se rendant semblable à l’autre
22Le cannibalisme a donc disparu, du moins en Occident, du moins hors fiction et délits criminels, hors de notre conscience civilisée, qui se réveille avec effroi chaque fois que la presse relate un acte cannibale. Quid du pouvoir des médias ?
23Notre langage, miroir identitaire, conserve par ailleurs des expressions telles que : « manger de la vache enragée » quand on endure des privations ; « se bouffer le nez » lors d’une dispute ; « bouffer tout cru » pour marquer une victoire ; sans omettre les dévorations amoureuses ou parentales, du genre « mignon à croquer ». Autant de formulations qui nous relient à ces anciens rites devenus interdits.
24De même, des substituts au cannibalisme resurgissent régulièrement. Ainsi, au Japon, un « restaurant cannibale » propose de savourer des copies fidèles du corps humain, tandis qu’au nom de la créativité artisanale ou des impératifs de la concurrence, dans une rue adjacente, on boulange des reproductions de nos organes. À quand le croissant-foie ou la brioche-cerveau ? Enfin, gardons pour mémoire que lors des guerres de religions, certains s’entrebouffèrent, au propre comme au figuré.
25Autre substitut au rituel cannibale : la parabole eucharistique, laquelle entend retrouver l’esprit et le corps du Christ à travers l’absorption d’hostie et de vin consacrés. Cette tradition séculaire ne perpétue-t-elle pas à sa manière des pratiques d’un temps immémorial, quand la chair humaine se dégustait à l’identique de celle du règne animal ?
26L’Afrique nous offre quant à elle une autre symbolisation, puisque ensorceler signifie manger l’autre. Pour jeter un sort, des repas sont mis en scène au cours desquels, par exemple, on mangera la chair d’un cochon, et on aura ainsi bien mangé quelque chose, en attendant que la victime ensorcelée soit frappée.
27L’anthropologue et historien Georges Guille-Escuret n’a eu de cesse de pointer dans ses écrits cet impensé occidental qu’est le cannibalisme : L’idée d’une société assumant le fait que ses membres se nourrissent de corps humains constitue une source intarissable de répulsion au sein de la civilisation – en particulier quand l’absorption succède à un acte de violence, et traverse la frontière qui sépare la guerre de la chasse. Embarrassée à plus d’un titre par le thème du cannibalisme, l’anthropologie sociale l’a laissé en friche et continue à osciller entre des déterminations simplistes : cause alimentaire ou motif religieux [4].
28Si l’on en juge la production en matière de fictions, nous pourrions nous demander si nous ne sommes pas déjà inscrits dans une ère post-apocalyptique. Et, de facto, nous interroger sur une possibilité de faim inassouvie qui tendrait à nous pousser à dévorer l’autre – psychologiquement la plupart du temps. Ce qui revient à assujettir cet autre, à le soumettre à notre volonté, notre humeur, notre sadisme, nos fantasmes.
29Serions-nous à ce point affamés de l’autre, ou de nous-mêmes, que nous rechercherions par n’importe quel moyen – eucharistique, artistique, commercial, économique ou culinaire – à nous délecter, même virtuellement, de la chair de cet autre ? Ou encore, sommes-nous à ce point affaiblis qu’il nous faille en passer par des représentations symboliques pour puiser puissance, force ou quelque aspect magique et convoité ? À l’ère moderne, cannibaliser l’autre devient ainsi un acte consistant à le dominer et, du dictateur, des camps nazis au management moderne, de l’employeur au marketing, du parent à l’amant, ou au gourou, tous seraient alors cannibales.
30Et si oui, l’on pourrait admettre que ces pratiques réprimées et refoulées puis détournées, ne nous ont finalement conduits qu’à une autre forme de dévoration : l’aptitude à asservir les humains. En cela, le monde du travail devient une figure de l’anthropophagie moderne – non virtuelle, non allégorique, mais bien réelle. Et du monde du travail à celui de la consommation, il n’y avait qu’un pas à franchir. Consommer… encore manger ?!
31Certes, bien que désormais avec modération ou sans sucre, graisse, colorant et autres malédictions de la société hypermoderne. Puisque de la peur de mourir de faim, l’humanité est passée à celle de mourir empoisonnée. Or, la manière de traiter les êtres humains ne dépendrait-elle pas aussi de la façon dont nous pensons l’agriculture et l’élevage, domaines qui soulèvent actuellement moult questionnements politiques et économiques. Et de songer à Claude Lévi-Strauss qui établissait un rapprochement fusionnel entre la consommation de viande animale et humaine [5].
