Notes
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[1]
Le texte de cette ouverture est en partie redevable à un article publié dans le précédent numéro de Sciences du Design et intitulé « Le design, une cosmologie sans monde face à l’Anthropocène ».
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[2]
Le résumé à destination des décideurs est disponible sur report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf. Par ailleurs, en 2019, c’est la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES en anglais) qui a remis son rapport sur la biodiversité, tout aussi alarmant : www.ipbes.net/news/ipbes-global-assessment-summary-policymakers-pdf.
- [3]
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[4]
En témoigne également le rapport publié par l’agence B&L évolutions qui montre les efforts nécessaires pour demeurer en-deçà du seuil de 1,5°C, sans s’appesantir sur la faisabilité de ces mesures qui, par leur ampleur, apparaissent totalement hors de portée. Voir en ligne : http://bl-evolution.com/portfolio/comment-saligner-sur-une-trajectoire-compatible-avec-les-15c/
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[5]
L’intérêt de cette proposition tenant au fait que le numérique constitue un pari, résolument inverse, sur l’avenir. Sur cette question, voir le récent rapport du Shift Project qui en appelle à une « sobriété numérique » mais aussi Pierce (2012). Voir en ligne : https://theshiftproject.org/article/pour-une-sobriete-numerique-rapport-shift/
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[6]
C’est en particulier le cas en France, suite à la publication en 2015 du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.
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[7]
Voir la définition qu’en proposent Alexandre Monnin et Lionel Maurel : https://politiquesdescommuns.cc/glossaire?#communnegatif
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[8]
Le biomimétisme entend s’inspirer des processus du vivant mais cela ne garantit nullement l’usage de matériaux renouvelables ou s’inscrivant dans les grands cycles biogéochimiques, à la différence des technologies vivantes (voir Monnin et al. 2020).
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[9]
Sur toutes ces interrogations, voir en particulier l’introduction au collectif Undesign (Coombs et al. 2018)
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[10]
Environnement que certain auteurs récents (Vanuxem 2018) reconceptualisent en termes de « milieux », retrouvant certaines approches du design également préoccupées par les communs (Petit, 2015).
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[11]
Voir les travaux de S. Fredriksson.
1Le développement durable ou la transition, qu’elle soit énergétique, écologique ou autre, s’inscrivent dans une temporalité marquée par l’horizon du développement (Brightman & Lewis, 2017). En guise de corollaire, un tel temps se conçoit comme susceptible d’accueillir une action efficace, outillée par des objets techniques dont le design assure la conception. Or, dans le contexte du changement climatique, une telle hypothèse ressemble de plus en plus à un pari risqué. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans son dernier rapport [2] indique lui-même qu’il ne resterait que quelques années pour infléchir la trajectoire actuelle et demeurer sous les 1,5°C de réchauffement, synonymes de limite au-delà de laquelle des changements non-linéaires, non-maîtrisables, interviendront inéluctablement. C’est pour aborder de tels changements que deux notions ont été proposées : d’une part, celle d’Anthropocène, qui désigne une nouvelle époque géologique marquée par les conséquences de l’activité industrielle, notion qui a subi un élargissement progressif à la mesure des désordres affectant l’ensemble du système-Terre ; d’autre part, la notion d’effondrement (collapse), en référence aux travaux de Pablo Servigne, Jared Diamond ou Joseph Tainter, dont l’histoire s’inscrit dans le sillage du rapport du Club de Rome de 1972 pour décrire les conséquences du développement, et ce dans tous les domaines. L’article, proposé par Elise Rigot et Jonathan Justin Strayer, revisite cette année charnière du point de vue de l’histoire du design et de l’économie à travers la réévaluation du rapport Meadows et une relecture de Maldonado et Papanek. Sur cette base, il propose l’hypothèse d’un design œuvrant à l’habitabilité du monde impliquant une économie de la ressource et non de la croissance.
