Couverture de SSS_251

Article de revue

Les sciences sociales au défi de la santé publique

Pages 5 à 23

Notes

  • [*]
    Raymond Massé, anthropologue, Université Laval, Ville de Québec, QC, Canada G1K 7P4 ; e-mail : raymond.masse@ant.ulaval.ca
  • [1]
    L’objectif ici n’est pas de défendre le bilan épidémiologique des politiques de protection et de promotion de la santé ni de juger de l’évolution des indicateurs de morbidité et d’espérance de vie en bonne santé au cours du dernier siècle. Je me concentrerai sur les retombées « positives » que la santé publique génère aux plans social et éthique, et cela à travers ses programmes de promotion de saines habitudes de vie, de modification des « comportements à risque », de gestion de l’exposition aux agents et facteurs pathogènes par le biais des réglementations, de l’éducation à la santé et autres formes de « contrôle des corps ».
  • [2]
    Néologisme découlant des concepts de sanitarism et de healthism qui font référence à l’idéologie et aux politiques valorisant la quête de la santé parfaite au plan populationnel. Le qualitatif « sanitariste » sera utilisé plus loin pour les mêmes raisons de commodité en l’absence d’équivalent français.

1La santé publique s’est imposée dans la modernité comme institution mandatée par l’État pour créer, gérer et évaluer les programmes de prévention, de protection et de promotion de la santé. En tant qu’institution de gestion des rapports des citoyens aux risques pour la santé, elle fut fréquemment considérée au cours des trente dernières années comme une entreprise normative qui prend le relais de la loi et de la religion pour définir les nouveaux lieux du bien et du mal. Certains y ont vu une forme d’eugénisme discret piloté par une biocratie (Lecorps et Paturet, 1999). Les institutions mandatées sont alors apparues comme les nouveaux lieux d’expression du pouvoir, comme le lieu d’asservissement des masses ou comme outils de gestion des comportements jugés irresponsables (Lupton, 1994 ; Petersen et Lupton, 1996). Dans la mouvance du poststructuralisme foucaldien, a donc émergé un fort courant d’analyse critique des systèmes de santé publique, critiques centrées sur les notions de pouvoir, de processus d’exclusion, de normalisation, de standardisation et de contrôle des corps (Dozon et Fassin, 2001).

2Sans réduire la santé publique à cette seule dimension d’entreprise hégémonique de contrôle des corps, j’ai, moi-même (Massé, 1999), abordé la santé publique comme une entreprise d’acculturation des masses aux valeurs promues par la médecine préventive et fondée sur la construction épidémiologique d’un blâme moral, voire comme une entreprise de moralisation des comportements reliés à la santé. Les professionnels qui y œuvrent ont alors pu être vus, métaphoriquement, comme des missionnaires prosélytes mandatés pour la promotion du salut sanitaire. Cette perspective critique vient évidemment colorer profondément la réflexion portant sur les enjeux éthiques soulevés par la médecine sociale et préventive (Guttman, 2000). J’ai, de même, suggéré qu’une telle entreprise normative de moralisation des habitudes de vie pouvait engendrer des enjeux éthiques importants en termes, par exemple, de stigmatisation et de discrimination des populations ciblées, en termes d’injustices envers des groupes vulnérables qui auront à porter une partie importante du fardeau des interventions, de paternalisme fort qui empiète sur les libertés individuelles, ou encore en termes de manipulation de l’information relative aux comportements et aux habitudes de vie à risque (Massé et Saint-Arnaud, 2003).

3Toutefois, sans nier les contributions de telles critiques à l’émergence d’une pensée réflexive au sein des institutions de santé publique, force est de constater que cette réflexivité est partiellement asymétrique. Peu de réflexions ont porté sur les retombées positives de la prévention et de la promotion de la santé au-delà de leur simple impact sur la qualité de la santé physique et mentale des populations ciblées. Or, la sociologie et l’anthropologie de la santé, fortes de leurs contributions critiques antérieures, sont désormais prêtes pour un élargissement de leur programme de recherche et pour l’étude de questions et d’objets qui ont peu retenu l’attention. Le présent texte se veut donc une invitation à l’élargissement du canevas de base du programme de recherche en sciences sociales de la santé publique. Pour ce faire, je me ferai l’avocat du diable en soulignant la pertinence d’analyser, à titre d’exemples, les potentielles contributions positives, au plan éthique, mais aussi aux plans sociologique et politique, de cette entreprise normative [1]. Au-delà d’une lecture de la santé publique comme entreprise d’asservissement des masses à l’agenda gestionnaire des États modernes, le rapport concret à ces nouvelles normativités ne constituerait-il pas un nouveau lieu de réappropriation de la liberté et de la responsabilité citoyenne dans les sociétés postmodernes, voire un nouveau lieu d’affranchissement de l’individu face aux déterminismes sociaux, religieux ou physique qui ont traditionnellement modelé son rapport à la santé ? Ne peut-on y voir un nouveau lieu d’offres de valeurs fondamentales dans des sociétés à la recherche de repères ou une réponse à un besoin ressenti par des populations postmodernes pour des valeurs partagées ?

