Couverture de RSSS_009

Article de revue

Construire le street workout, faire le genre : snapshots ethnographiques sur le bricolage identitaire engagé par les pratiquant-e-s de « fitness des rues »

Pages 47 à 82

Notes

  • [*]
    Après avoir obtenu sa thèse à l’Institut d’ethnologie de l’université de Neuchâtel, en Suisse, Alain Mueller a été successivement Visiting Research Associate au Center for Ethnography de l’University of California at Irvine grâce à une bourse postdoctorale allouée par le Fonds national suisse (FNS) de la recherche scientifique, et chercheur postdoctorant au sein d’un projet FNS intitulé « Kinesic Knowledge in Anthropology and Literature » mené sous la direction de la professeure Guillemette Bolens à l’université de Genève. Il est actuellement chercheur associé à l’Institut d’ethnologie de l’université de Neuchâtel.
    Ce texte fait suite à un atelier thématique intitulé « Corps et sport » programmé lors du 6e Congrès international des recherches féministes francophones organisé à Lausanne en août 2012 sur le thème de l’intersectionnalité. Cet atelier a été animé par Monica Aceti, Laurence Bachmann et Anne Tatu-Colasseau que je remercie vivement pour m’avoir encouragé à systématiser mes interrogations sous la forme d’un article. Mes sincères remerciements vont également aux pratiquant-e-s de street workout qui ont accepté de répondre à mes questions et de partager avec moi leurs séances d’entraînement. Je remercie également les expert-e-s resté-e-s anonymes qui ont évalué la première version de cet article et grâce aux remarques desquel-le-s j’ai pu préciser mon propos. Enfin, je remercie Elizabeth De Luca du département d’anthropologie de l’University of California at Irvine pour son aide à la transcription de plusieurs extraits d’entretiens utilisés dans cet article.
  • [1]
    « Three minutes, you got time, you got time ! » (tiré de la vidéo « First female at Muscle-Up competition ! Earth - Bartendaz »
    [http://www.youtube.com/watch?v=uHfO5WUWbro, consultée le 17 février 2014], ma transcription et ma traduction).
  • [2]
    Aux États-Unis, le terme de calisthenics, auquel on ajoute parfois le suffixe de freestyle, est généralement préféré à celui de street workout, davantage utilisé dans le reste du monde ; sur cette question, j’invite ma lectrice/mon lecteur à consulter l’article de mon blog intitulé « Street Workout ? Freestyle Calisthenics ? “Ghetto” Workout ? Natural Movements ? What are we talking about ? » [http://typewriterz.org/terminology/, consultée pour la dernière fois le 28 octobre 2014].
  • [3]
    Il s’agit d’un mouvement dynamique et explosif consistant à effectuer une traction explosive [pull-up] (visant, en partant d’une position suspendue par les bras tendus, à amener l’abdomen au niveau de la barre fixe) et à enchaîner avec un dip (flexionextension des coudes) pour finir bras tendus, la taille au niveau de la barre.
  • [4]
    « That’s a girl, y’all ! That’s a girl, that’s a woman ! First one ! […] This is history […] First woman, that’s right. All you women out there, com’on ! […] Come on out, come on out ! Some of you men out there can’t touch this here […] look at this ! […] y’all out there don’t even believe this here, you got to come out here to see this. You got to come out here to see this, be a part of this. This is history, history. Brooklyn BK ! […] Representing the Bartendaz ! » (ibid., ma transcription et ma traduction).
  • [5]
    Ce processus semble reposer sur une forme de « méritocratie » étalonnée sur la capacité à performer des exercices jugés difficiles ; ainsi, Earth est in, ce qu’elle fait est valorisé et jugé positivement, alors que d’autres hommes sont out, « ne peuvent pas le toucher » (can’t touch it) – le classement reposant passablement sur un préjugé genré qui laisserait penser qu’il est plus facile pour un homme de répondre aux critères d’intégration au groupe et qu’en cela, Earth est une exception suscitant une admiration immédiatement saluée par des « woaaaouw » ; sur la production mutuelle des frontières des groupes dits « subculturels » et du genre, voir Schulze Marion. 2015. Hardcore & Gender. Soziologische Einblicke in eine Subkultur, Bielefeld, transcript Verlag.
  • [6]
    Voir notamment West Candace ; Zimmerman Don H. 1987. « Doing Gender », Gender and Society, vol. 1, nº 2, p. 125-151 ; Garfinkel Harold. 1999. Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press ; Kessler Suzanne J. ; McKenna Wendy. 1978. Gender : an Ethnomethodological Approach. New York. Wiley ; Hirschauer Stefan. 1989. « Die interaktive Konstruktion von Geschlechtszugehörigkeit », Zeitschrift für Soziologie, nº 8, p. 100-118.
  • [7]
    West C. ; Zimmerman D. H., op. cit., p. 13, ma traduction de « Our purpose […] is to propose an ethnomethodologically informed, and therefore distinctively sociological, understanding of gender as a routine, methodical and recurring accomplishment ».
  • [8]
    C’est toute la nuance qu’apporte l’usage, dans l’expression anglophone de doing gender, du présent continu, que l’on ne retrouve pas dans la traduction française de l’expression, « faire le genre ».
  • [9]
    Voir notamment Boltanski Luc ; Thevenot Laurent. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, et Corcuff Philippe. 1998. « Justification, stratégie et compassion : Apport de la sociologie des régimes d’action », Correspondances (Bulletin d’information scientifique de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain), nº 51.
  • [10]
    Cette dimension est déjà présente chez Erving Goffman, qui la nomme « réflexivité institutionnelle » (voir, justement dans le cas du genre, Goffman Erving. 2002 [1977]. L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, p. 41-116), ainsi que chez Harold Garfinkel qui la nomme plus simplement « réflexivité » (voir Garfinkel Harold. 2002 [1967]. Studies in Ethnomethodology, Oxford, Polity Press, p. 7-9).
  • [11]
    Je reviens plus bas sur cette notion que j’emploie au sens que lui accorde Benedict Anderson. Voir Anderson Benedict. 1991. Imagined communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso.
  • [12]
    En ce qui concerne la compréhension du genre en termes de « croyance », voir Goffman E., op. cit.
  • [13]
    Sur la distinction « actuel » vs « virtuel » et son application à l’ethnographie en ligne, voir Boellstorff Tom. 2008. Coming of age in second life. An anthropologist explores Second Life, Princeton, Princeton University Press.
  • [14]
    Mon « échantillon » se compose en effet de pratiquant-e-s qui mobilisent toutes et tous, sans exception, la notion de street workout, ou une expression équivalente (cf. note 3), pour définir leur pratique, et plus largement pour qualifier le mouvement – ou respectivement la communauté – à échelle quasi globale auquel elles-ils revendiquent leur appartenance. Toutes et tous participent donc activement à la production continuelle du street workout en tant que groupe aux frontières symboliques identifiables ; sur ces questions, voir par exemple Lamont Michèle ; Molnar Virág. 2002. « The Study of Boundaries Across the Social Sciences », Annual Review of Sociology, nº 28, p. 167-95.
  • [15]
    Voir notamment Clifford James ; Marcus George. 1986. Writing culture : the poetics and politics of ethnography, Berkeley, University of California Press ; Lassiter Luke E. 2005. The Chicago guide to collaborative ethnography, Chicago, University of Chicago Press.
  • [16]
    La majeure partie de ces entretiens ont été réalisés aux États-Unis, principalement à New York et en Californie, et en Europe, notamment en Suisse, en Autriche et en France. Certain-e-s de mes interlocutrices/interlocuteurs ont désiré être anonymisé-e-s, alors que d’autres, souvent en quête de visibilité dans le cadre d’un projet de professionnalisation, préféraient voir leur véritable nom apparaître ; les prénoms fictifs sont signalés par un astérisque « * ».
  • [17]
    Cette précision renvoie bien entendu à la discussion réflexive concernant le genre de l’enquêtrice-enquêteur et son influence sur le matériel ethnographique ; voir par exemple, dans le cas des cultures populaires et des subcultures, la discussion menée par Pini Maria. 2001. Club Cultures and Female Subjectivity. The Move from Home to House, New York, Palgrave.
  • [18]
    La « paternité » – mon usage du masculin est ici volontaire – du street workout est une véritable source d’enjeux, voire de conflits. Plusieurs pratiquants et groupes la revendiquent, soit explicitement, soit de manière plus implicite. Bien que cette discussion dépasse mon propos, j’évoque cette dimension pour justifier la manière avec laquelle j’aborde l’histoire du street workout, non pas comme une histoire que le chercheur viendrait réifier, mais plutôt comme un processus constamment engagé, notamment au niveau discursif, et porteur d’enjeux identitaires. Cette contextualisation historique relève donc davantage d’une forme de synthèse de discours indigènes dominants que du projet de reconstituer L’Histoire du street workout.
  • [19]
    Parmi ces exercices, certains sont des exercices « classiques » de musculation au poids du corps, comme les push-ups (pompes), pratiqués à même le sol, les pull-ups (tractions) à la barre fixe, ou encore les dips (flexions-extensions des coudes) aux barres parallèles. À ces mouvements de base s’ajoutent le muscle-up déjà évoqué, ainsi que d’autres mouvements, encore plus avancés, qui sont empruntés à la gymnastique et consistent souvent à maintenir une position de manière isométrique (static holds) : le front lever, le back lever, le human flag (drapeau humain), le handstand (appui tendu renversé, parfois couplé avec des push-up, c’est-à-dire en effectuant des flexions-extensions des coudes en partant de cette position) et la planche. S’ajoutent à ces exercices, dans une moindre proportion, des mouvements engageant le bas du corps, comme des squats (flexions-extensions des genoux) à deux jambes ou à une seule jambe.
  • [20]
    Quand cet équipement rudimentaire n’est pas à disposition (il peut l’être dans certains parcs urbains, c’est notamment souvent le cas aux États-Unis), d’autres éléments du « mobilier urbain » peuvent se substituer à la barre fixe ou aux barres parallèles : dispositifs de jeu pour enfants dans les parcs, barres d’échafaudage ou barrières de signalisation alignées parallèlement notamment.
  • [21]
    Voir notamment la vidéo « 24 Hour Ghetto Workout », postée sur YouTube en 2006, qui a participé à la popularisation de l’expression [http://www.youtube.com/watch?v=kDCxH88-9X8, consultée pour la dernière fois le 17 février 2014]. L’association implicite entre ces techniques d’entraînement et les quartiers défavorisés, voire la délinquance, apparaît déjà dans l’une des premières ressources disponibles documentant ces pratiques avant la création du portail YouTube, le film « Thug Workout : Fitness from the Streets » [« La méthode d’entraînement des voyous : le fitness de la rue », ma traduction], un « documentaire » filmé dans la région newyorkaise et que la maison de production Ventura a sorti en 2002 en association avec le label de rap Ruff Ryders Entertainment ; sa diffusion est cependant restée relativement « confidentielle ».
  • [22]
    [http://www.youtube.com/watch?v=pfsTKfUT-RQ, consultée pour la dernière fois le 28 février 2014].
  • [23]
    Ce mythe s’est récemment vu solidifié par sa médiatisation dans différents articles et reportages portant sur le street workout, notamment en France (voir par exemple le reportage du magazine « 66 Minutes » de la chaîne privée M6 intitulé « Tendance : fitness de rue »).
  • [24]
    Wheaton Belinda (ed.). 2004. Understanding lifestyle sports : Consumption, Identity and Difference, London, Routledge.
  • [25]
    Voir le site de la fédération [http://www.wswcf.org, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [26]
    Voir le site de la fédération [http://www.worldcalisthenics.org, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [27]
    La fédération n’a pas de site internet sous ce nom, mais son existence apparaît dans la bande annonce d’un documentaire sur le street workout récemment posté sur YouTube sous le titre « The First Documentary Film About Workout » [http://www.youtube.com/watch?v=tTGobpzu9Xo, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [28]
    Différentes épreuves peuvent intervenir lors de ces compétitions, par exemple le nombre maximum de répétitions effectuées sur un mouvement particulier ou un enchaînement de mouvements, mais c’est le freestyle, consistant à enchaîner différents exercices et jugé aussi bien en regard de la force déployée que de la créativité et du style, qui constitue en général l’épreuve reine.
  • [29]
    Par exemple, trois femmes ont participé à la compétition « Battle of the Bars » à Los Angeles en janvier 2013 dans une catégorie qui leur était réservée.
  • [30]
    Voir par exemple la vidéo promotionnelle du groupe intitulée « Bartendaz Rough Cut Documentary » [http://www.youtube.com/watch?v=Ann0QkiLT-g, consultée pour la dernière fois le 3 mars 2014]
  • [31]
    Il s’agit d’un acronyme signifiant Growing Is A Noble Thing [« grandir est une chose noble » (ma traduction)].
  • [32]
    « La santé est la richesse, le mouvement est la médecine » (ma traduction).
  • [33]
    « The first woman general in BARTENDAZ history. Set the precedent for feminism in body weight fitness by proving that a lady could literally hang with the fellas, without looking like one. Known for her graceful movements and fluid body language, Honey Bee is a historic trend setter in the BARTENDAZ family » (tiré du site du team [http://www.bartendaznyc.com/meet-the-team.html, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014], ma traduction).
  • [34]
    Les Bartendaz ont également contribué à un clip vidéo d’une chanson du rappeur new-yorkais Styles P. intitulée « Barbara ». Cette chanson, et le clip en question, utilisent la métaphore de l’amour pour Barbara, qui apparaît dans le clip sous les traits d’une femme attirante sexuellement et que se disputent les hommes, pour évoquer la relation à l’entraînement à la barre fixe (bar), et plus généralement à la communauté du street workout. En outre, certain-e-s membres du groupe sont Black Muslim ; lors d’une manifestation organisée par le groupe à Harlem en été 2012 à laquelle j’ai assisté, certaines femmes portaient ainsi une burqa. Si ces positionnements semblent en totale contradiction avec le féminisme revendiqué par le groupe pour l’observatriceobservateur extérieur-e, il n’en est rien pour ses membres, et notamment pour son leader Hassan Yasin aka G.I.A.N.T.
