Le renouvellement des générations agricoles
1Entre 2000 et 2010, la France a perdu 206 000 équivalents temps plein d’actifs agricoles. En parallèle, la surface moyenne des exploitations agricoles a augmenté avec un écart croissant entre petites et grandes exploitations. Cependant, il n’y a pas de crise des vocations agricoles. De plus, la transmission des exploitations agricoles fait face à une révolution culturelle, passant d’un modèle de transmissions autrefois familiales à des transmissions à des repreneurs hors-cadre familial et souvent non issus du milieu agricole (Hervieu et Purseigle, 2013).
2 Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP [1], etc.). Ces fermes sont aussi pourvoyeuses de plus d’emplois. Par exemple, l’agriculture biologique emploie à surface égale 30 % de main d’œuvre en plus (Vérot, 1998).(Vérot, 1998).
3 Cependant, n’étant pas intégrés dans les réseaux de solidarité professionnels et territoriaux, ces porteurs de projet rencontrent des difficultés supplémentaires pour s’installer. Par exemple, l’inadéquation temporelle entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ainsi, de nombreuses exploitations sont vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement. Le problème est exacerbé dans le cas où la recherche d’investisseurs est difficile et donc longue. De plus, les porteurs de projet peuvent aussi avoir besoin de temps pour finaliser leur formation agricole ou réaliser une étude économique les rassurant sur la viabilité du projet.
Des conventions innovantes au service de l’accès au foncier
4Depuis les années 1980, les SAFER [2], opérateurs fonciers régionaux à but non lucratif, et les collectivités territoriales travaillent de plus en plus ensemble. Les premières conventions signées entre elles étaient liées à la nécessité pour les collectivités de compenser en surface les agriculteurs privés de terre lors de travaux d’aménagement (route, zone économique, construction de logement, etc.). Elles n’avaient donc pas pour objet principal l’agriculture. Durant les années 2000, SAFER et collectivités innovent en signant des conventions directement dirigées vers l’agriculture. Cela scelle la volonté des collectivités territoriales de se doter de politiques agricoles spécifiques, au-delà des politiques générales de développement économique et d’aménagement du territoire.
5C’est le cas des conventions de portage foncier. Ces dernières s’attaquent directement aux inadéquations de calendrier entre cédant et repreneurs de fermes. Il s’agit d’identifier des fermes à vendre susceptibles d’accueillir une installation, de les acquérir et de les gérer temporairement dans l’attente de l’identification d’un porteur de projet volontaire pour s’y installer et durant le temps qu’il se forme et réunisse les fonds pour réaliser son projet. La SAFER achète, gère les fermes et recherche un repreneur. Elle se rémunère sur la vente de la ferme au repreneur définitif et facture à la collectivité des frais de stockage incluant les frais financiers liés à l’opération ainsi que les frais administratifs de la gestion temporaire du bien. Enfin, la collectivité assure le plus souvent « la garantie de bonne fin » : si aucun projet d’installation n’aboutit et si la SAFER n’arrive pas à revendre le bien, c’est la collectivité qui achète la ferme et s’occupe de sa vente ou de sa gestion. Ce risque reste très limité si l’opération est bien instruite en amont, mais sa prise en charge est une condition indispensable de la mise en place de telles conventions. Une des premières de ces conventions a été signée en Poitou-Charentes en 2005, mais bien d’autres régions ont suivi depuis, entre autres : Aquitaine, Auvergne, Bretagne, Champagne-Ardenne, Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte-d’Azur ou encore Rhône-Alpes.
Arrivée d’un nouvel acteur défendant l’accès au foncier agricole
6Créé en 2003, Terre de Liens est un mouvement citoyen qui porte la thématique de la préservation des espaces agricoles au sein de la société civile. En effet les enjeux qui y sont liés – alimentation, paysage, environnement, emploi et dynamique rurale ou péri-urbaine, relation ville-campagne – intéressent toute la société au-delà des organisations professionnelles agricoles (OPA). Entre autres innovations, Terre de Liens collecte de l’épargne solidaire et des dons afin d’acquérir des fermes. Elles sont ensuite louées à des fermiers via des baux ruraux environnementaux imposant le respect du cahier des charges de l’agriculture biologique et des pratiques environnementales. Ces clauses environnementales sont le reflet d’une demande sociale forte pour une agriculture plus durable. De plus, les associations régionales Terre de Liens et leurs groupes locaux de citoyens accompagnent les porteurs de projet dans leur intégration sociale au territoire. Ces innovations liant économie sociale et solidaire avec développement agricole permettent, entre autres, de lutter contre les freins économiques et socio-culturels à l’accès au foncier agricole.