4Ces nouveaux questionnements ne doivent pas faire oublier l’existence de certains dérapages dans les pratiques de santé publique. Il est évident que :

  • la santé publique doit être analysée comme outil de promotion de la valeur santé et le lieu d’un discours visant à justifier l’accroissement et le développement du « marché des soins et services de prévention et de promotion de la santé » ;
  • elle renforce le pouvoir biomédical à travers le créneau de la prévention ;
  • les interventions préventives entraînent des empiètements sur l’autonomie des personnes, sur leur libre-arbitre ou sur leur vie privée ;
  • la prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs.
Nous pouvons, en revanche, déplorer la polarisation qui s’installe dans les débats éthiques entre, d’un côté, les professionnels de la promotion de la santé qui n’ont de préoccupation que pour une evidence-based preventive medicine et qui invoquent l’objectivité des données épidémiologiques et des devis d’évaluation des programmes pour nier les enjeux éthiques de leurs interventions et, de l’autre, un discours déconstructiviste en sciences sociales qui fait de la santé publique un régime de pouvoir voué à la régulation et à la surveillance des citoyens ou encore un pouvoir occulte qui soumet les individus postmodernes à une tyrannie du devoir-être et du devoir-faire.

5Au-delà de cette polarisation manichéenne, n’est-il pas possible d’aborder l’éthique de la santé publique sans tomber dans les visions convenues et les présupposés interprétatifs concernant autant les méfaits des normativités que les bienfaits de l’interventionnisme ? D’évidence, les enjeux soulevés par la santé publique sont plus complexes car multidimensionnels. Une lecture éclairante de ces enjeux doit aussi s’intéresser à certaines retombées sociales, politiques et éthiques positives générées par cette entreprise normative. Nous en proposerons quelques-unes à l’attention des chercheurs à titre de balise définissant ce qui pourrait s’inscrire au cœur d’un nouveau programme élargi de recherche en sciences sociales face à la santé publique.

Questions de recherche liées aux retombées positives de la santé publique

6À titre illustratif, voici neuf de ces potentielles contributions qualifiées, au bénéfice d’une saine polémique, de « positives » et qui mériteraient d’être étudiées plus à fond. Nous les formulons ici sous forme de questions de recherche qui pourront, dans un premier temps, stimuler le travail des anthropologues, sociologues et politologues puis, dans un second temps, qui pourraient alimenter en données empiriques, en concepts et en théories, la réflexion des spécialistes de l’éthique. Une attention particulière sera accordée au dernier point traitant des articulations entre valeurs et normes en santé publique.

71. Premièrement, en tant que définisseur de comportements à risque à proscrire et de saines habitudes de vie à prescrire, la santé publique n’offre-t-elle pas de nouvelles avenues d’intégration et de participation sociale dans des sociétés postmodernes critiquées pour le désengagement social de leurs populations ? N’est-il pas possible d’y voir un nouveau lieu d’ancrage des individus dans le social, par le biais du respect de normes, de l’intériorisation des règles de conduite préventive ou par la promotion d’une solidarité citoyenne face aux réglementations ? Bien sûr, toute imposition forcée de telles normes est discutable, que cette imposition soit faite par la coercition et les sanctions ou, de façon plus subtile, par une éducation à la santé militante dédiée à l’intériorisation des édictions par des citoyens surexposés aux messages préventifs. La « culpabilisation de la victime » qui en découle correspond, pour Petersen et Lupton (1996), aux nouvelles stratégies de contrôle social. On chercherait à transformer la conscience des individus de telle façon qu’ils aient un meilleur contrôle sur eux-mêmes, qu’ils cultivent une éthique du self-care, et qu’ils sachent canaliser leurs énergies vers un activisme narcissique dédié à une sorte de « ego building » résultant dans la construction d’un « soi civilisé » (Lupton et Chapman, 1995). Une telle entreprise de construction d’un « soi entrepreneur » (Perterson et Lupton, 1996) fut largement critiquée au cours des deux dernières décennies. Toutefois, l’acceptation par une large partie des citoyens des messages les invitant à se soumettre aux normes et aux réglementations en prévention offre possiblement un nouveau champ d’intégration sociale, un lieu d’adaptation aux normes collectives, voire un outil de participation citoyenne adaptée aux nouvelles formes de responsabilités individualisées dans les sociétés postmodernes. En quête de contrôle sur un devenir qui lui échappe de plus en plus, le citoyen postmoderne n’opérerait-il pas, possiblement, un repli sur le contrôle de ce qui est encore à sa portée, soit ses propres comportements à risque pour la santé. Bref, ne peut-on voir dans cette nouvelle offre de normes, un nouveau type de « ciment social » et le lieu d’une liberté engagée envers la collectivité à titre de contribution à l’équilibre social et à la santé de la collectivité d’appartenance ? Edmund Pelligrino (1984) considère, dans cette perspective, que l’enjeu en prévention n’est plus la défense des libertés d’un individu face à des plans de soins personnalisés, mais la promotion de la « coopération volontaire » face aux interventions standardisées imposées à tous (par exemple, traitement de l’eau potable, port obligatoire de la ceinture de sécurité, dépistage génétique obligatoire de certaines maladies en postnatal). Or, quels sont la place et le rôle d’une telle coopération volontaire dans la construction du tissu sociétal des sociétés modernes ? Quelles en sont les limites en regard du respect de la liberté de chacun ?

