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Article de revue

Un théâtre sans divan : l'inconscient de la scène. Freud et la révolution théâtrale

Pages 128 à 138

Notes

  • [1]
    Voir hors-texte, I.
  • [2]
    Zerreißprobe (1970), film 16 mm, réalisé par Werner Schulz, d’après l’action fameuse de Munich (Haus der Kunst, 19 juin 1970).
  • [3]
    G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, Paris (1967), Éd. de Minuit, 1996, p. 105-115.
  • [4]
    J. Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (1962), trad. fr. G. Lane, Paris, Points/Essais, 1991, 1re conférence, p. 37-45.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    G. Brus, Journal de jeunesse, par A. et F. Meifert, « Günter Brus : je suis, donc j’essaie de me faire », dans C. Grenier (sous la direction de), Günter Brus. Limite du visible, Paris, centre Pompidou, 1993. Voir nos commentaires dans R. Michel, La peinture comme crime ou la part maudite de la modernité, Paris, rmn, 2001, p. 286.
  • [7]
    G. Brus, « Brevet de merde » (1969), dans C. Grenier, op. cit., note 9.
  • [8]
    Voir notre exégèse : R. Michel, « Je suis une femme. Trois essais sur la parodie de la sexualité » dans Valie Export, catalogue de l’exposition du Jeu de Paume, Paris, 2003, p. 35-50.
  • [9]
    Cf. W. Reich, La psychologie de masse du fascisme (1933), Paris, Payot, trad. fr. P. Kamnitzer, 1998, p. 53-84.
  • [10]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 (1980), Paris, Éd. de Minuit, 1997, p. 196-202.
  • [11]
    G. Bataille, Les larmes d’Éros (1961), Paris, 10/18, 2004, p. 120-122. Sur le Lingchi, voir notre analyse, R. Michel, « Chen Chieh-Jen ou le supplice de l’histoire », dans L’œil-écran ou la Nouvelle Image. 100 vidéos pour repenser le monde, Luxembourg, 2007, p. 304-323.
  • [12]
    G. Deleuze, « Contrôle et devenir », dans Pourparlers (1990), Paris, Éd. de Minuit, 1997, p. 236-239.
  • [13]
    Voir hors-texte, II.
  • [14]
    Pour Jerzy Grotowski, cf. http://rokgrotowskiego.pl/index (Fondation Grotowski) ; Zbigniew Osinski, Grotowski i jego Laboratorium, Warszawa 1980 / Grotowski and his Laboratory, trad. angl. L. Vallee, R. Findlay, New York, 1986.
  • [15]
    J. Grotowski, Vers un théâtre pauvre (1965), trad. fr. Cl. B. Levenson, Paris, L’Âge d’Homme, 2006, p. 13-23.
  • [16]
    G. Debord, « VIII. La négation et la consommation de la culture », dans La société du spectacle (1967), Paris, Folio/Gallimard, 1996, p. 180-211 et p. 77-200.
  • [17]
    C. Stanislavski, La formation de l’acteur (1938), trad. fr. E. Janvier (1984), chap. III-VI, Paris, Payot, 2003, p. 51-136.
  • [18]
    J. Grotowski, « Le théâtre et le rite », Dialog, n° 8, 1969.
  • [19]
    J. Grotowski, Teksty z lat 1965-1969, Wroclaw, III wydanie : 1999, p. 8.
  • [20]
    F. Kafka, « Un champion de jeûne » (1924), dans La colonie pénitentiaire et autres récits, trad. fr. A. Vialatte (1948), Paris, Folio/Gallimard, 1968, p. 71-86.
  • [21]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 10-37 (partic. p. 32 et suiv.).
  • [22]
    J. Derrida, « The purveyor of truth », Yale French Studies, 52, 1975, p. 31-113.
  • [23]
    S. Freud, « Personnages psychopathiques à la scène » (1905 ou 1906), trad. fr. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rouzy, dans Résultats, idées, problèmes, I (1890-1920), (1984), Paris, puf, 1998, p. 123-129.
  • [24]
    J.-M. Vivès, « Le théâtre psychopathologique et la scène de la psychanalyse » (2008), http://www.insistance.org:news:134:7, p. 1-2.
  • [25]
    J. Lacan, « L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de Sophocle », dans Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 285-332.
  • [26]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, cité par Jean Florence, « Scènes pour la psychanalyse. Ce que l’analyse doit au théâtre » (Cliniques méditerranéennes, 2009), http://www.cairn.info:article, p. 7.
  • [27]
    Voir hors-texte, III.
  • [28]
    T. Kantor, Umara Klasa (La classe morte), 1975, filmé pour la télévision par Andrzej Wadja, 1977.
  • [29]
    D. Bablet, Tadeusz Kantor, Les voies de la création théâtrale, vol. XI, Paris, cnrs Éditions, 1983, p. 29-34.
  • [30]
    « La partition scénique de La classe morte », dans ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 80 à 83.
  • [32]
    Ibid. (extraits du carnet du metteur en scène).
  • [33]
    « Les personnages de La classe morte », dans ibid., p. 73-74.
  • [34]
    Ibid., p. 89.
  • [35]
    T. Kantor, Le théâtre de la mort, textes établis par D. Bablet, Paris, L’Âge d’Homme, 2004, p. 59-65.
  • [36]
    G. Craig, On the Art of Theatre, London, 1911, dans ibid., p. 59.
  • [37]
    J. Lacan, « Du regard comme objet petit a », dans Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 79-135.
  • [38]
    G. Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran », dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Éd. de Minuit, 2003, p. 263-271.
  • [39]
    Voir hors-texte, IV.
  • [40]
    S. Freud, « Charcot » (1893), dans Résultats, idées, problèmes, op. cit., p. 61-73.
  • [41]
    Voir hors-texte, IV.
  • [42]
    S. Kane, 4.48 Psychosis (2000), trad. fr. Évelyne Pieller, Paris, Arche Éditeur, 2001, p. 52-55.
  • [43]
    Sur la mise en scène de Jarzyna, « Test dla teatru », Gazeta Wyborcza, 25 février 2002 ; sur la version londonienne au Barbican Center, Lyn Gardner, The Guardian, March 26, 2010 et Sarah Hemmings, Financial Times, même date.
  • [44]
    M. Mokrzycka-Pokora, Grzegorz Jarzyna, http://www.culture.pl, février 2004.
  • [45]
    P. Gruszczynski, « Cérémonies », Alternatives théâtrales 81, 2004, p. 32-35.
  • [46]
    « Trois entretiens avec Grzegorz Jarzyna », ibid., p. 36-40.
  • [47]
    Sur le théâtre populaire, voir R. Barthes, « Pour une définition du théâtre populaire » (1954), dans Écrits sur le théâtre, éd. établie par J.-L. Rivière, Paris, Le Seuil, Points/Essais, 2002, p. 99-101.
  • [48]
    S. Mallarmé, « Brise Marine » (1887), dans Œuvres complètes, éd. établie par H. Mondor et G.-Jean Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 38.
  • [49]
    S. Kane, op. cit., p. 9.
  • [50]
    G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 371.
  • [51]
    A. Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Le théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard, 1964, p. 199-201.
  • [52]
    Ibid., « Le théâtre de Séraphin », p. 219.
  • [53]
    Ibid., « Le théâtre et la peste », p. 42-45.
  • [54]
    K. Lupa, Didaskalia, n° 18, 1997.
  • [55]
    S. Kane, op. cit., p. 54.
  • [56]
    « Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit/Et l’avare silence et la massive nuit ». S. Mallarmé, « Toast funèbre à Théophile Gautier » (1873), dans S. Mallarmé, op. cit., p. 55 (note p. 1470-1472).

