Notes
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[*]
Éric Gagnon, sociologue, chercheur, Centre de Santé et de Services Sociaux de la Vieille-Capitale – Centre affilié universitaire, 880, rue Père-Marquette, Québec (QC), G1S 2A4, Canada ; eric.gagnon@csssvc.qc.ca
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[**]
Michèle Clément, anthropologue, chercheuse, Centre de Santé et de Services Sociaux de la Vieille-Capitale – Centre affilié universitaire, 880, rue Père-Marquette, Québec (QC), G1S 2A4, Canada ; michele.clement@csssvc.qc.ca
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[***]
Marie-Hélène Deshaies, sociologue, professionnelle de recherche, Département de Sociologie, Université Laval, Pavillon Charles-De Koninck 1030, avenue des Sciences-Humaines, Québec (Québec) G1V 0A6, Canada ; marie-helene.deshaies.1@ulaval.ca
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[1]
Notre approche doit l’essentiel de son inspiration aux travaux de Schütz (1962) pour le caractère typique ou formalisé des interprétations (autant celles des acteurs que celles des sociologues), à ceux de Gadamer (1996), pour l’idée que les significations et les valeurs en regard desquelles les acteurs guident leurs actions ne sont jamais entièrement données, mais demandent à être constamment interprétées, et à ceux d’Habermas (1997) pour le caractère polémique des interprétations.
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[2]
Les travaux de Genard (1992) nous ont principalement servi de guide. Notre étude s’inscrit bien sûr dans l’ensemble des travaux portant sur les droits et revendications des usagers, qui ont mis l’accent, tantôt sur l’identité et l’effort des individus pour leur assurer une continuité et une cohérence (Langlois, 2006), tantôt sur le contrôle sur leur vie ou l’autonomie qu’ils parviennent réellement à conquérir (Fainzang, 2012), tantôt sur le dispositif à l’intérieur duquel ils se réfléchissent et ajustent leur conduite à certaines normes (Orfali, 2003).
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[3]
Cet aspect des droits est examiné plus attentivement ailleurs (Gagnon et Clément, 2013).
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[4]
Comme le fait remarquer Cantelli (2009), le Québec se distingue d’autres pays européens par la forte coordination des dispositifs de traitement des plaintes, qui garantit une certaine cohérence entre les différents acteurs, mais qui, on va le voir, ne fait disparaître ni la pluralité des interprétations des droits, ni la conflictualité.
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[5]
Cette recherche a été financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
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[6]
Nous avons choisi nos exemples afin de présenter une grande variété de situations et de problèmes débattus. Ce sont aussi des exemples dans lesquels le type d’interprétation ressort clairement.
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[7]
Dans bien des cas, les personnes ne font référence à aucune loi ou charte des droits en particulier, mais évoquent un droit comme si sa reconnaissance et sa signification allaient de soi.
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[8]
Il s’agit d’idéaux-type rappelons-le. Du rapport professionnel, nous ne retenons qu’une dimension, la compétence sur laquelle reposent l’autorité et la responsabilité des professionnels. Il en est de même pour les types de sujets, désignés chacun par le vocable qui le décrit le mieux : individu, personne, usager et patient. Dans leur usage courant, ces termes ont une signification plus large (et plus instable), dont nous n’avons retenu qu’une dimension : l’autonomie (pour l’individu), la sensibilité et la vulnérabilité (pour la personne), l’objectivité et la neutralité du point de vue organisationnel (pour l’usager), l’impuissance et l’ignorance (pour le patient).
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[9]
Si le point de vue d’un groupe est prépondérant dans certaines instances (les personnes malades dans les comités de résidents) ou certaines interprétations s’y expriment plus ouvertement (la lecture clinique dans les comités d’éthique), il y a toujours au moins deux groupes d’acteurs qui font valoir leur interprétation. La nature de notre étude ne permet pas de dire laquelle des interprétations l’emporte le plus souvent, ni si un groupe exerce une influence prépondérante. Elle montre cependant que le point de vue défendu au sein d’un groupe d’acteurs n’est jamais monolithique.
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[10]
À condition bien sûr que la personne ait encore conscience de ce qui se passe, qu’elle ne soit pas dans un état avancé de démence, par exemple.
1Au Québec, comme ailleurs au Canada et dans de nombreux autres pays, les personnes malades ou dites en perte d’autonomie se sont vu reconnaître différents droits au cours des dernières décennies : droit d’être informé sur son état de santé, droit de consentir ou de refuser les soins, droits d’être traité avec courtoisie, équité et compréhension, droits aux soins requis par son état de santé, etc. Inscrits dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux (révisée en 2005), ils s’ajoutent aux droits déjà reconnus à l’ensemble des citoyens dans les chartes des droits et libertés, comme le droit à la sauvegarde de sa dignité et au respect de son intégrité, ou encore le droit au respect du secret professionnel. Ces droits visent à s’assurer que les soins sont donnés dans le respect des personnes. Ils visent aussi à changer les rapports entre les soignants et les soignés, en garantissant à ces derniers non seulement une autonomie ou un statut de personne à part entière, mais en leur donnant la possibilité de revendiquer et d’exiger au nom de ces droits. Ils en font des sujets de droits, auxquels on reconnaît certaines capacités, et envers lesquels les soignants ont certaines obligations.
2Mais leur reconnaissance formelle, et la visibilité qu’on leur donne, ne nous disent pas comment ces droits sont compris et appliqués dans la pratique quotidienne, ni de quelle façon ils changent les rapports entre les soignants et les soignés. Qu’est-ce, en effet, que le « droit à la dignité », et comment en assure-t-on la sauvegarde ? À l’intérieur de quelles limites l’usager a-t-il réellement « droit aux services requis par son état de santé » ? Le seul énoncé d’un droit ne nous dit pas comment il faut l’interpréter. Aussi, nous a-t-il semblé important d’aller voir de plus près quels sens exactement prennent ces différents droits, et quels changements ils favorisent dans l’univers des soins.
3Dans les pages qui suivent, nous dégagerons quatre grands types d’interprétation (politique, bienveillante, bureaucratique et clinique) que l’on donne des droits dans les établissements de santé et de services sociaux du Québec, au sein d’instances chargées d’en assurer le respect. Partant de l’interprétation la plus connue, et souvent la seule discutée — celle fondée sur l’autonomie de la personne —, nous en découvrons d’autres avec lesquelles elle est en concurrence. À chacune de ces interprétations correspond une position que la personne malade peut occuper au sein de l’établissement et dans ses rapports avec les soignants, et qui en fait un sujet de droits chaque fois différent (individu autonome, personne vulnérable, usager et patient). En dégageant une typologie d’interprétations des droits et des différentes manières d’en être le sujet, nous chercherons à convaincre de la nécessité d’une approche pluraliste des droits, pour saisir la manière dont ils sont compris et appropriés dans un milieu particulier. Une typologie permet de clarifier les différents points de vue ou perspectives formalisés au moyen d’idéaux-type, en isolant les différentes dimensions et principes qui interviennent dans une discussion.
