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Article de revue

Devenir « joueur compulsif » : analyse sociologique du récit de vie d’un membre des Joueurs Anonymes

Pages 71 à 94

Notes

  • [1]
    D’abord classé parmi les « troubles du contrôle des impulsions » (APA, 1980), le « jeu pathologique » (pathological gambling) a été reconnu par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) au début des années 1980. Rebaptisée aujourd’hui « trouble du jeu d’argent » (gambling disorder), cette addiction est définie dans le DSM comme une « pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu d’argent conduisant à une altération du fonctionnement ou une souffrance, cliniquement significative » (APA, 2013 : 312). Pour une analyse critique de la construction de cette catégorie nosologique, nous renvoyons à un article co-écrit avec Joël Billieux (Brody et Billieux, 2020). Pour un panorama des approches scientifiques et cliniques dans ce domaine, voir notamment l’expertise de l’INSERM (2008).
  • [2]
    Cette perspective d’abstinence distingue la démarche promue par ce type de groupe des approches addictologiques tournées vers la réduction des risques et des dommages associés à la pratique du jeu (Luquiens, 2017).
  • [3]
    Sans remettre en cause les « preuves » (empiriques) auxquels les JA BXL comme les GA se réfèrent, on constate qu’il existe aujourd’hui encore assez peu d’études scientifiques permettant de mesurer l’« efficacité » de leur démarche, certains chercheurs parlant même, à propos des GA, d’une véritable « boîte noire » (Ferentzy et Skinner, 2003). Les quelques études sur le sujet débouchent d’ailleurs sur des résultats contrastés voire contradictoires (Ferentzy et Skinner, 2003 ; Schuler et al., 2016). Certaines louent l’utilité de ces groupes dès lors qu’ils offrent à leurs membres un environnement sécurisé leur permettant de s’exprimer sans se sentir jugés, de partager et de formaliser leurs expériences, de se soutenir mutuellement et de nourrir ensemble l’espoir d’un possible rétablissement. Mais d’autres en pointent aussi les limites, observant notamment une forte diminution de l’adhésion des membres dans la durée et une sous-représentation des femmes. Pour autant, ces groupes apparaissent généralement comme une « option de traitement accessible » (Schuler et al., 2016), en particulier pour les catégories de la population parmi les plus vulnérables à l’addiction au jeu (ODJ, 2020). Pour notre part, nous avons pu constater une certaine diversité dans les profils sociologiques des membres des JA BXL, en termes d’âge (entre 25 et 75 ans), de catégorie socioprofessionnelle (ouvriers, employés, artisans, commerçants, chefs d’entreprise) ou d’origine socioculturelle (« bruxellois », « wallons », « flamands », « albanais », « marocains », selon leurs propres termes). En revanche, tous étaient des hommes (d’où l’emploi du masculin pour les qualifier), ce qui confirme les difficultés d’accès des femmes à ce type de groupes (Rogers et al., 2020).
  • [4]
    Par « récit de vie » (ou « de pratiques »), nous entendons un entretien biographique « [orienté] vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquels elles sont inscrites » (Bertaux, 2006 : 23), ici dans le cadre du jeu.
  • [5]
    Financé par le programme européen Move-in Louvain (Action Marie Curie), le projet de recherche dans lequel s’inscrit cette enquête a été mené au sein du Centre d’Anthropologie, Sociologie, Psychologie – Études et Recherches (CASPER) à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Nous remercions chaleureusement l’équipe du CASPER d’avoir accueilli cette recherche et les membres des JA BXL d’y avoir participé.
  • [6]
    La plupart se situent en fait très au-delà de ce seuil : entre 15 et 20 réponses positives, selon un décompte réalisé lors de chacune des réunions auxquelles nous avons assisté.
  • [7]
    Les JA BXL reconnaissent volontiers ne pas se fonder sur des connaissances scientifiques (malgré des emprunts au vocabulaire médical) mais sur un savoir profane tiré de leur expérience commune et sur une approche inductive caractéristique de ce type de groupes (Le Cardinal et al., 2013 ; Dos Santos, 2017 ; Jauffret-Roustide, 2010).
  • [8]
    Cette trajectoire a déjà été observée par Becker (1985 : 60) à propos des relations amicales qu’entretiennent entre eux les « toxicomanes », ce qu’il interprète à la fois comme le signe de leur intégration à un « groupe déviant » et de la cristallisation de leur « identité déviante ».
  • [9]
    Notons que cette métaphore du diabète est très répandue aussi bien chez les GA que chez les AA (Fainzang, 1996 ; Suissa, 2009), tout comme la métaphore de la drogue à laquelle pourrait également renvoyer l’expression prendre sa dose, suggérant une certaine « dépendance » du joueur aux réunions du groupe (Suissa, 2009).
  • [10]
    Voici, par exemple, la façon dont Melvin perçoit rétrospectivement la séparation de ses parents, en lien avec son addiction au jeu : « Si on remonte plus loin, j’ai été traité comme un enfant roi par mon père […]. Ce qui a un peu créé aussi la séparation avec ma mère. Je sais que je n’en suis pas la cause, mais j’en suis une partie. Il y a toujours eu beaucoup de désaccords entre mon père et ma mère à ce niveau-là. […] C’est aussi en lien avec le jeu, le fait d’être un enfant roi, d’avoir tout tout de suite. […] Tout ça, je pense que ça a joué. J’ai toujours eu l’impression d’avoir un vide en moi, à compenser, à remplir ».
  • [11]
    « Avec de la pratique, vous ressentirez le besoin de changement et réaliserez l’importance de faire le deuil de ces vieux démons et d’accepter de les laisser partir » (Guide des JA BXL).
  • [12]
    En effet, comme chez les GA, la dernière étape du programme de rétablissement des JA BXL consiste à « raconter [son] histoire » et à « expliquer [sa] maladie » en vue de « transmettre le message [du groupe] » (Guide des JA BXL).

Introduction

1 Si l’addiction aux jeux d’argent est aujourd’hui reconnue, conçue et traitée comme une pathologie à part entière (à l’instar des addictions aux drogues ou à l’alcool), les joueurs souffrant de ce « trouble addictif » (APA, 2013) n’ont pas toujours été considérés comme tels [1]. En effet, leur comportement a longtemps été jugé moralement condamnable, comme un « péché », un « vice » ou une « déviance » (Suissa, 2005) dont ils se rendaient coupables et devaient donc assumer l’entière responsabilité (Mehl, 1990 ; Belmas, 2006 ; Dubuis, 2016). Certes, les joueurs concernés portent toujours le « stigmate » de cette déviance puisque leur comportement continue de jeter un « profond discrédit » sur leur personne (Goffman, 1968) mais la « pathologisation » dont ils font désormais l’objet (Rosecrance, 1985 ; Castellani, 2000 ; Suissa, 2005 ; Reith, 2007 ; Martignoni, 2011 ; Amadieu, 2020) n’est pas sans effet sur la façon dont on les perçoit et dont ils se perçoivent eux-mêmes (Brody et Billieux, 2020). Tout en demeurant les premiers responsables de leur conduite (y compris de leur point de vue), tout se passe comme si le poids de leur « culpabilité » tendait à s’alléger un peu dès lors qu’ils se pensent « victime[s] d’une pathologie » et se définissent comme des « personnes malades » (Venuleo et Marinaci, 2017). La reconnaissance de cette « maladie » dont certains se disent effectivement « atteints » (Brody, 2021a ; Brody, 2021b), contribue à changer le regard qu’ils portent sur leur pratique du jeu, leur parcours en tant que joueurs et la manière dont ils pourraient « se rétablir ».