8Soulignons ici que l’une des formes les plus manifestes de participation sociale dans le champ de la prévention est le développement des multiples associations et groupes communautaires qui offrent des services préventifs (information, soutien, entraide) aux populations vulnérables (par exemple, associations de défense des droits des séropositifs, des personnes âgées, des personnes souffrant de désordres mentaux, citoyens exposés aux environnements pollués). Dans plusieurs pays, la santé publique encourage fortement, par le biais de politiques subventionnaires, de tels regroupements et collabore directement avec ces mouvements associatifs dont elle se fait des alliés. Ne contribue-t-elle pas alors directement au renforcement des liens sociaux, à la promotion d’une solidarité et d’une responsabilité collective, bref à la densification du tissu social ? Or, ici aussi, de nouvelles questions de recherche émergent, moins positives, et qui alimentent à nouveau la pensée critique. Ainsi, ces mouvements communautaires et ces associations de défense agissant au nom des groupes vulnérables, tout en consolidant la participation sociale des citoyens à la gestion des problèmes liés à la maladie, peuvent-ils être vus, en contre partie, comme de nouvelles formes de néo-corporatisme communautaire, des formes d’égoïsme catégoriel réclamant pour leurs membres des services en-dehors d’une analyse des besoins d’autres groupes, voire comme des communautés morales au sein desquelles s’élaborent de nouveaux discours moralisateurs (Massé, 2005a).

92. Deuxièmement, ne peut-on voir dans l’entreprise normative de prévention et de promotion de la santé un nouveau champ d’expression de la maîtrise sur soi et de contrôle de son destin sanitaire, soit un outil de contrôle sur la maladie et la mort prématurée, véritable condition obligée de toute liberté ? Le « sanitarisme » [2], en tant que discours dédié à la promotion absolue du bien-être physique et mental, voire de la santé parfaite, serait-il alors, non seulement une idéologie utilisée pour justifier l’entreprise normative, mais aussi tout à la fois une opportunité d’émancipation, d’arrachement de l’individu aux déterminismes biologiques et aux conditions de vie difficiles ? Ne favoriserait-il pas une dissolution des déterminismes de classe ou de genre, voire une critique du poids de la tradition (par exemple, fatalisme, punition divine) face à la maladie ? Ne contribuerait-il pas au développement d’une plus grande autonomie de pensée et d’action dans ses pratiques reliées à la santé ? Plus encore, ne peut-on pas voir dans cet individualisme engagé envers le bien-être personnel, un nouveau lieu d’exercice de la liberté définie comme « une possibilité d’arrachement aux situations particulières dans lesquelles nous sommes englués, c’est-à-dire les situations d’appartenance, de communautarisme, dans lesquelles nous sommes enfermés par nature, ou en tout cas par naissance » (Ferry, 1999 : 121). Cette liberté n’est-elle pas le fondement de toute éthique de l’espérance (dans une vie personnelle en santé, une société en contrôle des risques évitables) ? Cet arrachement et cette émancipation face au déterminisme biologique, au destin sanitaire mais aussi aux codes sociaux traditionnels ne serait-il pas la condition obligée pour accéder à un niveau ultime de liberté situé, comme le pense Comte-Sponville (Comte-Sponville et Ferry, 1998 : 329) au-delà de la liberté d’action (faire ce que l’on veut) et de la spontanéité du vouloir (non plus faire ce qu’on veut, mais vouloir ce qu’on veut), pour permettre la liberté d’indifférence, soit la capacité de vouloir autre chose que ce qu’on veut, ce qui est le véritable libre-arbitre ?

10Il semble que la santé publique réponde en partie aux besoins des citoyens pour la sécurisation de l’avenir et pour le contrôle de leur devenir sanitaire. Nous pouvons reconnaître avec Lipovetsky et Charles que « la médecine ne se contente plus de soigner les malades, elle intervient en amont de l’apparition des symptômes, informe sur les risques encourus, incite aux contrôles de santé, aux dépistages des troubles, à la modification des styles de vie (…) Prévoir, anticiper, projeter, prévenir, c’est une conscience jetant en permanence des ponts vers demain et après-demain qui s’est emparée de nos vies individualisées » (Lipovetsky et Charles, 2004 : 104). L’individu hyper-moderne semble obsédé par l’à-venir mais « (son) hyper-individualisme est moins instantanéiste que projectif, moins festif qu’hygiéniste, moins jouisseur que préventif, la relation au présent intégrant de plus en plus la dimension de l’après » (Lipovetsky et Charles, 2004 : 105). Il s’agirait d’un individualisme, mais possiblement d’un individualisme désormais engagé envers la reproduction des conditions de son autonomie physique et mentale. Laissons de côté pour l’instant le débat, hors de portée ici, sur la pertinence des qualificatifs de postmodernes ou hypermodernes. Nous pouvons tout de même suggérer que les objets, les limites et les conditions de cet engagement du citoyen contemporain pour le bien-être et l’autonomie, engagement actuellement mal documenté, devraient retenir l’attention des scientifiques sociaux.