4Notre analyse relève d’abord d’une sociologie herméneutique qui s’efforce de dégager, en les formalisant, les schèmes et principes au moyen desquels les acteurs sociaux interprètent les droits, en prêtant attention aux liens étroits entre ces interprétations et les rapports dans lesquels les acteurs cherchent à négocier entre eux. Il ne s’agit pas de trouver le « vrai » sens des droits, ni de chercher ce que serait « le » sens le plus fréquemment accepté dans un groupe ou une institution (un sens tacitement admis et qu’il s’agirait pour nous de rendre explicite), mais plutôt de montrer la diversité des significations, comment celles-ci s’élaborent, s’opposent ou entrent en conflit, pour répondre à des problèmes ou des questions soulevées [1]. Cette approche herméneutique s’articule à une sociologie de l’éthique qui a pour objet, non seulement les conflits de valeurs au sein d’une institution, mais le sujet éthique et son expérience morale : un sujet placé dans une position où lui sont reconnus des capacités, des pouvoirs et des obligations [2]. Pas plus que les droits, le « sujet » n’existe hors d’un contexte et de pratiques particulières qui leur donnent chaque fois un sens différent.
Les droits et leur interprétation
5Liés à la diffusion et au succès qu’ont connus les droits de la personne dans la seconde moitié du xxe siècle, les droits des malades et des usagers des services de santé sont l’expression des deux grandes dimensions de l’individualisme contemporain : l’importance accordée à la subjectivité et la reconnaissance de l’autonomie de la personne. Apparus dans le prolongement des débats en bioéthique sur l’expérimentation biomédicale, la fin de vie, l’accès aux ressources limitées et la protection des personnes vulnérables, ils visent à garantir aux individus le respect de leur intégrité physique, psychologique et morale, et à s’assurer que tous les individus sont traités avec la même considération et le même professionnalisme (par exemple, le droit à des services de qualité), notamment en leur reconnaissant la capacité de juger et de décider pour eux-mêmes de ce qu’il convient de faire (par exemple, le droit de consentir ou de refuser les soins).
6Il n’y a toutefois pas de liste canonique, définitive et complète des droits des malades. Un certain nombre sont énoncés dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux du Québec, auxquels il faut ajouter ceux énoncés dans la Charte des droits et libertés de la personne, qui s’appliquent à l’ensemble des citoyens, ainsi qu’un certain nombre de droits formulés au sein des établissements, qui n’ont pas nécessairement de reconnaissance légale, mais qui sont admis par l’usage. Ainsi, pour des motifs de pudeur, et par respect pour l’intimité et la vie privée, on reconnaît souvent à l’usager le droit de choisir le sexe de la personne qui va lui donner ses soins d’hygiène. Si certains droits reviennent dans tous les codes et les chartes (droit de consentir aux soins), on ne peut en dresser un inventaire définitif.
7Les droits prennent tantôt la forme d’énoncés de principes moraux très généraux (par exemple, le droit au respect de sa vie privée), tantôt la forme de règles de conduite très spécifiques, découlant de l’un de ces principes (par exemple, le droit à la confidentialité de son dossier médical). Mais, dans tous les cas, ils demeurent passibles de diverses interprétations. La dignité, tantôt se confond avec l’autonomie, la capacité de l’individu à conserver la maîtrise de son corps et de sa vie, tantôt désigne à l’inverse ce qu’il conserve lorsqu’il a perdu toute autonomie, et qui en fait un être aussi digne de respect qu’un autre, malgré sa dépendance (Clément et al., 2008). En outre, le contexte institutionnel détermine de manière importante le sens et la portée que les droits peuvent avoir. Le droit à la vie privée dans un centre d’hébergement est fortement restreint par le fait que l’on est constamment sous le regard des autres, avec peu d’espace à soi et dépendant des autres pour la moindre activité (se déplacer, boire, s’habiller, se laver). Le droit, reconnu dans la loi québécoise, « de recevoir des services adéquats sur le plan scientifique, humain et social, avec continuité et de façon personnalisée et sécuritaire » dépend non seulement de la condition du patient et de ses attentes, mais du personnel et des ressources disponibles. C’est ce que Noreau (2001) appelle l’« incomplétude » des droits. Un droit ne contient pas en lui-même son sens ; il acquiert plutôt un sens et une portée en fonction du contexte ou de l’univers de significations et de normes dans lequel il est appliqué [3]. La signification des droits ne va donc pas de soi.
8Par ailleurs, l’énonciation, la reconnaissance et la visibilité données aux droits s’accompagnent au Québec de la création de diverses instances dont le mandat consiste (en partie) à en assurer le respect ; instances qui devront donc se faire les interprètes des droits, en préciser la signification et la portée si elles veulent veiller à ce qu’ils soient respectés :
- les comités d’éthique clinique : ils ont été mis sur pied dans les années 1990 pour guider les professionnels et les gestionnaires placés dans une situation vis-à-vis de laquelle ils ne savent comment agir : refus d’un malade d’être soigné, hospitalisé ou hébergé ; demandes d’un malade que l’on trouve légitimes mais difficiles à satisfaire sans brimer d’autres droits ou règlements ; désaccord au plan des valeurs entre les soignants sur la décision à prendre quant aux soins à donner, etc. Ces comités ont un double mandat : formuler des recommandations à propos d’un cas spécifique soumis à leur attention et rédiger des lignes directrices générales à l’intention du personnel pour les guider dans l’analyse des situations difficiles auxquelles ils sont confrontés. Composés de professionnels et de gestionnaires, auxquels s’ajoutent un juriste, un éthicien et un représentant des usagers, ces comités se réunissent de 4 à 8 fois par année pour discuter d’un ou plusieurs cas, en compagnie généralement des intervenants et gestionnaires concernés, ou pour élaborer leurs lignes directrices. Destinés au personnel de l’établissement, mais non aux usagers, ces comités sont consultatifs, jamais décisionnels (Orfali, 2003 ; Parizeau, 1995) ;
- les comités d’usagers et de résidents : ceux-ci ont été créés dans le but de contribuer à l’amélioration de la qualité des services dans les établissements de santé et les centres d’hébergement et de soins de longue durée, ainsi que pour faire connaître et défendre les droits des usagers. Les premiers comités sont apparus dans les années 1970 mais, depuis 2005, la loi québécoise oblige tous les établissements de santé et les centres d’hébergement à se doter d’un tel comité. Composés d’usagers, de résidents et de proches, ils se réunissent 4 à 7 fois par année pour discuter de la qualité des services, de leurs besoins, de leurs insatisfactions touchant la manière dont les services sont dispensés, de divers problèmes ou événements survenus dans l’établissement ou de correctifs apportés, afin de formuler des critiques, des demandes ou des recommandations qu’ils achemineront ensuite à la direction de l’établissement ;
- enfin, le commissaire local aux plaintes et à la qualité des services : ce dernier est chargé de recevoir les plaintes et insatisfactions des usagers (ou de leurs proches), de faire enquête sur les événements ou la situation, en interrogeant les diverses parties en cause (usagers, intervenants, gestionnaires) pour avoir leur version des faits et leurs explications, afin de statuer sur les motifs de la plainte, et, le cas échéant, de demander des réparations ou de formuler des recommandations afin de prévenir le problème. Une réponse écrite est envoyée au plaignant dans laquelle on lui explique les conclusions de l’enquête et les mesures prises, et, s’il y a lieu, on lui adresse des excuses. En fonction depuis les années 1990, ils ont pour mandat eux aussi de veiller au respect des droits des usagers (Clément et Gagnon, 2006).