2 Tel est précisément le sens de la démarche des Joueurs Anonymes de Bruxelles (JA BXL), un groupe de parole et d’entraide réunissant des « joueurs compulsifs » (selon leurs propres termes) que nous avons rencontrés, suivis et interrogés dans le cadre de l’enquête de terrain sur laquelle repose cet article. Sur le modèle des Gamblers Anonymous (GA) – lui-même inspiré des Alcooliques Anonymes (Suissa, 2009) –, ce groupe propose à ses membres un « programme de rétablissement » fondé sur l’acceptation de la « maladie » autant que sur une perspective d’« abstinence » (« vouloir arrêter de jouer »), qui conditionne leur adhésion au groupe et fixe leur « horizon » au quotidien (« un jour à la fois ») [2]. Nous avons déjà évoqué ailleurs la façon dont les membres de ce groupe s’approprient les différentes étapes de ce programme pour construire leur propre « parcours de rétablissement » (Brody, 2021b). Poursuivant l’analyse, nous entendons montrer ici qu’au-delà du fait de chercher à arrêter de jouer, leur démarche consiste d’abord et avant tout à « apprendre à vivre avec [la maladie] », non seulement pour « transformer [leur] relation au jeu » mais pour « transformer [leur] vie » (Guide des JA BXL). Suivant une rhétorique, une idéologie et une praxis largement empruntées aux « mouvements anonymes » (Suissa, 2009), les JA BXL inscrivent ainsi leur « cheminement » dans un « travail de transformation » qui, selon eux, aurait « fait ses preuves pour des milliers d’êtres humains confrontés et enfermés dans une relation malsaine avec le jeu » (Guide des JA BXL) [3].

3 L’approche sociologique compréhensive à partir de laquelle nous étudierons le parcours des JA BXL vise moins à mesurer l’« efficacité » de leur programme de rétablissement qu’à rendre compte du sens que les membres attribuent à leur démarche. Cela étant, nous tenterons de saisir l’influence de leur adhésion au groupe sur la façon dont ils vivent leur addiction au jeu, racontent leur trajectoire en tant que joueurs et pensent pouvoir se rétablir. Au-delà du cheminement proposé par le groupe (que nous tenterons de cerner par l’étude des « documents de travail » utilisés lors de leurs réunions), nous nous concentrerons pour ce faire sur l’analyse de leurs « récits de vie » [4]. En nous focalisant plus particulièrement sur le récit d’un des membres du groupe, et en remontant le fil de son histoire jusqu’à son initiation au jeu, nous verrons que ce dernier s’appuie sur une conception de l’addiction cohérente avec celle défendue par les JA BXL et fonctionnant a posteriori comme une trame narrative lui permettant justement de donner un sens à son récit, celui d’une « carrière déviante » (Becker, 1985) dont il aimerait pouvoir sortir.

4 Selon Howard Becker (1985 : 47), le concept de « carrière » désigne, en termes sociologiques, « les facteurs dont dépend la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu ». La notion de « carrière déviante » s’applique plus spécifiquement à un individu que les « actes déviants » à l’égard d’un « système particulier de normes » conduisent à être « étiqueté comme déviant » après qu’il s’est engagé dans un processus qui consiste d’abord à « [apprendre] à participer à une sous-culture organisée autour d’une activité déviante particulière », puis à « acquérir une identité déviante » qui, potentiellement, le privera « des moyens ordinaires d’accomplir les activités routinières de la vie quotidienne » et l’incitera finalement à « entrer dans un groupe déviant organisé » autour de cette activité (Becker, 1985 : 48-62). Dans le cas présent, le groupe est précisément organisé autour de l’idée de s’abstenir de pratiquer cette activité déviante. Quant au joueur, non seulement il reconnaît que sa trajectoire s’écarte de la norme mais nous verrons qu’il se définit lui-même comme déviant, suivant un processus d’« auto-étiquetage » (Suissa, 2009) ou de « caractérisation de soi » (Fainzang, 1996) fondé sur l’acceptation de la maladie et l’intériorisation du stigmate dont elle reste porteuse. Nous interrogerons le sens d’un tel processus, étudié notamment par Sylvie Fainzang (1996) ou Muriel Darmon (2008) dans les domaines de l’alcoolisme ou de l’anorexie mentale, et qui, pour reprendre Becker (1985 : 54), pousse l’individu concerné à « [se stigmatiser] lui-même comme déviant et [à se punir] d’une manière ou d’une autre » (Becker, 1985 : 54 ; Lacaze, 2008), mais peut aussi, comme le montre une étude similaire à la nôtre, « [ouvrir] la voie à la réconciliation avec soi-même » (Venuleo et Marinaci, 2017 : 139).

Les JA BXL et leur conception de la maladie

5 Notre enquête [5] porte donc sur un groupe de joueurs dits compulsifs qui, sur le modèle des GA, se réunissent chaque semaine à Bruxelles pour parler de leurs « problèmes de jeu » et se soutenir mutuellement dans leur démarche de rétablissement. Rencontré à plusieurs reprises, le « modérateur » des JA BXL a d’abord accepté de nous laisser assister à l’une de ces réunions, à condition de respecter l’anonymat des membres, essentiel à leurs yeux (ce que nous ferons ici en modifiant les prénoms des personnes citées). Avec l’accord des autres membres, nous avons ensuite été autorisés à participer à chaque réunion hebdomadaire, dans une position d’observateur « extérieur » relativement distante (même si nous coopérions, par exemple, à la lecture des documents de travail). À l’instar d’un nouveau membre invité à ses premières réunions, cette forme de « participation périphérique légitime » (Lave et Wenger, 1991) nous a alors permis d’observer la dynamique et de comprendre le fonctionnement du groupe, avant de pouvoir suivre les joueurs dans leur démarche (toujours en tant qu’observateur, pour notre part). Entre juillet 2018 et mai 2019, nous avons ainsi assisté à dix-neuf réunions et rencontré au total une vingtaine de membres plus ou moins réguliers. Grâce à la confiance qui s’est peu à peu installée, nous avons enfin pu effectuer des entretiens approfondis avec sept d’entre eux, pour qu’ils nous racontent en détail leur parcours en tant que joueurs, les difficultés liées à leur addiction au jeu et leur démarche de rétablissement à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe (ce qu’ils faisaient déjà, plus succinctement, lors de leurs réunions).

Encadré 1. L’accueil des nouveaux membres (Guide des JA BXL).

Préambule

En venant chez JA BXL, en demandant sincèrement de l’aide, vous avez probablement franchi l’une des étapes les plus importantes de votre vie jusqu’à ce jour.
Ce fascicule est destiné à vous aider et à vous accompagner dans vos premiers pas tout le long de votre chemin vers le rétablissement […].
Dans les pages suivantes, vous trouverez des conseils pratiques basés sur les expériences de nombreux joueurs compulsifs […].
Jusqu’à présent (si vous êtes comme nous), vous avez perdu les commandes de votre vie, en effet ce pouvoir vous l’avez donné à votre incontrôlable envie de jouer bien plus forte que vous. Votre vie a été chaotique, ingérable avec comme résultat : misère, problèmes financiers, déchirements, ruptures, etc… Pour une vie malheureuse pour vous et vos proches.
La vie des JA BXL, vous paraîtra évidemment bien différente de la vôtre. […] Ce que nous pouvons vous dire, est qu’elle pourra, avec votre entière adhésion, vous aider à instaurer dans la vôtre des changements importants et vitaux pour vous et votre entourage. Elle pourrait contribuer au plaisir de goûter au bonheur tel que vous le concevez et aussi vous aider à ressentir la sérénité que vous désirez tellement, accompagnée du respect pour vous-même.
Ce que nous vous demandons, est l’ouverture d’esprit et la volonté sincère de vous abstenir de tout pari un jour à la fois. De prendre soin de votre problème relationnel vis-à-vis des jeux d’argent.
Nous vous souhaitons la bienvenue chez les JA BXL […].
Nous sommes avec vous… Osez accepter la main de l’amitié que nous tendons.