113. Troisièmement, dans le contexte d’un certain assujettissement de l’individu aux manipulations et aux dictats de la bureaucratie et des pouvoirs politiques, ne peut-on voir dans cette nouvelle « éthique individualiste du bien-être » un nouveau lieu d’ancrage d’une partie des individus dans un projet de vie axé sur la quête de la santé physique et mentale, mais projet dont ils se sentent les initiateurs et les maîtres ? Ne peut-on y voir une forme et un lieu d’engagement envers soi et, possiblement, un tremplin obligé pour un engagement social préoccupé du bien d’autrui et du bien commun ? Les choix personnels faits par l’individu face aux prescriptions et aux proscriptions suggérées par la santé publique ne peuvent-ils pas être vus comme l’expression d’une liberté de choix ? Bien sûr, le citoyen contemporain est exposé à une pléthore de discours et de messages sanitaires qui conditionnent et standardisent ses comportements et ses façons de penser. Mais, en extrapolant l’analyse que fait Sébastien Charles de la « logique de la consommation » à la consommation des produits de prévention, ne pouvons-nous pas soutenir que « loin de déboucher sur l’homme unidimensionnel cher à Marcuse, la logique de la consommation-mode a favorisé l’émergence d’un individu davantage maître et possesseur de sa vie… » (Charles, 2004 : 57-58). La santé publique se développe sur le terrain fertile d’une « culture éthique » caractérisée par un transfert vers la sphère humaine profane des obligations supérieures envers Dieu. Ces obligations seraient « métamorphosées en devoirs inconditionnels envers soi-même, envers les autres, envers la collectivité » (Lipovetsky, 1992 : 14). Il en résulterait, dans des sociétés que Lipovetsky qualifie de postmoralistes, non pas l’abandon de toute éthique, mais l’émergence d’une éthique indolore qui répugne au devoir austère, couronne les droits individuels à l’autonomie, au désir, au bonheur, légitime le passage du bien au bien-être, et n’ordonne aucun sacrifice majeur qui ne rapporte directement à soi (Lipovetsky, 1992). Or, qui sont les sous-groupes sociaux qui construisent, sur cette nouvelle éthique indolore, une nouvelle forme de liberté engagée, une nouvelle forme de responsabilité fondée sur la discipline de soi. De quelles façons cette nouvelle discipline s’exprime-t-elle dans la vie quotidienne ? Si dans les mots de Jeffrey « le moderne n’aime pas qu’on lui rappelle qu’un pouvoir ou qu’une autorité le surplombe. Il préfère croire qu’il doit apprendre à vivre à la hauteur de ses compromis, de ses arrangements, de ses choix, des conclusions de ses négociations » (Jeffrey, 1998 : 141), alors quels sont ces compromis ? À quelles formes de rationalité se réfèrent-ils (logique de conformité sociale, logique utilitariste de maximisation du bien-être) ? Dans quelles sphères de la santé s’expriment-ils ? Ou encore, quel degré de conscience le citoyen a-t-il alors de ces arrangements, de ces choix ?

124. L’entreprise normative qu’est la santé publique contribuerait-elle au développement d’une forme de « responsabilité individuelle engagée » que certains voient comme le futur de la responsabilité dans les temps « hypermodernes » (Lipovetsky et Charles, 2004 : 63) ? Si la diversification des valeurs s’accompagne aujourd’hui d’une individualisation de la morale, cela ne signifie pas automatiquement la dilution de la responsabilité. Face à un individualisme irresponsable, axé sur le chacun-pour-soi, sur le culte de la réussite personnelle et la négation des valeurs morales, la santé publique n’encourage-t-elle pas le développement d’un individualisme responsable qui s’exprime à travers une demande et un souci éthiques ? On peut reconnaître aisément que la santé publique profite allègrement de cet individu responsable, y trouvant un terrain fertile et réceptif pour ses prescriptions et proscriptions visant le bien-être de chacun par l’auto-contrôle. Mais peut-être cet individualisme n’est-il pas automatiquement irréconciliable avec une éthique sociale ? Une question de recherche émerge alors ; en parallèle avec un assujettissement du citoyen aux règles et aux normes imposées et intériorisées, n’assistons-nous pas à une redéfinition de la responsabilité citoyenne et à l’émergence de nouvelles conditions de son expression ? Voire même, la santé publique contribuerait-elle au triomphe d’une éthique de la responsabilité sur des politiques et des pratiques sociosanitaires irresponsables ?

13Nous pouvons retracer la promotion d’un tel individualisme responsable et engagé dans les multiples programmes d’intervention invitant à la protection de l’environnement, à la prévention de la transmission des infections sexuelles, à la défense des droits des enfants négligés ou abusés ou à la participation aux activités des organismes communautaires. En témoignent aussi les appels à la responsabilité tant individuelle que collective dans divers domaines d’activité : protection de l’environnement naturel, défense des droits de l’homme, développement de l’humanitaire au service de la lutte contre la faim et contre la souffrance et pour un capitalisme équitable, lutte contre l’exclusion et les inégalités (sexuelles, de classe, ethniques). Il peut être suggéré comme hypothèse de recherche que la santé publique contribue au renforcement d’un principe moderne de responsabilité, fondamentalement pragmatique, fondé sur « une éthique “raisonnable”, animée non par l’impératif d’arrachement à ses fins propres, mais par un effort de conciliation entre les valeurs et les intérêts, entre le principe des droits de l’individu et les contraintes de la vie sociale, économique et scientifique » (Lipovetsky, 1992 : 215). Cette version de la responsabilité, dépouillée de ses relents de vertu et de moralisation, et encouragée par la santé publique, devrait retenir l’attention des chercheurs. Si comme le pensent certains, « la responsabilisation doit être collective, et s’exercer dans tous les domaines du pouvoir et du savoir, mais aussi individuelle, car il nous revient en dernier recours d’assumer cette autonomie que la modernité nous a léguée » (Charles, 2004 : 66), alors, doivent se demander les sciences sociales, les discours de prévention et de promotion de la santé contribuent-ils, en partie, à cet arrimage des responsabilités collectives et individuelles ?