9À elle seule, l’existence de différentes instances indique que les droits n’ont pas une signification univoque, et que leur respect ne se réduit pas à l’application de simples règles de conduites. Leur reconnaissance et leur défense exigent des discussions, une réflexion, des enquêtes. La diversité des instances nous indique également que les interprètes sont nombreux (les instances contribuant d’ailleurs à élargir le cercle des interprètes), et que leurs interprétations sont susceptibles d’entrer en débat et possiblement en opposition [4]. Les droits ne forment pas un système cohérent d’obligations et d’interdictions. Le fonctionnement de ces instances, enfin, nous montre que l’interprétation ne se fait pas in abstracto, que c’est par l’examen de situations particulières, objets de litiges, que les droits prennent leur sens. Les droits sont à la fois moyen et objet d’interprétation : ils servent de critères pour évaluer et juger des situations particulières, en même temps qu’ils acquièrent leur sens en fonction des situations examinées, des contraintes et conditions particulières dans lesquelles sont placés les individus et qui circonscrivent l’application des droits.
10De ceci découle notre présupposé méthodologique et notre hypothèse. Notre présupposé est que ces différentes instances constituent des lieux privilégiés pour observer la manière dont les droits sont interprétés et saisir la diversité des interprétations. Espaces de débats et d’enquête où s’expriment des points de vue divergents, ces instances permettent d’aller au-delà des discours généraux et consensuels sur les droits, afin d’examiner comment, dans des situations concrètes, ils sont différemment compris et appliqués. La qualité d’interprète ici attribuée aux acteurs sociaux doit être prise au sérieux. Les participants aux différentes instances produisent du sens pour répondre aux questions qui leur sont posées, aux difficultés qu’ils rencontrent et aux situations nouvelles. Ils sont engagés dans une discussion et des conflits d’interprétation, où la situation et les droits s’interprètent l’un par l’autre (une variante du cercle herméneutique). La diversité des instances va nous permettre d’entendre le point de vue d’une diversité d’acteurs : les comités sont composés uniquement de personnes malades et de leurs proches, les comités d’éthique réunissent des gestionnaires et des professionnels, et les commissaires rencontrent les différentes parties au litige.
11Notre hypothèse est qu’en interprétant les droits et les situations problématiques qui leur sont soumises, ces instances sont amenées à s’interroger sur les rapports soignant/soigné, à défendre une certaine vision de ces rapports, et au travers de cette vision, une certaine idée du malade comme sujet de droits : les capacités et pouvoirs qui lui sont reconnus, ses attentes à l’égard des soignants et leurs obligations à son endroit. L’examen de la manière dont les droits sont interprétés nous permet non seulement de mieux comprendre ce qu’ils changent dans la pratique, mais de reprendre autrement la question classique de la sociologie médicale touchant le rapport soignant/soigné, et des rôles, attentes et obligations que ce rapport sous-tend.
12Notre enquête a porté sur les comités d’éthique clinique et les travaux des commissaires aux plaintes et à la qualité des services de deux centres de santé et de services sociaux (CSSS) au Québec. Ces établissements publics offrent des services dits de première ligne : soutien à domicile des personnes en perte d’autonomie, suivi dans la communauté de personnes souffrant de troubles mentaux, médecine familiale, vaccination et programmes de prévention, notamment. L’enquête a également porté sur les comités de résidents de quatre centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), rattachés aux deux CSSS, et qui hébergent des personnes incapables de demeurer à domicile, qui ont besoin d’assistance pour les activités de la vie quotidienne (se déplacer, se laver, manger) en raison d’incapacités modérées ou graves. Ces établissements ont été retenus parce que les questions d’autonomie, de dignité et de vie privée (les trois grands principes au fondement d’un grand nombre de droits reconnus aux personnes malades) y sont constamment soulevées, en raison du type de services qui y sont dispensés (soins de base et soutien aux activités de la vie quotidienne), du lieu où ces services sont dispensés (au domicile de la personne ou dans un centre d’hébergement où l’on donne des soins — de type médico-social) et de la condition des usagers (perte importante d’autonomie physique et parfois intellectuelle — démence ou maladie mentale) [5].
13Plutôt que d’interroger les différents acteurs sur leurs conceptions ou représentations des droits, nous avons choisi d’observer des situations réelles, dans lesquelles ces droits sont discutés et appliqués. Entre 2008 et 2010, pendant 18 mois, nous avons assisté aux rencontres des comités d’éthique et des comités de résidents, notant l’origine et la nature des problèmes discutés, les échanges, les arguments et les droits invoqués, les recommandations ou revendications formulées. En parallèle, nous avons analysé une quarantaine de dossiers de plainte traités par les deux commissaires, et portant sur l’hébergement, les soins à domicile et le suivi des personnes souffrant de troubles mentaux, en reconstituant le traitement de la plainte : le problème tel qu’il est formulé par le plaignant puis traduit par le commissaire, les dimensions des services et de la condition de la personne pris en compte, les droits invoqués, les personnes consultées et la conclusion finale (la recevabilité de la plainte, la source du problème, le manquement à un droit et, le cas échéant, le correctif à apporter). De ce matériel ainsi collecté, et en tenant compte du contexte dans lequel il est mobilisé (les aspects de la réalité que leur recours permet de mettre en évidence, les arguments qu’ils visent à contrer et le type de décision qu’ils servent à appuyer), nous avons cherché à dégager les différentes significations données à ces droits. Nous ne reprendrons pas ici l’ensemble de nos observations et de nos analyses, mais nous nous limiterons à la présentation de quatre grandes formes d’interprétation des droits.
Quatre interprétations et quatre sujets
14Ce qui frappe immédiatement lorsqu’on écoute les échanges dans les comités d’éthique et les comités de résidents ou que l’on lit les dossiers des commissaires aux plaintes, c’est que la défense d’un même droit peut conduire à des décisions très différentes. Les critères pour juger du respect d’un droit ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi, le droit de recevoir les soins adéquats ou requis par son état de santé pourra être apprécié tantôt sur la base des souhaits exprimés par le malade, tantôt à partir de l’évaluation qu’en fait le médecin, ou encore en fonction de la disponibilité des services. Le droit à consentir ou à refuser les soins peut être examiné du point de vue du respect de la volonté du patient ou au contraire des limites que les professionnels croient devoir lui imposer. Derrière les différentes perspectives adoptées, on peut reconnaître un principe général qui oriente la lecture ou l’interprétation d’un droit. Les conditions et les cas dans lesquels le droit s’applique, sa portée, son caractère imprescriptible, ainsi que les règles de conduite dans lesquelles il s’actualise, varient selon le principe retenu.
15Nous avons ainsi dégagé quatre grands principes :
- l’autonomie individuelle ;
- le souci que l’on doit avoir envers une personne vulnérable ;
- le respect de la procédure ;
- la santé et la sécurité de la personne telles qu’évaluées par les professionnels.