2Les deux notions de design et d’Anthropocène qui se trouvent associées avec ce numéro convergent avec celle de « limites planétaires », qu’elles convoquent volontiers bien que son origine soit indépendante (Steffen et al., 2015). Face à cet horizon plus ou moins catastrophique, que faire concrètement si le temps manque ? Maintenir l’effort actuel ? La transition prendra alors 363 ans selon de récentes études [3]. Ralentir ? Paradoxalement, cela aussi requiert du temps, en proportion de l’inertie d’un développement ancré dans des structures juridiques, administratives, économiques ou financières élaborées au cours des derniers siècles. Accélérer ? La transition n’est pas une fin en soi et s’activer en vue de la faire advenir au prix d’une hausse des émissions de gaz à effet de serre au cours des prochaines années irait à l’encontre de l’objectif visant à demeurer sous la limite des 1,5°C. Accélérer, ralentir ou maintenir le statu quo : trois alternatives qui épuisent le spectre des possibles et dont aucune n’apparaît ni souhaitable ni même possible. À partir de ce constat, c’est l’idée même de transition (Irwin, 2015 ; Boehnert & al., 2018 ; Boehnert, 2019) qui entre en crise profonde [4]. D’ailleurs, certaines réflexions issues de l’informatique, largement portées par les ergonomes (HCI), ont d’ores et déjà changé de focale : au-delà de la transition, des chercheurs réfléchissent désormais en termes de collapse informatics (Tomlinson et al., 2008), considérant qu’envisager une transition échouant à advenir ou à tenir ses promesses relève d’une scénarisation dont la probabilité doit être considérée avec sérieux (Tomlinson et al., 2012) [5].
3Aussi avons-nous proposé de faire converger les notions d’Anthropocène et d’effondrement, et de parler d’un « effondrement anthropocénique » (du vivant, du climat, des sociétés, etc.). Cette notion d’effondrement – ou ce qu’elle recoupe – est d’ailleurs devenue un lieu commun médiatique récurrent [6], porteur d’imaginaires et de récits, savants et populaires, peuplés d’objets et de technologies en perdition. Comme on pourra le lire, les corpus bibliographiques multidisciplinaires liés aux problématiques de l’Anthropocène et de l’effondrement ont aussi la vertu de réouvrir ou renouveler la bibliothèque des sciences du design dans un dialogue fécond pour penser ce que peut le design en temps d’effondrement anthropocènique.
4Dans cette configuration spatiale et temporelle inédite et critique, les acteurs du design œuvrent à forger des leviers de puissance d’agir pour les individus et les collectifs en se penchant, notamment, sur les rebuts des choses manufacturées à la décomposition toxique, elle-même génératrice d’un « anti-paysage comme ressource naturelle héritée », selon l’expression choisie par Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard dans leur article. Parmi les composants de cet héritage imposé et imposant, à la façon d’un « commun négatif » [7], la matière plastique attire toutes les attentions et devient le support d’une « manière d’hériter de la civilisation industrielle » au travers des pratiques de collecte, de recyclage et de re-création. Dans, « Le déchet plastique comme témoin matériel de l’Anthropocène : différentes stratégies de design et de création qui s’en emparent », c’est un nouveau rapport aux déchets plastiques et à leur transformation qui est également décrit par Louise Malé-Mole dans les mondes du design, inspiré par des changements et contraintes liés à l’apparition d’une nouvelle ère climatique.
5Au-delà des approches folkloriques, que le genre science-fictionnel post-apocalyptique a défriché depuis un siècle (déjà, Gabriel Tarde ou Camille Flammarion, en leur temps, composèrent chacun des récits de fin du monde alliant fiction, science et politique), ce numéro entend contribuer à penser le rôle du design, de ses productions, de ses processus ou encore de ses modèles au regard des formes de vie possibles sur une planète endommagée (Haraway, 2016 ; Collectif, 2019). L’invitation à « habiter le trouble » peut rappeler pour certains des auteurs du numéro une « inquiétante étrangeté », celle, comme le souligne du point de vue de l’architecture l’article « De l’effondrement du familier en Anthropocène : extrapolation à partir du “nouveau” grand temple d’Abou Simbel », rédigé par Jean-Jacques Jungers : d’habiter un monde rempli de succédanés opère la bascule de l’Anthopocène à l’« anthropo-scène ».
6En plus des contributions qui viennent d’être mentionnées, d’autres articles dans ce numéro ouvrent des questionnements que l’on peut rassembler en quatre axes.
1 – Design, quelles relations au monde et au futur ?