  • [35]
    Cette posture reflète la mouvance plus large de l’African-American Civil Rights Movement, dans la tradition duquel s’inscrit le groupe, et notamment la posture du black feminism, tel qu’il est théorisé par des auteures tels qu’Angela Davis, Bell Hooks ou le Combahee River Collective, qui vise à lutter contre les inégalités de sexe dans leur imbrication intersectionnelle avec la classe et l’ethnicité ; voir Davis Angela Y. 1982. Race, class and gender, London, The women’s Press Ltd ; hooks Bell. 1990. Yearning : race, gender and cultural politics, Boston, South End Press ; The Combahee River Collective. 1977. « A black Feminist Statement », in Nicholson Linda (ed.), The second wave : a reader in feminist theory, New York, Routledge, p. 63-70.
  • [36]
    Sur cette question, voir notamment McCarl Nielson Joyce ; Walden Glenda, Kunkel Charlotte A. 2000. « Gendered Heteronormativity : Empirical Illustrations in Everyday Life », The Sociological Quarterly, vol. 41, nº 2, p. 283-296.
  • [37]
    Sur ce point, voir par exemple Hirschauer Stefan. 2001. « Das Vergessen des Geschlechts. Zur Praxeologie einer Kategorie sozialer Ordnung », in Heintz Bettina (dir.), Geschlechtersoziologie, Sonderheft 41 der Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, p. 208-235.
  • [38]
    Voir par exemple Butler Judith. 1990. « Women’ as the subject of feminism », in Butler Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge. p. 1-6.
  • [39]
    Une telle entreprise ne s’oppose pas forcément à la posture précédente ; nombreux sont ainsi les teams qui, à l’image de Barstarzz sur lequel je reviendrai, et même des Bartendaz, s’impliquent dans des projets socio-éducatifs tout en vendant différents produits et services.
  • [40]
    « This [calisthenics] is absolutely for everybody », tiré d’un entretien réalisé à New York en juillet 2012, ma traduction.
  • [41]
    Le team est en effet impliqué dans l’organisation de différents concours internationaux ; en outre, ses membres produisent quantité de vidéos qui rencontrent un énorme succès en regard de « nombre de vues » (cf. le site du groupe [http://www.barstarzz.com, consulté pour la dernière fois le 26 février 2014]).
  • [42]
    « Ghetto has such a negative undertone, you know, like if someone says that’s ghetto, it’s not usually said in a positive aspect, and I think this is nothing but positive, you know, people helping people get stronger, get healthier, live more health conscious, so to associate that with something ghetto, I think, is not right. This is something more positive really. And ghetto also means let’s say poor or something. I know numerous people that can afford to go to a gym. I could afford to go to like 3,4 gyms if I want to. I just chose not to because that is my preference of working out » tiré d’un entretien réalisé en août 2005 à New York, ma traduction [extrait visible sur mon blog : http://typewriterz.org/terminology/, consulté pour la dernière fois le 28 octobre 2014].
  • [43]
    Voir par exemple l’article d’Arthur Frayer intitulé « Muscu des rues » et paru dans M le magasine du Monde le 4 janvier 2013, dans lequel son auteur soutient que « des prisons, le street workout a essaimé dans les cités ».
  • [44]
    Becker Howard. 1999. Propos sur l’art, Paris, L’Harmattan, p. 12-13.
  • [45]
    De manière intéressante, le groupe, composé essentiellement de pratiquant-e-s d’origine dominicaine et d’ethnotype afro-caribéen, parvient, au travers de son logo, à semer une forme de « trouble dans l’ethnicité » tant sa « mascotte » est, de ce point de vue, difficile à « classer ». En revanche, aucun « trouble dans le genre » ne transparaît ici ; le personnage est un homme à la masculinité virile.
  • [46]
    Sur l’utilisation de masculinités au pluriel, voir Connell Raewin W. 2005 [1995]. Masculinities, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, p. 67-86 ; Connell Raewin W. 1987. Gender and Power. Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford University Press, p. 183-190 ; Connell Raewyn W. ; Messerschmidt James W. 2005. « Hegemonic masculinity : rethinking the concept », Gender and Society, vol. 19, nº 6, p. 829-859.
  • [47]
    [http://www.youtube.com/watch?v=oISIVrGHfgI, consulté pour la dernière fois le 9 mars 2013].
  • [48]
    Cette photographie a été postée quelques jours après une vidéo documentant son entraînement qui avait déjà rencontré un franc succès sur la toile [https://www.youtube.com/watch?f&v=BHIVefYFVYw, consulté pour la dernière fois le 9 mars 2013].
  • [49]
    « I’ve been blown away by all the comments on my latest video », tiré d’un échange d’emails engagé en mars 2013, ma traduction.
  • [50]
    Cette idée se retrouve sur le profil Facebook du groupe qui se présente par la formule suivante : « Promoting, encouraging, inspiring, and motivating women around the world to become strong through calisthenics ! ! ! » (« Pour promouvoir, encourager, inspirer et motiver les femmes à travers le monde à devenir fortes par la pratique de la callisthénie », ma traduction).
  • [51]
    West C. ; Zimmerman D. H., op. cit.
  • [52]
    Butler Judith. 2005. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.
  • [53]
    « A lot of the personal training clientele are women, and a lot of women are really intimidated to come to a park like this, and try to do a pull-up, cuz they think, I mean, they are intimidated to go the gym at all, a lot of the time, they think it’s a guy thing or, it’s something that they can’t do », ibid.
  • [54]
    « In Brooklyn fand die muscle-up Competition statt und Earth war die erste Frau die (zumindest in New York) je bei einem offiziellen muscle-up Contest teilgenommen hat. Im Video siehst du ja wie alle Männer sie anfeuern, ich hoffe dass Frauen dadurch die Angst genommen wird. Viele denken einfach sie wären Zu schwach und nehmen deshalb überhaupt nicht an solchen Sachen Teil », tiré d’un échange d’emails engagé en février 2014, ma traduction.
  • [55]
    « Generally speaking, majority of men are great self motivators and very focused in what they want to train and know exactly where to find credible resources they need to help them to achieve their specific goals. Women on the other hand, sometimes might need a little more guidance both in mental training in overcoming self doubt, and understanding the little details in how to perform every basic move with strict form », tiré d’un échange d’emails engagé en mars 2013 faisant suite à une conversation informelle entretenue à New York en août 2012, ma traduction.
  • [56]
    « Mostly because bar calisthenics is really hard ! It takes women (and men, but especially women) a lot of consistent training to make progress – many months of continuous effort. Many women are not persistent enough, or get discouraged through lack of fast results », ibid.
  • [57]
    « I think when I first started the guys up at Primrose were a bit like “WTH [what the hell], there’s a girl”, but once they saw I was serious about my training they’ve been nothing but supportive », ibid.
  • [58]
    « While there have been a rising number of women on YouTube and featured fitness communities that have demonstrated some success in this level of training, the number of male enthusiasts in bar calisthenics still far outnumber females. One possible reason of this general trend might be the lack of easily accessible resources like tutorials or featured programs tailored specifically for women, on the fundamentals and progressions in how to work your way up to train in advanced calisthenics. Most male athletes already have a better footing in this type of training by following the many past success stories of other males athletes. However, given the minimal number of females training in bar calisthenics currently, most of them whom are still feeling the ropes ; there will be less opportunities for females to get the support needed in this type of training whether it’s mental support or specific fitness advice oriented for women. If the few current females training in calisthenics are able to start a well established network and or ongoing communicative support amongst each other, it might be the solution to kick start a faster growing trend of females trying out this sport », ibid.
  • [59]
    « Grundsätzlich denke ich das Problem beruht auf der missinformation von Seiten der Medien (TV Shopping, abnehm Programme) die Frauen Glauben lassen sie würden über Nacht zum Hulk mutieren wenn die Krafttraining machen. Dabei wissen die meisten nicht, dass genau die Art von Bikini Model Figur die sie gerne hätten durch Krafttraining viel schneller und effektiver zu erreichen ist als mit zumba oder Aerobic », ibid.
  • [60]
    « Generally women likes to orient their training to be more well rounded, so this type of training is perfect in that respect », ibid.
  • [61]
    Cette analyse fait écho à certaines recherches sociologiques académiques. L’article incontournable d’Iris M. Young, « Throwing like a girl : A phenomenology of feminine body comportment, motility, and spatiality » par exemple, montre non seulement les modalités de cette socialisation, mais aussi ses effets sur l’hexis, notamment en regard de la performance sportive, et plus largement sur le rapport expérientiel et corporel au monde ; voir Young Iris M. 2004 [1980]. « Throwing like a girl : A phenomenology of feminine body comportment, motility, and spatiality », in On female bodily experience : “Throwing like a girl” and other essays, New York, Oxford University Press, p. 27-46.
  • [62]
    « I think it’s society, I think society sends a message to women, that strength is a masculine attribute, and women who are strong are less feminine, I don’t believe that, but I think that society tends to put that message out, and I meet a lot of women who are really afraid that doing strength training is going to turn them into a guy (laughs), you know, which is a ridiculous notion […]. I think it’s society sending that message, and then I think it’s people being afraid to question that message », ibid.
  • [63]
    « [women] probably view it as a very male dominated sport and so do not think that they could be involved. Since there is not a culture that promotes female strength, I don’t think bar calisthenics is something they are actively encouraged to do. Also some guys find the fact that a woman could do more pull ups than them intimidating – it goes against the way things are “supposed” to be and challenges traditional gender roles. Breaking out of that isn’t something that all women will want to do », ibid.
  • [64]
    Cet exemple illustre bien la notion d’« actant » telle qu’elle est mobilisée par les « nouvelles sociologies », notamment par la théorie de l’acteur-réseau ; en effet, ici, la « testostérone », si elle est en réalité le produit d’un réseau de médiations dont participe l’activité scientifique, est suffisamment purifiée de tout contenu non matériel, « naturalisée » et stabilisée, trouvant ainsi sa figuration et assurant sa circulation, pour être reconnue à son tour comme un acteur qui « fait des choses » et intervient physiquement et matériellement, dans un nouveau réseau de médiations, c’est-à-dire l’ensemble des interactions qui participent à donner du sens aux situations en regard du genre dans une dynamique qui participe ainsi à sa naturalisation. Sur cette question, voir notamment Latour Bruno. 2006. Changer de société : refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, p. 78 et suiv.
  • [65]
    « Males and females are constructed differently both physically and mentally. While it might take a week or two for a new male athlete in training to get their first pull up, it can take a female up to a month », ibid.
  • [66]
    « You make a good point, that’s undeniable, biologically men have more upper body strength than women, absolutely, and that’s not sexist, that’s just…, that’s science ! But that doesn’t mean that women who are willing to work hard can’t, you know, can’t achieve things, it might take a little more work, but any abled bodied woman is capable of achieving a pull-up, or a push-up, or a dip, or even a muscle-up if they are willing to put in the work », ibid.
  • [67]
    « Some people think that being female makes the way you approach your training different, but I don’t think it does. When constructing a program everyone has to take account of themselves – their body type, height, strengths and weaknesses, and being female is just part of that. I design my program to take account of the areas in which I am weak (for example my shoulder girdle – women are generally weaker in that area) and I tend not to do the same volume as the guys do […], but otherwise I train exactly the same way as they do. Same techniques, types of sets and exercise progressions. The mentality that women are different is often used as an excuse that holds us back », ibid.
  • [68]
    Mon usage des guillemets fait écho à la notion de « faits objectifs » [objective features dans la version originale], c’est-à-dire les caractéristiques perçues comme « objectives » qui participent à la naturalisation du genre ; voir Garfinkel Harold. 2007. Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, p. 210. Sur la naturalisation des faits scientifiques, déjà évoquée dans mon exemple de la « testostérone », voir aussi : Latour Bruno ; Woolgar Steve. 1996. La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques, Paris, La Découverte.
  • [69]
    Voir par exemple Bilge Sirma. 2010. « Recent Feminist Outlooks on Intersectionality », Diogenes, nº 57, p. 58-72.
  • [70]
    Voir notamment Becker Howard ; Müller Alain. 2009. « Dialogue avec Howard Becker : Comment parler de la société ? ». ethnographiques.org, nº 19 (décembre 2009) [en ligne, http://www.ethnographiques.org/2009/Becker,Muller, consulté le 4.03.2014].