16Chacun préside à une lecture ou interprétation spécifique des droits, que nous qualifions de politique, de bienveillante, d’administrative et de clinique (Tableau I). Ces différentes interprétations des droits instaurent ou favorisent un certain type de rapport entre la personne malade (ou dépendante) et les soignants et l’administration. Une position lui est assignée au sein de l’établissement dans laquelle des capacités particulières lui sont reconnues, ainsi que des pouvoirs et des obligations, qui en font un sujet de droits chaque fois différent.
Types d’interprétation des droits selon les principes sur lesquels ils reposent, les types de rapports et de sujets qui leur correspondent et leurs caractéristiques
Types d’interprétation des droits selon les principes sur lesquels ils reposent, les types de rapports et de sujets qui leur correspondent et leurs caractéristiques
Lecture politique
17La première grande forme d’interprétation des droits repose sur le principe de l’autonomie de la personne, c’est-à-dire sa capacité à juger et à décider ce qui est bien pour elle-même. Une plainte déposée par une résidente en centre d’hébergement nous en fournit un exemple. Cette personne lourdement handicapée souffre notamment d’aphagie, c’est-à-dire qu’elle ne peut avaler certains aliments solides sans risquer de s’étouffer, de se blesser et même d’en mourir. Son médecin lui a prescrit un régime, qui lui interdit ces aliments en les remplaçant par d’autres plus mous, peu attrayants et moins agréables à manger. Malgré cela, son mari lui apporte des aliments, comme des chips, avec lesquels elle peut s’étouffer, au grand dam des intervenants qui cherchent à les lui interdire. Elle porte plainte devant la commissaire aux plaintes et à la qualité des services, soutenant que ses droits sont lésés, qu’elle peut manger ce qu’elle veut et que c’est un des rares plaisirs qui lui reste. Elle soutient qu’elle connaît les risques et qu’elle accepte de les courir. Après avoir interrogé les différentes parties, la commissaire lui donne raison, la reconnaît apte à consentir et à refuser les soins (ici un régime alimentaire). En toute connaissance de cause, elle peut prendre le risque de s’étouffer en mangeant certains aliments. Le jugement de la commissaire est une application claire du principe d’autonomie : une personne peut décider librement de prendre le risque de compromettre sa santé ou de mettre sa vie en danger en ne se conformant pas aux prescriptions des soignants. L’autonomie a préséance sur la responsabilité des soignants d’assurer sa sécurité ; ces derniers doivent respecter le choix de la personne [6].
18Mais pareille interprétation ne se limite toutefois pas aux seuls droits pour lesquels l’autonomie du patient est explicitement énoncée ou promue — comme le droit de consentir ou de refuser les soins. Ainsi, sur la base du droit à l’intimité, un comité d’éthique est conduit à reconnaître aux résidents le droit de choisir le sexe de la personne qui va leur donner les soins d’hygiène, afin de minimiser la gêne et l’inconfort occasionnés par le fait d’être lavé par une personne de l’autre sexe. Le respect du droit à l’intimité passe ici par l’exercice de l’autonomie de la personne malade, de sa capacité à juger et à décider. Les intervenants s’y opposaient en faisant valoir que l’application de ce droit complique l’organisation du travail ou introduit une certaine discrimination entre les soignants sur la base de leur sexe. Cette discrimination est cependant jugée acceptable par le comité dans la situation particulière des soins d’hygiène : le droit du patient à l’intimité a préséance sur le droit du personnel à ne pas être discriminé, car l’on touche ici à la sexualité (lorsqu’il s’agit de laver les organes génitaux) et aux rapports délicats entre hommes et femmes.
19Nous qualifions cette interprétation de « politique » car elle porte sur l’exercice du pouvoir : à qui revient-il de prendre la décision ? Le rapport que les droits instaurent entre la personne malade ou dépendante et les soignants est un rapport politique, puisqu’il est pensé ou envisagé sous l’angle de la capacité de la personne à se gouverner et à décider, à propos de quoi et dans quelles conditions. La manière dont les droits sont compris et hiérarchisés entre eux (l’autonomie du malade a préséance sur le devoir de protection du personnel à l’égard du malade) se fait autour de la question de l’exercice de ce pouvoir.
20Dans cette interprétation politique des droits, la personne malade est conçue comme un individu autonome, capable de juger et de décider par lui-même des soins qu’il va recevoir, et des risques qu’il accepte de prendre. L’individu fait valoir ses désirs ou ses préférences, et demande à ce qu’ils soient respectés. Si ses capacités physiques sont moins grandes qu’auparavant, il demeure néanmoins doué de jugement, capable d’exprimer une volonté, un désir ou une préférence et d’en assumer les conséquences. Le fait qu’il soit âgé, malade ou handicapé ne change rien à ses droits, son statut et ses rapports aux autres. Ce sont ses capacités à juger et décider qui fondent ses droits, et non la décision ou la préférence en elle-même, qu’il demande à voir respecter ; les autres, en principe, n’ont pas à en juger au nom de la morale, de leurs obligations professionnelles ou des normes en usage dans l’établissement. Ce sujet est celui qui est promu et défendu dans de nombreuses lois et la plupart des déclarations et guides en matière de bioéthique ; un sujet en droit d’attendre des autres qu’ils l’informent (des options thérapeutiques, des risques ou conséquences de ces options, des effets secondaires des traitements, etc.), qu’ils respectent ses choix et répondent positivement à ses demandes ; un sujet, en retour, qui a aussi des obligations, duquel on s’attend qu’il prenne connaissance de l’information, la comprenne, écoute les avis des soignants, et fasse un choix réfléchi.
21Si une étude ethnographique comme la nôtre ne permet pas d’évaluer la fréquence ou l’importance relative de chaque interprétation, on peut toutefois noter que l’interprétation politique s’exprime fortement dans les plaintes déposées par un malade (ou ses proches) devant le commissaire aux plaintes, pour dénoncer le fait que sa volonté n’a pas été prise en compte. Cette lecture des droits est également très présente dans les interventions du juriste siégeant au comité d’éthique, lorsqu’il évoque le droit ou la jurisprudence, et signale l’interprétation probable que les tribunaux donneraient des droits de la personne dans une situation particulière. Mais si elle tient compte de l’état du droit, ce n’est pas une interprétation juridique, comme celle rendue par les tribunaux ; elle n’a pas de valeur légale. Comme les autres interprétations dont nous parlerons par la suite, elle participe d’une délibération éthique et, dans ce contexte, elle a avant tout une force ou une valeur morale.