6 Avant d’entrer dans l’analyse de l’un de ces récits de vie, penchons-nous sur les documents qui servent de base de travail au groupe, à commencer par cet extrait d’un « guide pédagogique » sur lequel s’appuient les JA BXL pour accueillir les nouveaux membres : « Jusqu’à présent (si vous êtes comme nous), vous avez perdu les commandes de votre vie, en effet, ce pouvoir vous l’avez donné à votre incontrôlable envie de jouer [qui est] bien plus forte que vous » (voir Encadré 1). Certes, le constat de la perte de contrôle du joueur face à son envie de jouer est ici formulé comme une hypothèse (si vous êtes comme nous) mais il a vocation à inclure les personnes concernées dans un groupe dont les membres partagent une identité commune. Quelques pages plus loin, le guide définit plus spécifiquement le type de joueurs auquel s’adresse ce groupe : « Le joueur compulsif […] est une personne dominée par un besoin irrésistible de jouer qui s’accompagne de l’idée obsessionnelle qu’elle pourra contrôler le jeu, en tirer profit et éprouver du plaisir » (Guide des JA BXL). Censée s’appliquer à chacun des participants, cette définition invite donc les nouveaux venus à identifier, à leur tour, ce besoin irrésistible de jouer et cette idée obsessionnelle qui les conduiraient à croire qu’ils peuvent contrôler le jeu. Empruntés au vocabulaire médical, les termes utilisés ici sont récurrents dans ce guide, comme dans les autres documents dont les JA BXL se servent pour conduire leurs réunions.

7 C’est le cas, par exemple, d’un autre guide pédagogique qui, à la suite du premier, vise à expliquer au nouveau membre « comment déterminer [s’il est bien] un joueur compulsif » (Guide des JA BXL). Il y est d’abord précisé que la réponse ne doit pas venir de l’extérieur mais du joueur lui-même : « Vous êtes le seul à pouvoir reconnaître cet état, c’est une décision personnelle. La plupart des personnes viennent aux Joueurs Anonymes lorsqu’ils sont prêts à admettre que le jeu a été plus fort qu’eux » (Guide des JA BXL). Outre cette conception de l’addiction au jeu comme un état que seul le joueur serait capable de reconnaître, le guide propose ensuite une définition plus opératoire permettant concrètement d’identifier cet état et son évolution : « Nous définissons le joueur compulsif [comme] l’individu chez qui le jeu a créé des problèmes continus toujours à la hausse dans un ou plusieurs aspects de sa vie » (Guide des JA BXL). Peu importe, pour l’instant, le type de problèmes que le jeu a pu créer, le simple fait qu’ils soient en progression constante dans la vie du joueur suffirait à en saisir la dynamique. Comme précisé quelques lignes plus haut : « Le jeu compulsif […] est une maladie progressive de par sa nature. Elle sera toujours présente et chacun devra apprendre à l’apprivoiser, l’accepter et vivre avec » (Guide des JA BXL). Telle est l’idée-force de la conception de l’addiction au jeu que les JA BXL enseignent à leurs nouveaux membres : celle d’une maladie qui serait non seulement progressive mais « permanente », et avec laquelle les joueurs concernés devraient apprendre à vivre pour tenter de se rétablir (faute de pouvoir en guérir). À ce titre, le groupe met à la disposition des membres un outil permettant précisément d’évaluer la nature des problèmes que le jeu pose dans leur vie.

Encadré 2. Le questionnaire (Guide des JA BXL).

Les 20 questions :
  1. Avez-vous déjà perdu du temps au travail ou à l’école à cause du jeu ?
  2. Est-ce que le jeu a déjà rendu votre vie familiale malheureuse ?
  3. Est-ce que le jeu a nui à votre réputation ?
  4. Avez-vous déjà ressenti des remords après avoir joué ?
  5. Avez-vous déjà joué dans le but d’obtenir de l’argent avec lequel vous pourriez régler des dettes ou autrement résoudre des problèmes financiers ?
  6. Est-ce que le jeu a déjà causé une diminution de votre ambition ou de votre efficacité ?
  7. Après avoir perdu, avez-vous ressenti le besoin urgent de retourner aussitôt que possible en vue de regagner vos pertes ?
  8. Après avoir gagné, avez-vous ressenti le besoin urgent de retourner et gagner davantage ?
  9. Avez-vous souvent joué jusqu’à votre dernier sou ?
  10. Avez-vous déjà emprunté pour financer votre jeu ?
  11. Avez-vous déjà vendu quelque chose pour financer votre jeu ?
  12. Avez-vous déjà hésité à utiliser votre argent de jeu pour les dépenses normales ?
  13. Est-ce que le jeu vous a porté à négliger votre bien-être et/ou celui de votre famille ?
  14. Avez-vous déjà joué plus longtemps que vous l’aviez prévu ?
  15. Avez-vous déjà joué pour échapper aux soucis ou aux problèmes ?
  16. Avez-vous déjà commis ou considéré commettre un acte illégal pour financer votre jeu ?
  17. Est-ce que le jeu vous a causé des difficultés pour dormir ?
  18. Est-ce que les sentiments « déception » ou « frustration » suscitent en vous l’envie de jouer ?
  19. Avez-vous déjà éprouvé le besoin de célébrer un événement heureux en jouant pendant quelques heures ?
  20. Avez-vous déjà considéré l’autodestruction ou le suicide comme résultat de votre jeu ?
Ici pas de compétition quant au nombre de oui ou non, l’important est d’y répondre avec honnêteté. La plupart des joueurs compulsifs répondent OUI à au moins 7 de ces questions.

8 Cet outil se présente sous la forme d’un questionnaire comprenant vingt questions auxquelles les joueurs sont censés répondre « avec honnêteté », chaque question étant pensée comme un indicateur de la gravité mais aussi de la progression de la maladie (voir Encadré 2). C’est du moins ce qu’affirme l’un des membres historiques des JA BXL, rencontré lors d’une réunion du groupe : « Les questions ne permettent pas seulement de dire si tu es compulsif ou pas, elles te donnent ton trajet dans la maladie » (Mark, le 17 octobre 2018). Or, si ce trajet leur paraît inéluctable, cela ne veut pas dire que tous les joueurs dits compulsifs auraient nécessairement « touché le fond » (pour reprendre une expression souvent utilisée par les GA), en envisageant par exemple de mettre fin à leurs jours, ainsi que le suggère la vingtième et dernière question de la liste. D’aucuns peuvent en effet rejoindre les JA BXL sans avoir franchi toutes les étapes du processus, dès lors qu’ils sont confrontés, comme le rappelle le guide, à des problèmes continus toujours à la hausse dans un ou plusieurs aspects de leur vie. Pour aider les nouveaux membres à savoir s’ils peuvent effectivement se considérer comme des joueurs compulsifs, un repère leur est donné par l’échelle du questionnaire, le guide estimant que « la plupart des joueurs compulsifs répondent OUI à au moins 7 de ces questions » (Guide des JA BXL). On en déduira qu’à partir de ce seuil, les joueurs en question peuvent légitimement se définir comme tels, et c’est le cas de l’ensemble des membres du groupe que nous avons pu rencontrer [6].