7Selon le designer australien Tony Fry (2008), l’essence du design ne saurait être capturée par la profession de designer. Elle tient en effet, selon lui, à la capacité collective de « futurer », autrement dit de subsister dans un monde qui demeure habitable. Il s’agit ainsi d’une activité qu’aucune intentionnalité ne pilote, collective et non individuelle, s’inscrivant dans un temps long, à mille lieues de toute idée de signature. Selon cette caractérisation, le design équivaut à l’instauration d’une certaine relation au monde. Or, suivant Fry, cette relation, à l’heure actuelle, n’engendre plus la « futuration » mais plutôt son envers, la « défuturation ». Les professionnels du design sont également concernés, leur contribution directe aux dégradations constatées fût-elle marginale. En effet, leur activité demeure bel et bien encastrée dans un processus productif et économique foncièrement défuturant (ce qui n’est pas sans rappeler les alertes lancées par Victor Papanek dès 1971). Plusieurs questions se posent alors : s’il convient de modifier rien de moins que « notre » rapport au monde dans le contexte de l’Anthropocène, quelle place accorder aux designers ? De quelles marges disposent-ils de par leur inscription dans le marché, leur dépendance à des commanditaires, etc. ? L’ambition même de « piloter » notre relation au monde n’est-elle pas tout simplement contradictoire (le pilotage imposant déjà une relationnalité, à rebours du souhait exprimé) ? Comment sortir d’un tel paradoxe ? C’est à cette problématique que s’attache l’article « Le designer de l’Anthropocène : vers une éthique de l’habitabilité élargie » de Fabienne Denoual, dans lequel elle questionne l’existence d’un design de l’Anthropocène qui entend favoriser une pratique du projet sous contraintes et bâtir une éthique de l’habitabilité adaptée au nouveau régime bio-géo-chimique de la terre.
8L’injonction paradoxale de concilier transitions numérique et écologique traverse également les acteurs du design numérique, secteur associé à l’imaginaire technologique de l’innovation sans fin. Toujours plus high dans leur ampleur sociale et économique, les techniques du numérique sont également toujours plus impactantes au plan environnemental. En contrepoint de la high tech est souvent avancée la notion de low tech, notion que critiquent les auteurs de l’article « Du low-tech numérique aux numériques situés », Nicolas Nova et Gauthier Roussilhe, en documentant diverses expérimentations (jeu vidéo, sites web bas carbone, machines recyclées, médias dits zombies…). Afin de dépasser les écueils et apories de cette sobriété numérique mal-définie et au fond polysémique, les auteurs proposent de s’en tenir désormais à la notion de « numériques situés ».
2 – Ouvrir de nouveaux mondes ? Réparer le monde ?
9Dans un ouvrage récent, Bruno Latour (2017) opère une distinction entre « systèmes de production » et « systèmes d’engendrement » afin de soutenir l’opposition qui structure son propos entre le Globe et la Terre. En valorisant les systèmes d’engendrement, il retrouve à sa manière l’idée de worldmaking mise en avant par plusieurs travaux récents qui accordent une capacité à fabriquer des mondes habitables aux non-humains (une notion pas si éloignée de la conception du design défendue par Fry) : qu’il s’agisse par exemple des champignons (Tsing, 2015) ou des plantes (Coccia, 2016). Le design proprement dit s’inspire également de cette idée de worldmaking à travers le biomimétisme par exemple ou, mieux encore, le concept de « technologie vivante » proposée par le physicien José Halloy [8]. En revanche, ce principe, qui fait écho à l’idée d’un système d’engendrement, peut-il être réinséré dans le système de production actuelle sans contradictions ?
10Outre ses modalités concrètes, on peut également interroger la finalité du worldmaking dans le champ du design. Celui-ci se définit parfois comme une discipline visant à « ouvrir de nouveaux mondes » (Spinosa et al., 1999 ; Willis, 2016). Il est également de plus en plus mobilisé comme support pour « réparer le monde » (Gauthier et al., 2015) existant, comme en témoigne le développement du mouvement maker (Gershenfeld, 2005) inspiré dès l’origine par une logique d’innovation circulaire émanant des pays du Sud (jugaad, upcycling). Il y a donc tout lieu de questionner à la fois les moyens mobilisés et la légitimité de ces démarches. « L’éco-design ou l’épreuve de l’invisible écologique », rédigé par Vincent Beaubois et François-Xavier Ferrari s’intéresse ainsi à cette pratique méthodologique de l’éco-conception qui consiste à évaluer les impacts environnementaux d’un produit ou d’un service à partir d’une analyse systémique en termes de cycle de vie ainsi qu’aux rapports au monde que façonne le design à l’heure des « hyperobjets » (Morton 2013) en rendant notamment sensible « l’invisible écologique ».