Lecture bienveillante
22La seconde grande interprétation des droits repose sur un autre principe : le souci particulier qu’il faut avoir à l’endroit des personnes malades, souffrantes ou dépendantes. Un bon exemple est fourni par une demande formulée par un comité de résidents d’un centre d’hébergement. Un proche parent d’un résident, membre de ce comité, fait observer que lors des repas à la salle à manger, les personnes ne disposent pas de serviettes de table, et qu’elles doivent s’essuyer la bouche — ou se faire essuyer la bouche lorsqu’elles ne peuvent le faire elles-mêmes — avec leur bavette. Cela a pour effet, note-t-il, qu’elles sont toutes tâchées sur le devant du corps, qu’elles n’ont pas belle apparence et que cela porte atteinte à leur image, à la manière dont elles se présentent devant les autres. Il en fait une question de « dignité » [7], qui sera davantage respectée si on fournit une serviette de table aux résidents, en plus de la bavette, afin de conserver une plus belle apparence en public. Malgré son caractère anodin, la serviette de table peut revêtir une charge symbolique très forte, elle contribue à la dignité de la personne ; en plus de sa fonction instrumentale, elle prend une fonction identitaire : protéger l’image de soi. Le directeur de l’établissement, présent lors de la rencontre du comité, répond sans hésiter que des serviettes de tables seront fournies dès la semaine suivante. La lecture du droit à la dignité proposée par le membre du comité n’est pas contestée, mais au contraire avalisée par tous et sans discussion, y compris par les membres de la direction de l’établissement invités à la rencontre, ce qui est d’ailleurs exceptionnel.
23Nous qualifions cette interprétation de « bienveillante », car elle fait appel à une disposition faite d’empathie à l’égard de l’autre, en raison de sa vulnérabilité. Dans notre exemple, le droit à la dignité ne se traduit pas dans l’exercice de l’autonomie, mais dans le souci que les autres ont d’une personne, le respect qu’ils lui témoignent en veillant à son apparence. Le rapport que la personne entretient avec les soignants est un rapport compassionnel. Vont en ce sens toutes les applications des droits visant à s’assurer que les personnes soient traitées avec respect, comme des personnes à part entière malgré leur déclin physique et intellectuel, ou leur incapacité à se défendre en raison de leur faible autonomie.
24La lecture bienveillante des droits est liée à une vision du sujet comme personne vulnérable, vis-à-vis de laquelle les soignants doivent faire preuve de compassion et de considération particulière. Le sujet, tel qu’il est alors compris et perçu, est une personne dont les facultés sont diminuées : ses capacités de bouger, de se déplacer et d’accomplir différentes activités de la vie quotidienne, parfois ses capacités intellectuelles à juger, à décider et à communiquer. Il doit être protégé contre toute forme d’abus ou de négligence, puisqu’il ne peut le faire lui-même. C’est un sujet d’abord défini par ses manques, par ses empêchements et la vulnérabilité qui en découle. En un mot, il se reconnaît et il est reconnu par sa dépendance envers les autres. Dans ce rapport, l’enjeu n’est plus l’exercice et le respect de l’autonomie, mais la responsabilité des soignants à l’égard de la personne vulnérable, leurs obligations particulières à son endroit : les soins et services, mais aussi l’attitude qu’elles adoptent à son endroit. Les droits, dans ce cas-ci, ne se traduisent d’ailleurs pas toujours dans une règle que l’on cherche à faire appliquer systématiquement, mais avant tout par un changement d’attitude ou une préoccupation à l’égard de l’autre.
25Les nombreux discours actuels sur la souffrance, la dépendance et l’accompagnement des personnes vulnérables renvoient largement à cette figure du sujet de droits (Fassin et al., 2004). Celle-ci est en quelque sorte l’envers de la précédente : au sujet capable de juger et d’exprimer une volonté, appelant une éthique et des droits fondés sur le principe d’autonomie, s’oppose un sujet vulnérable, dont les intervenants doivent assurer la protection au nom d’une éthique de la sollicitude. On y reconnaît le couple responsable/irresponsable ou autonome/hétéronome au cœur des querelles dans les sciences de l’homme, et au fondement même de l’anthropologie philosophique propre à la modernité (Genard, 1999).
26Cette lecture bienveillante des droits est souvent portée par les proches parents des personnes malades qui siègent dans les comités de résidents, et qui se sentent eux-mêmes responsables d’assurer leur protection et de voir à la qualité des soins prodigués. Mais on verra également des personnes malades adopter elles-mêmes cette lecture, faire appel à une certaine compassion — sinon à leur égard, pour les autres résidents ou malades — en rappelant la condition particulièrement pénible dans laquelle ils se trouvent. Ces demandes s’expriment alors moins sous la forme d’une revendication précise, que par une plainte — au sens psychanalytique —, l’expression d’une souffrance, d’une gêne, d’un malheur. Cette lecture sera également avancée par des professionnels qui siègent dans les comités d’éthique, faisant valoir leurs responsabilités à l’égard des personnes vulnérables, et rappelant que les soins dépassent la seule prestation de services.
Lecture bureaucratique
27Une troisième grande forme d’interprétation des droits des malades consiste à s’en remettre au respect des procédures et des règles de fonctionnement établies. Un premier exemple de cette lecture est la plainte déposée par une usagère, afin de recevoir davantage de services. Elle vit à domicile et, comme de nombreuses personnes vieillissantes ou handicapées (« en perte d’autonomie », comme il est devenu coutume de dire), elle reçoit du CSSS de l’aide pour certaines activités de la vie quotidienne qu’elle ne peut plus faire seule : s’habiller et prendre son bain. Elle demande à recevoir davantage d’aide, jugeant insuffisante pour sa sécurité et sa qualité de vie celle qu’elle reçoit présentement. Sa situation est réévaluée par les intervenants (incapacités, besoins non satisfaits, aide reçue des proches, etc.), mais sa demande est refusée. Elle porte alors plainte auprès du commissaire aux plaintes, qui fait enquête et qui conclut que ses droits ont été respectés. L’évaluation des besoins et l’attribution des services, juge le commissaire, ont été faites dans le respect des règles et critères qui ont cours dans l’établissement. Celui-ci est tenu d’évaluer les besoins et d’attribuer les services en fonction de ces critères, et non de répondre à toutes les demandes. Ce que l’usagère juge nécessaire pour sa qualité de vie ou la sympathie que sa situation peut susciter ne peuvent être pris en compte ; l’établissement a des ressources limitées qu’il doit distribuer de manière rigoureuse et équitable.
28Un second exemple, très semblable au premier, est la demande faite par une personne souffrant de dépression. Elle estime avoir besoin de rencontres individuelles avec un psychologue, et se sent lésée dans ses droits parce qu’on lui offre des rencontres de groupe ; on lui répond cependant que ses droits sont respectés, qu’il y a une liste d’attente pour les rencontres individuelles en raison des ressources disponibles, qu’elle figure sur la liste d’attente, et qu’elle aura accès aux rencontres individuelles lorsque ce sera son tour. Tout le désarroi exprimé par la personne dans sa lettre au commissaire, non plus que la gravité de son problème (elle est en dépression) n’ont pas suffi à changer la décision. La lecture bureaucratique a préséance sur la lecture compassionnelle.
29Les droits sont ici respectés dans la mesure où les règles prévues ont été respectées ; c’est pourquoi nous qualifions cette lecture de « bureaucratique ». L’usager est dans un rapport administratif, non pas avec les soignants mais avec l’organisation et ses représentants. Les obligations de l’organisation à l’endroit des personnes sont d’abord le respect de règles en toute impartialité. Si l’usager peut se présenter comme une personne malade et souffrante, ayant des besoins particuliers et souvent urgents, on traite sa « demande de services » comme les autres, en fonction des règles qui régissent le bon fonctionnement de l’organisation, assurent son efficacité et permettent la gestion équitable des ressources disponibles. Tant que les règles, définies d’avance et en principe connues de tous, sont respectées, les droits de l’usager le sont. La préoccupation, au centre de ce rapport administratif est l’équité pour le malade et la fonctionnalité pour l’organisation.