32Une correspondance avec une amie écrivain vient à point nommé me rappeler qu’il fut un temps, peut-être encore enfoui au plus profond de notre cerveau reptilien, où l’homme était une proie pour les animaux. Donc repas !
33Mais bifurquons de nouveau par Hautefaye.
Découper, fractionner, démembrer
34En cet été guerrier, le gouvernement décide de limiter l’information, ce qui a pour conséquence immédiate de générer quantité de rumeurs. Et l’on croit voir surgir des espions prussiens aux portes des villages, et l’on s’imagine complot et coalition entre nobles et prêtres, dont le seul but serait de conspirer contre l’Empire. Alain Corbin conclut que cette rétention d’informations fut un important motif d’inquiétude au sein de la population, entraînant des mouvements de peur collective, dont Hautefaye ne serait qu’un exemple paroxystique.
35La haine du Prussien est puissante et elle se renforce d’un cran lors de la perte de l’Alsace-Moselle au moment de la défaite de la France en janvier 1871. Une perte de territoire qui, dans l’esprit des Français, macère jusqu’au ressentiment, à la tenace nécessité d’une revanche à prendre, jusqu’à la déclaration de la Première Guerre mondiale.
36On a faim et soif à Hautefaye en cet été 1870. On souffre de la mort des fils, des maris et des pères. On s’inquiète. On s’échauffe, on tente de détourner l’angoisse de la mort, de contenir la déception politique. Alain de Monéys devient ainsi une victime substitutive, cannibalisée.
37L’important dans le rituel cannibale, c’est le partage des morceaux, les meilleurs étant attribués aux plus hautes personnalités de la société. À la manière dont on se partagerait un corps-territoire ?
38L’on pense alors aux difficultés et aux colères de nos agriculteurs, ces descendants de la paysannerie dont les luttes ne se firent jamais sans verser de sang. Et aux prémices d’un retour à un « mieux manger pour mieux vivre », où chacun entend cultiver son potager, redessinant ainsi son propre territoire. Une décision qui dicte autrement ce qu’il est bon d’ingurgiter pour se façonner de l’intérieur et, palliant les manquements des politiques asservis à la finance, libère de la dépendance au système globalisant.
39Mais transitons une dernière fois par Hautefaye.
Du corps humain à la terre : tout est politique
40En ce mois d’août 1870, le risque de mauvaises récoltes en raison de la sécheresse faisant corps avec le présupposé « Vive la République ! » d’Alain de Monéys, déclenche les hostilités.
Bientôt, le cercle ne put plus les contenir tous et ils se mirent à se presser, à se pousser, à se bousculer, chacun voulant être le plus près du centre. Et puis, d’un seul coup, le dernier blocage sauta en eux, et le cercle craqua [6].
42Le groupe le plus furieux porte les premiers coups, exigeant que l’on pende le noble. Tentative qui échoue, car la branche fragile et sèche de l’arbre cède. Ces hommes en colère décident alors de battre à mort Alain de Monéys : « Avant de faire périr le Prussien, il faut le faire souffrir ». Les tortionnaires ne ménageront pas leurs efforts.
44Battu, attaché avec des sangles sur le travail à ferrer du maréchal-ferrant, frappé violemment au visage et aux jambes à coups de sabot et de bâton, Alain de Monéys en reçoit un autre, administré à l’aide d’une balance à crochet, et on le croit alors mort. Ce n’est que temporaire. De Monéys est aussitôt mis à l’abri et soigné par les deux ou trois rares personnes qui tentent d’enrayer la hargne collective. En vain.
45Il est ensuite transporté vers le foirail et forcé de pénétrer dans une auberge. Là, on lui claque la porte sur la cheville et il s’effondre de douleur. Pourtant, dans un sursaut ultime, Alain de Monéys se relève et tente de s’emparer d’un pieu, retourné immédiatement contre lui et qui servira à lui porter un coup quasi mortel à la nuque. La foule s’acharne alors sur un presque cadavre. Deux hommes se saisissent des jambes de la victime pour l’écarteler.
Mais un corps humain comme cela, c’est coriace, cela ne s’écartèle pas aussi simplement, même des chevaux ont du mal à y arriver […] En cet instant, l’ange fut découpé en trente parts et chaque membre de la horde empoigna son morceau et, tout plein de volupté goulue, se recula pour le dévorer.