Introduction : « y’al out there don’t even believe this here, you got to come out here to see this »

1Le visage d’Earth paraît quelque peu nerveux. La jeune femme afro-américaine, vêtue d’un T-shirt arborant l’inscription « Bartendaz, Body built by calisthenics », semble se tenir suspendue avec ses bras. La situation, et les raisons de sa nervosité s’éclaircissent alors que le plan de la vidéo s’élargit. On découvre que ses mains, protégées par des gants, agrippent la première traverse d’une installation métallique, ressemblant à une large échelle posée horizontalement sur des montants d’un peu plus de 2 mètres de hauteur, destinée à être utilisée comme station d’entraînement. Immédiatement, la présence de cinq hommes afro-américains qui entourent l’installation observant, conseillant, encourageant et – pour certains – filmant la jeune femme attire également l’attention ; « Trois minutes. Tu as le temps, tu as le temps ! [1] » s’écrie l’un d’eux.

2La vidéo, postée sur le portail internet YouTube en octobre 2013 et intitulée « First female at Muscle-Up competition ! Earth - Bartendaz » est l’une des milliers de vidéos disponibles sur internet et documentant la pratique du street workout[2], une nouvelle forme de fitness urbain apparue au début des années 2000, pratiquée à une échelle quasi-globale, et dont le développement repose précisément sur la circulation de telles vidéos sur internet. La scène représentée ici s’est déroulée lors du « Strictly Bar Talk Muscle-Up Competition », une compétition qui a eu lieu au parc Lincoln Terrace à Brooklyn le 26 octobre 2013, et dont l’enjeu consistait à performer, en trois minutes, un maximum de muscle-up, un exercice souvent considéré comme le mouvement roi du street workout[3].

3Earth fait un premier muscle-up – l’exercice est réputé particulièrement difficile – ; « Woouuuw » s’exclame l’un des hommes ; puis un second. L’un d’eux se distingue par les vifs encouragements qu’il adresse à Earth et les injonctions destinées aux téléspectatrices-téléspectateurs potentiel-le-s en fixant l’objectif de la caméra :

4

« C’est une fille, vous voyez ça ? C’est une fille, c’est une femme ! La première ! […] C’est historique ! […] C’est une femme, exactement ! Toutes les femmes qui regardent, motivez-vous ! […] Montrez-vous ! Montrez-vous ! Certains des mecs parmi vous, vous êtes bien loin de ça ! […] Regardez ça ! […] Vous n’en croyez pas vos yeux, hein ? Faut que vous veniez ici pour voir ! Faut que vous veniez ici pour voir, pour faire partie du truc ! C’est historique, et ça se passe à Brooklyn, BK ! […] Elle représente les Bartendaz ! [4] »

5Ces encouragements, et la trame discursive qu’ils constituent, mobilisent différents registres catégoriels : le genre, premièrement, puisque la convocation, la différenciation et la comparaison des catégories female, girl, woman, men et de leurs référents respectifs est vraisemblablement au cœur du sensemaking de la situation ; le temps et l’histoire, deuxièmement, sans cesse évoqués, registre qui d’ailleurs s’entremêle avec la mobilisation d’un référent renvoyant à un « groupe », un « mouvement », une « communauté » dont l’histoire et en train d’être écrite, et les frontières symboliques en cours de production – on peut, désormais, be part of it [en faire partie], ce qui implicitement implique son contraire, « ne pas en faire partie », et donc en être exclu-e, dans une logique identitaire qui relève d’un processus d’opposition de l’in-group à l’out-group[5] ; la géographie et le territoire, troisièmement, dont l’évocation est rythmée par l’usage des catégories out there [terme difficilement traduisible qualifiant la situation géographique indéterminée de la téléspectatrice – du téléspectateur de la vidéo], far [loin] et here [ici] ; quatrièmement, et c’est là un corollaire du troisième point, l’ethnicité est sous-entendue par l’association tacite qui est faite entre here, dans ce parc d’un quartier à dominance ethnique afro- américaine et le « reste du monde », out there ; enfin, référence est faite à l’appartenance au groupe de pairs, puisqu’Earth « représente les Bartendaz », un collectif de street workout fondé à Harlem.

6Ce que laissent voir ces commentaires, c’est l’imbroglio qui lie entre eux les différents registres catégoriels et identitaires mobilisés dans les récits et les discours destinés à donner du sens à la situation filmée, et surtout à influer sur le sens qu’en donnera l’hypothétique téléspectatrice- téléspectateur.

a – Street workout, genre et intersectionnalité : pour une approche pragmatique

7Dans cet article, ma démarche vise à mettre à jour les processus et les discours relatifs au genre, à sa production et à sa déclinaison dans le monde du street workout. Ma démarche ne consiste pas à relayer ces discours en restant aveugle au fait que le monde du street workout et sa pratique sont sans aucun doute traversés par différentes logiques, conventions, idéologies et stéréotypes qui les surpassent. Sans nier ces dimensions ni faire preuve de naïveté, c’est cependant leur mobilisation, leur articulation, leur mise en récit et leur mise en perspective par les acteurs en situation qui m’intéressent. Dans cette démarche, ma conceptualisation du genre s’appuie essentiellement sur la définition qu’en donne la tradition ethnométhodologique [6]. Je considère ainsi le genre – comme d’ailleurs tout autre système indexical référents-catégories avec lequel sa construction s’entremêle – comme un ensemble de « routine[s] méthodique[s] et […] [d’]accomplissements récurrents » [7], travail continuel et jamais véritablement achevé [8] qui relève notamment de la mobilisation de catégories, et donc d’un processus de catégorisation. À cette conceptualisation j’ajoute certains apports de la sociologie pragmatique [9] et considère aussi bien la réflexivité des individus, qui peuvent adopter un positionnement critique envers les catégories qu’elles-ils mobilisent, que le caractère récursif des catégories préexistant aux situations et aux discours, c’est-à-dire leur capacité à contribuer à la création, la stabilisation et la standardisation des référents auxquels elles renvoient [10].

8Or, comme le laisse transparaître cette introduction, il est difficile, pour l’analyste, de ne pas aborder la question du genre dans le monde du street workout sans considérer son entrelacement à la mobilisation conjointe d’autres registres catégoriels et au maillage intersectionnel qu’elle implique. Rarement en effet les acteurs concernés ne mobilisent les catégories qui lui sont relatives de manière isolée. Ma discussion s’articule dès lors en quatre volets dont le découpage reflète ce constat, et tente de rendre compte de l’importance accordée, ou au contraire du désintéressement – volontaire ou inconscient – aux différentes catégories et référents dans les logiques des acteurs concernés, dans leur déploiement en situation, et dans leur mise en récit.

9Je commence ainsi par une contextualisation expliquant les modalités des liens entre le genre et d’autres registres catégoriels, et plus particulièrement ceux de la classe et de l’ethnicité, dans le contexte spécifique de la (courte) histoire du street workout et de sa construction en tant que discipline sportive, et plus largement de « communauté imaginée [11] ».

10Dans un deuxième temps, je poursuis l’analyse de la manipulation et du déploiement des catégories et des représentations liées au genre dans une dynamique intersectionnelle en m’intéressant plus spécifiquement aux discours de promotion du street workout et de sa pratique ; en effet, c’est très souvent dans une logique visant avant tout à vanter le caractère bénéfique de la pratique du street workout et à la promouvoir que les pratiquant-e-s évoquent le genre, souvent de manière indirecte. Je montrerai ainsi que, dans ces discours, l’usage et le déploiement des catégories et des représentations du genre, dans son entremêlement intersectionnel avec l’ethnicité et la classe, se mêlent plus largement à des processus de négociation visant à identifier l’in group de l’out group dans la construction du street workout en tant que communauté imaginée articulée autour du partage d’une histoire commune et de certaines représentations, de valeurs et de postures idéologiques et politiques spécifiques ; or, l’une de ces postures, on le verra, renvoie justement à un engagement visant à lutter contre différentes inégalités, notamment en regard du genre, qui témoigne parfois d’une position pouvant être associée à une forme de (pro-)féminisme.

11Ce constat me mènera au troisième volet, dans lequel je m’intéresse aux discours et aux stratégies déployés pour promouvoir la pratique des femmes. Je montre alors qu’une telle posture, on le verra, repose sur une croyance [12] ferme dans le caractère naturellement bipolaire du genre.

12Dans un dernier temps, je cherche à isoler plus directement les représentations du genre, et les croyances sur lesquelles elles reposent, telles qu’elles sont mobilisées et partagées par les pratiquant-e-s de street workout. Cette démarche repose sur une manœuvre méthodologique, engagée à des fins heuristiques, consistant à confronter un échantillon de pratiquant-e-s au constat de l’apparent faible engouement des femmes pour ce sport, et de leur faible représentation dans les médias qui le documentent, afin d’accéder plus directement, au travers des discours de justification, aux mises en récit du genre et à ses représentations. Je mets ainsi à jour quatre arguments majeurs mobilisés pour justifier ce constat, puis les décompose afin de mieux comprendre dans quelle mesure les croyances liées au caractère bipolaire du genre s’articulent sur des justifications d’ordre sociologique ou biologique.

b – Méthodologie

13Le matériel empirique discuté provient de ma recherche ethnographique sur le street workout, engagée depuis le printemps 2011. La méthodologie générale de cette recherche repose sur une participation- observation multisituée, engagée aussi bien sur les sites « actuels » où se pratique le street workout on-site, et ce principalement aux États-Unis (en Californie du Sud et à New York) et en Europe occidentale (en Suisse, en France, en Autriche et en Allemagne), que sur les sites « virtuels [13] » et les mediascapes online où se construit le street workout en tant que communauté imaginée à l’échelle quasi-globale [14]. Plus spécifiquement, ma méthode participe d’une triangulation de matériel ethnographique « classique », issu d’un travail d’observation et de la conduite d’entretiens semi-directifs et informels, et d’un matériel autoethnographique issu de mon propre apprentissage du street workout. En outre, les entretiens semi-directifs réalisés jusqu’à aujourd’hui ont été systématiquement filmés, et certains extraits sont publiés sur un blog, considéré comme partie intégrante de la méthode de recherche, puisqu’il génère à son tour une plateforme d’échange et de discussion entre l’ethnographe et les pratiquant-e-s dans une logique d’ethnographie collaborative [15].

14Dans cet article, les données empiriques discutées se constituent essentiellement du matériel discursif récolté aussi bien lors d’entretiens approfondis ou plus informels [16] que dans les forums internet spécialisés, dédiés à cette « communauté », et sur les réseaux sociaux virtuels, tels que Facebook et YouTube. Au-delà des discours stricto sensu, mon analyse s’étend également aux productions discursives et sémiotiques dans un sens plus large, et notamment au contenu des vidéos éditées et partagées sur la toile par les pratiquant-e-s. Ainsi, les données discutées ici, lorsqu’elles ne comportent pas de référence directe, proviennent de la triangulation des données issues de ces différents contextes et perspectives d’enquête. Notons encore qu’en ce qui concerne la question plus spécifique du genre, la multiple provenance des données apporte une triangulation intéressante puisqu’elle permet de mesurer les variations ou au contraire les similitudes du contenu des discours analysés, selon qu’ils sont déployés en privé et dans une situation bien spécifique d’entretien avec un anthropologue homme [17], ou à l’attention de l’ensemble de la « communauté » dans une dimension publique ou semi-publique caractérisant les échanges sur internet.

I – Street workout, classe, ethnicité et genre : une brève contextualisation « historique » [18]

15La plupart des pratiquant-e-s de ce sport s’accordent sur l’idée que sous sa forme actuelle, le street workout est né entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000 à New York, et plus particulièrement dans les parcs publics situés dans certains quartiers new-yorkais réputés comme défavorisés, notamment Brooklyn, Harlem, Lower East Side, East Village ou le Bronx. Initialement, le développement de ces techniques d’entraînement relève d’une volonté d’exercer le corps, aussi bien son apparence que sa fonctionnalité en termes de force, avec un minimum de matériel. Mixant différents exercices et techniques d’entraînement issus du bodybuilding et de la gymnastique, cette discipline consiste à performer des enchaînements de différentes variations d’exercices dits « au poids du corps [19] », c’est-à-dire dans lesquels le poids du corps constitue la résistance contre laquelle s’exerce la force. Sa pratique ne nécessite donc que très peu de matériel (une barre fixe et éventuellement des barres parallèles [20]). De ce point de vue, elle peut être considérée comme gratuite, une dimension très souvent mobilisée par ses adeptes pour la rationaliser et la promouvoir ; en effet, ces techniques d’entraînement sont souvent promues en convoquant l’idée qu’elles permettent d’exercer le corps « gratuitement », dans la rue, dans « le quartier », puisqu’elles ne nécessitent pas l’inscription à un gym, une salle de sport, lieu associé à la classe moyenne. Cette dimension est très forte dans les discours qui accompagnent les premières vidéos tournées dès le début des années 2000, documentant la pratique alors naissante de ce qui est encore parfois appelé ghetto workout[21].

16Ces premières vidéos, mises en ligne sur YouTube quelques années après que le portail naisse en 2005, ont immédiatement rencontré un énorme succès et suscité un intérêt mondial. La vidéo la plus fréquemment citée par les pratiquant-e-s comme étant le déclencheur de leur propre pratique et du succès mondial du « mouvement » est une vidéo postée sur YouTube en 2008, intitulée « Hannibal for King ». Elle donne à voir les prouesses d’Hannibal, un athlète afro-américain s’entraînant dans un parc urbain en performant des enchaînements de mouvements de musculation au poids du corps qui allaient devenir les exercices de base de la future discipline ; à ce jour, la vidéo affiche le « score » impressionnant de 9 502 956 vues [22]. Dans cette vidéo, l’homme, au crâne rasé, porte un short baggy – porté très bas et laissant ainsi apparaître son sous-vêtement –, des chaussures de sport, et est torse nu, exhibant une musculature saillante. Hannibal et sa biographie participent aujourd’hui d’une forme de mythe dans le monde du street workout ; originaire du Queens, quartier populaire de New York dans lequel il vit toujours, il serait un ancien dealer de drogue repenti et aurait été « contraint », par manque de ressources économiques, de recycler et de développer des méthodes d’entraînement ne nécessitant que peu de matériel, inspirées notamment par des techniques apprises en prison [23].