30L’usager est conçu comme un être de besoins, c’est-à-dire que ses désirs, souffrances, aspirations et difficultés sont traduites et ramenées à ses fonctions physiologiques et ses capacités fonctionnelles, qui sont traduites à leur tour en tâches à effectuer ou en nombre d’heures/soins à fournir, à partir d’une grille standardisée. Un plan de soins ou de services sera ensuite déterminé en fonction des ressources disponibles. La personne peut s’attendre ainsi à être traitée avec équité, sans préjugé ou favoritisme, selon les mêmes critères et les mêmes règles que les autres. En retour, cela implique de sa part qu’elle accepte ces règles, et qu’elle ne remette pas en question les critères d’attribution de services, les pratiques ou l’organisation du travail. Ce sujet de droits est en phase avec l’administration, préoccupée d’assurer à l’organisation sa stabilité et son efficacité par le respect des procédures et des règles.
31Cette lecture bureaucratique des droits est tout particulièrement présente dans les jugements des commissaires aux plaintes et à la qualité des services, en réponse aux personnes qui exigeaient plus de services ou des services différents eu égard à leur condition. Cette lecture permet d’arbitrer un conflit entre un usager et des intervenants sans se prononcer directement sur le fond (les soins requis, la condition de la personne), ni remettre en question les manières de faire (mode d’évaluation des besoins, organisation des services, volume et nature des soins dispensés, modes d’intervention et manière de donner les soins). Ainsi, dans un comité d’éthique, des soignants s’opposeront à certaines demandes des usagers touchant le choix de l’intervenant ou le moment où ils reçoivent les services, en faisant valoir le respect des procédures et des règles d’attribution, afin de ne pas accroître leur charge de travail ou désorganiser le fonctionnement des équipes soignantes.
Lecture clinique
32La quatrième et dernière interprétation des droits que nous avons dégagée est la lecture clinique. Le sens et la portée d’un droit sont fonction de ce qui est le mieux pour la santé et la sécurité de la personne, du point de vue des professionnels. La plus belle illustration de cette interprétation, ce sont les démarches entreprises par une équipe d’intervenants devant le refus d’une dame de quitter son domicile pour le centre d’hébergement. Estimant qu’elle compromet sa santé et met sa vie en danger en demeurant chez elle, les intervenants prennent l’initiative de soumettre la question au comité d’éthique. Ils font valoir que la personne est diabétique, qu’elle a été hospitalisée à quelques reprises en raison de sa mauvaise alimentation et que son logement est insalubre. Ils demandent au comité s’il ne faudrait pas faire reconnaître la personne inapte à consentir (son refus étant à leurs yeux le signe de cette inaptitude), afin de la forcer à quitter son logement et pouvoir l’héberger contre son gré.
33Bien que la demande des soignants soit repoussée par le comité, elle est exemplaire d’une certaine interprétation des droits qui répond avant tout aux préoccupations et aux responsabilités des soignants : assurer la sécurité et la santé de la personne. Cette lecture est qualifiée de « clinique » car elle repose essentiellement sur l’évaluation des besoins d’une personne sur la base de critères cliniques, sans tenir compte, comme dans les lectures précédentes, des désirs exprimés par l’individu, des règles d’attribution des services ou même des ressources de l’établissement. Le rapport entre les soignants et la personne malade est un rapport professionnel entre un expert et un profane [8]. Respecter ses droits, c’est lui donner les soins adéquats et c’est, au besoin, limiter d’autres droits, au premier chef celui de consentir et de refuser les soins.
34Dans la lecture clinique des droits, la personne est un patient, un individu malade ou handicapé, impuissant devant ce qui lui arrive et ignorant de ce dont il a besoin pour guérir, prévenir une aggravation de son état ou encore soulager ses souffrances. Le patient est dans un rapport professionnel avec un soignant compétent à qui il doit s’en remettre entièrement. On reconnaît ici le rôle du malade tel que l’a problématisé Parsons (1951). Le malade reconnaît (ou est invité à reconnaître) la compétence des soignants et à suivre leurs prescriptions, car ils savent mieux que lui-même ce qui est bon pour lui. Dans cette perspective, la préoccupation au cœur de ce rapport n’est plus le respect de la volonté, la compassion ou l’équité, mais la confiance que le patient doit avoir envers le professionnel, et la compétence technique qu’il est en droit d’attendre du professionnel en retour. Le professionnel ou le soignant demande à ce qu’on se fie à son jugement, et le patient exige du médecin neutralité affective, désintéressement et compétence. Dans l’interprétation des droits, cela revient à reconnaître les limites de la personne malade à juger et à décider et, au besoin, à la faire reconnaître comme inapte à consentir ou refuser les soins si elle s’oppose aux avis des professionnels.
35Cette lecture clinique des droits est défendue principalement par les professionnels eux-mêmes, on s’en doute, lorsqu’ils contestent devant le comité d’éthique ou le commissaire aux plaintes, par exemple, le droit ou la possibilité pour le patient de passer outre leur recommandation (demeurer à domicile ou ne pas respecter le régime prescrit). Bien entendu, cette interprétation peut aussi être reprise et assumée par le patient lui-même, qui s’en remet entièrement à l’avis du professionnel, mais cela ne conduit alors à aucune contestation ou litige soumis à l’attention de l’une ou l’autre instance étudiée. Comme les trois autres interprétations, la lecture clinique n’est pas réservée à un seul groupe d’acteurs.
36Tout comme les deux premières interprétations et figures du sujet de droits (l’individu autonome, la personne vulnérable) s’opposent sur la question des capacités ou incapacités du sujet, les deux dernières (l’usager et le patient) s’opposent autour du type de rationalité qui domine au sein de l’établissement de santé : une rationalité à dominante juridico-procédurale dans un cas et à dominante experte dans le second. C’est moins les caractéristiques de la personne qui définissent le sujet que la nature de l’organisation dans laquelle ils doivent s’insérer.
Conflictualité, expressivité, subjectivation
37Notre typologie appelle un certain nombre de remarques. La première concerne le caractère polémique des quatre interprétations possibles des droits. Elles émergent en s’opposant, que ce soit dans une discussion au sein d’un comité d’éthique ou d’un comité de résidents, ou dans les différents points de vue entendus par le commissaire aux plaintes et à la qualité des services [9]. Dans l’exemple examiné plus haut de la personne souffrant d’aphagie, les intervenants opposent une lecture clinique (et sans doute aussi compassionnelle) des droits, à la lecture politique qu’en fait la résidente ; ils se sentent moralement responsables de la sécurité et du bienêtre de la personne. L’interprétation bureaucratique, comme on l’a vu dans deux exemples présentés, vient limiter les prétentions des personnes qui réclament plus de services (aide à domicile) ou des services différents (des rencontres individuelles avec le psychologue) au nom d’une lecture compassionnelle ou clinique de leurs droits (ce qu’elles estiment avoir besoin pour leur bien-être, leur sécurité ou leur guérison).
