Couverture de SESTR_006

Article de revue

Valeur de marque et réputation : un enjeu majeur de la nouvelle gouvernance

Pages 9 à 20

Notes

  • [1]
    Aussi appelées stakeholders.
  • [2]
    Préparé par un groupe de travail de l’Institute of Chartered Accountants en Angleterre, avalisé par la Bourse de Londres, le rapport Turnbull cherche, en partant d’une approche fondée sur les risques, à définir les méthodes adaptées à l’entreprise pour concevoir, mettre en œuvre et maintenir un système solide de contrôle interne.
  • [3]
    Brand Valuation.
  • [4]
    Jez Frampton, CEO d’Interbrand.
  • [5]
    Brand Value.
  • [6]
    L’Observatoire des Risques Sanitaires, Baromètre 2010 publié par Vae Solis Corporate sur www.vae-solis.com.
  • [7]
    C. Dubos & A. Dupui-Castérès, Les 100 mots de la crise, La Documentation Française, Paris, 2007.

1

« Dans les années quatre-vingt, on cherchait à acheter une usine de chocolats ou de plats cuisinés. Après 1980, on désira acquérir Kit Kat ou Buitoni. Dans le premier cas, on s’offre une capacité de production, dans l’autre, une part de l’esprit des consommateurs ».
Citation de Jean-Noël Kapferer, tirée de l’ouvrage Les Marques, capital de l’entreprise, Editions d’Organisation, 576 p, 1998

2Aujourd’hui, la marque est bien plus qu’un simple nom ou un logo. Elle incarne l’entreprise, soit directement au travers de sa raison sociale qui devient une marque en elle-même (Mac Donald’s ou Apple en sont de bons exemples), soit à travers un portefeuille de marques qui constituent la part essentielle de son capital (les marques d’un groupe tel que LVMH illustrent cette situation). Le concept de valeur de marque a pris une telle ampleur qu’il est désormais considéré comme un véritable actif de l’entreprise, au même titre que les actifs tangibles.

3De la base au sommet, tous les acteurs internes à une organisation se retrouvent à la fois acteurs et soumis à la valeur de marque qui devient alors un enjeu majeur de la nouvelle gouvernance. La gestion du capital réputation, intrinsèquement lié à toute marque, dépasse alors le cadre désormais traditionnel de la communication et du marketing pour devenir progressivement un enjeu pour le management opérationnel dès lors que la réputation de la marque est en péril.

4Souvent perçu comme impalpable, le risque de réputation est bien réel pour les entreprises, et concerne désormais tous les secteurs d’activité, ce qui doit inciter les dirigeants à définir une véritable stratégie de protection de leur réputation et de celle de leur(s) marque(s).

Le risque de réputation, impalpable, mais bien réel pour les entreprises

La réputation : une question de perception

5Une entreprise, quelle qu’elle soit, est la somme d’éléments concrets qui sont transcrits sur le bilan comptable : les stocks, les brevets, les immobilisations, les clients… Cette somme d’éléments tangibles constitue une partie de la valeur de l’entreprise. Une partie seulement car la valeur possède aussi un ensemble de caractéristiques immatérielles : l’image de marque, la confiance, la notoriété, le savoir-faire, l’éthique… Ces éléments peuvent être cristallisés autour d’une notion commune : la réputation.

6De nos jours, les marques sont observées et jugées par l’ensemble des parties prenantes [1] : direction, employés, consommateurs, partenaires sociaux, partenaires économiques, pouvoirs publics, sous-traitants, actionnaires, associations … Ce sont les perceptions et les jugements de ces acteurs qui créent la valeur de la marque et qui contribuent à façonner la réputation d’une entreprise.

7La réputation est donc une affaire de perception, en externe ou en interne, des produits ou services délivrés, mais aussi de l’entreprise elle-même ou de ses dirigeants. In fine, elle représente la somme des perceptions passées et présentes des parties prenantes et de leurs attentes pour le futur.

Une bonne réputation est créatrice de valeur

8A l’heure de la mondialisation, la valeur de marque confère un avantage concurrentiel déterminant et représente un facteur décisif dans la stratégie de l’entreprise. Jusqu’au début des années 1990, la marque n’était pas considérée comme un facteur de production et, par conséquent, était absente des bilans des entreprises. Aujourd’hui, la gestion de la réputation d’une entreprise a pris une telle importance que le rapport Turnbull[2] (qui fait maintenant partie des règles de bonne gouvernance) conseille aux sociétés de la considérer comme un actif, au même titre que les autres. Déjà en son temps, Henry Ford avait coutume de dire : « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes ». Ainsi, si la réputation est un actif immatériel, lié aux objectifs et aux valeurs de l’entreprise, résultant du comportement et des opinions des parties prenantes, est-il possible pour autant de la chiffrer avec précision ?