Brus ou le corps sans organes

1Munich, 1970, Haus der Kunst[1] (19 juin). Zerreißprobe : test de rupture. Ce titre est un programme. Brus rompt avec tout ce qui fait l’art d’Occident, la vieille peinture, le beau idéal, le corps glorieux, et tutti quanti. C’est l’action la plus radicale de Brus, dont le film de Schulz restitue le détail en son direct [2]. Descente publique aux enfers du sadomasochisme où l’artiste jouerait tous les rôles, victime et bourreau ? C’est ce qu’allèguent les censeurs de l’actionnisme, qui ne voient là que de la perversion, pas de l’art. On sait pourtant, depuis Deleuze (au moins), que le couple freudien de Sade et de Masoch ne fonctionne pas : les deux ne font pas la paire [3]. Mais il n’empêche. La violence de l’action est si extrême qu’on n’a encore rien vu de tel. Dans une symphonie rauque de cris et de râles, de toux et de grognements, Brus met en scène le protocole insoutenable de sa propre mutilation. À coups de ciseaux, de rasoir, de cordes et de fouet. Il boit sa propre urine. Se déchire le haut du crâne. S’attache au radiateur. Se taillade les cuisses. Urine sur ses plaies. Se vautre enfin dans la fange. Au paroxysme de la convulsion. La torture de soi est l’ultime dramaturgie du corps pictural : corps triste de l’Occident chrétien, qui se liquéfie sous nos yeux, dans un maelström d’humeurs, où culmine l’agonie du sujet classique : larmes, urine, sang, sueur. Testament de l’actionnisme ? C’est la dernière action de Brus. Et la plus mémorable : la performance la plus saisissante dans l’histoire du genre…