145. Cinquièmement, ne peut-on voir dans la santé publique un lieu d’expression de la rationalité axiologique que Raymond Boudon postule être l’apanage des citoyens postmodernes, soit une rationalité conditionnée par les finalités et les valeurs plutôt que subordonnée aux seuls moyens et à la raison instrumentale. Pour ce dernier, l’individu postmoderne n’adopte pas aveuglément les suggestions de la santé publique comme des injonctions, des ordres auxquels on ne peut résister. L’individu serait plutôt le sujet d’une « rationalité en valeurs » qui alimente un choix rationnel après analyse, choix qui peut encore être remis régulièrement en question. En fait, Boudon dénonce les tentations de plusieurs auteurs face à l’invocation de divers déterminismes sociaux et politiques qui ont pour fonction de déculpabiliser et de déresponsabiliser l’individu. Selon lui, la popularité de ces déterminismes structurels de l’action et des choix « s’explique notamment parce qu’il existe toujours un public heureux d’apprendre à travers des voix prétendument autorisées que ses malheurs sont dus à ce que l’organisation sociale est au service de forces puissantes et maléfiques, mais clandestines, que seul le regard perçant du penseur d’avant-garde peut saisir » (Boudon, 2002 : 18). Avec Weber, Boudon soutient que l’individu moderne ne peut être réduit à être le simple jouet des déterminismes structurels. Fort des connaissances transmises par les programmes d’éducation à la santé, responsabilisé face à ses habitudes de vie et à la gestion des risques évitables, invité à militer pour un environnement physique, professionnel et social plus sain, l’individu moderne n’est-il pas convié avec insistance par la santé publique à adopter et à pratiquer une rationalité en valeurs plutôt qu’une simple rationalité instrumentale ? Dans quelle mesure la gestion de son rapport aux prescriptions d’habitudes et aux proscriptions de comportements ne sollicite-t-elle pas sa gestion des choix, gestion qui le conduit d’ailleurs régulièrement à critiquer et à refuser de se soumettre à plusieurs messages de prévention (par exemple, tabagisme, sexualité non protégée, refus de vaccination ou de tests de dépistage, pratique de sports extrêmes).

156. Sixièmement, et corrélativement, ne peut-on voir dans l’entreprise normative de santé publique un lieu de reconstruction du sens de la vie dans des sociétés qui vivraient une crise des valeurs ? Même si les discours déplorant la « perte des repères » sont largement battus en brèche par plusieurs penseurs (Bindé, 2004) qui invoquent plutôt une crise du choix en contexte de surplus de valeurs, la santé publique peut-elle être vue comme un lieu de promotion de valeur-phares dans les sociétés pluralistes modernes ? Telle est la position défendue par David Buchanan (2000), par exemple, qui y voit le lieu de l’offre d’un éventail de valeurs aptes à donner sens à la vie moderne. Des exemples de telles valeurs sont la maîtrise de soi, la prudence, la non malfaisance, une autonomie pratique, la solidarité citoyenne envers les prescriptions de comportements sains qui font consensus, l’engagement communautaire, le respect de la vie en santé, la protection de l’environnement, sans oublier la justice sociale généralement imbriquée au cœur des politiques de prévention. Sur ce dernier point, Buchanan voit dans la santé publique une intervention politique visant la réduction des inégalités sociales par l’entremise des programmes destinés à l’amélioration de la santé des populations les plus vulnérables. Or, si une valeur est ce qui fait agir, la promotion de la vie saine et autres valeurs encastrées dans les programmes de prévention ne se situerait-elle pas au cœur de l’entreprise de reconstruction du sens de l’existence pour une large fraction de la population qui y consacre temps et énergie (ne fusse que pour y résister) ?

167. En rejoignant Antoine Lazarus (2001) qui rappelle le potentiel subversif de l’éducation à la santé, soulignons que tout processus d’éducation transmet un pouvoir aux citoyens, en les outillant pour critiquer les politiques et en les « rendant capables de ». Or, rappelle Lazarus, « on sait bien qu’éclairer, c’est aller vers la remise en cause des systèmes tels qu’ils existent et donner la capacité aux contre-pouvoirs d’en freiner les dérives » (Lazarus, 2001 : 56). L’éducation à la santé est susceptible de générer autant une conscience de soi qu’une conscience politique. En stimulant la prise de conscience, l’éducation ne devient-elle pas éventuellement un outil d’interpellation et potentiellement une « arme de résistance ou de changement contre le dispositif politique » (Lazarus, 2001 : 57).

17Corrélativement, dans son récent essai sur les Métamorphoses de la culture libérale, Gilles Lipovetsky jette un pavé dans la mare des lectures exclusivement critiques des médias et de l’information. Ainsi, à ses yeux, les médias ne sont plus réductibles à de simples entreprises d’asservissement ; ils agissent aussi comme facteur de libération permettant aux individus de prendre une distance par rapport aux grands discours idéologiques. En extrapolant son analyse à l’entreprise de santé publique, ne pouvons-nous pas proposer que la santé publique contribue à créer les conditions favorables à l’émergence d’un discours critique sur la biomédecine, l’hospitalocentrisme, l’industrie pharmaceutique, bref ce que nous pourrions désigner comme la médicalisation des mal-êtres ?