17Rapidement, le street workout allait poursuivre son développement au travers de la création de groupes de pratiquants locaux, les teams, d’abord à New York et dans le reste des États-Unis, puis dans une dimension quasi-globale. Il existe désormais des groupes dans toute l’Europe (avec une concentration particulière en Europe de l’Est), en Asie, en Australie et en Amérique du Sud. La circulation de vidéos mises en ligne, notamment par ces différents groupes, joue un rôle fondamental dans cette diffusion. Aujourd’hui, et comme je l’ai déjà mentionné en introduction, les pratiquant-e-s de street workout évoquent un sentiment d’appartenance à une forme de communauté imaginée globale. Cette identification participe notamment de l’adhésion à un ensemble de valeurs et de pratiques qui transcendent la pratique sportive elle-même, sur lesquelles je reviendrai, ce qui en fait un sport « style de vie [24] ».

18Dans cette « communauté » naissante, la distribution sociodémographique des pratiquant-e-s témoigne d’une certaine « gentrification » du point de vue de l’ethnicité et du milieu social ; cette gentrification s’observe moins en regard de la distribution du sexe – et dans une moindre mesure de l’âge – qui demeure, en tout cas d’un point de vue strictement numérique, foncièrement inégalitaire, puisque la grande majorité des pratiquant-e-s sont des hommes jeunes (âgés le plus souvent de 18 à 30 ans). En croisant des données issues d’observation in situ et on line, j’estime en effet que le ratio de la répartition pratiquantes-pratiquants est de l’ordre d’une pour dix. Mais le nombre de femmes pratiquant le street workout, ainsi que leur visibilité dans les vidéos, tendent néanmoins à augmenter au fil des années ; cette augmentation est accompagnée d’une forte insistance à promouvoir la pratique des femmes, insistance manifestée aussi bien par les hommes – comme c’est le cas dans mon exemple introductif – que par les femmes, et sur laquelle je reviendrai largement.

19Enfin, notons que l’institutionnalisation du street workout en tant que discipline sportive reconnue, bien qu’encore embryonnaire, est en cours. Une World Street Workout Federation (rebaptisée depuis World Street Workout and Calisthenics Federation) a été créée à Riga, en Lettonie, en 2011 [25]. Une fédération affiliée, la World Calisthenics Organization, a été créée à Los Angeles en janvier 2013 [26], alors qu’une troisième fédération, concurrente, la World Street Workout and Streetlifting Federation, fondée en Ukraine, a récemment fait son apparition [27]. La première organise depuis 2011 un championnat du monde ayant lieu chaque été à Riga, ainsi qu’une coupe du monde – comportant plusieurs étapes à travers le monde et une finale à Moscou – depuis 2012. La seconde propose depuis 2013 une compétition nommée « Battle of the Bars » qui a déjà eu lieu plusieurs fois en Californie. D’autres compétitions existent, notamment le « NBXA Tournament » organisé depuis 2011 dans le Bronx à New York, et le « Pull & Push » qui a lieu à Grigny, en banlieue parisienne, depuis 2011 [28]. Jusqu’à aujourd’hui, à quelques exceptions près [29], les compétitions sont essentiellement organisées et concourues par les hommes. Alors que je le questionnais à ce propos, Dennis Ratano, fondateur du team allemand Baristi et organisateur d’une manche de la coupe du monde de la WSWCF qui a eu lieu à Offenburg, en Allemagne, en 2013, souligna sa volonté soit d’organiser, dans le futur, une compétition féminine, soit « au moins » d’installer une catégorie féminine en coupe du monde de street workout.

II – Construire et promouvoir le street workout, (dé-)faire le genre

20Afin de poursuivre mon analyse de l’usage et de l’arrangement des catégories et des représentations liées au genre – et les modalités de leur entremêlement avec des catégories renvoyant à d’autres registres – dans le monde du street workout, j’aborde maintenant plus spécifiquement l’analyse des discours de rationalisation tenus par les pratiquant-e-s lorsqu’elles-ils évoquent leur propre pratique et le street workout en général. Dans cette intention, je m’intéresse plus particulièrement à un registre plus spécifique qui transparaît immédiatement dans ces discours. Celui-ci relève d’une volonté de promotion de ces techniques d’entraînement et des bénéfices qui lui sont associés, systématiquement mise au premier plan et omniprésente dans l’espace virtuel de la communauté de pratiquant-e-s, mais aussi dans l’ensemble des entretiens que j’ai menés. Cette insistance à promouvoir la pratique du street workout est à mettre en regard de l’évolution d’une discipline qui amorce son institutionnalisation et est encore en quête de reconnaissance. Cette institutionnalisation s’accompagne de la professionnalisation croissante d’un certain nombre de pratiquant-e-s, professionnalisation qui s’articule principalement autour de deux axes, de manière parfois combinée, en fonction des situations idiosyncratiques, notamment de l’ancrage territorial ou de la posture idéologique et politique plus ou moins marquée ; le premier vise à développer le street workout dans le cadre plus large de projets socio-éducatifs ou de politiques de santé publique ; le second repose sur l’offre de services de coaching (personnalisés, sous la forme de workshops ou encore au travers de la création d’un service de suivi en ligne). Dans ce contexte de professionnalisation et d’institutionnalisation croissantes du street workout, les discours rationalisant sa pratique se teintent ainsi parfois d’une logique quasi publicitaire, visant à « la vendre » aussi bien aux politiques responsables de programmes socio-éducatifs et relatifs à la santé publique et aux bénéficiaires potentiel-le-s de ces programmes qu’à une clientèle potentielle d’un service d’entraînement personnalisé. C’est dans cette trame argumentaire de promotion que le genre est le plus spontanément évoqué ; elle constitue ainsi le terreau sur lequel viennent s’articuler les discours qui participent plus directement du genre et de sa mise en récit. Ma discussion commence donc par un inventaire des discours s’inscrivant dans cette logique de promotion dans l’intention d’y identifier l’usage et l’arrangement des catégories et des représentations liées au genre, et les modalités de leur entremêlement avec des catégories renvoyant à d’autres registres. Je subdivise cette discussion en deux volets correspondant aux deux axes de développement institutionnel du street workout : la démarche socio-éducative, premièrement ; la logique commerciale et le développement de services, deuxièmement.

a – Health is wealth, movement is medecine : le street workout comme thérapie socio-éducative

21Souvent motivé-e-s aussi bien par une expérience personnelle jugée bénéfique que par un idéal de santé mobilisant certaines logiques partagées plus largement dans les sociétés post-industrielles, les pratiquant-e-s associent très souvent leur pratique à une forme de résilience – d’empowerment – personnelle. Sur la base de ce constat, un certain nombre d’entre elles-eux prônent le développement du street workout dans le cadre de projets socio-éducatifs ou de politiques de santé publique, et plus largement en regard d’un certain nombre de valeurs et d’une vision du monde qui transcendent l’exercice sportif en soi et pour soi ; or, on le verra, ces valeurs sont souvent convoquées et déployées conjointement avec certaines représentations et catégories relatives au genre.

22Ainsi, dans certains contextes urbains défavorisés, la pratique du street workout est parfois promue dans une logique de prévention de la délinquance et de toutes les pratiques (consommation de drogue et d’alcool, prise de risque, violence) et conséquences (incarcération et marginalisation) qui lui sont associées, ainsi qu’à la réhabilitation et la réinsertion d’individus en situation de précarité et d’ancien-e-s délinquant-e-s. Dans cette logique, le street workout est également présenté et promu comme possible remède aux effets délétères sur la santé d’une situation précaire, notamment en regard de la mauvaise alimentation et l’accès limité aux soins médicaux. Afin d’illustrer cette tendance, je m’intéresse plus spécifiquement à l’exemple des Bartendaz, un team de street workout afro-américain fondé à Harlem au milieu des années 1990, qui non seulement milite pour la pratique de l’exercice et l’adoption d’une alimentation et d’un mode de vie « sains » dans sa « communauté » [30], mais a également concrètement mis en place un certain nombre de programmes éducatifs, notamment dans les écoles et les prisons, articulés autour de la pratique du street workout. Le groupe, mené par son fondateur Hassan Yasin aka G.I.A.N.T[31] et dont le slogan est « Health is wealth, movement is medecine [32] », inscrit ce programme dans une démarche idéologique et politique plus large luttant notamment contre la ségrégation des Afro-Américains aux États-Unis. Comme le laisse transparaître mon exemple introductif – Earth est membre des Bartendaz –, ce programme et sa justification discursive thématisent la question du genre. En témoigne par exemple le court texte descriptif qui présente Brittany Wilson aka Honey Bee, première femme membre des Bartendaz, sur le site web du groupe :

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« La première femme dans l’histoire des Bartendaz. Elle pose la première pierre du féminisme dans le fitness au poids de corps en prouvant qu’une femme peut traîner [il s’agit d’un jeu de mots sur le double sens de hang en anglais : hang out with, qui signifie « traîner avec », et hang qui signifie « être suspendu-e », de manière sous-entendue à la barre fixe] avec les mecs, sans pour autant avoir l’air d’un mec. Elle est connue pour ses mouvements gracieux et son langage corporel fluide. Honey Bee est une trend setter historique dans la famille Bartendaz [33]. »

24Ce que laisse transparaître ce texte, c’est la volonté des Bartendaz d’associer un militantisme féministe – elles-ils emploient le terme sans détour – à l’ensemble des positionnements et des revendications politiques du groupe [34], [35]. Mais pour l’auteur-e du texte, il est important de souligner qu’Honey Bee, si elle pratique un sport de force et qu’elle « traîne avec eux », n’a pourtant rien d’un homme – il s’agit là d’un sous-entendu implicite qui mobilise la figure du tom boy, ou du garçon manqué, et son association avec une éventuelle homosexualité [36] ; au contraire, c’est une « vraie » femme, qui manifeste des attributs conventionnellement perçus comme typiquement féminins, comme la grâce et la fluidité. En cela, la vision du genre dont témoignent les Bartendaz, et qui se retrouve chez la plupart des pratiquant-e-s de street workout, bien qu’elle bouscule un certain nombre de stéréotypes – la présence d’Honey Bee dans un groupe de street workout témoigne indirectement du fait qu’elle se voit assigner la capacité de faire preuve de force physique – repose néanmoins sur une croyance dans le caractère nécessaire et suffisant de la bipolarité du genre, et sur une bicatégorisation séparant clairement les hommes d’un côté, et les femmes de l’autre [37], qui participe d’une naturalisation de l’essence des sexes. Ce constat – que je soulève sous la forme d’une question qui continuera à traverser la suite de mon exposé – fait écho à la « critique » du féminisme « classique » proposée notamment par le subaltern feminism et les queer studies[38].

b – Street workout, marketing, genre, classe et ethnicité : de la nécessité de s’affranchir des stéréotypes et d’adopter une posture « inclusive »

25Dans ces discours, la promotion de la pratique du street workout ne se pense cependant pas exclusivement à l’attention des individus en situation de précarité, mais plus généralement de tous les individus sans exception. Le caractère ludique du street workout, le fait que sa pratique ne requière qu’un minimum de matériel et que les mouvements qui le caractérisent puissent être adaptés à tous les niveaux d’entraînement sont des arguments fréquemment mobilisés pour justifier l’idée selon laquelle ce sport est plus à même de mener à bien la diffusion des bénéfices liés à la pratique de l’exercice pour contrer les effets nocifs du mode de vie moderne et contemporain, et notamment de la sédentarisation croissante et de la mauvaise alimentation, que d’autres types de programme sportif, et que ce que propose l’industrie du fitness « dominante » en général. Ainsi, la plupart des pratiquant-e-s s’accordent aujourd’hui sur le projet de promouvoir la pratique du street workout pour la voir se diffuser aussi bien d’un point de vie géographique que sociodémographique, c’est-à-dire quels que soient le genre, l’âge, l’ethnicité, la classe ou la condition physique.

26Cette posture « inclusive », bien que partagée par la plupart des pratiquant-e-s, est souvent plus explicitement revendiquée par celles et ceux qui ont mis en place un projet professionnel axé sur l’offre de services (coaching personnalisé, ou sous la forme de workshops, ou encore au travers de la création d’un service de suivi en ligne) et la vente de produits (accessoires estampillés des logos des teams, DVD’s instructifs, etc.) et « commercialisent » donc leur propre pratique et leur expérience [39]. La démarche commerciale se doit dès lors d’éviter toute forme de misérabilisme (qui laisserait croire que le street workout est réservé aux personnes issues de milieux défavorisés), ou au contraire d’élitisme (qui laisserait croire qu’il est réservé à une élite en termes de force physique) puisque son succès dépend directement d’une bonne « publicité » de ces méthodes auprès de sa clientèle potentielle ; clientèle qui se doit d’être la plus large possible et qui, comme me l’ont confié mes interlocutrices et interlocuteurs développant un tel projet professionnel, serait souvent issue de la classe moyenne et majoritairement composée de femmes.