11La gestion et la théorie des organisations, qui se positionnent au cœur du système de production, accordent à l’innovation le soin de multiplier les mondes et/ou de les réparer suivant précisément le prisme des organisations. D’où, par exemple, la mission reconnue à l’innovation, censée « forcer le possible » pour permettre aux organisations de subsister dans leur environnement selon Armand Hatchuel. En creux, la question posée n’est autre que celle du monde ainsi visé (« l’environnement » des organisations) par le design ou la gestion. Ressemble-t-il plus à la Terre ou au Globe ? Ces disciplines performent-elles des mondes consistants (Montebello, 2015) ou, à l’inverse, ne sont-elles pas structurellement privées de monde véritable, autrement dit, foncièrement acosmiques ? Auquel cas, l’un des rôles à assumer par les designers pourrait, paradoxalement, s’apparenter à limiter la sphère du design [9], à l’instar de Cameron Tonkinwise évoquant un « design dé-progressiste » (Tonkinwise 2018), inspiré de pratiques et modes de relation au monde les plus soutenables issus du passé (ce qui suppose d’opérer un inventaire et un tri, car il n’est nullement question d’un simple retour en arrière). Pareille approche suppose également de reconfigurer ces sources antérieures pour les intégrer dans un présent déjà tramé par plusieurs temporalités et des horizons souvent contradictoires entre innovation tous azimuts et affleurement de la catastrophe. Sans oublier que les « passés » en question sont demeurés actifs, essentiellement hors du champs du design. Tout l’enjeu, pour ce dernier, en attirant l’attention sur ces survivances, est d’éviter d’adopter consciemment ou inconsciemment une posture résolument colonialiste : à l’extérieur, dans d’autres pays, mais aussi à intérieur, dans les campagnes ou auprès des populations qui n’ont jamais cessé de vivre dans une certaine frugalité.
12C’est à ce délicat exercice que s’exerce, sur les terrains de vie de l’Amérique latine continent marqués par l’extractivisme et l’expropriation, une expérience d’agriculture urbaine et de design autonome au sein d’un ensemble de favelas situé à Rio de Janeiro visant à réparer et à faire ressurgir les liens socioculturels de la communauté de Penha. Cette expérience est analysée dans l’article « Effondrements et résurgences dans une expérience d’agriculture urbaine et de design collaboratif à Rio de Janeiro » de Barbara Szaniecki, Pedro Biz et Diego dos Santos Costa.
3 – Design, quels signes pour la fin d’un monde ?
13Enfin, d’autres formes de design ont également toute leur place dans cette réflexion. C’est le cas du design graphique. Songeons aux travaux pionniers d’Otto Neurath et de l’Institut Isotype, en particulier l’ouvrage Modern Man in the Making (Neurath, 1939). Écrit et composé juste avant la grande accélération de l’après-guerre, il détaille, au moyen du langage graphique élaboré par Neurath et Gerd Arntz, le processus de modernisation alors en cours entre les deux guerres mondiales ; autrement dit, on le comprend aujourd’hui, le mouvement-même ayant conduit à l’Anthropocène. Aussi, comment ne pas songer à l’urgente nécessité de composer son équivalent contemporain, qui pourrait s’intituler Modern man in the unmaking ?
14Un récent ouvrage, Terra Forma (Collectif 2019), invite à l’exploration d’une Terre que l’on croyait - à tort - connaître grâce à l’esquisse graphique d’un nouvel imaginaire géographique, ce qui rejoint certaines préoccupations décoloniales au sein de la discipline du design (Kalantidou & Fry 2014). Il s’agit désormais de faire cohabiter à la fois l’exploration d’une nouvelle Terre, en plein trouble, et le fait d’hériter des infrastructures du monde moderne : deux inconnues qui requièrent l’éclairage conjoint de démarches d’enquête, de plus en plus prisées des designers, et de leur documentation.
15Parmi la panoplie méthodologique de l’enquête par le design et sur ses desseins en temps d’effondrement anthropocénique, le renouvellement des cartographies, de leurs symboles et de leurs échelles au sujet des expérimentations non-conventionnelles en agriculture est défendu par le collectif Bureau d’études animé par Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, dans l’article intitulé « Problèmes de design graphique appliqués au design agricole dans la transition ». En effet, rendre compte de la singularité d’une ferme comme « micro-système résilient » faisant face à des incertitudes et des aléas spécifiques, suppose des expérimentations graphiques plus à même de rendre compte du monde et de l’action concrète des agriculteurs. Plus radicalement, il s’agit alors de faire le design des mondes que ces pratiques de ferme, répondant d’ontologies-non naturalistes, esquissent. Ce « design de mondes » par l’enquête et le dessin, tel qu’il est décrit dans cet article, est empreint du tournant « ontologico-cosmologique » porté pour l’essentiel par des anthropologues (Escobar, 2018).
16En resituant ces enjeux au cœur de l’Anthropocène, l’instauration d’autres rapports au monde place le design, ses acteurs et ses procédures, au centre d’un nouveau chantier parfois qualifié de « design des instances ». On peut ainsi remarquer que l’édification de la Pachamama, la figure de la Terre-Mère (Landivar & Ramillien 2015), nouvelle divinité inscrite dans les constitutions équatoriennes et boliviennes afin d’instaurer un autre rapport à (ce qui n’est plus) l’environnement [10], a ainsi été accomplie au terme d’un processus impliquant une diversité d’acteurs où n’apparaissent nullement les designers (de métier).