188. Ne peut-on voir dans la santé publique un acteur social qui encourage une participation du public dans la gestion des politiques de santé ? Corrélativement toutefois, ce droit aux services et à la participation n’appelle-t-il pas des responsabilités nouvelles chez les citoyens ? Par exemple, le droit à la prévention face aux maladies ou aux accidents évitables fait désormais partie du discours populaire, même dans les sociétés les plus libérales. Mais ce droit peut-il et doit-il être assorti de certains devoirs ou de certaines responsabilités citoyennes, entre autres, un devoir de réceptivité minimale face aux messages de prévention et de promotion de saines habitudes de vie ? Pelligrino (1984) répond par l’affirmative ; la justification fondamentale de l’exigence d’une telle collaboration serait la considération de la santé en tant que « valeur morale normative ». Ainsi, la santé serait autant une obligation morale pour chacun, dans les limites du droit de chacun de disposer de son corps, qu’elle suppose une responsabilité paternaliste de l’État pour la préserver. Dans la mesure où une bonne société se donne l’obligation de fournir les conditions d’une bonne santé pour la population, il en découlerait « un devoir pour un bon citoyen de contribuer à la santé de la société (…) et au bien-être de l’organisme social comme entité » (Pelligrino, 1984 : 87). Un programme de recherche en sciences sociales portant sur les enjeux de santé publique devrait s’autoriser à aborder la question des devoirs citoyens plutôt que de laisser le champ libre aux seuls philosophes ou juristes dans le questionnement de la notion de responsabilité. La recherche pourrait avoir comme mandat, entre autres sujets, de documenter la position des divers sous-groupes sociaux concernés face à ce partage des responsabilités et face aux limites qu’ils y posent.

19Un second exemple a trait à la réclamation d’un droit à la participation du public dans les orientations données aux interventions de santé publique. J’ai défendu ailleurs (Massé, 2005b) qu’une telle participation est fondée, au plan anthropologique, sur les concepts de moralité commune, de savoirs populaires et de moralité séculière. Au plan éthique, elle trouve des fondements autant dans les théories utilitaristes que déontologiques. Or, la reconnaissance d’un droit à la participation et à la consultation serait-il assorti d’un devoir de participation aux consultations, puis d’une obligation de solidarité face aux décisions prises démocratiquement ? Les citoyens qui actuellement dénoncent l’approche du haut vers le bas, sans considération de l’État pour leur point de vue sur les normes et les réglementations diverses, perdraient-ils alors un argument en faveur de la « désobéissance sociosanitaire » ? En fait, il pourrait être légitimement proposé que le droit à la consultation doit être assorti de conditions telles :

  • une obligation réciproque de solidarité avec les décisions prises ;
  • un respect des mandats et des missions conférés aux institutions et des organismes publics par les pouvoirs politiques (au moins ceux démocratiquement élus) ;
  • et un respect de la multiplicité des points de vue qui seront exprimés par un public par nature fortement pluraliste dans les sociétés modernes.
En fait, une éthique de la discussion impliquant l’ensemble des partenaires sociaux ne présuppose-t-elle pas une solidarité entre les interlocuteurs, en particulier une solidarité interprétative qui se manifeste dans le partage des finalités de la discussion axées sur l’arbitrage collectif ? Enfin, le principe de solidarité, central dans une éthique de la santé publique présuppose-t-il une solidarité face aux décisions résultant de la discussion ?

209. La santé publique n’offre-t-elle pas de nouvelles pistes pour la conciliation des normes collectives contraignantes avec les valeurs individuelles ? La majorité des textes publiés en sciences sociales sur la prévention et la promotion de la santé sont d’accord sur deux points. Le premier est que la santé publique est une entreprise normative. Tant les juristes que les spécialistes de l’éthique partagent ce postulat. Elle est normative en ce qu’elle définit, d’une part, les critères normatifs (par exemple, seuils, taux) qui déterminent les frontières entre le normal et le pathologique, d’autre part, la notion de risque associée aux comportements sanitaires et, enfin, les valeurs sous-jacentes à l’entreprise sanitariste (par exemple, responsabilité individuelle, bien-être, autonomie). Elle identifie les comportements, environnements, conditions de vie acceptables et non acceptables, et détermine ce qui « doit » et « ne doit pas » être fait, le bien et le souhaitable, de même que les limites de l’irresponsabilité. Le second point d’accord, généralement implicite, est que cette normativité est mauvaise en soi ; les normes justifiées par l’idéologie sanitariste seraient invasives, oppressives, impératives dans le discours de plusieurs. Certains craignent les conséquences d’une hyper-normativité qui pourrait nous empêcher de penser et lancent un appel à la déconstruction des normes (Bauman, 1993). D’autres dénoncent une « hypernormite hypocritique », « maladie caractérisée par la soumission fataliste du sujet à une inflation réglementaire incontrôlée qui, à la longue, provoque une atrophie de ses capacités de jugement moral » (Malherbes, 2000 : 24-25).

21Bref, le concept de normes est généralement affublé d’une connotation négative, y compris par les chercheurs en sciences sociales qui analysent le fonctionnement des sociétés sur la base tout autant du partage que de la contestation des normes. Les règles et les normes sont connotées négativement par leur association aux notions de sanction, de contrôle, de limitation des libertés, d’entrave au libre-arbitre. Le domaine du normatif est celui du « doit » ; ce que l’on croit que l’on doit faire soi-même ou que les autres devraient faire en prescrivant des normes pour soi ou pour les autres membres de la société. Mais aussi, ce qui rend une norme « normative » est sa capacité d’être renforcée et imposée par la coercition. Dans un tel contexte, les sciences sociales, croyons-nous, pourraient retenir cette construction socioculturelle négative des normes comme un objet d’analyse des plus pertinents dans nos sociétés postmodernes caractérisées par une supposée perte des repères normatifs.