9 Si ce questionnaire n’a pas vocation à poser un diagnostic sur la maladie (au sens médical du terme) [7], il possède néanmoins une fonction centrale : permettre aux joueurs compulsifs d’accepter leur maladie et ainsi « prendre acte [de ce] sentiment profond qui scelle [leur] vécu subjectif » (Valleur et Bucher, 1997 : 90). Autrement dit, c’est par la « reddition » (Bateson, 1977) que passerait leur rétablissement. La passation du questionnaire, conçu pour être auto-administré, occupe d’ailleurs une place décisive lors des réunions, puisque chacune donne lieu à une lecture collective des « vingt questions » auxquelles tous les membres sont invités à répondre à tour de rôle. Cette séquence fortement ritualisée permet ainsi à chacun d’auto-évaluer ses problèmes de jeu tout en les exposant devant le groupe, pour finalement se reconnaître comme un joueur compulsif parmi d’autres. Le questionnaire ne vise donc pas seulement à aider les nouveaux venus à évaluer individuellement la nature et la gravité de leurs problèmes ; il procède aussi d’un rituel d’initiation à un groupe dont les membres partagent une identité commune et une même conception de la maladie. C’est pourquoi nous pouvons ici parler d’un auto-étiquetage collectif, au sens où il s’agit bien d’intérioriser une étiquette de « joueurs compulsifs » qui les conduit à se penser collectivement comme « malades ».

L’adhésion d’un membre et son trajet dans la maladie

10 Contribuant à leur adhésion au groupe, cet auto-étiquetage suppose en effet l’acceptation d’une maladie qui fonctionne, en principe, comme un préalable à leur démarche de rétablissement. Or, la conception de l’addiction au jeu qui la sous-tend n’est pas sans effet sur la façon dont les membres des JA BXL se perçoivent et décrivent rétrospectivement leur trajectoire en tant que joueurs (en vue de leur rétablissement). Pour en mesurer les effets, focalisons-nous sur le récit de vie de l’un d’entre eux, dans la mesure où son histoire témoigne, de manière exemplaire, de la manière dont les membres s’approprient cette conception de la maladie, au point de mettre leur récit biographique en « cohérence » (Voegtli, 2004) avec celle-ci.

11 Rencontré lors des réunions des JA BXL puis au cours de deux entretiens individuels approfondis, les 9 et 31 octobre 2018, Melvin est un jeune homme de 29 ans, issu des classes moyennes et vivant à la périphérie d’une ville wallonne, au sud de la Belgique. Ayant choisi de « consacrer sa vie à aider les gens », il travaille en tant qu’assistant de service social, un emploi à durée déterminée qu’il a obtenu récemment, après avoir quitté son ancien travail à la suite d’un « burn-out » en partie causé, d’après lui, par son addiction au jeu. Se définissant lui-même comme un « joueur compulsif », Melvin considère que ses difficultés avec le jeu l’ont également conduit à se séparer de sa compagne et à retourner vivre chez son père, en attendant une autre solution. Nous reviendrons sur la relation très forte que Melvin entretient avec son père, aujourd’hui comme hier, car elle est centrale dans le récit qu’il fait de sa trajectoire en tant que joueur. Il faut dire qu’il a surtout été élevé par ce dernier, sa mère ayant quitté le foyer familial après leur séparation. Adolescent au moment des faits, Melvin nous confie d’ailleurs avoir vécu ce départ comme un « abandon » qui aurait suscité chez lui un « manque affectif ». Or, des années plus tard, c’est cette absence qu’il chercherait inconsciemment à « combler » en s’adonnant de façon « compulsive » à la pratique du jeu. Telle est du moins l’interprétation qu’il nous livre, après quelques visites « chez le psy » :

12

D’après mon expérience, l’analyse que j’en ai faite, les psychologues que j’ai rencontrés, tout cela viendrait d’une carence, d’un manque, en lien avec le jeu. Le manque de ma mère. Y a ça, y a peut-être autre chose, mais en grande partie ça viendrait de là. Je comble un manque.

13 Avant de rejoindre les JA BXL, en octobre 2017, Melvin avait en effet consulté plusieurs psychologues, notamment au sein d’une clinique spécialisée dont il garde un assez « mauvais souvenir » : « À part me faire répondre à un questionnaire, il n’y avait pas d’échange humain, donc voilà j’ai vite abandonné ». C’est alors qu’il a pris contact avec ce groupe d’entraide dont il a découvert l’existence sur internet. Intégrer les JA BXL a d’ailleurs eu un effet immédiat sur sa pratique du jeu : « Du jour où j’ai franchi la porte des Joueurs Anonymes, j’ai totalement arrêté de jouer, pendant huit mois ». Pourtant, il n’avait jusqu’à présent « jamais arrêté de jouer » et n’en avait d’ailleurs pas nécessairement l’intention. « Ce sont les autres [membres] qui m’ont poussé à le faire », l’invitant à se désinscrire des sites de jeux d’argent en ligne qu’il fréquentait encore et à suivre le programme de rétablissement proposé par le groupe. Outre le questionnaire des JA BXL auquel il a dû se soumettre dès son arrivée (de manière collective), c’est précisément le caractère humain de ces premiers échanges et les effets immédiats sur son comportement qui l’auraient incité à revenir lors des séances suivantes. Persistant dans son abstinence et s’engageant pleinement dans la dynamique du groupe, il aurait même songé à créer « [son] propre groupe » à proximité de chez lui, mû à la fois par la volonté de prendre ses « responsabilités » et d’aider son prochain, comme il le fait dans son travail. Mais après huit mois d’abstinence, se sentant à l’abri d’une « rechute », Melvin a fini par succomber à la tentation de rejouer :

14

Ça a commencé bêtement, avec un ticket de loto. En fait, j’ai voulu défier le jeu, en me disant : « tu ne m’auras pas, tu n’auras rien de plus de moi ». Quelque part, c’était un défi que je me lançais à moi-même : pouvoir résister au jeu, juste avec un ticket. Et ensuite, pouvoir dire : « voilà, je suis capable de me contrôler, comme Monsieur et Madame Tout-le-monde, je vais acheter mon ticket de loto, sans que ce soit une maladie ». Mais le problème, c’est que ça ne marche pas. Parce que je me suis rendu compte que… j’avais fait un ticket pour dix tirages et j’allais vérifier tout le temps sur internet si j’avais gagné. Donc, ce n’était pas redevenu un plaisir, c’était toujours la maladie qui était revenue. Et c’est ça qui m’a fait replonger.

