1Gagner du temps, simplifier le travail, réduire la pénibilité et gagner en précision tout en diminuant les coûts de production : les arguments ne manquent pas pour intégrer des innovations numériques au sein d’exploitations agricoles. Les acteurs de ce marché en développement se font d’ailleurs le relai de ces « bonnes raisons de passer au numérique » dans la presse et les salons professionnels qui vantent les mérites de capteurs, sondes, robots et autres plateformes dédiés à la production agricole. Pourtant, les récentes enquêtes qualitatives conduites par l’École supérieure d’agriculture (ESA) d’Angers auprès d’agriculteurs (Brossillon et al., 2016 ; Kesri, 2016 ; Bethuel et al., 2017) rapportent que ce groupe est encore peu entré dans l’ère du numérique malgré l’abondance de l’offre. En ce sens, elles s’accordent avec la grande enquête conduite par l’équipe RAUDIN (Recherches Aquitaines sur les usages pour le développement des dispositifs numériques) qui affirmait en 2012 que « derrière les discours enthousiastes portant sur la diffusion de ces outils dans les exploitations, les usages restent pourtant disparates, hésitants, bricoleurs, et souvent en-deçà des possibilités offertes par les techniques » (Laborde, 2012, p. 10). Comment comprendre cet écart entre le potentiel promis par le numérique et son appropriation effective par les agriculteurs ? Est-ce parce que ceux-ci manquent d’informations et de connaissances qu’ils n’investissent pas massivement dans des équipements numériques ?
2Ceux qui adoptent des outils numériques au service de leur exploitation agricole disposent d’un niveau de formation supérieure à celui de leur groupe socioprofessionnel d’appartenance. Dans la typologie proposée en élevage laitier, le niveau de formation augmente avec le degré d’utilisation des outils numériques (Brossillon et al., 2016). En arboriculture et en horticulture, le niveau médian de formation des individus de l’échantillon est BAC + 2 ; seulement six enquêtés sur vingt-neuf ont un niveau inférieur au bac et sept disposent d’un niveau de formation de quatre ans ou plus après le baccalauréat (Kesri, 2016). En viticulture, c’est 55 % des enquêtés qui disposent d’un niveau master (Bethuel et al., 2017) [1]. Pour autant, cela ne signifie pas que tous les agriculteurs non équipés manquent d’informations et de connaissances. Des individus bien formés et bien informés peuvent en effet refuser l’entrée de certains outils numériques sur leurs exploitations parce qu’ils seront jugés pas utiles, peu fiables, pas suffisamment rentables, voire non conformes avec la représentation qu’ils se font de leur métier (Mazaud, 2017). La question de la conception du métier est une clé de lecture intéressante pour comprendre la manière dont les agriculteurs appréhendent le numérique. Certains mettent en évidence deux caractéristiques auxquelles ils sont attachés et qui vont conditionner leur rapport au numérique : le rapport direct au vivant et l’autonomie décisionnelle.
Le rapport au vivant
3Bien que les agriculteurs enquêtés pensent majoritairement que le numérique ne remplacera pas l’œil humain, certains d’entre eux considèrent que le numérique entrave en partie ce lien privilégié qu’ils entretiennent avec le vivant. Qu’il s’agisse de la terre, la plante ou l’animal, ils expriment un goût et une volonté d’entretenir ce contact direct. L’informatique, et par extension le numérique, sont pour eux attachés aux obligations administratives, à la comptabilité, aux cadres fiscaux et sociaux règlementés. Le numérique relève alors de tâches périphériques à ce qui constituent, à leurs yeux, le cœur de leur métier, à savoir produire. Passer moins de temps à l’« extérieur », ou « les mains dans la terre », au profit d’une activité de « bureau », « à regarder un écran » constitue une concession à laquelle certains refusent de se soumettre. Ceci explique ainsi en partie que les objets connectés ou l’informatique embarquée dans les tracteurs restent encore peu présents dans les exploitations agricoles. Ce frein apparaît dans chacune des enquêtes conduites dans des secteurs de production aussi différents que l’arboriculture, l’horticulture, la viticulture ou l’élevage. Ce qui fait le cœur de leur métier pour ces enquêtés passe par les sens (observer, toucher, sentir) ; ils refusent ainsi tout ce qui constitue une entrave à ces sensations comme le sont les capteurs ou écrans qui transforment cette activité en contrôle de données.
L’autonomie décisionnelle
4Les agriculteurs expriment par ailleurs fréquemment la peur que les données produites sur leurs exploitations soient utilisées à leur insu. Ce qu’ils craignent plus fondamentalement c’est une perte d’autonomie décisionnelle orchestrée par des acteurs collectant et traitant les données individuelles des exploitations pour proposer des services payants auxquels les agriculteurs deviendraient dépendants. Certains agriculteurs évoquent aussi leur manque de maîtrise des outils numériques, en soulignant leur incapacité de gérer de potentielles pannes, et de fait leur dépendance à l’égard de ceux qui disposent de la compétence technique et dont ils ne pourraient ainsi plus se passer. Pour eux, leur métier (et leur statut d’indépendant) leur offre le loisir de prendre leurs décisions seuls ; le numérique peut alors constituer une menace potentielle à cet attachement à leur autonomie.La conception du métier est déterminante pour comprendre la manière dont les agriculteurs vont se saisir des innovations disponibles sur le marché. L’adoption d’équipements numériques sera évaluée en fonction des caractéristiques associées à la conception qu’ils se font de leur métier. Si l’innovation leur paraît compatible avec ces goûts auxquels ils sont attachés et qui se traduisent en pratiques concrètes, alors elle pourra être envisagée, discutée, voire appropriée. Ainsi, certains éleveurs ont pu considérer que l’utilisation du robot de traite pouvait se faire au service de l’observation, activité jugée centrale dans l’exercice du métier. Grâce à une analyse du lait par le robot de traite, l’éleveur pourra détecter une mammite [2] à un stade précoce : « on voit des trucs que l’on ne voyait pas avant, rapporte un éleveur équipé, le robot nous indique certaines choses » (Dronne, 2017, p. 130).
Références
- BETHUEL, R.-M., CAILLEAU, Q., DEROIN, P., LALLEMENT, P., RAIMBAULT, S., 2017, L’usage du numérique chez les vignerons d’Anjou-Saumur. Quels sont les usages du numérique des vignerons d’Anjou-Saumur selon leur conception du métier et leur situation familial, Rapport d’étude, ESA-Angers, Bucher Valin.
- BROSSILLON, V., BUREAU, E., GOHIER, C., KONNERT, G., MOHAMMED, M., MORIN, R., PETIBON, D., RAOULT, M., 2016, La numérisation du travail en élevage. Enquête sociologique qualitative auprès de producteurs laitiers du Grand Ouest, rapport d’étude, ESA-Angers, Chaire Mutations agricoles.
- DRONNE, A., 2017, La robotisation participe-t-elle à la qualité de vie au travail des agriculteurs, ANACT, septembre 2017, n° 6, p. 124-134.
- KESRI, V.-A., 2016, Les entreprises horticoles et arboricoles devant la perspective de la numérisation. Enquête sociologique en Anjou, MFE, ESA-Angers.
- LABORDE, A., 2012, Analyser le développement des technologies de l’information et de la communication dans les organisations agricoles françaises, in : TIC et agriculture, appropriation des dispositifs numériques et mutations des organisations agricoles, LABORDE, A. (dir.), p. 9-23.
- MAZAUD, C., 2017, À chacun son métier, les agriculteurs face à l’offre numérique, Sociologies pratiques, n°1, p. 39-47.