27Cette posture nécessite parfois de s’affranchir de l’esthétique qui caractérisait les premières vidéos et de ce qu’elle pouvait potentiellement évoquer, c’est-à-dire l’association entre ce type d’entraînement, un milieu défavorisé et une certaine forme d’hypervirilité incarnée de manière quasi romantique par la figure du repris de justice fraîchement sorti de prison. Ainsi, Rob*, par exemple, pratiquant new-yorkais et professionnel du fitness, personal trainer utilisant les méthodes d’entraînement propres au street workout, lorsque je le questionne à propos de la provenance sociale de ce mouvement, déconstruit l’association parfois faite entre ce sport et les classes populaires (low class) et insiste sur le fait qu’au contraire, la pratique de la callisthénie (calisthenics ; c’est l’expression qu’il préfère utiliser pour éviter le côté dépréciatif que pourrait présenter street workout) est « absolument pour tout le monde [40] ». Dans une dynamique similaire, Ed, pratiquant d’origine dominicaine vivant à Washington Heights, près du Bronx, fondateur du team Barstarzz qui rencontre aujourd’hui un succès international fulgurant [41], me confiait ainsi que :

28

« “Ghetto” a une connotation tellement négative, tu vois ce que je veux dire ? Quand quelqu’un dit “ghetto”, ce n’est ordinairement pas dit dans une logique positive, et je pense que ça [le “mouvement” street workout] c’est complètement positif, tu vois ? Des gens qui s’entraident pour devenir plus forts, en meilleure santé, plus conscients de leur santé… Donc d’associer ça au mot “ghetto”, je pense que ce n’est vraiment pas juste. C’est vraiment quelque chose de vraiment plus positif. Et “ghetto”, cela renvoie aussi à, disons, pauvre, ou quelque chose comme ça. Je connais des tas de gens [qui pratiquent le street workout] qui peuvent s’offrir un abonnement dans une salle de sport. Je pourrais m’offrir un abonnement dans trois ou quatre salles de sport si je le voulais. C’est juste que je choisis de ne pas le faire parce que c’est ma préférence en termes d’entraînement [42]. »

29Ici se cristallise un point de tension dont les pratiquant-e-s ont bien conscience. Car l’esthétique « originelle » du street workout, d’un côté, continue à déteindre sur ce sport tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. On retrouve ainsi toujours, dans certaines vidéos récentes, la mobilisation de l’expression « ghetto », l’exhibition de corps masculins musculeux, le port de vêtements urbains valorisés dans une certaine mode « hip-hop », ou encore une bande-son rap. Cette influence se retrouve également dans certains discours tenus aussi bien par certain-e-s pratiquant-e-s que dans la récente couverture médiatique de son succès grandissant, qui place souvent son origine dans les « ghettos » ou les prisons américaines [43]. De l’autre côté se manifeste cette volonté de promouvoir le street workout à toutes et tous, de le voir se démocratiser dans une dynamique perçue comme positive. Ce point de tension génère de nombreux discours qui s’inscrivent dans un processus de négociation activement engagé par les pratiquant-e-s aux niveaux aussi bien individuel, dans les discours rationalisant leur pratique et leur vision du street workout, que collectif, pour définir les valeurs de ce monde en pleine construction et établir ainsi les conventions nécessaires à la construction d’une « compréhension partagée [44] ». Dans ce processus, la défense de l’une ou l’autre tendance peut ainsi donner lieu à une opposition ferme de différents groupes de pratiquant-e-s, mais peut aussi se rencontrer simultanément dans les discours et la « présentation de soi » d’un même individu, ou d’un même groupe. En témoigne par exemple Rob*, qui défend la démocratisation du street workout et déconstruit toute association avec « la rue », mais qui lui-même est tatoué de la tête aux pieds et a servi de modèle dans un ouvrage présentant les techniques d’entraînement des prisonniers américains. De la même manière, une simple recherche dans « Google Images » suffit à s’en convaincre, les membres de Barstarzz posent volontiers torse nu, posant devant les bâtiments de Washington Heights alors que le logo du groupe représente un homme musculeux au torse nu en position de « double biceps » [45] ; le team s’est également associé à Hannibal for King dans une série de vidéos.

30Ce qu’il convient de souligner ici, c’est que ces discours, et les processus de négociation dans lesquels ils s’inscrivent, participent plus largement de la production, de la consolidation ou au contraire de la transformation des représentations genrées qui traversent le monde du street workout, et plus spécifiquement des féminités et des masculinités valorisées par celles et ceux qui les tiennent [46]. Aux États-Unis, mes interlocutrices et interlocuteurs ont ainsi toutes et tous manifesté une forte volonté d’échapper au stéréotype du « gangster » hypermasculin tout droit sorti du « ghetto », volonté qu’elles et ils justifient par le refus de stigmatiser les pratiquant-e-s et d’associer un terme dépréciatif à une pratique qui se veut positive et destinée à toutes et tous. Dans cette logique, les actions associées aux « représentants » de ces formes de masculinité sont jugées négatives et improductives.

31Ainsi, on le voit, les discours de rationalisation discutés jusqu’ici, bien qu’ils ne convoquent pas le genre en première instance et que leur sens général s’inscrive dans une logique de promotion de la pratique de street workout, laissent transparaître différentes représentations et catégories liées au genre, souvent entremêlées, dans une dynamique intersectionnelle, à d’autres registres catégoriels. Mais cette volonté de promotion confronte les pratiquant-e-s au genre de manière plus directe, puisqu’elles, et surtout ils, sont face à une situation de déséquilibre entre pratiquants et pratiquantes. Or, dans un contexte général de promotion de ce sport et de volonté de le voir se démocratiser, cette situation constitue un problème qu’il convient de pallier. C’est aux discours et aux stratégies déployées pour rationaliser cette situation et pour y remédier que je m’intéresse maintenant.

II – Promouvoir la pratique des femmes : discours et stratégies

32Cette posture, qui vise à promouvoir et encourager la pratique des femmes, se retrouve dans les discours individuels en situation d’entretien ; tous mes interlocutrices et interlocuteurs insistent sur le caractère cross-gendered, comme le dit Rob*, de la pratique du street workout qui, selon elles-eux, se destine à toutes et tous. Il y a donc là, encore une fois, une vive volonté des pratiquant-e-s d’échapper au stéréotype du pratiquant hypermasculin dépeint par les premières vidéos, et une volonté d’encourager les femmes à pratiquer. Vass, pratiquant français, créateur du site streetworkout-france.fr, me disait par exemple : « Moi je suis pour [qu’il y ait de plus en plus de femmes qui pratiquent ce sport], j’attends que ça, qu’il y en ait de plus en plus. » Cette déclaration est très représentative de ce que j’ai entendu de tous les pratiquant-e-s, femmes et hommes confondu-e-s.

33Cette posture se traduit plus largement dans les stratégies représentationnelles, c’est-à-dire dans l’engagement actif dans la construction de l’image que les pratiquant-e-s veulent donner du street workout et de leur façon de se présenter au travers des médias qu’elles-ils produisent. L’une des stratégies principales consiste à rendre les pratiquantes plus visibles. Un nombre croissant de teams, par exemple, compte au moins une femme parmi leurs membres. C’est justement le cas du groupe Barstarzz, évoqué plus haut, dont fait partie la Floridienne Alexia Evans, connue pour avoir été l’une des premières femmes pratiquant le street workout. Parallèlement, de plus en plus de vidéos postées et promues sur la toile documentent la pratique des femmes. Par exemple, dans une vidéo postée en novembre 2012 par le team australien Bondi Beach Bar Brutes [47] et montrant des mouvements avancés de street workout sur une durée totale de 7 minutes et 47 secondes, le temps consacré à des mouvements performés par des femmes représente un total de 1 minute et 42 secondes, soit 22 % du temps total de la vidéo. Si cela peut sembler peu, ce chiffre est à mettre en regard de la grande majorité des vidéos plus anciennes ne montrant que des hommes. En outre, des vidéos destinées spécialement à encourager la pratique des femmes sont régulièrement créées et partagées sur différents médias. En 2013, un pratiquant letton a par exemple édité une compilation de plusieurs séquences vidéo montrant des exercices performés par des femmes et l’a postée sur le portail YouTube sous le titre de « Calisthenics Female Motivation Video », alors qu’une page Facebook nommée « Women Into Calisthenics – WIC » a été créée en juin 2012. Dans cette dynamique, plusieurs pratiquantes se sont récemment « fait un nom » dans le monde du street workout grâce à des vidéos postées sur les réseaux sociaux documentant exclusivement leur propre pratique et leur habileté à effectuer des mouvements considérés comme difficiles. C’est par exemple le cas d’Elyssa « Kallisthenie » Rose, pratiquante californienne ; une photographie qui la montre réalisant un clapping muscle-up, une figure aérienne considérée comme très difficile et relativement dangereuse, a récemment rencontré un énorme succès sur Facebook, succès lié au qu’elle semble être la première femme à avoir réalisé cette figure [48].

34Ces stratégies, on le voit, ne sont donc pas engagées uniquement « par des femmes pour les femmes » ; la pratique des femmes est ainsi souvent activement encouragée par les hommes – en témoignait déjà mon exemple introductif. Ainsi, Li*, une pratiquante anglaise connue dans le monde virtuel du street workout, notamment au travers de son blog consacré à son régime d’entraînement, me confiait lors d’un entretien avoir été surprise de recevoir autant de réactions positives, et notamment de la part de nombreux hommes, après avoir publié une vidéo de ses entraînements : « J’ai été bluffée par tous ces commentaires à propos de ma dernière vidéo [49] » dit-elle.

35Mais des actions de promotion sont aussi engagées par les femmes pour les femmes. Ainsi, un team composé de deux femmes revendiquant son statut de all-female team a été créé en 2012 aux États-Unis. Il s’agit des Bar Angelz. J’ai assisté à l’une des premières rencontres qu’elles ont organisées un samedi de l’été 2012 à Tompkins Square Park à New York en association avec un autre team new-yorkais composé exclusivement d’hommes. Lors de cet événement, Rain Bennett, réalisateur indépendant préparant un film sur le street workout, leur demandait, face à la caméra, quelles étaient leurs motivations pour avoir créé ce groupe, question à laquelle elles répondaient en soulignant leur désir de créer une plateforme visant à motiver les femmes à pratiquer le street workout et à les soutenir dans leur apprentissage [50].

36On le voit, toutes ces stratégies, et les discours qui les accompagnent, qui dans une certaine mesure peuvent être qualifiées de (pro-)féministes, reposent néanmoins sur une vision du genre qui considère son caractère bipolaire comme allant de soi, et participent activement au processus de naturalisation et de bicatégorisation sur lequel repose cette vision. En outre, ces assignations de genre systématiques font écho à la thèse de l’omnirelevance[51] du genre défendue par West et Zimmerman, selon qui toute forme de sensemaking participe immanquablement à la production du genre, à la convocation des catégories qui lui sont propres, et au classement des référents auxquels elles renvoient. Ainsi en effet, la pratique des femmes est toujours discutée et promue en tant que pratique « des femmes ». Dans mon exemple introductif, il semble évident, pour le commentateur principal de la scène, de rendre compte de la pratique athlétique d’Earth en procédant à une assignation systématique de genre ; Earth est forte « parce que c’est une femme ». Dans la même logique, ce même exemple laisse transparaître une volonté d’inscrire la pratique « des femmes » dans l’histoire du street workout, notamment en la filmant et en postant une vidéo mentionnant explicitement la catégorie female dans son titre.

37Le street workout ne fait ainsi pas exception : militer pour l’accession des femmes à sa pratique implique d’activement « faire le genre » ; on retrouve ici la critique de Butler et des queer studies, déjà évoquée, selon laquelle une certaine forme de féminisme « limite les significations du genre à des idées reçues sur la masculinité et la féminité », et ainsi, à travers cette « hiérarchie du genre », « produit et consolide le genre » [52]. Ce constat suscite un certain nombre de questions que je me propose d’explorer dans la suite de cet article : (1) dans les discours de rationalisation, comment cette croyance en un genre qui se résumerait à deux essences auxquelles seraient liées un certain nombre de caractéristiques est-elle plus spécifiquement articulée en regard de la pratique d’un sport de force tel que le street workout ? (2) sur quelles représentations et logiques plus largement partagées repose cette croyance ?

IV – Rationaliser la domination (numérique) des hommes dans la pratique du street workout : pistes, arguments et convocations de différents types de savoir

38Pour répondre à la première question, à savoir comprendre comment la vision bipolaire du genre s’articule dans les discours de rationalisation de la pratique d’un sport tel que le street workout, j’ai procédé à une manœuvre méthodologique, engagée à des fins heuristiques, qui consistait à demander systématiquement à mes interlocutrices-interlocuteurs, en situation d’entretien semi-directif, comment elles-ils expliquent l’engouement apparemment plus faible des femmes pour le street workout ; j’explore ici leurs réponses en les organisant premièrement en quatre arguments principaux, mobilisés de manière récurrente.

a – Les raisons du faible investissement des femmes : arguments de justification

39L’un des premiers arguments de rationalisation qui transparaît pour tenter d’expliquer la domination numéraire des hommes, ou en tout cas la plus faible visibilité de la pratique des femmes, est celui selon lequel les femmes seraient intimidées à l’idée de s’entraîner, notamment au contact des hommes. C’est justement l’idée principale mobilisée par les fondatrices des Bar Angelz pour expliquer la nécessité qu’elles voyaient dans le fait de « donner l’exemple » aux femmes pour « oser » dépasser cette gêne. Rob* lui aussi s’accorde sur cette idée ; il dit :

40

« Une forte proportion de la clientèle d’entraînement personnel (personal training) est composée de femmes, et beaucoup de femmes sont vraiment intimidées à l’idée de venir dans un parc comme celui-ci, et essayer de faire une traction (pull-up), parce qu’elles pensent, je veux dire, elles sont déjà très souvent intimidées d’aller en salle de gym en règle générale, elles pensent que c’est un truc de mec, ou que c’est quelque chose qu’elles ne peuvent pas faire [53]. »

41Dennis, fondateur du team Baristi et auteur de la vidéo « First female at Muscle-Up competition ! Earth – Bartendaz », que j’évoquais en introduction, mobilise une idée similaire lorsque je le questionne à propos de l’importance que revêt pour lui le fait de poster une telle vidéo sur la toile. Dennis exprime ici de manière explicite ce qui reste implicite dans le discours de Rob* :

42

« Lors de cette compétition de muscle-up à Brooklyn, Earth était la première femme (en tout cas à New York) à participer à un tel concours. Dans la vidéo, on voit comment tous les hommes l’encouragent. J’espère que cela pourra contribuer à enlever leur peur [de pratiquer le street workout] aux femmes. Nombreuses sont celles qui pensent qu’elles sont trop faibles et ne participent pas à ce genre d’événement pour cette raison [54]. »