15 Voulant défier le jeu tout en se défiant lui-même, Melvin aurait donc compris (à ses dépens) qu’il en était incapable. Or, à travers le récit de cette rechute dont il paie encore le prix, il se montre justement disposé à accepter son impuissance, suivant ainsi le précepte du programme de rétablissement proposé par le groupe. Une impuissance dont il mesurait déjà les conséquences bien avant cette rechute mais dont il n’avait pas encore pleinement pris conscience. En témoigne l’extrait suivant, dans lequel Melvin revient quelques années en arrière, à l’époque où ce « problème » commençait à s’installer dans sa vie. Il explique alors, avec une certaine amertume, comment sa pratique du jeu lui a non seulement fait perdre de l’argent mais l’a aussi conduit à s’isoler de ses amis :

16

Je savais qu’il y avait un problème, puisque tout l’argent que j’avais, il partait là-dedans. […] Et tous les amis que j’avais, ben j’en ai quasi plus aujourd’hui. J’en ai plus du tout, même. C’est à cause du jeu tout ça. Le jeu m’a isolé de tout. Il m’a pourri la vie. Toute ma vie, il l’a pourrie. Parce qu’à chaque fois qu’on m’invitait quelque part, bah je n’avais pas d’argent pour y aller. Donc je trouvais une excuse, j’avais toujours une bonne excuse. Du coup, à force, les gens ne t’invitent plus. C’est comme ça que tu t’éloignes des gens autour de toi. […] Tout mon cercle d’amis actuel, c’est que des joueurs, des faux amis, j’appelle ça. Parce que mes vrais amis n’avaient pas les mêmes aspirations que moi. Forcément, ils n’avaient pas envie d’aller toutes les semaines au casino. Ils préféraient aller boire un verre, tout bêtement. Je faisais ça au début : boire un verre, m’amuser, sortir, tout ça. Mais y avait toujours ce petit truc qui m’disait : « je pourrais être en train de jouer là ». […] Et il suffisait que je pense aller au casino et l’euphorie remontait.

17 On perçoit ici la façon dont le jeu affecte progressivement la vie du joueur, tant sur le plan économique que relationnel. Ainsi, Melvin se serait peu à peu isolé de ses vrais amis (dont les aspirations n’étaient plus les siennes) pour se rapprocher de ses faux amis que sont les joueurs comme lui [8]. Loin de voir le jeu comme une activité sans conséquence, il en fait même la cause de son isolement, tout comme il lui impute en partie la responsabilité de son endettement, de son burn-out ou de sa rupture conjugale. Sauf qu’à l’époque, s’il savait déjà qu’il y avait un problème, il ne mesurait pas son impuissance face cette maladie qui commençait à lui pourrir la vie. En tout cas, c’est ainsi que Melvin se représente aujourd’hui son addiction au jeu, comme une force envahissante et destructrice à laquelle il ne peut résister, une tentation qui l’entraîne inéluctablement dans sa chute jusqu’à ne plus laisser de place au reste de son existence. Avant de remonter le fil de son récit pour tenter de comprendre le processus qui l’aurait conduit à tomber dans cette addiction, penchons-nous justement sur la façon dont il conçoit sa maladie :

18

Ce n’est pas simplement un problème, c’est une maladie. Il a été prouvé que, comme toute maladie mentale, y a des trucs chimiques qui se passent dans le cerveau. Y a des neurotransmetteurs qui sont pris en compte dans cette maladie. C’est une addiction et toute addiction a son schéma bien précis d’utilisation de certaines hormones, comme la sérotonine, la dopamine, etc. Y a tout un schéma, un processus, comme toute autre maladie en fait. Donc à partir du moment où la science a déterminé ça, tu ne peux pas dire que ce n’est pas une maladie. [Tu me disais que tu as toujours eu des problèmes de jeu, donc est-ce une maladie que tu as toujours eue ?]Pour moi, oui, c’est une maladie que j’ai toujours eue. […] J’ai toujours joué et donc j’ai toujours eu l’impression d’être moi-même en tant que joueur.
[Selon toi, est-ce une maladie avec laquelle on naît ?] Non, je ne pense pas qu’on naisse avec ça. On l’attrape, on devient malade. C’est pour ça que c’est bien de faire la comparaison avec une maladie. Par exemple, si on dit que le jeu est une bactérie, venir aux réunions, ce serait comme se soigner avec des antibiotiques. […] Ne plus aller aux réunions, ne plus prendre mes « médicaments », c’est ça qui m’a fait rechuter. […] En fait, c’est comme un diabétique, s’il ne prend pas sa dose, il va faire une crise. Bah moi, je n’ai pas pris ma dose de réunions et j’ai fait ma crise.

19 Dans le premier extrait ci-dessus, on voit combien la représentation que Melvin se fait de l’addiction au jeu est d’abord marquée par l’appropriation d’un discours scientifique qu’on pourrait qualifier de neurophysiologique et qui vient, en quelque sorte, administrer les preuves de l’existence de la maladie mentale dont il se dit atteint (comme le discours « psychologique », évoqué plus haut, venait, lui, en expliquer la cause). Les notions convoquées à cet égard (neurotransmetteurs, sérotonine, dopamine, etc.) permettent ainsi de donner forme, substance et légitimité à un propos se construisant ensuite autour d’une représentation plus métaphorique de la maladie (Sontag, 2009). Dans le second extrait, le joueur utilise en effet plusieurs métaphores pour donner corps à ce qu’il vit. D’une part, il s’agit de comparer l’addiction au jeu à une bactérie que l’on attraperait au cours de sa vie et face à laquelle la présence aux réunions ferait office d’antibiotiques. D’autre part, c’est la métaphore du diabète qui illustre le besoin de Melvin de se rendre à ces réunions, à l’instar d’un diabétique qui aurait besoin de sa dose d’insuline pour éviter une crise [9].

20 Questionné sur la genèse de sa maladie, le joueur semble ainsi hésiter entre plusieurs conceptions de l’addiction au jeu apparemment contradictoires, la comparant d’abord à une maladie neurophysiologique qu’il aurait toujours eue, puis à une bactérie qu’il aurait attrapée à un moment précis. Mais en introduisant la métaphore du diabète, l’idée que Melvin se fait de sa maladie retrouve finalement toute sa cohérence. Au fond, s’il n’utilise pas explicitement ce vocabulaire durant l’entretien, il perçoit l’addiction au jeu comme une « maladie chronique » (Venuleo et Marinaci, 2017) dont il serait atteint depuis toujours mais dont les symptômes seraient apparus à un moment donné pour progressivement s’installer dans sa vie de façon durable, voire définitive. Cela explique pourquoi Melvin affirme à la fois être devenu malade et l’avoir toujours été, comme si la maladie était déjà en germe dans sa vie avant qu’elle ne se révèle. Si ce discours est cohérent dans sa logique interne, il l’est aussi dans sa logique externe puisque conforme, malgré quelques emprunts aux discours scientifiques, à cette conception des JA BXL qui fait de l’addiction au jeu une maladie progressive et permanente. Une maladie chronique qui le prédisposait à devenir compulsif, avant même de s’installer dans sa vie.

La carrière du joueur compulsif et la trame de son récit

21 Quand bien même cette conception de l’addiction au jeu s’écarterait de la définition des manuels de diagnostic (APA, 2013), il ne nous appartient ici ni d’en juger la pertinence, ni de statuer sur l’efficacité de la démarche que le groupe propose à ses membres pour tenter de se rétablir (Brody, 2021b). Tout juste pourrions-nous faire l’hypothèse, comme Fainzang (1996 : 153) le suggère à propos d’une association d’entraide pour anciens alcooliques, que la force de ce type de groupes procède de « l’établissement d’une relation symbiotique entre les participants, dans une sorte de logique de soutien social, où le malade est guéri [ou rétabli, selon les termes JA BXL] en étant absorbé » par le collectif. Une « efficacité symbolique », plutôt que thérapeutique, qui passerait à la fois par l’adhésion au groupe et par l’élaboration collective d’un « récit de la guérison [ou du rétablissement] qui lui permet de se réaliser » (Fainzang, 1996 : 153).