38Polémiques, ces différentes interprétations peuvent aussi se combiner et se renforcer l’une l’autre. Ainsi, le droit de choisir le sexe de la personne qui donne les soins d’hygiène, évoqué plus haut. Cette application particulière du droit à l’intimité découle à la fois d’une interprétation politique du droit, puisqu’elle reconnaît une autonomie et une liberté de choix, et d’une interprétation bienveillante, puisqu’elle vise à protéger les personnes vulnérables et dépendantes contre des situations gênantes, et réduire leur peur d’être abusées. La recommandation formulée par le comité d’éthique ou la décision prise par le commissaire aux plaintes peut également prendre la forme d’un compromis entre différentes lectures d’un droit. Par exemple, on reconnaîtra à des résidents d’un centre d’hébergement souffrant de démence le droit d’avoir entre eux des liens affectifs et des contacts à caractère sexuel (câlin, caresse), tout en limitant les occasions de contacts, au nom de leur sécurité et de leur incapacité à comprendre et à consentir (et pour ne pas heurter les familles et les intervenants mal à l’aise) ; si l’autonomie de la personne a préséance, les autres considérations, comme la protection de la personne, l’organisation du travail ou la réprobation morale des autres, ne sont pas écartées. La discussion au sein du comité d’éthique oscille entre différentes visions des usagers, tantôt vus comme vulnérables et nécessitant une protection contre les abus, tantôt comme des sujets de désirs, autonomes, capables de les exprimer comme de répondre à ceux des autres, et on cherche une sorte de compromis ou d’équilibre entre ces deux visions du sujet.
39La seconde remarque touche à la fonction expressive, voire narrative, de ces différentes lectures des droits. Avant de servir d’argument ou de norme pour trancher un débat, les droits permettent de nommer, de décrire et de qualifier une expérience (d’indignité, par exemple), une condition de vie (le fait de manquer d’intimité), une souffrance ou une gêne (être limité dans ses déplacements, être dépendant des autres pour se laver). Ils visent à changer le regard porté sur une réalité et aident à décrire une situation vécue. L’appel aux droits sert d’abord à attirer l’attention sur une situation que l’on trouve dégradante ou gênante, à nommer ce qui dérange, trouble ou choque dans une situation : on reconnaît les personnes atteintes de démence comme des sujets de désirs, en défendant leur droit à des relations affectives et même à une sexualité ; on revendique le droit de manger ce que l’on veut, au risque de s’étouffer, pour dire qu’on ne peut vivre dignement en étant privé de tout plaisir, même ceux qui paraissent les plus anodins. L’interprétation des droits participe de la construction de l’expérience de la maladie (exploration, mise en forme et expression des émotions, des perceptions, des valeurs et des besoins) à laquelle de nombreux travaux ont été consacrés depuis plusieurs années (Fernandez et al., 2008).
40La troisième remarque porte sur les rapports entre les droits et le processus de subjectivation. Tous recourent aux droits dans l’établissement, pour défendre leurs positions, leurs intérêts ou leurs demandes : familles, soignants, administrateurs. Mais c’est sur la capacité d’expression et de revendication des malades ou des personnes handicapées que les droits vont être les plus déterminants, en changeant non seulement leur rapport à l’autre (attentes et obligations), leur rapport à soi (identité et facultés), mais aussi leur rapport aux normes. En effet, le sujet se reconnaît lié à des normes et attentes — chaque fois différentes — qu’il fait siennes, et en regard desquelles non seulement il doit ajuster sa conduite, mais réfléchir sa situation et formuler une demande ou une revendication. Si le sujet est d’abord défini par la position qu’il occupe au sein de rapports sociaux, cette position lui donne une certaine voix, une perspective en regard de laquelle il évalue sa situation, certaines options qu’il peut exiger ; il ne fait pas que se conformer à un rôle, il doit endosser une posture, rendre compte de ce qu’il est et de ce qu’il veut. Dans un langage plus théorique, nous dirons que chaque sujet est assujetti à des normes différentes au sein d’un rapport qui lui confère une place et une identité particulière, des options et des pouvoirs différents, mais qui permettent en même temps une forme de subjectivation, de réflexion et de positionnement moral l’amenant à justifier ses choix ou ses attentes. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui participent aux instances étudiées, à titre de membre d’un comité de résident ou exprimant leur insatisfaction au commissaire local aux plaintes, mais ça l’est de toutes les personnes malades ou handicapées qui doivent, à un moment ou à un autre, réfléchir à leur situation, formuler une demande et s’interroger sur leurs droits. Même les postures de personne vulnérable et de patient, qui sont les plus passives, impliquent une certaine réflexivité morale et l’expression, même minimale, d’une plainte ou d’une demande [10]. Nos quatre sujets de droits sont d’abord et avant tout quatre sujets éthiques.
41Enfin, nous formulons une dernière remarque sur le caractère provisoire de la présente typologie. On peut se demander si les quatre interprétations et les quatre sujets de droits sont les seuls possibles. Compte tenu de l’importance qu’ont pris les coûts des soins de santé et la question de la privatisation des services publics dans les débats politiques ces dernières années, nous aurions pu nous attendre à voir apparaître une interprétation marchande des droits, dans laquelle un client revendique, auprès d’un producteur de services avec lequel il entretient une relation contractuelle, des services pour lesquels il a déboursé de l’argent (Lascoumes, 2007). L’usager de la lecture bureaucratique, qui exige l’équité, pourrait en venir à se voir comme un client qui exige des soins qu’il estime avoir payés (directement pour l’obtention de service ou par le biais de ses impôts). L’interprétation politique peut également conduire à une telle attitude consumériste : décider des soins que l’on va recevoir peut conduire à se voir comme un consommateur qui choisit entre divers services (Sorell, 2001). Cette interprétation n’est cependant pas ressortie des échanges que nous avons observés. Que notre étude ait été conduite au Québec, dans des établissements et un système public de santé où les soins sont gratuits, explique sans doute pourquoi c’est la lecture bureaucratique qui a émergé. Qu’elle ait porté sur les soins dispensés à domicile et dans les centres d’hébergement, et non dans des établissements de soins spécialisés comme les hôpitaux universitaires, explique la place que prend la question de la vie privée et une certaine prépondérance de la lecture compassionnelle sur la lecture clinique. Nos lieux d’observation — comités d’éthique, comités d’usager et commissaires aux plaintes — favorisent aussi l’expression de postures fondées sur la morale, et n’encouragent sans doute pas la défense d’intérêts économiques, souvent perçue comme individualiste ou égoïste. Il ne faudrait donc pas en conclure que cette lecture marchande soit absente au Québec, ou même dans le type d’établissement dans lequel notre étude a été conduite.
Conclusion
42À la fois objet et moyen d’interprétation, les droits des personnes malades sont loin d’avoir un sens univoque ou de favoriser des changements dans les soins qui vont toujours dans la même direction. Ces droits sont diversement compris et appliqués, et leur revendication oblige soignants et soignés à s’interroger sur les soins qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent. Nous avons débuté notre analyse par la lecture « politique » à laquelle on pense le plus souvent en premier lorsqu’il est question des droits des malades, pour ensuite constater qu’il y en avait plusieurs autres possibles.