43Une deuxième idée parfois mobilisée est celle selon laquelle les femmes manquent de discipline et de motivation pour persévérer dans la régularité que nécessite la pratique du street workout si l’on désire atteindre un niveau acceptable. Cette idée est mobilisée aussi bien par les hommes que par les femmes. Mary*, une pratiquante new-yorkaise âgée de 25 ans environ, m’expliquait :

44

« En règle générale, les hommes, dans leur majorité, sont excellents pour s’auto-motiver et très focalisés sur la manière avec laquelle ils veulent s’entraîner, et savent parfaitement où trouver les ressources nécessaires pour atteindre les buts qu’ils poursuivent. Les femmes, quant à elles, ont parfois besoin d’un peu plus de guidance aussi bien d’un point de vue mental, pour surpasser leur manque de confiance en elles, que pour comprendre les petits détails leur permettant de réaliser chaque exercice avec une forme stricte [55]. »

45Dans la même logique, à la question « Pourquoi y a-t-il si peu de femmes qui pratiquent », Li* me répondait :

46

« Essentiellement parce que la callisthénie à la barre [elle emploie l’expression difficilement traduisible de “bar calisthenics”] est vraiment difficile ! Cela demande aux femmes (et aussi aux hommes, mais surtout aux femmes) énormément d’entraînement régulier pour progresser, de nombreux mois d’effort continu. Beaucoup de femmes ne sont pas assez persévérantes, ou se découragent en raison de l’absence de résultats immédiats [56]. »

47Elle-même se profile en contre-exemple de cette règle puisqu’elle évoque le fait que c’est justement sa dévotion et sa régularité à l’entraînement qui lui ont permis d’être réellement acceptée par ses partenaires d’entraînement hommes : « Je pense que quand j’ai commencé, les mecs de Brixton* [le quartier où le groupe s’entraîne] étaient un peu là “c’est quoi ce bordel, il y a une fille”, mais une fois qu’ils ont vu que j’étais sérieuse dans mon entraînement, ils n’ont cessé de m’encourager [57] » dit-elle. Elle émet ainsi indirectement l’hypothèse selon laquelle les hommes, bien qu’encourageant la pratique des femmes, partent du principe que celles-ci n’auront pas les capacités requises pour progresser dans ce sport.

48Un troisième argument avancé est celui du manque de role models femmes desquelles les pratiquantes « aspirantes » pourraient s’inspirer. Mary* affirme :

49

« L’une des raisons possibles pour expliquer cela [le fait que le nombre de pratiquants soit toujours largement supérieur à celui des pratiquantes] pourrait être le manque de ressources telles que des tutoriaux [sous la forme de vidéos disponibles sur YouTube, n.d.l.a.] ou de programmes d’enseignement des fondamentaux et des différentes progressions à travailler dans une pratique avancée de callisthénie élaborés spécialement pour les femmes. […] La plupart des athlètes hommes ont plus de facilité à intégrer ce type d’entraînement en suivant les pas de ceux qui avant eux l’ont fait avec succès. D’un autre côté, compte tenu du faible nombre de pratiquantes féminines dans la pratique du street workout, la plupart d’entre elles sont un peu perdues ; il y a moins d’opportunités d’obtenir du soutien pour les femmes, que cela soit du soutien psychologique ou technique. Si le faible nombre de femmes qui pratiquent le street workout étaient capables d’établir un réseau d’entraide entre elles, cela pourrait être une solution pour voir exploser le nombre de pratiquantes [58]. »

50Enfin, une quatrième idée évoque la crainte qu’auraient les femmes de développer un physique trop musculeux en pratiquant un sport de force tel que le street workout. C’est par exemple l’idée avancée par Dennis :

51

« Je pense qu’à la base, le problème repose sur la désinformation créée par les médias (téléshopping, programmes de perte de poids) qui laissent les femmes croire qu’elles vont se muter en “Hulk” si elles font de l’entraînement de force. Pour cette raison, la plupart ne savent pas que le physique dont elles rêvent, celui des Bikini Model Figure [une catégorie de fitness privilégiant des physiques pas trop musculeux], est beaucoup plus rapidement atteignable en pratiquant un entraînement de force qu’en faisant de la “zumba” ou de l’aérobic [59]. »

52Indirectement, l’analyse de Dennis laisse également transparaître un sous-entendu selon lequel les femmes pratiqueraient dans le but unique de « modeler leur corps » ; si cette motivation est parfois effectivement évoquée dans les discours de rationalisation tenus par les pratiquantes, elle est pourtant loin d’être centrale et unique. Cette analyse permet cependant de dégager les standards esthétiques corporels que valorisent les pratiquant-e-s débutant-e-s ou accompli-e-s. La plupart d’entre elles-eux s’accordent en effet sur le fait qu’un corps esthétique correspond à un corps entraîné, athlétique sans être trop massif, et très mince, c’est-à-dire avec un taux de masse grasse très faible. Dans les discours évoquant cette dimension, la convocation du genre s’avère là encore omniprésente. Si dans l’absolu ces critères esthétiques transcendent le genre, la façon dont ils se déclinent dans les discours mobilise ainsi, de manière indirecte, un ensemble de catégories, de représentations et de stéréotypes liés au genre. Mary*, par exemple, pour expliquer les bienfaits de ces techniques d’entraînement, affirme qu’« en règle générale, les femmes aiment adopter une forme d’entraînement qui leur donne des formes [60]. »

b – Identifier les registres explicatifs sous-jacents à la croyance dans le caractère bipolaire du genre dans les discours de rationalisation

53Encore une fois, ce que laisse transparaître l’ensemble de ces arguments de rationalisation, c’est la croyance solide dans le fait que les femmes, dans leur « fonctionnement » et leur approche de l’entraînement, seraient foncièrement différentes des hommes. Cette croyance mérite d’être interrogée. Ainsi, lorsque j’ai cherché à identifier plus précisément les raisons qui selon elles et eux expliquaient ces différences afin d’accéder au « squelette », ou aux pièces de base servant à l’assemblage discursif présenté ci-dessus, j’ai parfois pu identifier et « isoler », si je puis mobiliser un vocabulaire aussi chimique, deux registres explicatifs fondamentaux : l’un est sociologique, l’autre relève de la biologie. L’articulation de ces deux registres, qui transparaît déjà dans les récits de rationalisation cités jusqu’ici, participe, dans une certaine mesure, de ce qu’il est commun d’appeler le débat de l’inné et de l’acquis.

54Ce que j’appelle le registre « sociologique », premièrement, repose sur l’idée selon laquelle les femmes ont été éduquées de manière telle qu’elles ont été activement découragées de s’engager activement dans des pratiques exacerbant les valeurs de force physique, de compétition et de discipline [61]. Un exemple caractéristique de l’activation du registre sociologique est cette explication donnée par Rob* lorsque je lui demande pourquoi si peu de femmes pratiquent le street workout :

55

« Je pense que c’est la société, je pense que la société envoie un message aux femmes, que la force est un attribut masculin, et les femmes qui sont fortes sont moins féminines, je ne le crois pas, mais je pense que la société a tendance à diffuser ce message, et je rencontre beaucoup de femmes qui ont vraiment peur que l’entraînement en force ne les transforme en un type (rires), tu sais, ce qui est une idée ridicule […]. Je pense que c’est un double effet, je pense que c’est la société qui envoie ce message, et je pense que ce sont les gens qui ont peur de remettre en question ce message [62]. »

56De manière très similaire, Li* affirme :

57

« Les femmes voient [le street workout] comme un sport dominé par les hommes et dès lors ne pensent pas qu’elles pourraient le pratiquer. Comme il n’y a pas de culture promouvant la force des femmes, je ne pense pas que la callisthénie à la barre soit quelque chose qu’elles sont activement encouragées à pratiquer. De plus, certains hommes trouvent le fait qu’une femme puisse faire plus de tractions très intimidant, cela bouscule la façon dont les choses sont “supposées” être et met en cause les rôles genrés traditionnels. Sortir de ces carcans, ce n’est pas quelque chose que beaucoup de femmes sont prêtes à faire [63]. »

58Li* renverse ici la notion d’intimidation qu’elle associe non plus aux femmes, mais aux hommes. En effet, elle émet l’hypothèse que les femmes, anticipant le fait que leurs propres performances pourraient intimider les hommes et la sanction sociale qui en résulterait, refusent de « prendre le risque ».

59Ce que j’appelle le registre « biologique », deuxièmement, repose sur l’idée selon laquelle les femmes sont biologiquement et anatomiquement différentes et qu’en cela, leur réaction face à l’entraînement est différente puisque, parmi différentes idées mobilisées par les pratiquant-e-s et considérées comme des « faits scientifiques » allant de soi, elles ont moins de testostérone [64], et que le développement musculaire de la partie haute de leur corps, essentiel dans la pratique de ce sport, est inférieur, ce qui implique plus de travail et de détermination pour progresser. L’activation de ce registre participe ainsi littéralement à la « naturalisation » du caractère bipolaire du genre.

60C’est par exemple le registre que mobilise Mary* lorsqu’elle explique pourquoi, selon elle, les ressources pédagogiques spécifiquement destinées aux femmes manquent :

61

« Les hommes et les femmes sont construits différemment aussi bien d’un point de vue physique que mental. Alors que ça pourra prendre une ou deux semaines à un débutant homme pour parvenir à faire une traction, cela pourra prendre plus d’un mois à une femme [65]. »

62Quant à Rob*, il n’évoqua pas ce registre argumentatif spontanément lors de notre discussion. C’est seulement lorsque j’essayais volontairement de le mener sur cette piste en lui rétorquant que d’autres interlocutrices-teurs mobilisaient parfois des arguments biologiques que Rob* me répondait :

63

« Tu fais une remarque intéressante, c’est indéniable, d’un point de vue biologique, les hommes ont plus de force dans la partie haute du corps, et ce n’est pas sexiste de le dire, c’est juste… c’est de la science ! Mais cela ne signifie pas que les femmes qui ont la volonté de travailler dur ne peuvent pas, tu vois, ne peuvent pas réaliser des choses, cela prendra peut-être un peu plus de travail, mais toute femme valide est capable de faire une traction (pull-up), ou une pompe (push-up), ou un dip, ou même un muscle-up si elle est prête à s’investir [66]. »

64Le discours de Li* à propos du caractère naturel de ces différences, enfin, est lui aussi particulièrement intéressant puisqu’il se profile dans la continuité des précédents tout en en prenant, dans une certaine mesure, le contre-pied. En effet, elle dit :

65

« Certaines personnes pensent que le fait d’être une femme devrait te pousser à avoir une approche différente de l’entraînement, mais je ne pense pas que cela soit le cas. Lors de l’élaboration d’un programme [d’entraînement], chacune doit tenir compte de ses particularités – morphologie, taille, points forts et points faibles, et le fait d’être une femme est juste une part de cet ensemble. J’agence mon programme de manière à prendre en considération les parties où je suis faible (par exemple la ceinture scapulaire – les femmes sont en général faibles dans cette zone) et j’ai tendance à faire un peu moins de volume que les hommes […], mais sinon je m’entraîne exactement de la même manière qu’eux. Mêmes techniques, mêmes agencements des séries et mêmes progressions des exercices. L’idée selon laquelle les femmes sont différentes est souvent utilisée comme une excuse qui nous limite [67]. »

66Le discours de Li* exemplifie particulièrement bien une forme de « double conscience », qui transparaît dans l’ensemble des discours discutés jusqu’ici, entre la nécessité de s’affranchir d’un certain nombre de limitations liées aux assignations de rôles genrés, tout en témoignant d’une croyance dans le caractère naturellement donné de la bipolarité du genre et en relayant ainsi les processus de naturalisation sur lesquels elle repose.

67Ce qui transparaît également plus largement de l’ensemble des arguments de rationalisation que j’associe, de manière artificielle et à des fins heuristiques, au registre « biologique », c’est qu’ils ne relèvent pas exclusivement de la mobilisation de « faits scientifiques » tels qu’ils circulent dans le sens commun. En effet, ce qui détermine la pertinence des explications biologiques pour les pratiquant-e-s de street workout, c’est la mise permanente de ces catégories et concepts préexistants à l’épreuve du corps en mouvement et de l’expérience qui en découle. Ainsi, Li, dans son activité critique, associe l’idée selon laquelle les femmes sont plus faibles des épaules à son expérience physique personnelle. Mais encore une fois, le sens donné à l’expérience n’échappe pas à la thèse de l’omnirelevance du genre dans tout processus de sensemaking ; en effet, Li* associe immédiatement ce qu’elle ressent comme une faiblesse de ses épaules au « fait [68] » d’être une femme, là où un homme ne rationaliserait pas un tel ressenti en mobilisant son genre, mais y verrait plutôt une caractéristique individuelle relevant de la génétique idiosyncratique ou d’un entraînement inapproprié.

Conclusion

68Ma démarche, dans cet article, a consisté en un examen des discours de rationalisation tenus par les pratiquant-e-s de street workout dans une perspective cherchant à y identifier non seulement la mobilisation de catégories et de représentations liées au genre, mais plus largement un travail de production et de consolidation du genre.

69Premièrement, j’ai montré qu’en regard de la spécificité du monde du street workout, le genre, les représentations et les catégories qui lui sont relatives ne se pensent ni ne se mobilisent de manière isolée, mais plutôt dans un entremêlement permanent de différents registres catégoriels et identitaires : genre, classe, ethnicité, âge, appartenance au groupe, qualités physiques du point de vue de la performance, etc. Cette démonstration donne, à mon sens, un autre éclairage sur la notion d’intersectionnalité. Théorisée généralement comme la superposition de systèmes structurels de domination [69], j’ai cherché à la traiter comme le résultat d’un bricolage continuellement engagé – mais non moins performatif, c’est-à-dire réel dans ses conséquences, pour reprendre une idée chère à l’école de Chicago [70] –, engagé de manière routinière et discursive, mobilisant, telles des pièces de puzzle, des catégories relatives à différents registres catégoriels, soit en les associant, soit au contraire en les dissociant.