47Puis ses tortionnaires prennent la direction d’une mare, dénommée « le lac desséché », suivis d’un cortège de paysans et du maire arborant son écharpe. « On le traînait par les jambes à travers les ruelles du bourg, sa tête sanglante sonnait sur les cailloux, son corps déchiré sautait de droite et de gauche : Vive l’Empereur, Vive l’Empereur ! », rapporte un texte de 1874.
48Arrivés sur les lieux, on jette son corps dans la mare. Sous la direction du meneur, on cherche fagots et branchages. Le bûcher s’embrase sous les vivats du groupe.
49Le docteur Roby-Pavillon rédige, le soir du 16 août, son rapport d’autopsie comme suit : « Cadavre presque entièrement carbonisé et couché sur le dos, la face un peu tournée vers le ciel, à gauche, les membres inférieurs écartés, la main droite raidie au-dessus de la tête, comme pour implorer, la main gauche ramenée vers l’épaule correspondante et étalée, comme pour demander grâce ; les traits du visage exprimant la douleur, le tronc tordu et ramené en arrière [7] ».
50De l’examen du corps, le médecin établira qu’il fut immolé de son vivant.
Quand, ayant fini de prendre leur repas, les cannibales se retrouvèrent autour du feu, personne ne prononça un mot […] Ils étaient tous un peu gênés et n’osaient pas se regarder. Un meurtre ou quelque crime ignoble, ils en avaient tous au moins déjà un sur la conscience, hommes et femmes. Mais manger un homme ?
52En 1953, âgé de 92 ans, meurt le dernier témoin de l’affaire de Hautefaye. Le 16 août 1970, une messe de pardon est célébrée dans l’église du village en présence des descendants de la victime et de ceux des quatre condamnés. Le maire propose de faire installer une stèle commémorative pour marquer l’événement, avant d’abandonner le projet « car il y a encore une honte dans ce village » [8].
Dans leurs âmes ténébreuses, il y avait soudain une palpitation d’allégresse […] Pour la première fois, ils avaient fait quelque chose par amour.
54Contrairement aux dernières lignes du roman de Süskind, il n’y a aucun amour dans la folie qui ravage Hautefaye en cet été 1870, à moins de considérer que la haine n’en soit que le noir revers.
55Certains historiens ont démontré que de la honte au ressentiment, lequel peut fonctionner de façon cyclique et répétitive, il n’y a parfois qu’une mince frontière. Pour autant, rien ne prédestine Hautefaye à prendre dans les prochaines décennies une quelconque revanche. Tout comme rien ne met un peuple à l’abri des mauvaises conditions climatiques, alimentaires, financières – la guerre étant devenue économique en Occident. Autre variation du cannibalisme.
56À une époque où l’on tente de maîtriser la nourriture, tout en ayant perdu certains fondamentaux alimentaires, où plane au-dessus des esprits et des estomacs la menace d’un empoisonnement et d’une manipulation génétique, où les poissons nourrissent les vaches qui produisent du lait, manger du vivant – du végétal à l’animal – peut être considéré comme un acte cannibale.
De proie à prédateur
57Politiquement, nous sommes entrés dans l’ère d’un marché global. Financiers et autres traders y gouvernent désormais à la place des politiques et, conséquemment, à la place du peuple, du moins dans nos démocraties dites républicaines. Le démantèlement des frontières, dénoncé par les nationalistes qui y voient une perte de puissance nationale (de leur sang ?), sera-t-il ou non un futur déclencheur de ressentiment historique ? D’une volonté à dévorer une autre terre, un autre peuple ? Auquel cas, la fiction aurait vu juste en nous jetant en pâture des mondes – infestés de vampires, de zombies et de cannibales – d’ores et déjà apocalyptiques.
58Peut-être qu’un jour l’Histoire aura à répondre à la question suivante : quelle autre expression du ressentiment historique s’est substituée en lieu et place de celui qui autorisa le meurtre d’Alain de Monéys ? Seule l’Histoire nous confirmera, a posteriori, que notre destinée est, ou non, effectivement bien liée à notre régime alimentaire.
Notes
-
[1]
Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Éditions Champs Flammarion, 1990.
-
[2]
Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Éditions Julliard, 2009.
-
[3]
The Road, film de John Hillcoat, 2009.
-
[4]
Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, Éditions PUF, 2010.
-
[5]
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Éditions du Seuil, 2003.
-
[6]
Toutes les citations en italique sont extraites du livre Le Parfum de Patrick Süskind, Éditions Fayard, 1986.
-
[7]
Source Wikipedia.
-
[8]
Source Wikipédia.