1Le besoin de méthodes d’évaluation de l’imprégnation chimique des milieux et de leur qualité écologique pour la mise en œuvre de la directive cadre européenne sur l’eau, ainsi que de mesures prédictives du risque toxique pour l’environnement et l’homme, entraîne un regain d’intérêt pour les biomarqueurs* en tant qu’outils d’aide au diagnostic de contamination et à la gestion du risque toxique (Galloway et al., 2006 ; Hagger et al., 2008).
2Une des raisons invoquées le plus souvent pour soutenir la mise en œuvre de biomarqueurs dans les hydrosystèmes, est de confirmer le risque associé à une pression et ainsi rendre plus acceptable la mise en œuvre d’actions de restauration appropriées, souvent coûteuses au plan économique et social. Ainsi la mesure de biomarqueurs est un des moyens envisagés pour établir de manière fiable un diagnostic de risque environnemental. Pour exemple, une limite de concentration dépassée en TBT* (tributylétain) dans un milieu donné, associée à la présence d’imposex* chez les gastéropodes (présence d’un pénis chez les femelles) conduit à une classification certaine du site comme de mauvaise qualité biologique, et confirme l’implication d’une pression chimique à réduire.
3Ici, le terme biomarqueur se réfère à tous les paramètres biochimiques, cellulaires, physiologiques ou comportementaux qui peuvent être mesurés dans les tissus ou les fluides d’un organisme ou sur l’organisme entier, pour mettre en évidence l’exposition à, ou les effets, d’un ou plusieurs contaminants (Depledge, 1994). Contrairement au domaine de la santé humaine où des biomarqueurs sont également utilisés, nous n’inclurons pas les mesures dans les tissus des contaminants chimiques eux-mêmes et/ou de leurs métabolites*. En réponse à une exposition à des stresseurs, dont des polluants, l’organisme peut être directement perturbé ou va tenter de s’adapter par une série de mécanismes biologiques. Lorsque la concentration ou la durée d’exposition sont suffisantes, les mécanismes adaptatifs ou de réparation sont dépassés, avec des conséquences plus ou moins graves pour l’individu. Ainsi, le biomarqueur mesuré sur un organisme (au niveau infra-cellulaire, cellulaire ou tissulaire) peut être interprété comme une réponse adaptative à un stress, telle qu’une pression toxique, ou encore comme un signal d’alerte d’apparition ultérieure de perturbations du fonctionnement de l’organisme, voire de sa population. Cependant, le stress chimique n’est pas l’unique cause de modifications biologiques chez un organisme vivant. Son environnement tel que l’habitat, la nourriture, la prédation, le parasitisme, ou même sa dynamique de développement provoquent des réponses biologiques d’adaptation. Ainsi, le passage de l’état larvaire à l’état juvénile, l’acquisition de la maturité sexuelle, le statut reproducteur, la sénescence, ou encore la maturité (âge) des communautés de producteurs primaires jouent un rôle dans ces processus.
4De ce fait, la mise en œuvre de biomarqueurs et l’interprétation que l’on en fera, en termes de relation cause (chimique)-effet, ou de pronostic de risque écologique, seront plus ou moins pertinentes selon les connaissances disponibles sur l’organisme sur lequel les mesures seront effectuées.
5Déjà dans les années quatre-vingt dix (SETAC*, 1992), l’intérêt potentiel des biomarqueurs pour la surveillance de la pression chimique dans l’environnement, avait amené à définir les informations nécessaires sur la nature de l’indication fournie, avant la mise en œuvre à large échelle de ces mesures dans les écosystèmes, indispensables pour leur interprétation en termes d’exposition et d’effet :
- la spécificité chimique. La réponse peut-elle être reliée à une exposition à un contaminant ou une famille de contaminants ?
- la sensibilité. La réponse du biomarqueur est-elle plus sensible qu’une mesure de critères plus conventionnels, tels que la mortalité individuelle ou la reproduction ?
- la spécificité biologique. La réponse mesurée est-elle ou non propre à une catégorie d’organismes, et liée à leur métabolisme ?
- la capacité de discrimination entre une réponse à un stress anthropogénique, d’une réponse à un stress physiologique ou environnemental naturel est-elle suffisante ?
- la cinétique de réponse du biomarqueur au stress est-elle connue et cohérente avec l’usage souhaité, sa rémanence est-elle compatible avec l’intégration temporelle des effets recherchés ?
- la variabilité inhérente. L’amplitude et les causes de la variabilité naturelle de la réponse sont-elles connues ? La variabilité de la réponse à l’exposition chimique est-elle définie ?
- les conséquences biologiques potentielles. Quelle interprétation sur le statut physiologique et la performance des individus peut-on attribuer à la mesure du biomarqueur ?