22 Voyons alors comment la conception de l’addiction au jeu promue par les JA BXL influence la construction du récit de vie de Melvin, en nous concentrant d’abord sur la façon dont il raconte sa trajectoire à l’intérieur du jeu, depuis son initiation à la pratique des jeux d’argent. Un processus de socialisation au jeu et de familiarisation à une « sous-culture organisée » autour de cette pratique qui, pour reprendre Becker (1985 : 54), consisterait en premier lieu à « [apprendre] de quoi il s’agit et comment on peut y prendre du plaisir », avant de donner lieu à un comportement effectivement étiqueté comme « déviant ». Or, si cette phase d’apprentissage du jeu est censée précéder le moment où le joueur tombe dans l’addiction, Melvin (comme la plupart des joueurs interrogés) a tendance à ne pas les dissocier dans son récit, comme si son addiction avait commencé dès la phase d’apprentissage du jeu, voire avant même qu’il ne commence à jouer :

23

[Comment tu as découvert le jeu ?] Du plus loin que je me souvienne… mon père a toujours joué. Quand il était jeune comme moi, il vivait seul, il n’avait pas de responsabilité, donc l’argent qu’il gagnait, bah il le jouait. Comme il me dit souvent : « J’ai presque joué trois maisons dans le jeu. » [Il jouait à quoi ?] Au bingo… surtout au bingo. Il jouait dans les cafés, au bingo et au tiercé. Toujours avec son acolyte, son cousin, son meilleur ami, si tu préfères. Ils jouaient souvent ensemble. Son cousin qui, lui, est tombé super bas d’ailleurs, et il n’a jamais arrêté. […] Mais mon père, lui, quand il a eu sa vie de famille, il s’est calmé… Enfin il joue occasionnellement mais il a pu mettre de l’argent de côté.

24 Lorsqu’on demande à Melvin comment il a découvert le jeu, c’est en fait l’histoire de son père qui lui vient à l’esprit, comme si sa vie de joueur s’inscrivait dans une continuité. Cette filiation prend tout son sens lorsque Melvin évoque les problèmes de jeu que son père a connus quand il avait son âge, ce dernier lui ayant apparemment confié ses déboires, sans doute pour le prévenir des risques de sa pratique. Comme pour se rassurer sur son propre avenir, Melvin précise toutefois que son père a réussi à se calmer quand il a eu sa vie de famille, contrairement au cousin avec qui il jouait au bingo – sorte de machine à sous proche du flipper très répandue aujourd’hui encore dans des cafés bruxellois. Le détail a son importance au regard de l’extrait suivant, dans lequel Melvin évoque sa propre découverte du jeu :

25

Donc, moi, de mes 15 à mes 18 ans, j’ai commencé à m’intéresser au poker… Enfin, non, entre 14 et 16 ans, j’ai d’abord joué au bingo, dans un café. Pourtant, je n’étais pas majeur mais on connaissait le tenancier et, vu qu’on consommait, il s’en foutait. [Et comment tu as appris à jouer ?] Avec un ami qui jouait déjà. Moi je ne connaissais pas. […] Je jouais avec lui, on jouait ensemble, tout simplement. [À ce moment-là, ça ne te causait pas de problèmes ?] Si, si, très vite, parce que je voulais retourner jouer quand je perdais et, quand je gagnais, je recommençais à jouer ce que j’avais gagné.

26 Melvin revient ici sur la façon dont il a découvert la pratique des jeux d’argent et commence spontanément par évoquer son intérêt pour le poker (« [son] jeu favori », confie-t-il), comme si sa carrière de joueur avait débuté avec lui. Mais il interrompt son récit pour remonter quelques années en arrière, se rappelant qu’avant cela, il jouait déjà au bingo, ce jeu de café que son père pratiquait avec son cousin quand il était jeune comme lui. Selon ses dires, Melvin a lui aussi découvert ce jeu avec un ami, suivant une initiation entre pairs qui fait écho à la trajectoire de son père. Pour autant, il reste évasif sur la manière dont s’est déroulée cette phase d’apprentissage du jeu, plus prompt à évoquer ses problèmes d’addiction qui, d’après lui, auraient commencé très vite après son initiation. On notera d’ailleurs que les deux arguments mis en avant pour décrire les prémices de cette addiction (à savoir la volonté de retourner jouer après avoir perdu et après avoir gagné), renvoient en fait implicitement aux questions 7 et 8 du questionnaire des JA BXL (voir Encadré 2), ce qui lui permet de souligner la précocité de sa maladie. Dans le fil de son récit, Melvin en vient ensuite à aborder la façon dont il a découvert le poker :

27

Je pense que, dans les années qui ont suivi, juste avant mes dix-huit ans, je commençais déjà les petites parties de poker à la maison. Mais mon père, à ce moment-là, il ne pensait pas que ça devenait une addiction, tu vois. Ça a commencé tout doucement, avec des centimes. Puis ça a été un billet de cinq euros chacun. Et puis voilà, ça a monté… Et puis, un jour, mon père n’a plus voulu organiser ça à la maison, parce qu’il s’est rendu compte que ça devenait peut-être un peu grave. [Tu jouais avec ton père ?] Oui, avec mon père, son cousin et deux-trois amis à moi.

28 C’est donc avec son père que Melvin a découvert la pratique du poker, avant même ses dix-huit ans. Une présence paternelle que d’aucuns pourraient juger problématique sachant les effets potentiellement néfastes d’une familiarisation précoce aux jeux d’argent, en particulier quand les adultes en présence ont eux-mêmes connu des problèmes de jeu (INSERM, 2014), ce qui est le cas du père comme du cousin. On pourrait néanmoins penser utile la présence de ces adultes autour de la table de jeu pour fixer par exemple des limites à la progression des sommes mises en jeu, comme le père de Melvin le fit en décidant de ne plus organiser ces parties de poker chez lui. Quel que soit le regard porté sur cette histoire, la démarche compréhensive impose de ne pas juger le rôle joué par les protagonistes de ce récit (qui ne sont pas là pour se défendre), mais seulement d’étudier les faits tels qu’ils se sont produits du point de vue de la personne qui les raconte, en tentant de « se mettre à sa place en pensée » (Bourdieu, 1993 : 1400). Or, loin d’accabler son père, Melvin aurait plutôt tendance à assumer la responsabilité de ses actes : « C’est moi qui l’ai initié, lui ne connaissait rien au poker », précise-t-il. D’ailleurs, les recommandations de son père ne l’ont pas empêché de continuer à jouer :

29

Oui, il m’avait mis en garde. Parce que lui, il connaît, il a l’expérience. Il sait que c’est par là qu’il a commencé. Et il a perdu énormément d’argent, donc il m’avait prévenu. [Mais malgré tout tu as continué à jouer ?] Oui, parce que j’y trouvais du plaisir. C’était une source de plaisir, pour moi, le jeu. Enfin, ça a commencé par du plaisir et ensuite ça s’est transformé en autre chose, en un démon ! Ce n’était plus un plaisir sur la fin, c’était juste jouer pour jouer.