4 – Vers un design de nouvelles instances ?
17Compte-tenu de ces exemples et d’autres que l’on pourrait encore citer, quelle place accorder aux designers ? Soutien à des communautés en lutte ? Adaptation de ces enjeux à d’autres contextes où le design constitue déjà un levier (et lequel dans ce cas) ? Source d’inspiration pour penser la relation au monde au-delà des concepts (à dominante gestionnaire) d’organisation ou de ressource (Schmeer 2019) ? C’est sur un autre chantier que se referme l’introduction à ce numéro, celui d’un design des instances [11] démocratiques de représentation, vecteur de nouveaux rapports à ce qui nous reste en commun. Les communs justement, ces biens en propriété et/ou usage collectifs, tels que les ressources naturelles ou les logiciels libres, se prêtent à une telle démarche en vertu de l’articulation (trop ?) classique qu’ils opèrent entre communautés, ressources et procédures démocratiques. La gestion d’une ressource par une communauté selon des règles de gouvernances partagées semble donc propice à l’intervention du design, ici entendu comme un ensemble de procédés ou de méthodes, par-delà la production ou l’idéation. Le « design plus-qu’humain » s’invite également au cœur de la praxis instituante du design des instances pour accueillir les non-humains selon de nouvelles modalités conceptuelles et pratiques, rompant avec la logique extractiviste immanente au concept de ressource. Comment designer ces nouvelles instances sans projeter sur le monde un point de vue centré sur l’humain (et, de ce fait, parfaitement inhumain car obérant d’autres modes de relationnalité) ? Les designers sauront-ils contribuer, très prosaïquement, à ces démarches ? Pauline Gourlet, dans son article intitulé « Vers une approche développementale du design », tente de répondre à cette question cruciale en examinant plusieurs approches du design, leurs forces et leurs faiblesses, avant d’avancer des pistes destinées à esquisser un « design développemental », aux prises avec l’activité en situation, sis dans le présent, au-delà des projections standardisées auxquelles aboutissent trop souvent les méthodologies tout-terrain. Elle retrouve, en suivant ce cheminement, la pensée d’Elinor Ostrom. Pour la prix Nobel d’économie, le design des communs est en effet le fruit de relations à explorer, d’essais et d’erreurs, et non d’une intentionnalité souveraine.
18A suivre, donc…
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Notes
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[1]
Le texte de cette ouverture est en partie redevable à un article publié dans le précédent numéro de Sciences du Design et intitulé « Le design, une cosmologie sans monde face à l’Anthropocène ».
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[2]
Le résumé à destination des décideurs est disponible sur report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf. Par ailleurs, en 2019, c’est la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES en anglais) qui a remis son rapport sur la biodiversité, tout aussi alarmant : www.ipbes.net/news/ipbes-global-assessment-summary-policymakers-pdf.
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[4]
En témoigne également le rapport publié par l’agence B&L évolutions qui montre les efforts nécessaires pour demeurer en-deçà du seuil de 1,5°C, sans s’appesantir sur la faisabilité de ces mesures qui, par leur ampleur, apparaissent totalement hors de portée. Voir en ligne : http://bl-evolution.com/portfolio/comment-saligner-sur-une-trajectoire-compatible-avec-les-15c/
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[5]
L’intérêt de cette proposition tenant au fait que le numérique constitue un pari, résolument inverse, sur l’avenir. Sur cette question, voir le récent rapport du Shift Project qui en appelle à une « sobriété numérique » mais aussi Pierce (2012). Voir en ligne : https://theshiftproject.org/article/pour-une-sobriete-numerique-rapport-shift/
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[6]
C’est en particulier le cas en France, suite à la publication en 2015 du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.
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[7]
Voir la définition qu’en proposent Alexandre Monnin et Lionel Maurel : https://politiquesdescommuns.cc/glossaire?#communnegatif
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[8]
Le biomimétisme entend s’inspirer des processus du vivant mais cela ne garantit nullement l’usage de matériaux renouvelables ou s’inscrivant dans les grands cycles biogéochimiques, à la différence des technologies vivantes (voir Monnin et al. 2020).
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[9]
Sur toutes ces interrogations, voir en particulier l’introduction au collectif Undesign (Coombs et al. 2018)
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[10]
Environnement que certain auteurs récents (Vanuxem 2018) reconceptualisent en termes de « milieux », retrouvant certaines approches du design également préoccupées par les communs (Petit, 2015).
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Voir les travaux de S. Fredriksson.