9Plusieurs méthodes de calcul de la valeur de marque ont vu le jour. La plus reconnue a été créée en 1998 par le cabinet britannique Interbrand en collaboration avec le magazine américain Business Week. Depuis, le magazine publie chaque année le classement des cent marques les plus performantes dans le monde. C’est ce modèle d’évaluation de la marque [3] en particulier qui a répandu l’idée qu’une mesure précise et reproductible de l’immatériel était possible. Il se base donc sur l’utilisation d’indicateurs dépassant les fonctions primaires de l’entreprise, des notions qualitatives comme le taux de notoriété, le comportement des consommateurs face à la marque, etc. La marque est alors pensée comme l’actif central de l’organisation, « un cœur qui crée la valeur »[4].

10Pour le magazine Fortune, les dix sociétés les plus renommées des Etats-Unis dominent toutes les autres sur le plan des performances mais aussi en termes de réputation. Selon le magazine, « un investissement de dix ans dans ces sociétés aurait apporté aux actionnaires un rendement trois fois plus élevé que celui des actions de l’indice S&P 500 ». Une bonne réputation est donc bel et bien créatrice de valeur.

11Bien conçue, une réputation solide devient rapidement un avantage considérable qui accroît les ventes, attire de nouveaux talents, des partenaires renommés, ou encore favorise les relations avec les pouvoirs publics. Dans le cas contraire, elle entraîne des conséquences inverses et altère la valeur de l’entreprise pour les actionnaires. Cette mécanique sera bien entendue accélérée pour les sociétés cotées en bourse, extrêmement vulnérables aux rumeurs menaçant leur réputation.

La réputation est un élément clé du capital confiance accordé à l’entreprise et aux marques

12Aujourd’hui, une bonne réputation est non seulement créatrice de valeur, mais elle protège la confiance que les clients peuvent avoir dans une entreprise. En temps de crise, ce capital confiance devient un atout majeur, un rempart permettant de mieux traverser les crises (de plus en plus fréquentes et brutales) et d’en limiter leurs dégâts potentiels : les médias comme l’opinion seront d’autant plus enclins à admettre les arguments développés par l’entreprise mise en cause qu’ils créditent cette dernière d’un bon niveau de confiance ou d’affection. Ainsi, une bonne image de marque peut agir comme un amortisseur face aux crises. Il existe de nombreux exemples, comme celui d’Apple qui a fait face à un début de polémique sur les accidents dûs à l’éclatement des écrans d’iPhone en août 2009.

13Les interventions du ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, et la couverture médiatique se sont heurtées à la réputation de l’entreprise qui a ainsi évité une crise de confiance. En l’occurrence, la très bonne réputation de l’entreprise a joué son rôle de rempart et a évité une montée en puissance de la polémique. Imaginons un instant que les mêmes incidents soient survenus sur le produit d’une entreprise dont la réputation était moindre, par exemple une entreprise chinoise. On peut raisonnablement penser que ces incidents auraient pris des proportions toutes autres.

14Un autre exemple de la bonne réputation comme protection face aux crises est celui des Centres Leclerc qui ont connu une crise sanitaire majeure. Ce cas souligne l’importance du rôle du dirigeant qui peut s’avérer déterminant dans la constitution et la pérennisation du capital confiance accordé à l’entreprise et à la marque par le consommateur. La crise des steaks hachés congelés « Chantegrill », en octobre 2005, et la manière dont Michel-Edouard Leclerc a géré la situation, en fournit un exemple particulièrement saisissant.

15Découverte par les services sanitaires de plusieurs départements du Sud-Ouest, une Toxi-Infection Alimentaire Collective (TIAC) allait vite déboucher sur la mise en cause de trois lots de steaks hachés surgelés, fabriqués en juillet et août par un industriel français et commercialisés par E. Leclerc sous sa marque distributeur « Chantegrill ». L’affaire est grave puisque la TIAC en question correspondait à un syndrome hémolytique et urémique, qui est causé par la bactérie E. Coli O 157 :H7. Cette maladie très rare, mais sévère, peut causer d’importantes lésions rénales, parfois irréversibles, chez l’enfant de moins de 15 ans ; début novembre 2005, une trentaine d’enfants sont recensés et certains hospitalisés dans un état grave.