- quelle faisabilité et validation sur le terrain : limite et coût ?
Méthodologies
6Les informations apportées par la mesure de biomarqueurs sur le terrain peuvent concerner des effets systémiques, générés par des causes multiples (contaminants chimiques, stresseurs biologiques, ressources trophiques*, température, hypoxie…), ou des effets spécifiques, pour lesquels des hypothèses de causes chimiques peuvent être avancées. C’est sans aucun doute sur le compartiment animal, poissons et bivalves*, en milieu marin notamment, que le corpus de connaissances et de méthodes est le plus abondant, même si des outils et démarches similaires sont mis en œuvre sur le compartiment bactérien et algal.
7Différentes stratégies peuvent être mises en œuvre pour la mesure de l’exposition et de l’impact de polluants sur les organismes à l’aide de biomarqueurs, d’une part des mesures sur des organismes autochtones (poissons, bivalves et gastéropodes, crustacés), ou prélevés sur des substrats* artificiels (tels que des supports colonisés par le périphyton*), d’autre part des mesures sur des organismes exposés artificiellement (encagés*) dans le milieu. La mise en œuvre d’organismes encagés ou prélevés sur supports introduits permet en particulier d’utiliser des individus connus (âge, provenance, maturité sexuelle…) et de standardiser la durée d’exposition, ce qui facilite la comparaison entre organismes contrôles et exposés.
8Les objectifs poursuivis concernent soit la surveillance spatiale et temporelle de la qualité des milieux, soit l’évaluation d’atteintes ponctuelles à cette qualité, en aval d’un rejet d’effluent par exemple.
9Le tableau 1 présente quelques-uns des biomarqueurs utilisés actuellement sur poissons et invertébrés dans le cadre de programmes de surveillance en milieu marin (on retrouvera les mêmes outils en eau douce) et proposés par diverses instances internationales telles qu’OSPAR* (convention pour protéger et préserver l’Atlantique du nord-est et ses ressources, www.ospar.org) ainsi que des biomarqueurs mesurés sur le périphyton, potentiellement applicables au biomonitoring* des cours d’eau. Les mesures s’appuient sur diverses techniques, mesures d’activités enzymatiques, de protéines, de gènes, mesures physiologiques ou histologiques*.
Exemples de biomarqueurs (poissons, invertébrés et périphyton)
Exemples de biomarqueurs (poissons, invertébrés et périphyton)
10Certains biomarqueurs peuvent contribuer à caractériser le type de contamination chimique. Ils sont généralement classés en biomarqueurs d’exposition, lorsqu’ils signent l’activation de mécanismes de régulation intrinsèques au métabolisme de l’organisme (qui jouent alors un rôle de système d’adaptation et de défense), ou en biomarqueurs d’effet, qui diagnostiquent un dépassement, éventuellement transitoire des capacités de régulation de l’organisme avec des conséquences sur la viabilité (cellule, tissu, individu) (tableau 2).
Biomarqueurs biochimiques et cellulaires courants en écotoxicologie pour une recherche d’exposition et/ou d’effet
Biomarqueurs biochimiques et cellulaires courants en écotoxicologie pour une recherche d’exposition et/ou d’effet
(d’après Vasseur et Cossu-Leguille, 2003).Les limites des biomarqueurs
11À l’instar de leur utilisation chez l’homme pour évaluer un risque vis-à-vis de la santé, plusieurs auteurs proposent l’intégration des biomarqueurs dans des démarches d’évaluation du risque environnemental (Hagger et al., 2008), tandis que d’autres mettent l’accent sur leur limites (Forbes et al., 2006) : en effet, si pour la santé humaine, le risque doit être quantifié pour une espèce, l’homme, et au niveau de l’individu, à l’inverse, le risque pour l’écosystème devra être établi pour une multitude d’espèces, à partir d’informations sur une ou quelques espèces, et non seulement pour l’individu, mais également pour la population.
12Les principales limitations des mesures de biomarqueurs pour l’évaluation de la qualité des écosystèmes sont ainsi la difficulté à discriminer entre réponses adaptatives « naturelles » et réponses au stress chimique, à extrapoler des réponses d’une échelle d’organisation biologique à une autre (cellule-individu-population-communauté) et d’une espèce à une autre.