7Terre de Liens et la Fédération nationale des SAFER (FNSAFER) ont signé en 2010 une convention cadre. Les SAFER apportent « leur concours et leur expertise aux projets portés par Terre de Liens, notamment en vue du développement d’une agriculture durable et de réaliser des installations hors-cadre familial ». En face, Terre de Liens apporte « la vision de la société civile sur le foncier agricole ainsi que sa capacité à mobiliser du capital pour acheter du foncier ». Si cette convention n’a rien de contraignant, elle scelle le fait que les activités des SAFER en tant qu’opérateurs foncier et de Terre de Liens en tant qu’acheteur final sont complémentaires et peuvent notamment profiter à l’installation. Il s’agit de la première convention nationale reliant une SAFER et une organisation de la société civile n’ayant pas pour objet principal la sauvegarde de l’environnement.
8 Par ailleurs, les activités locales de Terre de Liens sont en partie subventionnées par des collectivités territoriales, en premier lieu les conseils régionaux. Le financement de ces activités est souvent intégré dans des politiques publiques locales de développement économique par l’agriculture et plus rarement des politiques de protection de l’environnement.
Les conventions, facilitatrice d’actions communes entre Terre de Liens, SAFER et collectivités
9Entre 2006 et 2012, Terre de Liens a acheté quarante fermes avec le concours des SAFER pour 1 197 hectares. Cela veut dire que les SAFER ont été des intermédiaires sur la moitié des acquisitions réalisées par Terre de Liens sur cette période. Ces fermes ont été le support de l’installation de cinquante personnes. Cela représente plus d’une installation et demi par ferme acquise. Pour réaliser ces opérations, Terre de Liens a parfois fait appel aux conventions de portage entre SAFER et collectivités. En effet, la recherche d’investisseurs solidaires peut être longue (de six mois à deux ans) et le portage foncier permet de satisfaire les vendeurs pressés sans mettre en péril le travail de Terre de Liens.
10Ainsi, les premières opérations ont été réalisées avec un travail en parallèle par les SAFER et Terres de Liens, avec des rencontres peu fréquentes et non institutionnalisées, comme pour l’achat de la ferme du Pointeau. Le projet de maraîchage biologique diversifié Aquamara est porté par deux jeunes non issus du milieu agricole implantés au départ dans le Nord de la Charente Maritime. Ces porteurs de projets ont localisé courant 2008 une ferme maraîchère au centre du département en vente à la SAFER Poitou-Charentes. Elle est constituée de neuf hectares de terres, deux maisons d’habitations et de dépendances d’exploitation, parfaitement dimensionnée pour leur projet. Cependant, ils n’ont pas un apport suffisant pour que les banques financent leur installation avec le foncier bâti et non bâti ; ils essuient un refus de la part de trois banques différentes.
11 Ils font alors appel à Terre de Liens qui décide d’accompagner le projet. Si la SAFER voit d’un bon œil l’installation de deux jeunes agriculteurs sur cette ferme, elle considère que les garanties apportées par Terre de Liens en terme de financement ne sont pas assez fortes pour lui attribuer la vente. En face, Terre de Liens a besoin de temps pour réaliser la collecte d’épargne et impulser une dynamique territoriale autour du projet. Au milieu, le cédant a besoin de faire valoir ses droits à la retraite et donc d’arrêter son exploitation. De plus, il a besoin de vendre la ferme incluant sa maison d’habitation principale pour racheter un autre lieu d’habitation.
12 L’installation est rendue possible par l’intervention de la Région Poitou-Charentes qui propose que ce dossier soit affecté à la convention de portage qu’elle a conclue avec la SAFER. Le foncier est finalement acheté par la SAFER en 2011 et porté pendant deux ans. Pendant cette période, les jeunes démarrent leur activité sur la ferme avec une convention d’occupation précaire accordée par la SAFER. Cependant, ce contrat précaire ne leur permet pas de faire valoir leurs droits aux aides publiques à l’installation qu’ils ne pourront finalement toucher qu’à l’achat par Terre de Liens.