16Bien que la présence de la bactérie dans le produit soit clairement due à un défaut dans la production, donc de la responsabilité de l’industriel, Michel-Edouard Leclerc va prendre la décision de faire endosser entièrement la responsabilité de l’incident à son groupe. Il est parti du principe que c’est en achetant des produits de marque Leclerc dans des magasins Leclerc que les consommateurs ont contracté la maladie et que ce serait, en dernier ressort, la marque Leclerc qui serait de toute manière mise en cause. Il prend personnellement la parole devant les médias, organise et fait connaître les mesures de retrait des lots compromis, reconnaît la gravité de la situation pour les victimes, assume pleinement la part de responsabilité de son groupe et fait preuve d’une transparence totale en matière d’information du public (avec son blog « de quoi j’me MEL »), témoigne d’une réelle empathie et d’un souci d’aider les victimes et leurs familles.

17A l’issue de la crise, preuve du maintien de la confiance des consommateurs malgré la gravité et la forte médiatisation de la crise, il n’aura été constaté aucune baisse de fréquentation des magasins E. Leclerc. La préservation – voire l’accroissement - du capital confiance de la marque E. Leclerc autorise même Michel-Edouard Leclerc à lancer cette phrase extraordinaire, lourde de sous-entendus : « heureusement que c’est arrivé dans un centre Leclerc ! »

18A la lumière de cet exemple particulièrement éclairant, on mesure à quel point la réputation de l’entreprise et tout le capital confiance qui la sous-tend sort du champ du simple marketing pour devenir une affaire de stratégie d’entreprise, une affaire de dirigeants.

Les risques de réputation concernent un nombre croissant d’entreprise de tous les secteurs

Les entreprises sont aussi des marques

19En 2011, les 10 premières marques de l’enquête Interbrand, classant les entreprises par leur valeur de marque [5] estimée, sont les suivantes : Apple (valeur de marque estimée à $153,3 milliards), Google ($111,5 Mds), IBM ($100,9 Mds), Mac Donald’s ($81 Mds), Microsoft ($78,2 Mds), Coca-Cola ($73,7 Mds), ATT ($70 Mds), Marlboro ($67,52 Mds), China Mobile ($ 57,3 Mds), General Electric ($50,3 Mds). On constate dans ce classement que la valorisation de la marque est un actif très important de ces entreprises, représentant une part non négligeable de leur capitalisation boursière, donc de leur valeur. Evidement, selon les secteurs et les évolutions des marchés financiers, ce poids est plus ou moins important, mais il est toujours très significatif. L’étude Interbrand de la valeur des marques livre deux enseignements. Le premier est que, quelle que soit l’activité de l’entreprise, de service ou industrielle, la marque est fondamentale et donc le risque de réputation peut impacter directement le chiffre d’affaires. C’est une évolution majeure des dix dernières années. Auparavant, les risques étaient essentiellement liés à une activité industrielle ou « dangereuse ». Aujourd’hui, les entreprises de services sont exposées autant, voire davantage que les entreprises industrielles. Si l’atteinte à la marque est telle que la confiance – ou simplement l’envie – du client a disparu, l’entreprise sera confrontée à une crise majeure. Le second enseignement est le poids très important de la valeur de marque dans la valorisation globale d’une entreprise. Cela se vérifie à la fois pour les plus grandes entreprises / marques mondiales, mais aussi pour une PME dotée d’une marque forte. Pour bien comprendre, il faut donner des exemples précis : à la mi-mai 2011, la capitalisation boursière d’IBM est de $ 206 Mds, la valeur de sa marque compte pour moitié de cette valorisation ; la capitalisation de Coca-Cola Company est de $ 156 Mds alors que la marque est estimée à $ 73,7 Mds ; autre exemple plus marquant, la valorisation de Mc Donald’s est de $ 84 Mds pour une valeur de marque de $ 81 Mds, autrement dit l’essentiel de la valeur de cette entreprise est constitué par sa marque !