70Dans un deuxième temps, je me suis intéressé aux discours tenus par les pratiquant-e-s de street workout pour rationaliser le ratio très inégal entre pratiquantes et pratiquants, et les stratégies engagées pour y remédier. Or, ce que montre cet inventaire, c’est combien l’adoption par les pratiquant-e-s d’une posture pouvant être qualifiée, dans une certaine mesure, de (pro-)féministe peut reposer, conjointement, sur la convocation d’une vision bipolaire du genre et entretenir la bicatégorisation sur laquelle elle repose. Comme je l’ai montré, ce processus participe notamment de la mobilisation de trames d’argumentation mobilisant isolément ou conjointement des éléments argumentaires issus respectivement de ce que j’ai nommé registre sociologique et registre biologique.


Mots-clés éditeurs : intersectionnalité, ethnométhodologie, ethnographie, sport, genre, street workout

Date de mise en ligne : 31/05/2016

https://doi.org/10.3917/rsss.009.0047

Notes

  • [*]
    Après avoir obtenu sa thèse à l’Institut d’ethnologie de l’université de Neuchâtel, en Suisse, Alain Mueller a été successivement Visiting Research Associate au Center for Ethnography de l’University of California at Irvine grâce à une bourse postdoctorale allouée par le Fonds national suisse (FNS) de la recherche scientifique, et chercheur postdoctorant au sein d’un projet FNS intitulé « Kinesic Knowledge in Anthropology and Literature » mené sous la direction de la professeure Guillemette Bolens à l’université de Genève. Il est actuellement chercheur associé à l’Institut d’ethnologie de l’université de Neuchâtel.
    Ce texte fait suite à un atelier thématique intitulé « Corps et sport » programmé lors du 6e Congrès international des recherches féministes francophones organisé à Lausanne en août 2012 sur le thème de l’intersectionnalité. Cet atelier a été animé par Monica Aceti, Laurence Bachmann et Anne Tatu-Colasseau que je remercie vivement pour m’avoir encouragé à systématiser mes interrogations sous la forme d’un article. Mes sincères remerciements vont également aux pratiquant-e-s de street workout qui ont accepté de répondre à mes questions et de partager avec moi leurs séances d’entraînement. Je remercie également les expert-e-s resté-e-s anonymes qui ont évalué la première version de cet article et grâce aux remarques desquel-le-s j’ai pu préciser mon propos. Enfin, je remercie Elizabeth De Luca du département d’anthropologie de l’University of California at Irvine pour son aide à la transcription de plusieurs extraits d’entretiens utilisés dans cet article.
  • [1]
    « Three minutes, you got time, you got time ! » (tiré de la vidéo « First female at Muscle-Up competition ! Earth - Bartendaz »
    [http://www.youtube.com/watch?v=uHfO5WUWbro, consultée le 17 février 2014], ma transcription et ma traduction).
  • [2]
    Aux États-Unis, le terme de calisthenics, auquel on ajoute parfois le suffixe de freestyle, est généralement préféré à celui de street workout, davantage utilisé dans le reste du monde ; sur cette question, j’invite ma lectrice/mon lecteur à consulter l’article de mon blog intitulé « Street Workout ? Freestyle Calisthenics ? “Ghetto” Workout ? Natural Movements ? What are we talking about ? » [http://typewriterz.org/terminology/, consultée pour la dernière fois le 28 octobre 2014].
  • [3]
    Il s’agit d’un mouvement dynamique et explosif consistant à effectuer une traction explosive [pull-up] (visant, en partant d’une position suspendue par les bras tendus, à amener l’abdomen au niveau de la barre fixe) et à enchaîner avec un dip (flexionextension des coudes) pour finir bras tendus, la taille au niveau de la barre.
  • [4]
    « That’s a girl, y’all ! That’s a girl, that’s a woman ! First one ! […] This is history […] First woman, that’s right. All you women out there, com’on ! […] Come on out, come on out ! Some of you men out there can’t touch this here […] look at this ! […] y’all out there don’t even believe this here, you got to come out here to see this. You got to come out here to see this, be a part of this. This is history, history. Brooklyn BK ! […] Representing the Bartendaz ! » (ibid., ma transcription et ma traduction).
  • [5]
    Ce processus semble reposer sur une forme de « méritocratie » étalonnée sur la capacité à performer des exercices jugés difficiles ; ainsi, Earth est in, ce qu’elle fait est valorisé et jugé positivement, alors que d’autres hommes sont out, « ne peuvent pas le toucher » (can’t touch it) – le classement reposant passablement sur un préjugé genré qui laisserait penser qu’il est plus facile pour un homme de répondre aux critères d’intégration au groupe et qu’en cela, Earth est une exception suscitant une admiration immédiatement saluée par des « woaaaouw » ; sur la production mutuelle des frontières des groupes dits « subculturels » et du genre, voir Schulze Marion. 2015. Hardcore & Gender. Soziologische Einblicke in eine Subkultur, Bielefeld, transcript Verlag.
  • [6]
    Voir notamment West Candace ; Zimmerman Don H. 1987. « Doing Gender », Gender and Society, vol. 1, nº 2, p. 125-151 ; Garfinkel Harold. 1999. Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press ; Kessler Suzanne J. ; McKenna Wendy. 1978. Gender : an Ethnomethodological Approach. New York. Wiley ; Hirschauer Stefan. 1989. « Die interaktive Konstruktion von Geschlechtszugehörigkeit », Zeitschrift für Soziologie, nº 8, p. 100-118.
  • [7]
    West C. ; Zimmerman D. H., op. cit., p. 13, ma traduction de « Our purpose […] is to propose an ethnomethodologically informed, and therefore distinctively sociological, understanding of gender as a routine, methodical and recurring accomplishment ».
  • [8]
    C’est toute la nuance qu’apporte l’usage, dans l’expression anglophone de doing gender, du présent continu, que l’on ne retrouve pas dans la traduction française de l’expression, « faire le genre ».
  • [9]
    Voir notamment Boltanski Luc ; Thevenot Laurent. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, et Corcuff Philippe. 1998. « Justification, stratégie et compassion : Apport de la sociologie des régimes d’action », Correspondances (Bulletin d’information scientifique de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain), nº 51.
  • [10]
    Cette dimension est déjà présente chez Erving Goffman, qui la nomme « réflexivité institutionnelle » (voir, justement dans le cas du genre, Goffman Erving. 2002 [1977]. L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, p. 41-116), ainsi que chez Harold Garfinkel qui la nomme plus simplement « réflexivité » (voir Garfinkel Harold. 2002 [1967]. Studies in Ethnomethodology, Oxford, Polity Press, p. 7-9).
  • [11]
    Je reviens plus bas sur cette notion que j’emploie au sens que lui accorde Benedict Anderson. Voir Anderson Benedict. 1991. Imagined communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso.
  • [12]
    En ce qui concerne la compréhension du genre en termes de « croyance », voir Goffman E., op. cit.
  • [13]
    Sur la distinction « actuel » vs « virtuel » et son application à l’ethnographie en ligne, voir Boellstorff Tom. 2008. Coming of age in second life. An anthropologist explores Second Life, Princeton, Princeton University Press.
  • [14]
    Mon « échantillon » se compose en effet de pratiquant-e-s qui mobilisent toutes et tous, sans exception, la notion de street workout, ou une expression équivalente (cf. note 3), pour définir leur pratique, et plus largement pour qualifier le mouvement – ou respectivement la communauté – à échelle quasi globale auquel elles-ils revendiquent leur appartenance. Toutes et tous participent donc activement à la production continuelle du street workout en tant que groupe aux frontières symboliques identifiables ; sur ces questions, voir par exemple Lamont Michèle ; Molnar Virág. 2002. « The Study of Boundaries Across the Social Sciences », Annual Review of Sociology, nº 28, p. 167-95.
  • [15]
    Voir notamment Clifford James ; Marcus George. 1986. Writing culture : the poetics and politics of ethnography, Berkeley, University of California Press ; Lassiter Luke E. 2005. The Chicago guide to collaborative ethnography, Chicago, University of Chicago Press.
  • [16]
    La majeure partie de ces entretiens ont été réalisés aux États-Unis, principalement à New York et en Californie, et en Europe, notamment en Suisse, en Autriche et en France. Certain-e-s de mes interlocutrices/interlocuteurs ont désiré être anonymisé-e-s, alors que d’autres, souvent en quête de visibilité dans le cadre d’un projet de professionnalisation, préféraient voir leur véritable nom apparaître ; les prénoms fictifs sont signalés par un astérisque « * ».
  • [17]
    Cette précision renvoie bien entendu à la discussion réflexive concernant le genre de l’enquêtrice-enquêteur et son influence sur le matériel ethnographique ; voir par exemple, dans le cas des cultures populaires et des subcultures, la discussion menée par Pini Maria. 2001. Club Cultures and Female Subjectivity. The Move from Home to House, New York, Palgrave.
  • [18]
    La « paternité » – mon usage du masculin est ici volontaire – du street workout est une véritable source d’enjeux, voire de conflits. Plusieurs pratiquants et groupes la revendiquent, soit explicitement, soit de manière plus implicite. Bien que cette discussion dépasse mon propos, j’évoque cette dimension pour justifier la manière avec laquelle j’aborde l’histoire du street workout, non pas comme une histoire que le chercheur viendrait réifier, mais plutôt comme un processus constamment engagé, notamment au niveau discursif, et porteur d’enjeux identitaires. Cette contextualisation historique relève donc davantage d’une forme de synthèse de discours indigènes dominants que du projet de reconstituer L’Histoire du street workout.
  • [19]
    Parmi ces exercices, certains sont des exercices « classiques » de musculation au poids du corps, comme les push-ups (pompes), pratiqués à même le sol, les pull-ups (tractions) à la barre fixe, ou encore les dips (flexions-extensions des coudes) aux barres parallèles. À ces mouvements de base s’ajoutent le muscle-up déjà évoqué, ainsi que d’autres mouvements, encore plus avancés, qui sont empruntés à la gymnastique et consistent souvent à maintenir une position de manière isométrique (static holds) : le front lever, le back lever, le human flag (drapeau humain), le handstand (appui tendu renversé, parfois couplé avec des push-up, c’est-à-dire en effectuant des flexions-extensions des coudes en partant de cette position) et la planche. S’ajoutent à ces exercices, dans une moindre proportion, des mouvements engageant le bas du corps, comme des squats (flexions-extensions des genoux) à deux jambes ou à une seule jambe.
  • [20]
    Quand cet équipement rudimentaire n’est pas à disposition (il peut l’être dans certains parcs urbains, c’est notamment souvent le cas aux États-Unis), d’autres éléments du « mobilier urbain » peuvent se substituer à la barre fixe ou aux barres parallèles : dispositifs de jeu pour enfants dans les parcs, barres d’échafaudage ou barrières de signalisation alignées parallèlement notamment.
  • [21]
    Voir notamment la vidéo « 24 Hour Ghetto Workout », postée sur YouTube en 2006, qui a participé à la popularisation de l’expression [http://www.youtube.com/watch?v=kDCxH88-9X8, consultée pour la dernière fois le 17 février 2014]. L’association implicite entre ces techniques d’entraînement et les quartiers défavorisés, voire la délinquance, apparaît déjà dans l’une des premières ressources disponibles documentant ces pratiques avant la création du portail YouTube, le film « Thug Workout : Fitness from the Streets » [« La méthode d’entraînement des voyous : le fitness de la rue », ma traduction], un « documentaire » filmé dans la région newyorkaise et que la maison de production Ventura a sorti en 2002 en association avec le label de rap Ruff Ryders Entertainment ; sa diffusion est cependant restée relativement « confidentielle ».
  • [22]
    [http://www.youtube.com/watch?v=pfsTKfUT-RQ, consultée pour la dernière fois le 28 février 2014].
  • [23]
    Ce mythe s’est récemment vu solidifié par sa médiatisation dans différents articles et reportages portant sur le street workout, notamment en France (voir par exemple le reportage du magazine « 66 Minutes » de la chaîne privée M6 intitulé « Tendance : fitness de rue »).
  • [24]
    Wheaton Belinda (ed.). 2004. Understanding lifestyle sports : Consumption, Identity and Difference, London, Routledge.
  • [25]
    Voir le site de la fédération [http://www.wswcf.org, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [26]
    Voir le site de la fédération [http://www.worldcalisthenics.org, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [27]
    La fédération n’a pas de site internet sous ce nom, mais son existence apparaît dans la bande annonce d’un documentaire sur le street workout récemment posté sur YouTube sous le titre « The First Documentary Film About Workout » [http://www.youtube.com/watch?v=tTGobpzu9Xo, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014].
  • [28]
    Différentes épreuves peuvent intervenir lors de ces compétitions, par exemple le nombre maximum de répétitions effectuées sur un mouvement particulier ou un enchaînement de mouvements, mais c’est le freestyle, consistant à enchaîner différents exercices et jugé aussi bien en regard de la force déployée que de la créativité et du style, qui constitue en général l’épreuve reine.
  • [29]
    Par exemple, trois femmes ont participé à la compétition « Battle of the Bars » à Los Angeles en janvier 2013 dans une catégorie qui leur était réservée.
  • [30]
    Voir par exemple la vidéo promotionnelle du groupe intitulée « Bartendaz Rough Cut Documentary » [http://www.youtube.com/watch?v=Ann0QkiLT-g, consultée pour la dernière fois le 3 mars 2014]
  • [31]
    Il s’agit d’un acronyme signifiant Growing Is A Noble Thing [« grandir est une chose noble » (ma traduction)].
  • [32]
    « La santé est la richesse, le mouvement est la médecine » (ma traduction).
  • [33]
    « The first woman general in BARTENDAZ history. Set the precedent for feminism in body weight fitness by proving that a lady could literally hang with the fellas, without looking like one. Known for her graceful movements and fluid body language, Honey Bee is a historic trend setter in the BARTENDAZ family » (tiré du site du team [http://www.bartendaznyc.com/meet-the-team.html, consulté pour la dernière fois le 18 février 2014], ma traduction).
  • [34]