Les terres du Pointeau en culture.
Les terres du Pointeau en culture.
13 Cette opération aura permis le maintien de deux emplois agricoles et la création de deux emplois salariés permanents ainsi que l’augmentation du nombre de saisonniers. Il aura aussi permis le maintien des parcelles en maraîchage diversifié plutôt que l’extension de la maïsiculture voisine, ainsi que la conversion en agriculture biologique de parcelles en bordure de la rivière Arnoult (photo 1). Cette transmission a nécessité quatre ans, entre la première rencontre des cédants avec la SAFER en 2008 et l’achat final de la ferme par Terre de Liens en 2012.
Vers une formalisation de l’action commune
14Aubagne est la première ville française complètement entourée d’autoroutes. L’urbanisation y est importante et se développe sur des terres agricoles. Préserver les terres fertiles et la production locale sont des objectifs de la charte agricole de la communauté d’agglomération qui travaille à la « sanctuarisation du foncier agricole » avec l’appui de la SAFER PACA (Provence Alpes Côte-d’Azur). Des actions concrètes sont mises en œuvres par la collectivité : aide à l’installation à taux zéro, modernisation de l’irrigation, création d’une marque collective « Les jardins du Pays d’Aubagne », création d’un espace producteurs sur le marché local, mise en place d’un appui technique et organisationnel aux producteurs.
15Au lieu dit des Jonquiers, une grande surface prévoit de s’étendre sur deux hectares et demi de terres limoneuses propres au maraîchage et pourvues de bâtiment d’exploitation. L’intervention en préemption en révision de prix de la SAFER va permettre de stopper cette opération et de négocier une transaction qui permette de conserver l’usage agricole du lieu. L’agglomération du Pays d’Aubagne achète la maison et les dépendances tandis que Terre de Liens acquiert la terre cultivable et les cabanons après un portage d’une année par la SAFER dont les frais sont financés par la Région.
16 Un cahier des charges, un appel à candidature et un projet d’irrigation des terres sont travaillés collectivement par un groupe projet composé de l’agglomération, Terre de liens, la SAFER, la chambre d’agriculture, le Point Info Installation, l’association pour le développement de l’emploi agricole et rural, des agriculteurs locaux et le Centre d’études techniques agricoles avec le soutien du conseil régional PACA et du conseil général des Bouches du Rhône. Un couple de maraîchers « bio » a été sélectionné pour venir s’installer durablement sur cette ferme après plusieurs années de production sur du foncier précaire. Un bail rural environnemental tripartite (foncière – agglomération – fermiers) de vingt-cinq ans va être signé début 2014.
17 Ainsi, deux ans après le dossier de Poitou-Charentes, l’instruction de l’acquisition conjointe de la ferme des Jonquiers par Terre de Liens et la communauté d’agglomération d’Aubagne se réalise avec le concours de la SAFER et de la convention de portage de la Région PACA. Tous les acteurs travaillent dans un cadre formel avec un partenariat institutionnalisé. Le travail en est si bien reconnu que la nouvelle convention de portage foncier signée entre la SAFER et la Région PACA en 2013 fait explicitement référence à Terre de Liens.
18 Cette rencontre entre Terre de Liens, SAFER et collectivité autour d’une convention de portage foncier n’est pas toujours couronnée de succès. Par exemple, une tentative d’installation de porteurs de projet accompagnés par Terre de Liens sur une ferme proposée par la SAFER a échoué en Dordogne. Et ce, malgré l’accord de la Région Aquitaine pour réaliser un portage foncier. Le comité technique de la SAFER Aquitaine a préféré attribuer la ferme à deux agriculteurs déjà installés en agriculture conventionnelle. De plus, la convention de portage, construite pour faciliter l’accès des porteurs de projet à la propriété, a été techniquement compliquée à mobiliser pour Terre de Liens en tant que bailleur. Ainsi, la rédaction technique de la convention en Aquitaine tend à exclure la possibilité de l’implication d’un acteur tiers, notamment bailleur, dans le dispositif.