13Le manque de connaissances sur la biochimie, la physiologie et le comportement des organismes aquatiques sentinelles* utilisés, sur l’amplitude des réponses attendues dans un contexte physiologique normal, limitent en effet souvent l’intérêt des biomarqueurs comme signature (signal d’alarme) d’un stress pouvant être dû à des causes biotiques* ou abiotiques*, d’origine naturelle ou anthropogénique. Un exemple peut être l’imposex chez les femelles de gastéropodes marins, chez qui la présence d’un pénis développé est toujours anormale pour un fonctionnement optimal de l’organisme ! A contrario, la mesure d’une activité de métabolisation et/ou de défense (EROD*, MXR*, MT*) nécessitera la connaissance de sa variation saisonnière naturelle, pour son interprétation pertinente. Par ailleurs, la sensibilité à un stress chimique variera d’une espèce à une autre, et une même mesure (telle que l’imposex) sur deux espèces différentes n’indiquera pas nécessairement un même degré de contamination (sensibilité différente au TBT).
14Un autre verrou pratique concernant la mise en œuvre et l’interprétation des biomarqueurs comme indicateurs d’exposition au stress chimique, porte sur la concordance des phases de réponses du biomarqueur avec la présence de la pollution que l’on veut mesurer. Ainsi, certains biomarqueurs intégreront mal des variations temporelles de la contamination, et la mesure de leur modulation sera dépendante d’un échantillonnage adapté aux épisodes de pollution. Certains marqueurs de génotoxicité*, de perturbation endocrinienne (induction de Vtg* dans les hépatocytes* de poisson), et d’autres biomarqueurs largement utilisés pour le biomonitoring (AChE*, EROD, MT) sont par exemple susceptibles « d’adaptation », i.e. de décroître avec la durée d’exposition. De même, la plupart des biomarqueurs se révèlent réversibles avec le temps lorsque l’exposition cesse ou diminue. Enfin, les cinétiques de réponses peuvent varier selon les espèces. Le développement des techniques récentes de la génomique* et de la protéomique* (encadré 1) ouvrent des perspectives nouvelles dans des approches de type screening à haut débit (puces à ADN, protéome*…) pour la recherche de nouveaux biomarqueurs spécifiques de chaque espèce, dont la signification en termes de stress environnemental sur des organismes est un prochain challenge.
Encadré 1. Exemple de nouveaux outils : la toxicogénomique*
Application pour la surveillance et l’évaluation du risque toxique dans les écosystèmes aquatiques
15Pour répondre aux limites précédentes quant à la pertinence écologique des mesures de biomarqueurs dans l’environnement, les récents projets qui s’appuient sur ces outils pour une évaluation de la qualité d’hydrosystèmes se sont attachés à intégrer tous les niveaux d’organisation biologique dans leur démarche. Pour certains, l’approche est même plurispécifique, afin de tenir compte de la dimension écologique (biodiversité et fonctionnalité), incontournable dans une telle évaluation. La multiplication des informations contribue à développer un faisceau de preuves a priori non redondantes.
Exemple d’utilisation : l’évaluation d’impact chimique
16Afin d’obtenir une évaluation intégrée de l’impact d’effluent sur le milieu récepteur, certains auteurs ont proposé une approche de surveillance de rejets sur la base du suivi de biomarqueurs et d’indicateurs de toxicité, en mettant en œuvre une batterie de mesures biochimiques et physiologiques permettant d’évaluer les performances vitales des organismes. Ainsi, Smolders et al. (2003), considérant le principe d’une altération croissante et séquentielle des capacités d’acclimatation des organismes au stress chimique en fonction de l’intensité et de la durée d’exposition, proposent de fonder l’évaluation du stress toxique en aval d’effluents sur la réponse de mollusques transplantés, à partir de mesures à différents niveaux biologiques, afin d’accroître la pertinence du suivi et obtenir des données informatives d’un risque écologique. Les mesures (biomarqueurs) au niveau infra-individus et individus proposées ont des objectifs multiples : contribuer à rassembler un panel d’informations complémentaires en terme d’impacts chimiques spécifiques (biomarqueurs : MT, EROD, AChE…), d’état de santé de l’individu (viabilité cellulaire, allocation énergétique cellulaire, histopathologie*, indice de condition, balance énergétique, résistance au stress – pour les bivalves : la tolérance à l’anoxie, par exemple), et enfin de danger pour la survie de la population (taux reproducteur, taux de mortalité).
Exemple d’utilisation : le biomonitoring
17La nécessité de développer des stratégies de biomonitoring des milieux effectivement applicables par les gestionnaires conduit également à appliquer des approches raisonnées, avec un souci de ratio coût/efficacité le plus favorable possible.
18En milieu marin, plusieurs auteurs proposent de mettre en œuvre une approche par étape, basée en partie sur des biomarqueurs, pour évaluer la gravité du stress induit par la contamination chimique. Elle repose sur un panel de biomarqueurs mesurés à trois niveaux : moléculaire et cellulaire pour une réponse sensible et rapide ; tissulaire pour une évaluation des dommages aux organes ; sur l’organisme entier, pour une évaluation du potentiel de survie et des performances de reproduction (Viarengo et al., 2007). Une première étape de screening d’un état de stress général des organismes (poissons, mollusques), non spécifique d’un stress chimique, est proposée sur la base de la mesure de la stabilité de la membrane semi-perméable des lysosomes* des cellules hépatiques du poisson ou de l’hépatopancréas des mollusques. À l’issue de cette étape, la mise en œuvre d’un panel élargi de biomarqueurs est proposée pour évaluer l’intensité et poser des hypothèses sur la nature du stress et sur ses conséquences en termes de performance vitale des organismes.