Arthur Andersen : un cas d’école

A partir du moment où la valeur de marque est évaluée et considérée comme un actif essentiel des entreprises, il est logique que le profil des entreprises exposées aux risques s’élargisse et que la nature des crises change. Les grandes crises ne sont plus l’apanage des entreprises industrielles ! La meilleure preuve est l’exemple d’Arthur Andersen qui, selon nous, marque un tournant dans l’évolution des crises. Fondée en 1913, Arthur Andersen est démantelée en 2002 après le scandale Enron. Jusqu’en 2001, Arthur Andersen, basée à Chicago, était une société spécialisée dans l’audit, les services fiscaux et juridiques, le corporate finance et le conseil. Grand cabinet de conseil mondial avec 85 000 salariés pour unchiffre d’affaires de € 9,3 Mds, Arthur Andersen appartenait aux « Big Five » avec Deloitte, Ernst & Young, KPMG, PricewaterhouseCoopers. Ne subsiste plus aujourd’hui qu’une petite structure à Chicago chargée de régler les conflits juridiques relatifs à sa propre liquidation. Arthur Andersen n’avait pas d’activités dangereuses identifiées comme telles, pas de sites industriels à risque et se concevait comme finalement peu exposée aux risques « classiques ». Pourtant, comme toutes les entreprises, Arthur Andersen avait un actif plus important que les autres : sa marque et la réputation que celle-ci portait. Cela est d’autant plus vrai que la valeur de la « signature » (des comptes) est dans le monde de l’audit fortement corrélée au crédit de l’auditeur et qu’Arthur Andersen s’était choisi comme devise : Think straight, talk straight.
Or, le déclenchement de l’affaire Enron, dont le bureau d’Arthur Andersen au Texas certifie les comptes, va entraîner le cabinet d’audit comptable dans une crise qui lui sera fatale. L’accusation de comptes falsifiés porte atteinte à la marque et à la réputation, ce qui est alors le plus grave. Les responsables de l’entreprise s’attachent à gérer cette crise sans en cerner tous les impacts possibles, notamment à l’échelle du groupe : la soit-disante faute a été commise par le bureau de Houston, un parmi les 390 bureaux implantés dans 94 pays. Les dirigeants du cabinet ont pensé pouvoir contenir les effets de la crise, sans avoir à prendre de mesure radicale, comme s’il s’était agi d’un incident opérationnel. Or, pour éviter tout effet négatif sur la réputation du réseau tout entier, il aurait fallu que la réaction soit forte et immédiate, avec pour principale préoccupation la préservation de la réputation et de la « marque » Arthur Andersen.
Cela ne fut pas fait et, avec les accusations portées contre le bureau de Houston, c’est la disparition de toute l’entreprise Arthur Andersen qui survint en l’espace de sept mois, parce que sa réputation et sa marque, qui faisaient la valeur de ses prestations au moins autant que ses compétences, avaient été irrémédiablement atteintes. Les grands clients d’Arthur Andersen ont commencé à dénoncer leur relation contractuelle, l’hémorragie s’est accélérée et il n’était plus possible de maintenir l’entreprise en l’état. Un jugement de 2008 d’un tribunal américain disculpe Arthur Andersen de toute erreur dans l’affaire Enron, mais l’entreprise a disparu depuis déjà 6 ans !

L’émergence d’un « méta-risque » ?

20Comme nous venons de le voir, le risque de réputation peut toucher indistinctement les entreprises industrielles et de services. Elle peut toucher les grandes comme les petites entreprises. Le risque de réputation est aveugle et n’épargne aucune organisation. Simple mécanisme de cause à effet : toute organisation a une réputation ; elle peut désormais être mise à mal par l’opinion publique ; donc toute organisation est susceptible de connaître des impacts négatifs sur sa réputation. Ce simple constat résume à lui seul l’évolution majeure qu’ont connue les entreprises en matière de gestion des risques depuis la fin des années 90. Alors qu’à cette époque une crise ne concernait que son cœur de métier, les années 2000 ont vu arriver des crises dépassant ce core business et touchant désormais à l’image, la réputation des organisations.

21Nous l’avons vu, la réputation concerne toutes les entreprises et menace l’ensemble de leurs actifs matériels et immatériels. Au contraire des « risques systémiques actifs » qui, d’un incident spécifique, peuvent impacter un grand nombre d’aspects de la vie de l’entreprise (c’est, par exemple, le cas pour le risque juridique), le risque de réputation se distingue par trois éléments particuliers :

  • c’est un risque passif (il ne génère pas, intrinsèquement, un aléa) ;
  • il est extrêmement sensible et versatile (en raison de l’accélération de la caisse de résonance médiatique et de la sensibilité de l’opinion publique) ;
  • il peut avoir pour origine quelconque événement de la vie d’une entreprise identifié ou non par elle comme un risque (parce que même un événement mineur peut mettre en danger la réputation d’une société).

22En cela, le risque de réputation est un métarisque qui interagit positivement ou négativement avec toutes les catégories de risques communément admises :

  • risques humains ;
  • risques techniques ;
  • risques partenaires ;
  • risques informationnels ;
  • risques juridiques ;
  • risques financiers.