43L’étude des droits ne pouvait manquer de rencontrer la question des relations médecin/malade, si importante en sociologie de la santé et de la maladie, les droits visant précisément à modifier ou régulariser ces relations. Là encore, on a vu que les droits peuvent servir à justifier différentes formes de rapports, et qu’ils ne vont pas uniquement dans le sens d’un affranchissement de l’individu face à l’autorité professionnelle. Mais plus qu’à montrer la diversité de ces rapports, des positions et des rôles, nous avons cherché à en explorer les dimensions morales et les processus d’identification et de subjectivation, en les formalisant au moyen d’une typologie.
44L’étude des droits ne pouvait non plus manquer de rencontrer la question du sujet, en raison de l’importance attachée à l’autonomie dans les débats qui entourent leur promotion. Mais leur signification est loin de se réduire à la défense de l’autonomie (contre le paternalisme médical), et le sujet de ces droits n’est pas toujours, et jamais entièrement, le sujet souverain de la philosophie, l’individu capable de juger et de décider par lui-même (Descombes, 2004), dans lequel certains placent toutes leurs espérances. Il y a différentes façons pour le malade d’être sujet de droits selon les capacités ou facultés qui lui sont reconnues, les pouvoirs et les obligations qui lui sont accordés (ce qu’il peut exiger ou demander), ce qu’il est en droit d’attendre des autres et ce que les autres attendent de lui (respect, confiance). Se poser comme un individu autonome, être considéré comme une personne vulnérable, être reçu comme un usager, ou encore demeurer un patient aux yeux des soignants, change à chaque fois l’identité de la personne et sa position dans l’institution, le rapport à soi et aux autres.
45Cette analyse des différentes interprétations des droits devrait être complétée par une analyse plus fine des différentes instances dans lesquelles sont interprétés les droits. Cela nous conduirait à étudier les différents modes de subjectivation que ces instances favorisent : le cadre à l’intérieur duquel l’individu prend parole, la procédure imposée pour poser quels types de questions ou pour formuler quel genre de requête, la manière dont les autres s’adressent à la personne ou parlent d’elle à un tiers qui doit arbitrer, l’information qu’on lui donne, les points sur lesquels il faut obtenir son accord et la persuader, les questions sur lesquelles elle se prononce, etc., la « fabrique » des droits, en somme, en prêtant attention à la manière dont les individus font un usage particulier de ces mécanismes et ressources et aux effets « performatifs » de leurs interprétations (Dupret, 2010). La présente étude donne quelques indications en ce sens en montrant, par exemple, comment le mandat, la composition, le fonctionnement et la mission des comités de résidents favorisent une vision des malades comme personne vulnérable et un rapport compassionnel. Centrée sur le contenu de l’interprétation des droits, notre étude ne permettait cependant pas d’aller plus loin dans cette direction, mais c’est une direction qu’elle invite à suivre.
46Liens d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : interprétation, droits, sujet
Mise en ligne 28/03/2014
https://doi.org/10.1684/sss.2014.0101Notes
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[*]
Éric Gagnon, sociologue, chercheur, Centre de Santé et de Services Sociaux de la Vieille-Capitale – Centre affilié universitaire, 880, rue Père-Marquette, Québec (QC), G1S 2A4, Canada ; eric.gagnon@csssvc.qc.ca
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[**]
Michèle Clément, anthropologue, chercheuse, Centre de Santé et de Services Sociaux de la Vieille-Capitale – Centre affilié universitaire, 880, rue Père-Marquette, Québec (QC), G1S 2A4, Canada ; michele.clement@csssvc.qc.ca
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[***]
Marie-Hélène Deshaies, sociologue, professionnelle de recherche, Département de Sociologie, Université Laval, Pavillon Charles-De Koninck 1030, avenue des Sciences-Humaines, Québec (Québec) G1V 0A6, Canada ; marie-helene.deshaies.1@ulaval.ca
-
[1]
Notre approche doit l’essentiel de son inspiration aux travaux de Schütz (1962) pour le caractère typique ou formalisé des interprétations (autant celles des acteurs que celles des sociologues), à ceux de Gadamer (1996), pour l’idée que les significations et les valeurs en regard desquelles les acteurs guident leurs actions ne sont jamais entièrement données, mais demandent à être constamment interprétées, et à ceux d’Habermas (1997) pour le caractère polémique des interprétations.
-
[2]
Les travaux de Genard (1992) nous ont principalement servi de guide. Notre étude s’inscrit bien sûr dans l’ensemble des travaux portant sur les droits et revendications des usagers, qui ont mis l’accent, tantôt sur l’identité et l’effort des individus pour leur assurer une continuité et une cohérence (Langlois, 2006), tantôt sur le contrôle sur leur vie ou l’autonomie qu’ils parviennent réellement à conquérir (Fainzang, 2012), tantôt sur le dispositif à l’intérieur duquel ils se réfléchissent et ajustent leur conduite à certaines normes (Orfali, 2003).
-
[3]
Cet aspect des droits est examiné plus attentivement ailleurs (Gagnon et Clément, 2013).
-
[4]
Comme le fait remarquer Cantelli (2009), le Québec se distingue d’autres pays européens par la forte coordination des dispositifs de traitement des plaintes, qui garantit une certaine cohérence entre les différents acteurs, mais qui, on va le voir, ne fait disparaître ni la pluralité des interprétations des droits, ni la conflictualité.
-
[5]
Cette recherche a été financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
-
[6]
Nous avons choisi nos exemples afin de présenter une grande variété de situations et de problèmes débattus. Ce sont aussi des exemples dans lesquels le type d’interprétation ressort clairement.
-
[7]
Dans bien des cas, les personnes ne font référence à aucune loi ou charte des droits en particulier, mais évoquent un droit comme si sa reconnaissance et sa signification allaient de soi.
-
[8]
Il s’agit d’idéaux-type rappelons-le. Du rapport professionnel, nous ne retenons qu’une dimension, la compétence sur laquelle reposent l’autorité et la responsabilité des professionnels. Il en est de même pour les types de sujets, désignés chacun par le vocable qui le décrit le mieux : individu, personne, usager et patient. Dans leur usage courant, ces termes ont une signification plus large (et plus instable), dont nous n’avons retenu qu’une dimension : l’autonomie (pour l’individu), la sensibilité et la vulnérabilité (pour la personne), l’objectivité et la neutralité du point de vue organisationnel (pour l’usager), l’impuissance et l’ignorance (pour le patient).
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[9]
Si le point de vue d’un groupe est prépondérant dans certaines instances (les personnes malades dans les comités de résidents) ou certaines interprétations s’y expriment plus ouvertement (la lecture clinique dans les comités d’éthique), il y a toujours au moins deux groupes d’acteurs qui font valoir leur interprétation. La nature de notre étude ne permet pas de dire laquelle des interprétations l’emporte le plus souvent, ni si un groupe exerce une influence prépondérante. Elle montre cependant que le point de vue défendu au sein d’un groupe d’acteurs n’est jamais monolithique.
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[10]
À condition bien sûr que la personne ait encore conscience de ce qui se passe, qu’elle ne soit pas dans un état avancé de démence, par exemple.