2Brus : « Le langage s’est perdu. Tu le trouves encore dans les gargouillements et les crachements, dans le cri et le hoquet – le langage était le banc d’essai de l’art – mais l’art et le langage sont morts en même temps, ainsi que tout le reste [4]. » L’artiste ne dit rien, dans Zerreißprobe : rien qui vaille. Il est bruyant. Mais taciturne. Brus sait bien que le langage occidental est piégé par l’idéalisme. C’est le moment même où la philosophie analytique promeut, avec Austin, sa conception douteuse d’un idiome parfait – d’un monde performatif où le discours est action (le speech act[5]). Il ne s’agit pourtant que d’une imposture. Brus exalte au contraire, en guise de résistance, l’infra-langage du sub-signifiant : langage du corps où sévissent à la fois la violence brute du monde organique et l’expression pulsionnelle de l’énergie libidinale. Retour au borborygme. L’homme occidental est un homme sémantique, c’est-à-dire saturé par la signification, qui vaut inhibition. Le sens est toujours un sens interdit. Pour se soustraire à ce contrôle rationnel du langage articulé, qui est à vocation répressive, le seul moyen consiste à retrouver, comme ici, la fausse innocence du son primitif : la rébellion massive d’une phonétique animale, où le corps n’est pas refoulé par la censure puritaine de la raison linguistique. À défaut, mieux vaut se taire. Il importe peu. Car le monde, écrit Brus dans un journal de jeunesse, est déjà muet[6]. D’être mort…

3Brus : « Libérez-vous de la panique génitale [7] ! » Genital Panik : c’est le titre d’une performance légendaire de Valie Export, femme-artiste (et postactionniste) qui s’introduit dans un cinéma porno, vêtue comme une guerillera du féminisme : cheveux en cascade et kalachnikov dans les mains [8]. Son jean est ouvert à hauteur du sexe. Valie exhibe ce qu’on cache d’ordinaire : ce sexe, dit Irigaray, qui n’en est pas un. Syndrome de Méduse. Valie donne sa version féministe de l’actionnisme viennois, qui est agressivement du genre mâle. Mais tous ont en commun la même référence : tous se réclament de la psychanalyse. Ce n’est pourtant pas Freud qu’invoquent les actionnistes, c’est Reich [9]. Leur bréviaire est son maître livre sur La psychologie de masse du fascisme, qui date de 1933. Tous en déclinent à satiété les thèses majeures dans leurs écrits divers, Brus en tête : répression sexuelle, famille autoritaire, idéologie du chef (Führer-ideologie). Telle est la nouvelle équation du vieil Occident, d’où naît ce que Reich appelle le « petit homme ». En chemise brune. Reich fut, comme on sait, le gourou posthume de Mai 68, qui pense Freud avec Marx (et réciproquement). La révolution sexuelle ne va pas, chez lui, sans la révolution tout court. Reich, qui est communiste, convoque la classe ouvrière dans le cabinet de l’analyste. Et s’il se brouille avec Freud, dont il fut l’assistant favori, c’est qu’il récuse la pulsion de mort qui lui semble un naufrage métaphysique. Il lui oppose, dès 1927, la fonction de l’orgasme, qui rend la libido freudienne à sa nature sexuelle : à son principe génital. L’orgasme suppose un organe, voire un organisme. C’est ainsi que le corps s’introduit par la bande (si j’ose dire) sur la scène abstraite de la théorie freudienne. Et que Deleuze et Guattari font de Reich leur prophète, anticapitaliste et antiœdipien (ce qui, chez eux, revient au même).