19Toujours en milieu marin, des programmes d’évaluation de la qualité de milieux basés sur des mesures de biomarqueurs (ECOMAN, Galloway et al., 2006) ont tenté de prendre en compte les deux dimensions de cette évaluation : les niveaux biologiques affectés et la diversité spécifique des réponses. Une combinaison de biomarqueurs, dommages au niveau moléculaire, anormalités du développement, perturbations physiologiques, a été mesurée sur plusieurs taxons d’invertébrés, occupant différents niveaux trophiques, et caractérisés par leurs stratégies de nutrition (échinoderme*, urochordé*, annélide*, mollusque, arthropode*).
20Une étude portant sur la mesure de biomarqueurs (moléculaires, cellulaires et physiologiques) sur la moule et le crabe, spécifiques et non spécifiques de contaminants, associée à la construction d’indice de stress, a ainsi permis aux auteurs de proposer une cartographie de qualité des sites basées sur ce panel d’informations biologiques.
Conclusion : des biomarqueurs, pour quoi faire et comment faire ?
21Actuellement, la plupart, voire toutes les études intégrant des biomarqueurs dans un objectif de surveillance ou d’évaluation du risque associent une batterie de biomarqueurs : moléculaire, cellulaire, physiologique. Des biomarqueurs de « stress » au niveau cellulaire non spécifiques d’un type de contamination sont systématiquement intégrés pour caractériser un « état de santé » individuel fragilisé.
22L’utilisation la plus courante des biomarqueurs, en particulier en milieu marin dans le cadre de conventions internationales pour la Méditerranée (MEDPOL*, Convention de Barcelone, www.unepmap.org) ou l’Atlantique (OSPAR), est la surveillance à long terme de l’exposition des organismes à des contaminations biodisponibles, sur organismes autochtones ou sur organismes implantés, voire la recherche de causes de pollution.
23Plus récemment, et toujours en milieu marin, les biomarqueurs sont envisagés comme une contribution efficace à la classification des risques écologiques pour les écosystèmes (approche « poids de l’évidence »), pour justifier d’une situation impactée, en partie par une pression toxique.
24Dans cet objectif des efforts sont faits pour construire des « indicateurs » basés sur une combinaison raisonnée de biomarqueurs, susceptibles d’être ensuite associés à des informations chimiques et écologiques (Dagnino et al., 2008).
25D’une manière générale, et plus particulièrement pour la surveillance des écosystèmes d’eau douce, il faut souligner qu’on ne dispose pas de méthodologies basées sur une stratégie raisonnée pour le choix des biomarqueurs, le choix des espèces, non plus que pour la mise en œuvre d’un échantillonnage adapté aux objectifs : évaluation du risque chimique dans l’écosystème, surveillance à long terme de la qualité écologique d’un milieu, sélection d’options de restauration. Une telle stratégie reste à élaborer pour une utilisation pertinente et efficace des biomarqueurs maintenant disponibles.
Bibliographie
Quelques références clés…
- DAGNINO, A., SFORZINI, S., DONDERO, F., FENOGLIO, S., BONA, E., JENSEN, J., VIARENGO, A., 2008, « Weight-of-Evidence » Approach for the Integration of Environmental « Triad »; Data to Assess Ecological Risk and Biological Vulnerability, Integrated Environmental Assessment and Management, vol. 4, p. 314-326.
- DEPLEDGE, M.H., 1994, The rationale basis for the use of biomarkers as ecotoxicological tools. Non destructive biomarkers in vertebrates, in : FOSSI, M.C., LEONZIO, C., Eds. Lewis Publishers, p. 271-296.
- FORBES, V., PALMQVIST, A., BACH, L., 2006, The use and misuse of biomarkers in ecotoxicology, Environmental Toxicology & Chemistry, vol. 25, p. 272-280.
- GALLOWAY, T.S., 2006, Biomarkers in environmental and human health risk assessment, Marine Pollution Bulletin, vol. 53, p. 606-613.
- GALLOWAY, T.S., BROWN, R., BROWNE, M., DISSANAYAKE, A., LOWE, D., DEPLEDGE, M., JONES, M., 2006, The ECOMAN project: A novel approach to defining sustainable ecosystem function, Marine Pollution Bulletin, vol. 53, p. 186-194.