De l’installation à la protection de l’environnement
19Les conventions de portage mises en place entre collectivités et SAFER sont orientées principalement vers l’installation agricole et répondent en premier lieu aux problèmes de renouvellement des générations. L’implication de Terre de liens dans ces partenariats et politiques publiques permet d’y insérer la question de l’amélioration ou du maintien des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. En effet, Terre de liens loue ses terres exclusivement à l’aide de baux ruraux environnementaux.
20 Introduit par la loi d’orientation agricole de 2006, le bail rural environnemental permet à certains bailleurs d’insérer dans le contrat de location des clauses environnementales concernant la protection des infrastructures écologiques, le maintien de la qualité des sols ou encore la production en agriculture biologique. Terre de Liens est aujourd’hui le propriétaire agricole ayant signé le plus de ces baux en France. De plus, il est a peu près le seul acteur utilisant ces baux pour introduire de l’écologie dans les pratiques agricoles, alors que les autres bailleurs (associations de défense de l’environnement, collectivités, conservatoires, parcs, etc.) les utilisent comme outils ciblés de protection de l’environnement de certaines zones remarquable menacées par une pratique conventionnelle de l’agriculture.
21 Ces baux permettent à Terre de Liens de garantir à ses épargnants solidaires et donateurs, mais aussi à ses bailleurs privés ou publics que le patrimoine foncier acquis sera aussi préservé d’un point de vu environnemental. Les baux ruraux environnementaux utilisés par Terre de Liens sont donc une convention entre la société civile et des fermiers répondant à la demande sociale pour une alimentation saine et produite avec des impacts réduits pour l’environnement.
Conclusion
22Le dispositif technique et administratif de la convention de portage foncier dirigé vers l’installation agricole est une innovation qui répond à une question ancienne, celui du renouvellement des générations agricoles. Cette question est en pleine mutation avec l’émergence de l’installation agricole de candidats hors cadre familial et souvent non issus du monde agricole. Ce dispositif est un marqueur d’une volonté des collectivités territoriales de se doter de politiques publiques spécifiquement agricoles, qu’elles développent avec les OPA.
23 De son côté, Terre de Liens témoigne d’un regain d’intérêt de la société civile pour la question du foncier agricole et porte la demande sociale du développement d’une agriculture plus durable. Les innovations portées par ce mouvement répondent, entre autres, à des enjeux voisins et complémentaires de ceux des conventions de portage foncier. Jusqu’alors, les questions du renouvellement des générations agricoles et celle de l’accès au foncier agricole étaient laissées à la charge des OPA et du ministère chargé de l’agriculture, ce que certains appellent la co-gestion. Ainsi, le dispositif technique de la convention de portage foncier est une occasion de cristalliser concrètement cet intérêt nouveau des collectivités territoriales et de la société civile. Au départ, les élus territoriaux, promoteurs de ces dispositifs techniques ont joué le rôle de médiateur entre monde professionnel agricole et citoyen, qui ne se connaissaient pas et ne s’appréciaient pas forcément. Depuis, dans certains territoires, ces actions complémentaires ont participé au développement d’un fonctionnement beaucoup plus intégré renforçant l’efficacité du dispositif, comme en PACA. Le contexte local historique y a aussi facilité la volonté commune de travailler ensemble.
24 En s’emparant du dispositif du bail rural environnemental, Terre de Liens permet aussi d’introduire dans ces actions partenariales une dimension environnementale qui n’y était pas présente au départ. Le mouvement Terre de Liens souhaite promouvoir ces conventions de portage foncier sur tous les territoires qui n’en sont pas dotés et les orienter vers l’installation de candidats porteurs d’une agriculture respectueuse de l’environnement, notamment par le respect du cahier des charges de l’agriculture biologique.
25 La pertinence d’une convention de portage foncier entre SAFER et collectivité est renforcée par l’existence d’autres conventions (convention cadre entre FNSAFER et Terre de Liens, baux ruraux environnementaux entre Terre de Liens et ses fermiers, conventions pour le financement d’actions de Terre de Liens par les collectivités territoriales…) et la coordination de partenariats multi-acteurs par une collectivité, le plus généralement un conseil régional.
Bibliographie
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- HERVIEU, B., PURSEIGLE, F., 2013, Sociologie des Mondes agricoles, Armand Colin Collection U Sociologie, 318 p.
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- VÉROT, d., 1998, Agriculture biologique : évaluation d’un gisement d’emplois », La Documentation française (DATAR-FNAB), http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994000066.pdf