23Chacune de ces catégories de risques, à sa manière, est sensible au risque de réputation. Une catégorie peut être à l’origine d’une dégradation de la réputation ou, au contraire, en être victime. A l’inverse, un risque transformé en opportunité peut renforcer la réputation ou encore bénéficier de son amélioration en étant plus résistant face aux aléas.

24Cette notion de méta-risque n’implique pas forcément un risque « supérieur » aux autres, mais illustre simplement la nature unique de la réputation à travers sa relation avec les autres risques. En effet, le méta-risque a ceci d’unique qu’il ne peut vivre dans son propre environnement, en vase clos. Il est forcément en interaction avec toutes les parties de son environnement.

25Un exemple récent de crise pourrait illustrer ce concept, c’est l’affaire d’espionnage chez Renault qui est d’ores et déjà un double cas d’école de métarisque et d’une très mauvaise gestion de crise.

26Cette affaire est encore entourée de nombreuses zones d’ombres, certaines seront connues au travers des procédures judiciaires, d’autres ne le seront jamais. Mais cette affaire a été suffisamment sensible et caricaturale pour intéresser de nombreuses parties prenantes qui nous en ont livré les contours. Rappelons brièvement les faits : le service de sécurité interne à l’entreprise alerte les dirigeants d’un dispositif d’espionnage de la future voiture électrique reposant sur trois salariés clés. Ce type de risque est réel et l’enjeu suffisamment stratégique pour Renault afin de justifier une enquête interne qui aboutit aux licenciements des trois salariés. Jusque-là il ne s’agit pas d’une crise. Mais l’enchaînement des comportements de la direction générale va lancer « l’affaire ». D’abord, durant les quatre mois de l’enquête, l’entreprise n’a jamais sollicité les services compétents de l’Etat : une première erreur surtout lorsque les soupçons pèsent sur une puissance étrangère. Ensuite, l’entreprise limoge les trois salariés le même jour (le 3 janvier 2011) alors qu’une visite du ministre de l’Industrie est programmée ce jour-là ! Enfin, et encore plus surprenant, l’entreprise décide de communiquer sur cette décision. Elle prend donc la décision de dévoiler l’affaire, évidemment pour mieux façonner l’histoire qu’elle va servir aux médias : Renault est victime d’une tentative d’espionnage d’une entreprise chinoise. Tous les ingrédients sont réunis pour rendre crédible l’histoire auprès du grand public, nonobstant le fait que pour les spécialistes de l’automobile, le scénario d’un espionnage des chinois chez Renault sur la voiture électrique fut considéré immédiatement comme assez peu vraisemblable d’autant que les spécialistes de la communication qui ont visionné les entretiens de deux des trois malheureux salariés les ont trouvé relativement crédibles.

27Enfin, le Président de Renault, Carlos Ghosn s’est mis en première ligne en prenant la parole à plusieurs reprises dans les médias (interview dans le Journal du Dimanche, au Journal Télévisé de 20h sur TF1 et dans Le Figaro économie notamment) pour s’exprimer en dénonçant le comportement de ses salariés.

28Alors que cette affaire n’a aucun rapport avec son cœur de métier, alors même qu’elle est provoquée en l’absence de faits générateurs, l’entreprise sera gravement exposée, son management remis en cause et sa réputation entachée. Les conséquences en interne, telles que l’impact sur la perte d’attractivité de la marque (employeur, commerciale, institutionnelle), sont difficiles à mesurer.

29Dans cette affaire, le risque initial fictif (l’espionnage) ou réel (l’escroquerie interne) aurait dû être sans impact sérieux et grave pour l’entreprise, mais l’enchaînement des erreurs et surtout la médiatisation du sujet a transformé un fait anodin de la vie de l’organisation en un risque, puis en crise portant atteinte à la réputation de l’organisation.

30Pourquoi le méta-risque a-t-il autant d’influence sur l’ensemble de la gestion des risques d’une entreprise ? Comme nous l’avons vu au début de cet article, la réputation est une affaire de perception. Or, pour les entreprises, le métarisque de réputation peut avoir des impacts sur la perception de l’ensemble des parties prenantes. Ainsi, la représentation graphique ci-dessous représente les sept moteurs de risques liés à la réputation ainsi que tous les acteurs pouvant être impactés par chacun d’entre eux.

Quelle stratégie face aux atteintes à la marque ?

Anticiper le « risque réputation » : dirigeants, êtes-vous réellement prêts ?