30 Jouer pour jouer, tel était, selon Freud (2011), le caractère autotélique de la démarche du joueur en proie à une « compulsion au jeu » ; une « passion pathologique » que le psychanalyste associait à un « sentiment de culpabilité » à l’égard du père et de l’autorité morale qu’il représente. Sans aller jusqu’à dire que l’addiction de Melvin résulterait d’un sentiment de culpabilité vis-à-vis de son père (bien que sa propre analyse nous y invite) [10], son récit montre en tout cas qu’il n’a pas pu suivre la mise en garde de ce dernier, succombant simplement à cette source de plaisir qu’était encore le jeu à son commencement. Mais son envie de jouer aurait finalement pris la forme d’un démon, une sorte de plaisir coupable auquel il ne peut résister et qui le pousse à jouer et à rejouer sans cesse (« y avait toujours ce petit truc qui m’disait : “je pourrais être en train de jouer là” », nous expliquait-il par ailleurs). À force de plaisir, il aurait donc attrapé (ou été (r)attrapé par) ce démon du jeu qui le travaille encore, de l’intérieur. Suivant une conception de l’addiction au jeu largement partagée au sein du groupe (Brody, 2021a), Melvin se sent alors comme persécuté par un mal qui ferait désormais partie de lui et dont il ne pourrait plus se défaire. Or, la description qu’il livre de sa trajectoire le conduit nécessairement à reconnaître son impuissance face à la relation malsaine qu’il entretiendrait avec le jeu, conformément aux préceptes des JA BXL. Chemin faisant, tout l’enjeu de sa démarche de rétablissement consiste à « [intégrer] le mal comme une partie de soi » (Ehrenberg, 2018 : 246) – voire à « le placer à l’intérieur du “soi” » (Bateson, 1977) – pour apprendre à vivre avec et in fine « [le] laisser partir » [11]. Une démarche qui suppose non seulement d’apprendre à vivre sans le jeu mais de réapprendre à vivre tout court, comme en témoigne ce dernier extrait d’entretien dans lequel Melvin nous explique son cheminement au sein du groupe :

31

Au début j’y allais par obligation mais après c’est devenu un besoin […]. Même si le trajet était long, j’avais ce besoin, cette responsabilité face au groupe. Parce que je m’étais moi-même mis la pression […]. Dans ma tête, je me disais que si je rejouais, c’est tout le groupe qui en pâtirait. […] Donc c’est devenu ma priorité. Avant, ma priorité c’était de jouer, mais je l’ai remplacé par le fait de me rendre au groupe, et d’être responsable envers le groupe. […] Et c’était une fierté de pouvoir dire : « ça fait 201 jours que j’ai arrêté de jouer, je m’en suis sorti » […]. Surtout qu’au tout début, quand j’allais au groupe, je ne me connaissais pas en tant que non-joueur. […] Et le fait de ne plus jouer, ça m’a fait peur parce que j’ai rencontré un moi-même que je ne connaissais pas, une tout autre personne. C’est comme si j’étais vierge de tout, puisque tout tournait autour du jeu et, du jour au lendemain, cette partie-là disparaissait de ma vie. Donc j’ai dû réorganiser ma vie […]. Tous mes temps libres où j’allais jouer, j’ai dû tout réorganiser. […] Mais au fur et à mesure, tu commences à revivre, à faire des projets, à partir en vacances, à faire des travaux dans ta maison, à acheter des vêtements… Bref, à vivre normalement.

32 On voit ici combien le parcours de rétablissement de Melvin est tourné à la fois vers une perspective d’abstinence et vers une démarche de « responsabilité », elle-même encouragée par les JA BXL. Responsabilité vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis du groupe puisque, dans l’esprit du joueur, il ne serait pas seul à pâtir de son éventuelle rechute mais entraînerait potentiellement avec lui tous ceux envers qui il s’est engagé à (vouloir) s’abstenir de jouer. Si cette responsabilité individuelle et collective est vécue par Melvin comme une pression qu’il s’inflige à lui-même (concédant d’ailleurs y avoir cédé lors de sa dernière rechute), c’est également elle qui l’incite à participer aux réunions du groupe, avec la fierté de pouvoir annoncer aux autres qu’il est toujours abstinent et qu’il s’en est sorti, au moins pour un temps. Or, cela suppose un véritable « travail sur soi » (Darmon, 2008) qui, d’après lui, consiste autant à réorganiser sa vie (sans le jeu) qu’à se connaître en tant que non-joueur (sans oublier pour autant le démon qui sommeille en lui). D’expérience, Melvin sait qu’un tel changement de vie et de personnalité peut prendre du temps et qu’il n’est pas à l’abri d’une nouvelle rechute, mais il sait aussi que celui-ci n’est pas sans apporter son lot de plaisirs et de satisfactions, à commencer par le fait de pouvoir (re)vivre normalement et éventuellement « se réconcilier avec soi-même » (Venuleo et Marinaci, 2017).

Conclusion

33 Telle sera peut-être l’heureuse issue de cette histoire singulière que Melvin nous a racontée à propos de sa vie en tant que joueur, une histoire dont nous avons toutefois perçu le caractère potentiellement tragique, dans tous les sens du terme. L’histoire d’un jeune homme de vingt-neuf ans qui a découvert les jeux d’argent à l’adolescence et dont les déboires ultérieurs étaient comme annoncés dès le départ. Certes, on pourrait considérer avec Pierre Bourdieu (1986) que cette histoire relève en partie d’une « illusion biographique », au sens où le récit de vie de Melvin, comme tout récit autobiographique, confine nécessairement à la fiction dès lors qu’il s’agit de donner un sens à sa vie (un sens téléologique qui renverrait en l’occurrence à son « trajet dans la maladie »). On pourrait également parler avec Erving Goffman (1968) d’une « illusion rétrospective » puisque cette fiction biographique suppose une reconstruction a posteriori de sa trajectoire de vie. C’est d’ailleurs ce qui nous autorise à décrire le parcours de ce joueur compulsif comme une « carrière déviante » (Becker, 1985) puisque l’écart à la norme qui résulte de sa pratique du jeu se présente à lui comme un « futur interné » (Darmon, 2008 : 176), une destinée plus ou moins inéluctable dont il aurait en quelque sorte intériorisé le trajet. On pourrait alors, comme nous l’avons esquissé dans cet article, interroger le canevas narratif à partir duquel Melvin a construit son récit de vie en se fondant sur les préceptes des JA BXL, un « système d’autojustification » tiré d’une « idéologie » elle-même produite au sein d’une « sous-culture » soutenue par un groupe d’entraide dont l’appartenance « cristallise l’identité déviante » des membres, selon la terminologie de Becker. Cela nous conduirait enfin à interpréter son récit de vie comme le témoignage singulier d’un « destin commun » (Becker, 1985 : 61) aux membres du groupe, l’histoire partagée d’une « communauté de pratique » (Lave et Wenger, 1991) offrant à chacun la possibilité de se reconnaître dans la trajectoire de l’autre, de partager avec lui son expérience et de nourrir ensemble l’espoir d’un rétablissement (Brody, 2021b).