    Les Bartendaz ont également contribué à un clip vidéo d’une chanson du rappeur new-yorkais Styles P. intitulée « Barbara ». Cette chanson, et le clip en question, utilisent la métaphore de l’amour pour Barbara, qui apparaît dans le clip sous les traits d’une femme attirante sexuellement et que se disputent les hommes, pour évoquer la relation à l’entraînement à la barre fixe (bar), et plus généralement à la communauté du street workout. En outre, certain-e-s membres du groupe sont Black Muslim ; lors d’une manifestation organisée par le groupe à Harlem en été 2012 à laquelle j’ai assisté, certaines femmes portaient ainsi une burqa. Si ces positionnements semblent en totale contradiction avec le féminisme revendiqué par le groupe pour l’observatriceobservateur extérieur-e, il n’en est rien pour ses membres, et notamment pour son leader Hassan Yasin aka G.I.A.N.T.
  • [35]
    Cette posture reflète la mouvance plus large de l’African-American Civil Rights Movement, dans la tradition duquel s’inscrit le groupe, et notamment la posture du black feminism, tel qu’il est théorisé par des auteures tels qu’Angela Davis, Bell Hooks ou le Combahee River Collective, qui vise à lutter contre les inégalités de sexe dans leur imbrication intersectionnelle avec la classe et l’ethnicité ; voir Davis Angela Y. 1982. Race, class and gender, London, The women’s Press Ltd ; hooks Bell. 1990. Yearning : race, gender and cultural politics, Boston, South End Press ; The Combahee River Collective. 1977. « A black Feminist Statement », in Nicholson Linda (ed.), The second wave : a reader in feminist theory, New York, Routledge, p. 63-70.
  • [36]
    Sur cette question, voir notamment McCarl Nielson Joyce ; Walden Glenda, Kunkel Charlotte A. 2000. « Gendered Heteronormativity : Empirical Illustrations in Everyday Life », The Sociological Quarterly, vol. 41, nº 2, p. 283-296.
  • [37]
    Sur ce point, voir par exemple Hirschauer Stefan. 2001. « Das Vergessen des Geschlechts. Zur Praxeologie einer Kategorie sozialer Ordnung », in Heintz Bettina (dir.), Geschlechtersoziologie, Sonderheft 41 der Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, p. 208-235.
  • [38]
    Voir par exemple Butler Judith. 1990. « Women’ as the subject of feminism », in Butler Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge. p. 1-6.
  • [39]
    Une telle entreprise ne s’oppose pas forcément à la posture précédente ; nombreux sont ainsi les teams qui, à l’image de Barstarzz sur lequel je reviendrai, et même des Bartendaz, s’impliquent dans des projets socio-éducatifs tout en vendant différents produits et services.
  • [40]
    « This [calisthenics] is absolutely for everybody », tiré d’un entretien réalisé à New York en juillet 2012, ma traduction.
  • [41]
    Le team est en effet impliqué dans l’organisation de différents concours internationaux ; en outre, ses membres produisent quantité de vidéos qui rencontrent un énorme succès en regard de « nombre de vues » (cf. le site du groupe [http://www.barstarzz.com, consulté pour la dernière fois le 26 février 2014]).
  • [42]
    « Ghetto has such a negative undertone, you know, like if someone says that’s ghetto, it’s not usually said in a positive aspect, and I think this is nothing but positive, you know, people helping people get stronger, get healthier, live more health conscious, so to associate that with something ghetto, I think, is not right. This is something more positive really. And ghetto also means let’s say poor or something. I know numerous people that can afford to go to a gym. I could afford to go to like 3,4 gyms if I want to. I just chose not to because that is my preference of working out » tiré d’un entretien réalisé en août 2005 à New York, ma traduction [extrait visible sur mon blog : http://typewriterz.org/terminology/, consulté pour la dernière fois le 28 octobre 2014].
  • [43]
    Voir par exemple l’article d’Arthur Frayer intitulé « Muscu des rues » et paru dans M le magasine du Monde le 4 janvier 2013, dans lequel son auteur soutient que « des prisons, le street workout a essaimé dans les cités ».
  • [44]
    Becker Howard. 1999. Propos sur l’art, Paris, L’Harmattan, p. 12-13.
  • [45]
    De manière intéressante, le groupe, composé essentiellement de pratiquant-e-s d’origine dominicaine et d’ethnotype afro-caribéen, parvient, au travers de son logo, à semer une forme de « trouble dans l’ethnicité » tant sa « mascotte » est, de ce point de vue, difficile à « classer ». En revanche, aucun « trouble dans le genre » ne transparaît ici ; le personnage est un homme à la masculinité virile.
  • [46]
    Sur l’utilisation de masculinités au pluriel, voir Connell Raewin W. 2005 [1995]. Masculinities, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, p. 67-86 ; Connell Raewin W. 1987. Gender and Power. Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford University Press, p. 183-190 ; Connell Raewyn W. ; Messerschmidt James W. 2005. « Hegemonic masculinity : rethinking the concept », Gender and Society, vol. 19, nº 6, p. 829-859.
  • [47]
    [http://www.youtube.com/watch?v=oISIVrGHfgI, consulté pour la dernière fois le 9 mars 2013].
  • [48]
    Cette photographie a été postée quelques jours après une vidéo documentant son entraînement qui avait déjà rencontré un franc succès sur la toile [https://www.youtube.com/watch?f&v=BHIVefYFVYw, consulté pour la dernière fois le 9 mars 2013].
  • [49]
    « I’ve been blown away by all the comments on my latest video », tiré d’un échange d’emails engagé en mars 2013, ma traduction.
  • [50]
    Cette idée se retrouve sur le profil Facebook du groupe qui se présente par la formule suivante : « Promoting, encouraging, inspiring, and motivating women around the world to become strong through calisthenics ! ! ! » (« Pour promouvoir, encourager, inspirer et motiver les femmes à travers le monde à devenir fortes par la pratique de la callisthénie », ma traduction).
  • [51]
    West C. ; Zimmerman D. H., op. cit.
  • [52]
    Butler Judith. 2005. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.
  • [53]
    « A lot of the personal training clientele are women, and a lot of women are really intimidated to come to a park like this, and try to do a pull-up, cuz they think, I mean, they are intimidated to go the gym at all, a lot of the time, they think it’s a guy thing or, it’s something that they can’t do », ibid.
  • [54]
    « In Brooklyn fand die muscle-up Competition statt und Earth war die erste Frau die (zumindest in New York) je bei einem offiziellen muscle-up Contest teilgenommen hat. Im Video siehst du ja wie alle Männer sie anfeuern, ich hoffe dass Frauen dadurch die Angst genommen wird. Viele denken einfach sie wären Zu schwach und nehmen deshalb überhaupt nicht an solchen Sachen Teil », tiré d’un échange d’emails engagé en février 2014, ma traduction.
  • [55]
    « Generally speaking, majority of men are great self motivators and very focused in what they want to train and know exactly where to find credible resources they need to help them to achieve their specific goals. Women on the other hand, sometimes might need a little more guidance both in mental training in overcoming self doubt, and understanding the little details in how to perform every basic move with strict form », tiré d’un échange d’emails engagé en mars 2013 faisant suite à une conversation informelle entretenue à New York en août 2012, ma traduction.
  • [56]
    « Mostly because bar calisthenics is really hard ! It takes women (and men, but especially women) a lot of consistent training to make progress – many months of continuous effort. Many women are not persistent enough, or get discouraged through lack of fast results », ibid.
  • [57]
    « I think when I first started the guys up at Primrose were a bit like “WTH [what the hell], there’s a girl”, but once they saw I was serious about my training they’ve been nothing but supportive », ibid.
  • [58]
    « While there have been a rising number of women on YouTube and featured fitness communities that have demonstrated some success in this level of training, the number of male enthusiasts in bar calisthenics still far outnumber females. One possible reason of this general trend might be the lack of easily accessible resources like tutorials or featured programs tailored specifically for women, on the fundamentals and progressions in how to work your way up to train in advanced calisthenics. Most male athletes already have a better footing in this type of training by following the many past success stories of other males athletes. However, given the minimal number of females training in bar calisthenics currently, most of them whom are still feeling the ropes ; there will be less opportunities for females to get the support needed in this type of training whether it’s mental support or specific fitness advice oriented for women. If the few current females training in calisthenics are able to start a well established network and or ongoing communicative support amongst each other, it might be the solution to kick start a faster growing trend of females trying out this sport », ibid.
  • [59]
    « Grundsätzlich denke ich das Problem beruht auf der missinformation von Seiten der Medien (TV Shopping, abnehm Programme) die Frauen Glauben lassen sie würden über Nacht zum Hulk mutieren wenn die Krafttraining machen. Dabei wissen die meisten nicht, dass genau die Art von Bikini Model Figur die sie gerne hätten durch Krafttraining viel schneller und effektiver zu erreichen ist als mit zumba oder Aerobic », ibid.
  • [60]
    « Generally women likes to orient their training to be more well rounded, so this type of training is perfect in that respect », ibid.
  • [61]
    Cette analyse fait écho à certaines recherches sociologiques académiques. L’article incontournable d’Iris M. Young, « Throwing like a girl : A phenomenology of feminine body comportment, motility, and spatiality » par exemple, montre non seulement les modalités de cette socialisation, mais aussi ses effets sur l’hexis, notamment en regard de la performance sportive, et plus largement sur le rapport expérientiel et corporel au monde ; voir Young Iris M. 2004 [1980]. « Throwing like a girl : A phenomenology of feminine body comportment, motility, and spatiality », in On female bodily experience : “Throwing like a girl” and other essays, New York, Oxford University Press, p. 27-46.
  • [62]
    « I think it’s society, I think society sends a message to women, that strength is a masculine attribute, and women who are strong are less feminine, I don’t believe that, but I think that society tends to put that message out, and I meet a lot of women who are really afraid that doing strength training is going to turn them into a guy (laughs), you know, which is a ridiculous notion […]. I think it’s society sending that message, and then I think it’s people being afraid to question that message », ibid.
  • [63]
    « [women] probably view it as a very male dominated sport and so do not think that they could be involved. Since there is not a culture that promotes female strength, I don’t think bar calisthenics is something they are actively encouraged to do. Also some guys find the fact that a woman could do more pull ups than them intimidating – it goes against the way things are “supposed” to be and challenges traditional gender roles. Breaking out of that isn’t something that all women will want to do », ibid.
  • [64]
    Cet exemple illustre bien la notion d’« actant » telle qu’elle est mobilisée par les « nouvelles sociologies », notamment par la théorie de l’acteur-réseau ; en effet, ici, la « testostérone », si elle est en réalité le produit d’un réseau de médiations dont participe l’activité scientifique, est suffisamment purifiée de tout contenu non matériel, « naturalisée » et stabilisée, trouvant ainsi sa figuration et assurant sa circulation, pour être reconnue à son tour comme un acteur qui « fait des choses » et intervient physiquement et matériellement, dans un nouveau réseau de médiations, c’est-à-dire l’ensemble des interactions qui participent à donner du sens aux situations en regard du genre dans une dynamique qui participe ainsi à sa naturalisation. Sur cette question, voir notamment Latour Bruno. 2006. Changer de société : refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, p. 78 et suiv.
  • [65]
    « Males and females are constructed differently both physically and mentally. While it might take a week or two for a new male athlete in training to get their first pull up, it can take a female up to a month », ibid.
  • [66]
    « You make a good point, that’s undeniable, biologically men have more upper body strength than women, absolutely, and that’s not sexist, that’s just…, that’s science ! But that doesn’t mean that women who are willing to work hard can’t, you know, can’t achieve things, it might take a little more work, but any abled bodied woman is capable of achieving a pull-up, or a push-up, or a dip, or even a muscle-up if they are willing to put in the work », ibid.
  • [67]
    « Some people think that being female makes the way you approach your training different, but I don’t think it does. When constructing a program everyone has to take account of themselves – their body type, height, strengths and weaknesses, and being female is just part of that. I design my program to take account of the areas in which I am weak (for example my shoulder girdle – women are generally weaker in that area) and I tend not to do the same volume as the guys do […], but otherwise I train exactly the same way as they do. Same techniques, types of sets and exercise progressions. The mentality that women are different is often used as an excuse that holds us back », ibid.
  • [68]
    Mon usage des guillemets fait écho à la notion de « faits objectifs » [objective features dans la version originale], c’est-à-dire les caractéristiques perçues comme « objectives » qui participent à la naturalisation du genre ; voir Garfinkel Harold. 2007. Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, p. 210. Sur la naturalisation des faits scientifiques, déjà évoquée dans mon exemple de la « testostérone », voir aussi : Latour Bruno ; Woolgar Steve. 1996. La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques, Paris, La Découverte.
  • [69]
    Voir par exemple Bilge Sirma. 2010. « Recent Feminist Outlooks on Intersectionality », Diogenes, nº 57, p. 58-72.
  • [70]
    Voir notamment Becker Howard ; Müller Alain. 2009. « Dialogue avec Howard Becker : Comment parler de la société ? ». ethnographiques.org, nº 19 (décembre 2009) [en ligne, http://www.ethnographiques.org/2009/Becker,Muller, consulté le 4.03.2014].

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