31Sur la question de la réputation de leurs entreprises, les dirigeants sont incontestablement en première ligne. Ils doivent non seulement répondre à leurs salariés, aux actionnaires mais aussi à la presse, au grand public et parfois même à la justice. Un exercice nouveau auquel il devient désormais nécessaire de se préparer.

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Avec cette représentation graphique, nous visualisons plus précisément les conséquences que peut avoir l’altération de la perception d’un de ces acteurs sur l’ensemble de l’organisation

32Si, en amont, l’identification et la gestion des risques sont laissées aux risk managers (de plus en plus présents dans les entreprises), les dirigeants sont les seuls, en aval, à porter la responsabilité de la crise et parfois à en subir les conséquences. Aujourd’hui, ils doivent donc apprendre à communiquer sur des sujets nouveaux (environnement, éthique, responsabilité sociale…) avec des attitudes inhabituelles (transparence, empathie …) et en direction de nouveaux publics (les associations de consommateurs, de riverains, les médias, etc.).

33S’ils sont les seuls à devoir s’expliquer publiquement en temps de crise, ils doivent aussi être irréprochables dans leur gestion managériale et leur comportement personnel. L’existence de plusieurs classements des meilleurs patrons n’est pas un élément anodin, elle prouve que l’image des dirigeants rejaillit aussi sur l’ensemble de l’organisation et sur sa réputation.

34Les dirigeants doivent donc désormais piloter eux-mêmes la réputation. La complexité du sujet et le niveau d’impact potentiel leur imposent une approche combinant prévention des risques et stratégie de communication. Une stratégie globale qui dépasse le cadre de la publicité et s’entend réellement comme une réflexion stratégique sur son image, son positionnement, l’identification des parties prenantes et la compréhension de leur perception, les messages, etc …

La réalité de l’exigence des médias

35Pourquoi une telle évolution de l’impact des crises liées à l’image des entreprises depuis la fin des années 90 ? Trois réponses évidentes s’imposent :

  • L’augmentation de la caisse de résonnance médiatique est définitivement la première.
    Nous le savons bien puisque nous en consommons tous les jours, le rythme de l’information n’a cessé de s’accélérer lors des dix dernières années. La révolution Internet a créé de nouveaux standards, forçant la radio et la télévision à chercher le « scoop » leur permettant d’avoir le précieux « temps d’avance ». A cause de leur forme plus rigide, les quotidiens se trouvent dans une position moins confortable cherchant la solution pour concurrencer les médias « natifs » du web (Mediapart, Rue89, Le Post, etc.). S’ajoutent à cette nouvelle réalité une évolution technologique bouleversante : « le Web 2.0 ». Derrière cette terminologie se cache en réalité la possibilité, pour chaque internaute, de commenter toute publication faite sur des médias traditionnels et online mais aussi de diffuser sa propre information. Découlent de cette innovation technologique une accélération des échanges et une capacité d’emballement médiatique et de mobilisation de l’opinion publique démultipliée.
  • Deuxième élément d’explication : l’augmentation de l’inquiétude générale de l’opinion publique face aux risques, et donc de l’intolérance lorsque ces risques se transforment en crise. Ainsi, l’Observatoire des Risques Sanitaires [6] nous apprend par exemple que 92% des Français estiment que le nombre des crises dans le domaine de la santé va augmenter dans l’avenir.
  • Troisième facteur : la baisse de la confiance dans la parole donnée. Les crises passées et l’opacité de certains acteurs privés ou publics ont semble-t-il créé des traumatismes dans l’inconscient collectif. La parole des entreprises et du gouvernement est aujourd’hui dévaluée au profit des canaux de diffusion alternatifs (associations, collectifs, Internet). Qu’ils soient de bonne foi ou non, ces derniers ont désormais beaucoup plus d’impact sur l’opinion publique. A titre d’exemple, toujours selon l’Observatoire des Risques Sanitaires, 86% des Français jugent qu’en période de crise, « on » cherche volontairement à cacher de l’information. Face à cette manipulation supposée de l’information, seuls les scientifiques et les associations trouvent grâce aux yeux des Français (respectivement 55% et 43% de confiance dans ces acteurs pour « dire la vérité en cas de crise »). Les entreprises et le gouvernement ne récoltent de leur côté qu’1% de confiance …

36La combinaison de ces trois éléments (modification de la nature des médias, augmentation des craintes des Français et perte de confiance dans les canaux d’information classiques) a conduit inévitablement à modifier les comportements de l’opinion publique face aux crises. Elle est devenue beaucoup plus exigeante en matière de transparence et de prévention des risques et se mobilise plus facilement pour lutter contre un système jugé collectivement comme déficient.