22Mais que sont ces normes tant dénigrées ? Nous pouvons y voir des construits socioculturels véhiculés par une société donnée, intégrés à des degrés divers par les citoyens à travers le processus de socialisation et défendus par des autorités (religieuses, administratives, politiques…) dont la légitimité est reconnue par la collectivité. Elles définissent les actions appropriées, acceptables ou non par la collectivité (les normes empiriques), les aspirations collectives (les attentes face à ce que devraient être les conduites humaines) et les prescriptions et proscriptions qui sont associées à des sanctions. Alors que les valeurs agissent comme de larges référents permettant de juger de l’acceptabilité d’une série de normes dans plusieurs contextes, les normes, en tant que règles de comportement, sont plus spécifiques, étant liées à un contexte particulier. Par exemple, la valeur « égalité » agit comme un critère général permettant de juger de l’acceptabilité de normes liées aux rapports de genre, à l’accessibilité aux services de santé ou aux conditions d’immigration de postulants provenant de divers pays. Mentionnons encore que, en mettant l’accent sur les aspects attractifs ou désirables des manières d’être ou d’agir, les valeurs s’affranchissent de la notion de sanction. Si la valeur oriente l’être et l’agir, seule la norme fait référence à la contrainte et aux sanctions. En fait, la norme comporte une dimension impérative et une dimension appréciative : « la norme semble impliquer l’existence de sanctions positives (approbation, récompenses) ou négatives (réprobation, punitions), formelles (administrées par des autorités légitimes) ou informelles (administrées par chacun et par tout le monde) » (Ogien, 1996 : 1054). Les normes renvoient donc aux notions de règles, de règlements et de devoirs, mais avec la reconnaissance d’un certain degré de libre-arbitre. Les normes ne sont pas simplement ce qui nous est imposé de l’extérieur, mais « c’est aussi ce qui, d’une certaine façon, est apprécié, subjectivement désiré ou jugé légitime » (Ogien, 1996 : 1054). Bref, alors que les valeurs orientent l’être et l’agir en fonction de « préférences », les normes agiraient « comme des solutions plus ou moins routinisées à des problèmes de coordination de l’action, présentées comme des préceptes ou des règles inspirés des valeurs générales » (Ogien, 1996 : 1062).

23Une fois invoquées très sommairement quelques hypothèses sur l’articulation des normes aux valeurs, nous pouvons poser ici une série de questions susceptibles d’ouvrir les débats (et les polémiques). Au-delà de la construction d’un discours dénonçant les normes et les normativités, pourtant consubstantielles à toute vie sociale, un nouveau champ de recherche s’ouvre sur une analyse fine de l’articulation entre normes et valeurs. Jean-Luc Ferry balise ainsi cette analyse. Les normes feraient référence à la régulation des interactions sociales et déboucheraient sur des décisions qui engagent toute la collectivité, sur la base de la conviction partagée qu’elles sont souhaitables pour la vie en communauté. Mais, dans quelle mesure les destinataires des programmes d’interventions préventives partagent-ils cette conviction ? Aussi, d’un point de vue fonctionnaliste, si normes et valeurs fondent l’identité et la stabilité de la vie collective, quel rôle jouent alors les normes sociosanitaires dans la construction des identités chez les populations vulnérables ciblées par les interventions de santé publique ?

24Ferry suggère encore que ce serait au niveau des conflits qui surgissent de la pratique que ces deux concepts s’opposent, cette fois au niveau logique. « C’est dans la mesure où la logique qui préside au choix (moralement fondé) de valeurs ne saurait recouvrir la logique qui préside à l’acceptation (moralement fondée) de normes, que l’on peut parler ici d’une nature logique différente des valeurs et des normes » (Ferry, 2002 : 47). En fait, un individu pourrait souscrire à certaines normes (par exemple, celles régissant le tabagisme, les horaires de travail, l’avortement) bien qu’elles entrent en conflit avec certaines de ses valeurs personnelles. Tout un univers de recherche s’ouvre alors face à l’analyse de l’articulation et du degré de compatibilité entre les valeurs prévalentes dans une population et les normes qui leur sont imposées. En fait, les règles que nous suivons dans le cadre de notre vie en société ne sont pas déductibles de l’ensemble de nos valeurs, mais seulement de « certaines valeurs, et à vrai dire, les plus décentrées, (qui) ont une force constitutive pour ces règles, (…) parce que la teneur des règles que nous sommes appelés moralement à suivre doit en un certain sens intégrer beaucoup d’autres visions du monde que la nôtre propre » (Ferry, 2002 : 50). Quelles sont ces valeurs décentrées et ces valeurs centrales ? De quelles façons ces valeurs privées interfèrent-elles avec les normes sanitaires publiques et collectives ? De telles questions de recherches, qui devront reposer sur des données empiriques, présentent un défi plus grand et complexe (tant au plan méthodologique que conceptuel) que la dénonciation, aussi argumentée et fondée soit-elle, d’une prétendue dictature de la normativité.

Conclusion

25Ces quelques exemples de questions de recherche montrent qu’une réflexion approfondie et globale sur les enjeux soulevés par les pratiques en santé publique doit éviter les écueils de la détermination unidimensionnelle du sens des actes de prévention. Les pratiques sanitaires ne sont réductibles ni à des lieux d’expression d’une volonté de pouvoir de l’État ni à une forme de contrôle sur les corps. On ne peut soutenir la position faisant des citoyens des êtres aliénés, passifs, asservis aux seules logiques utilitaristes axées sur la réduction des risques et l’amélioration de l’espérance de vie. Comme le souligne Cockerham (2005), une véritable théorie compréhensive reste toujours à élaborer pour comprendre les rapports entre, d’un côté, l’autonomie de l’acteur social et les choix individuels et, de l’autre côté, le poids des structures sociales, politiques et économiques face à l’adoption de saines habitudes de vie prescrites par l’éducation à la santé.