34 Chacune de ces interprétations semble légitime et nous y souscrivons conjointement – dans les limites du « pluralisme interprétatif » (Dubar, 2006). Mais nous souhaiterions insister, pour conclure, sur le caractère idiosyncrasique et tendanciellement « baroque » (Schwartz, 1990) du récit de Melvin, au sens où, si ce dernier tente de donner rétrospectivement un sens et de la cohérence à sa vie, ce n’est pas pour duper le sociologue qui l’interroge (ou se duper soi-même) mais simplement pour essayer de partager tant bien que mal avec lui l’histoire singulière d’une existence en pleine crise. Rappelons, en effet, qu’au moment où nous nous sommes entretenus avec Melvin, il vivait une période de rechute durant laquelle il s’est séparé de sa compagne et a dû retourner vivre chez son père. Dans de telles circonstances, le canevas idéologique des JA BXL et la trame narrative à partir de laquelle il conçoit son récit ont au moins le mérite de redonner du sens à sa vie et de lui permettre de parler des « difficultés non dénouées » (Schwartz, 1990 : 177) auxquelles il est confronté, sans sombrer dans l’abîme des émotions qu’elles provoquent. Reste alors cette « expérience intérieure » (Bataille, 1954), potentiellement tragique et par nature indicible, que Melvin cherche à transmettre à autrui, comme l’y invite d’ailleurs le programme de rétablissement des JA BXL [12]. D’une certaine manière, c’est entre les lignes de son récit – dans cette « distance qui se crée et se maintient entre le joueur et son jeu, entre ce qu’il est et ce qu’il fait, entre le sujet et le verbe de l’énonciation » (Henriot, 1989) – que la dimension baroque de cette expérience émerge (au-delà de la fiction) à la faveur de « ce moment où le sujet rencontre en lui l’étrangeté, […] les zones de sens obscur ou menaçant, le travail du négatif, le désordre qui défait cette fragile construction qu’est son existence » (Schwartz, 1990 : 177). Ainsi, la force que Melvin déploie pour donner de la cohérence à son récit témoigne autant de la volonté de reprendre les « commandes de [sa] vie » (Guide des JA BXL) que de la fragile construction, y compris narrative, sur laquelle se fonde sa démarche de rétablissement, en proie à ce « démon du je(u) » avec lequel il doit donc apprendre à vivre au quotidien.

Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en rapport avec cet article.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : addiction, carrière déviante, récit de vie, Joueurs Anonymes, auto-étiquetage, jeux d’argent

Mise en ligne 07/07/2022

https://doi.org/10.1684/sss.2022.0227

Notes

  • [1]
    D’abord classé parmi les « troubles du contrôle des impulsions » (APA, 1980), le « jeu pathologique » (pathological gambling) a été reconnu par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) au début des années 1980. Rebaptisée aujourd’hui « trouble du jeu d’argent » (gambling disorder), cette addiction est définie dans le DSM comme une « pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu d’argent conduisant à une altération du fonctionnement ou une souffrance, cliniquement significative » (APA, 2013 : 312). Pour une analyse critique de la construction de cette catégorie nosologique, nous renvoyons à un article co-écrit avec Joël Billieux (Brody et Billieux, 2020). Pour un panorama des approches scientifiques et cliniques dans ce domaine, voir notamment l’expertise de l’INSERM (2008).
  • [2]
    Cette perspective d’abstinence distingue la démarche promue par ce type de groupe des approches addictologiques tournées vers la réduction des risques et des dommages associés à la pratique du jeu (Luquiens, 2017).
  • [3]
    Sans remettre en cause les « preuves » (empiriques) auxquels les JA BXL comme les GA se réfèrent, on constate qu’il existe aujourd’hui encore assez peu d’études scientifiques permettant de mesurer l’« efficacité » de leur démarche, certains chercheurs parlant même, à propos des GA, d’une véritable « boîte noire » (Ferentzy et Skinner, 2003). Les quelques études sur le sujet débouchent d’ailleurs sur des résultats contrastés voire contradictoires (Ferentzy et Skinner, 2003 ; Schuler et al., 2016). Certaines louent l’utilité de ces groupes dès lors qu’ils offrent à leurs membres un environnement sécurisé leur permettant de s’exprimer sans se sentir jugés, de partager et de formaliser leurs expériences, de se soutenir mutuellement et de nourrir ensemble l’espoir d’un possible rétablissement. Mais d’autres en pointent aussi les limites, observant notamment une forte diminution de l’adhésion des membres dans la durée et une sous-représentation des femmes. Pour autant, ces groupes apparaissent généralement comme une « option de traitement accessible » (Schuler et al., 2016), en particulier pour les catégories de la population parmi les plus vulnérables à l’addiction au jeu (ODJ, 2020). Pour notre part, nous avons pu constater une certaine diversité dans les profils sociologiques des membres des JA BXL, en termes d’âge (entre 25 et 75 ans), de catégorie socioprofessionnelle (ouvriers, employés, artisans, commerçants, chefs d’entreprise) ou d’origine socioculturelle (« bruxellois », « wallons », « flamands », « albanais », « marocains », selon leurs propres termes). En revanche, tous étaient des hommes (d’où l’emploi du masculin pour les qualifier), ce qui confirme les difficultés d’accès des femmes à ce type de groupes (Rogers et al., 2020).
  • [4]
    Par « récit de vie » (ou « de pratiques »), nous entendons un entretien biographique « [orienté] vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquels elles sont inscrites » (Bertaux, 2006 : 23), ici dans le cadre du jeu.
  • [5]
    Financé par le programme européen Move-in Louvain (Action Marie Curie), le projet de recherche dans lequel s’inscrit cette enquête a été mené au sein du Centre d’Anthropologie, Sociologie, Psychologie – Études et Recherches (CASPER) à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Nous remercions chaleureusement l’équipe du CASPER d’avoir accueilli cette recherche et les membres des JA BXL d’y avoir participé.
  • [6]
    La plupart se situent en fait très au-delà de ce seuil : entre 15 et 20 réponses positives, selon un décompte réalisé lors de chacune des réunions auxquelles nous avons assisté.
  • [7]
    Les JA BXL reconnaissent volontiers ne pas se fonder sur des connaissances scientifiques (malgré des emprunts au vocabulaire médical) mais sur un savoir profane tiré de leur expérience commune et sur une approche inductive caractéristique de ce type de groupes (Le Cardinal et al., 2013 ; Dos Santos, 2017 ; Jauffret-Roustide, 2010).
  • [8]
    Cette trajectoire a déjà été observée par Becker (1985 : 60) à propos des relations amicales qu’entretiennent entre eux les « toxicomanes », ce qu’il interprète à la fois comme le signe de leur intégration à un « groupe déviant » et de la cristallisation de leur « identité déviante ».
  • [9]
    Notons que cette métaphore du diabète est très répandue aussi bien chez les GA que chez les AA (Fainzang, 1996 ; Suissa, 2009), tout comme la métaphore de la drogue à laquelle pourrait également renvoyer l’expression prendre sa dose, suggérant une certaine « dépendance » du joueur aux réunions du groupe (Suissa, 2009).
  • [10]
    Voici, par exemple, la façon dont Melvin perçoit rétrospectivement la séparation de ses parents, en lien avec son addiction au jeu : « Si on remonte plus loin, j’ai été traité comme un enfant roi par mon père […]. Ce qui a un peu créé aussi la séparation avec ma mère. Je sais que je n’en suis pas la cause, mais j’en suis une partie. Il y a toujours eu beaucoup de désaccords entre mon père et ma mère à ce niveau-là. […] C’est aussi en lien avec le jeu, le fait d’être un enfant roi, d’avoir tout tout de suite. […] Tout ça, je pense que ça a joué. J’ai toujours eu l’impression d’avoir un vide en moi, à compenser, à remplir ».
  • [11]
    « Avec de la pratique, vous ressentirez le besoin de changement et réaliserez l’importance de faire le deuil de ces vieux démons et d’accepter de les laisser partir » (Guide des JA BXL).
  • [12]
    En effet, comme chez les GA, la dernière étape du programme de rétablissement des JA BXL consiste à « raconter [son] histoire » et à « expliquer [sa] maladie » en vue de « transmettre le message [du groupe] » (Guide des JA BXL).
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