37Il s’agit donc, pour les entreprises, de prendre conscience de cette évolution qui les dépasse et qu’il serait dangereux d’ignorer. Au contraire, il s’agit désormais de prendre en compte ce mouvement et d’utiliser de nouveaux codes en démontrant constamment sa transparence, son empathie et sa mobilisation. C’est à cette unique condition que les crises de réputation pourront se transformer en opportunité de renforcement de la confiance de ses parties prenantes.

Elaborer une stratégie opérationnelle spécifique

38Il est nécessaire de placer la marque au cœur de la stratégie d’entreprise, et notamment de sa stratégie de gestion de crise. La marque n’est plus seulement une affaire de spécialistes du marketing, mais devient en partie celle du management exécutif.

39Nier cette réalité, c’est prendre le risque de perdre beaucoup, jusqu’à l’entreprise elle-même. La chute de la maison Arthur Andersen est là pour nous le rappeler.

40Cet exemple funeste illustre parfaitement le jugement de Jean-Jacques Rousseau : « La critique est une chose bien commode : on attaque avec un mot, il faut des pages pour se défendre ». Lorsque le temps manque pour écrire les pages nécessaires à sa défense, c’est sa survie qui est compromise. La leçon à en tirer est qu’il vaut mieux avoir écrit à l’avance les pages qui seront utiles à sa défense lorsque certains mots, fatidiques et spécifiques à chaque marque ou produit, seront prononcés.

41Désormais, aux côtés du marketing, qui construit, consolide et fait évoluer la marque vis-à-vis du consommateur, une entreprise doit élaborer une Stratégie Préventive de la Qualité de la Réputation (SPQR), « hors-marketing », dont l’objectif sera d’assurer la résilience de celle-ci. La SPQR s’attachera, hors situation de crise, à identifier, au travers d’une véritable cartographie des risques, les forces et faiblesses de la marque pour mettre en place des mesures de réduction des risques.

42Cette connaissance des points de fragilité de la marque permettra également d’élaborer et de roder des argumentaires qui serviront à évangéliser les relais d’opinion pertinents, dans une optique de désamorçage : lorsque l’atteinte à la marque surviendra, les médias se tourneront vers des relais d’opinion déjà sensibilisés à la question - y compris avec les éléments permettant de relativiser – qui contribueront à couper court à la spirale de la polémique.

43La veille informationnelle est une composante essentielle de cette démarche de prévention des risques liés à la réputation. Son enjeu est, pour le dirigeant, de pouvoir détecter, en étant à l’écoute de son environnement, les prémices de la crise que sont les « signaux faibles », c’est-à-dire des faits qui n’ont pas d’intérêt pris isolément ou de par leur nature, mais qui, une fois mis en rapport les uns avec les autres, permettent de dessiner une tendance qui fait écho aux risques identifiés pour la marque. Outre une revue de presse généraliste et spécialisée (dans le secteur d’activité concerné), la veille informationnelle doit désormais inclure le « Web 2.0. » : les réseaux communautaires (Facebook, Twitter …), les sites d’information en ligne (Mediapart, Owni.fr, Rue89, etc.) et autre « blogosphère ». Il en va de même sur le suivi des ONG et du mouvement associatif dans son sens le plus large.

Les 7 piliers de la SPQR : éléments de méthode

1- Anticiper le risque de réputation le plus en amont possible : il pourrait être, idéalement, intégré dès le stade de la création de marque.
2- Apprendre à se connaître sans concession : il est nécessaire de réaliser un état des lieux de ses propres forces et faiblesses sans concession, en s’interdisant de faire l’impasse sur les non-dits et les points faibles cachés ; l’implication du plus haut niveau de l’entreprise est un prérequis indispensable et un regard extérieur peut s’avérer précieux.
3- Analyser les menaces à 360° : une cartographie exhaustive des risques susceptibles d’impacter la réputation de l’entreprise ou ses marques est absolument indispensable ; son établissement requiert une approche très transversale, impliquant les différentes composantes de l’entreprise.
4- Définir un plan d’actions pour chaque menace identifiée : une forte implication de la direction et une coordination étroite des parties prenantes sont nécessaires à ce stade.
5- Incarner la SPQR : il est indispensable d’identifier un « porteur » de la SPQR de l’entreprise qui ait à la fois une visibilité au sein de l’entreprise et qui soit au contact immédiat du Président ou du Directeur Général (ou proche collaborateur).
6- Mobiliser autour de la marque : l’adhésion des salariés à leur société et à son image de marque constitue le rempart le plus épais en cas d’atteinte à sa réputation, notamment si « l’effet réputation » positif parvient à fédérer au-delà de l’entreprise et à générer un « écosystème » d’entreprises partenaires et de fans (exemple : Apple Corp.).
7- Mutualiser les risques en prévoyant un « plan B » : multiplier les marques, créer des sous-marques et des gammes de produit à forte identité, entretenir une marque de remplacement sont autant de roues de secours permettant de protéger les marques attaquées ou d’en changer lorsqu’elles sont trop atteintes.