26Mais surtout, les contributions des programmes de prévention et de promotion de la santé mériteraient d’être analysées aux niveaux de la promotion de valeurs fondamentales, de l’engagement social et politique, voire de la promotion de nouvelles formes et de nouveaux lieux d’expression de la responsabilité individuelle et collective. Mais aussi, force est de constater qu’une partie de la population résiste aux messages de santé publique. L’exemple du plafonnement du rendement des campagnes publicitaires alarmistes contre le tabagisme illustre cette résistance populaire. Les comportements à risque que maintiennent un certain nombre d’individus, au quotidien, peuvent être vus comme des actes de résistance face aux prescriptions et proscriptions de santé publique. Bien que, ici encore, il faille être prudent en interprétant les refus de certains comme la manifestation d’une résistance populaire contre l’emprise étatique ou contre l’hégémonie d’une biomédecine préventive. Au quotidien, des individus font vacciner leurs enfants, portent leur ceinture de sécurité, utilisent le préservatif ou limitent leur consommation d’aliments riches en cholestérol sans en faire des rituels sacrés qui marquent leur adhésion et leur foi dans l’idéologie sanitariste. De même, le refus de mettre en pratique ces pratiques normatives ne peut pas être mécaniquement réduit, pour tous et chacun, à une stratégie consciente de résistance à l’aliénation. La lecture faite par des auteurs comme Foucault, Giddens, ou Beck de la postmodernité (ici, de la santé publique), en tant que lieu du contrôle des corps et de la soumission aux structures extérieures, pour éclairante qu’elle soit sur certains enjeux, peut contribuer à disqualifier plusieurs autres questions de recherche, pourtant corrélatives et complémentaires. Un programme élargi de recherche sur les enjeux soulevés par la santé publique devra savoir poser des questions qui prennent parfois l’allure de l’inverse symétrique d’énoncés classiques ayant acquis le statut de postulats et limitant ainsi les champs du possible en recherche.

27Globalement donc, la santé publique induit-elle un souci éthique dans le corps social ? David Buchanan soutient qu’il en va du devoir de la santé publique de travailler au développement d’un citoyen responsable, soucieux de son bien-être et de celui de sa communauté et au développement d’une mobilisation communautaire pour la promotion d’une bonne qualité de vie. Nous ne pouvons pas suivre Buchanan lorsqu’il définit l’un des mandats fondamentaux de la promotion de la santé comme étant celui du « sauvetage des valeurs, du jugement et de la réflexion raisonnée quant à la qualité de nos désirs », bref, le développement de citoyens vertueux. La santé publique ne peut, sans grands risques éthiques, se muer comme il le suggère en « conservatrice des valeurs fondamentales ». Toutefois, il est aussi indéniable qu’au moins indirectement, par ses actions, elle contribue à la promotion de valeurs fondamentales, de solidarité, de participation et d’engagement, de protection de l’environnement et des populations vulnérables dans le contexte d’émergence de nouvelles formes d’expression de la liberté et de la responsabilité. L’enjeu pour les sciences sociales est alors d’amorcer une analyse globale de ces divers types d’impacts à connotation positive et ce, sans mettre de côté son rôle de critique des inévitables dérapages paternalistes et moralisateurs.

28En fait, pouvoir et liberté, coercition et résistance, asservissement et affranchissement constituent probablement des dimensions inséparables des rapports qu’entretient le citoyen avec les interventions de santé publique. Le programme de recherche proposé ici devra donc savoir aborder l’analyse de l’acceptation des prescriptions de la santé publique (ne pas fumer, ne pas avoir de relations sexuelles non protégées, etc.) à la fois comme acte de soumission au pouvoir de la médecine sociale et préventive mais aussi, de façon hypothétique (et provocatrice), comme forme possible d’intégration et de participation sociales. La santé publique évolue probablement entre l’asservissement (aux normes et règles) et la libération du citoyen. Les deux lectures, critiques et constructives, doivent selon nous être complémentaires dans une analyse des valeurs et des normes qui interpellent une véritable éthique de la complexité.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : responsabilité, santé publique, consultation publique, éthique, éducation à la santé, normativité

Date de mise en ligne : 08/02/2014.

https://doi.org/10.3917/sss.251.0005

Notes

  • [*]
    Raymond Massé, anthropologue, Université Laval, Ville de Québec, QC, Canada G1K 7P4 ; e-mail : raymond.masse@ant.ulaval.ca
  • [1]
    L’objectif ici n’est pas de défendre le bilan épidémiologique des politiques de protection et de promotion de la santé ni de juger de l’évolution des indicateurs de morbidité et d’espérance de vie en bonne santé au cours du dernier siècle. Je me concentrerai sur les retombées « positives » que la santé publique génère aux plans social et éthique, et cela à travers ses programmes de promotion de saines habitudes de vie, de modification des « comportements à risque », de gestion de l’exposition aux agents et facteurs pathogènes par le biais des réglementations, de l’éducation à la santé et autres formes de « contrôle des corps ».
  • [2]
    Néologisme découlant des concepts de sanitarism et de healthism qui font référence à l’idéologie et aux politiques valorisant la quête de la santé parfaite au plan populationnel. Le qualitatif « sanitariste » sera utilisé plus loin pour les mêmes raisons de commodité en l’absence d’équivalent français.
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