Conclusion

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« Les consommateurs ne se contentent plus uniquement des messages publicitaires (qu’ils ont appris à décrypter) et s’intéressent de plus en plus à ce qui se passe autour de la marque. […] Désormais, tout est réputation : éthique, commerce équitable, respect de l’environnement, droits de l’homme, composition des produits, histoire de la société, comportement de ses dirigeants, discrimination raciale, politique de travail… Tout est susceptible de mettre l’entreprise sur le devant de la scène médiatique ».[7]

45De ce constat, les entreprises doivent tirer les leçons. La première d’entre elles, est qu’il ne faut pas attendre qu’une crise survienne pour penser à préserver sa réputation. Il faut anticiper et commencer très en amont à prendre en compte la dimension risque de réputation. La deuxième grande leçon est que les outils classiques de risk management, d’une part, et de communication, d’autre part, ne sont pas suffisants sur ces enjeux. Le risk management fait bien souvent l’impasse totale sur la réputation et les risques afférents. En outre, la publicité seule ne peut absolument pas répondre aux exigences de valorisation de la marque et d’amélioration de sa réputation qui est devenue un actif clé au cours des dix dernières années. Le risque de réputation s’est progressivement immiscé dans la vie quotidienne des organisations. Il devient par conséquent nécessaire de mettre en place de nouvelles solutions pour renforcer la valeur de la marque et se préparer à la défendre.

46Une Stratégie Préventive de la Qualité de la Réputation (SPQR) doit désormais être le pendant de toute démarche marketing, dont les efforts et les investissements risquent d’être ruinés en un jour … La démarche est tout à fait similaire à celle de la vaccination, puisque les spin doctors vont sensibiliser à froid les relais d’opinion sur les sujets délicats ou polémiques liés à la marque. A la manière du vaccin qui inocule le virus ou la bactérie inactivée pour le faire connaître à l’organisme, qui apprend ainsi à s’en défendre, l’argumentaire SPVM servira à ce que les relais d’opinion gardent en tête l’ensemble des dimensions du sujet et ne se focalisent pas uniquement sur les aspects les plus polémiques qui sont mis en avant en temps de crise.

47Le marketing a créé la marque et lui a donné toute sa valeur, mais avec l’émergence du « métarisque » réputation, c’est une approche stratégique de la communication, distincte des outils de communication (publicité, marketing, événementiel, etc.), qui s’impose pour préserver un actif devenu stratégique pour les organisations et les hommes qui les dirigent.

Bibliographie

Bibliographie

  • Rapport Turnbull, N. Turnbull, Institute of Chartered Accountants, 2005.
  • J. Rayner, Managing reputational risk, Wiley, London, 2003.
  • R. Kauffer, L’arme de la désinformation, Grasset, Paris, 1999.
  • C. Dubos & A. Dupui-Castérès, Les 100 mots de la crise, La Documentation Française, Paris, 2007.
  • N. Klein, No Logo, J’ai lu, Paris – 2007, 2000.

Date de mise en ligne : 15/06/2015.

https://doi.org/10.3917/sestr.006.0009

Notes

  • [1]
    Aussi appelées stakeholders.
  • [2]
    Préparé par un groupe de travail de l’Institute of Chartered Accountants en Angleterre, avalisé par la Bourse de Londres, le rapport Turnbull cherche, en partant d’une approche fondée sur les risques, à définir les méthodes adaptées à l’entreprise pour concevoir, mettre en œuvre et maintenir un système solide de contrôle interne.
  • [3]
    Brand Valuation.
  • [4]
    Jez Frampton, CEO d’Interbrand.
  • [5]
    Brand Value.
  • [6]
    L’Observatoire des Risques Sanitaires, Baromètre 2010 publié par Vae Solis Corporate sur www.vae-solis.com.
  • [7]
    C. Dubos & A. Dupui-Castérès, Les 100 mots de la crise, La Documentation Française, Paris, 2007.
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