4Brus a le corps douloureux, c’est-à-dire humoral. Son désir de transgression n’a rien de jubilatoire. Il ne passe aucunement par l’apologie massive du plaisir sexuel, qui n’est qu’une atteinte bénigne à la norme sociale. Mais par l’insistance provocatrice sur l’animalité du corps, violemment refoulée par un puritanisme tenace. Cette inflexion physiologique, où prime l’humeur corporelle, n’est pas seulement une manière efficace de subvertir le vieil angélisme de l’Occident. Elle réintroduit dans ce discours libératoire la dimension mortifère de l’entité corporelle. Le corps est un organisme. En liquéfaction. Brus jette ces tabous séculaires à la face grimaçante de l’ordre bourgeois, bardé d’appareils étatiques, police, justice, armée. L’État est partout : dans chacun de mes organes. Il n’y a qu’une issue : les supprimer. Brus n’a pas encore lu Deleuze et Guattari – Mille plateaux ne date que de 1980. Mais il se fait un corps sans organes[10] sur le théâtre reichien de la libération sexuelle. Un corps sans sexe (qu’il châtre symboliquement). Sans tête (qu’il saigne abondamment). Sans bras ni pieds ni cuisses (qu’il taillade et ligature inlassablement). Un corps qui n’est plus, à la fin de l’action, qu’un bloc de chair à l’abattoir. Et qui se vautre dans son propre sang. Voici donc la variante autrichienne du supplice chinois, cher à Bataille (le fameux Lingchi – ou l’extase dans l’horreur [11]). Mais c’est l’artiste qui s’écartèle. Plus d’organes, plus d’État ? Faudrait voir. Mais Brus pratique jusqu’au bout – jusqu’au dernier bout (de chair) – l’art de la résistance[12]

Grotowski et l’action physique

5Wroclaw, 1965. Ryszard Cieslak joue le Prince Constant[13] de Calderon dans la mise en scène de Grotowski. La qualité des images est douteuse : elles ont vieilli. Mais leur rareté ne fait pas de doute : elle est insigne. Il s’agit d’un des spectacles les plus mythiques de l’après-guerre, qui fut la matrice conceptuelle du théâtre pauvre. Ni décors ni costumes, ni lumière ni accessoires, ni maquillage ni machinerie. Cieslak est nu, ou presque : il ne porte qu’un linge autour des reins, qui est son dernier patrimoine. Ecce homo : c’est un Christ en puissance, qui n’est pas loin du Brus de Zerreißprobe. Cette nudité vaut symbole. Grotowski met à la poubelle tous les oripeaux du théâtre classique : théâtre de la représentation, qui prétend reproduire le monde en singeant le réel [14]. Le texte n’est même pas celui de Calderon, mais une adaptation de Juliusz Slowacki : une version polonaise qui mue la pièce en manifeste. C’est l’année même où le Théâtre Laboratoire s’installe à Wroclaw (Breslau), ville universitaire, ville culturelle. Grotowski devient visible en Pologne. Et bientôt célèbre en Europe. Le Prince Constant vient même à Paris (Théâtre des Nations) défrayer la chronique. On a comparé le choc à celui des ballets russes. Grotowski/Diaghilev, même combat ? Pas si sûr…

6Grotowski est un actionniste à sa manière. Il répudie le théâtre. Et ne garde que l’action. Entendez l’acteur : le corps, la voix, le geste. C’est l’acteur, et l’acteur seul, qui fait le spectacle [15]. Ce dernier vocable est d’ailleurs proscrit. Debord publie La société du spectacle au beau milieu des années grotowskiennes (1967) [16]. Et l’on parlera désormais de performance ou d’événement. Grotowski lui-même exhume à son profit l’un des concepts originaires du théâtre moderne : l’action physique. Retour à Stanislavski. La formation de l’acteur (1938) décrit dans le détail les exercices méthodiques dûment recommandés par le maître russe à ses comédiens, notamment lyriques [17]. Action physique, action pédagogique, c’est la même chose dans le système stanislavskien de la raison théâtrale, où l’acteur est toujours en quête de personnage, et le personnage en quête d’auteur. Grotowski n’est pas moins fameux pour ses exercices plastiques : l’abécédaire de l’acteur, qui se change en athlète. Et l’acteur, c’est l’action. Grotowski dit même l’action totale[18]. Sans personnage et (presque) sans auteur, ces fantômes scéniques à la tutelle parasite. Il n’y a plus de théâtre. Il n’y a plus que… du corps [19].

7Scène de mise à mort. Le Prince Constant, c’est l’Infant du Portugal, dit l’Infant Saint (don Fernando), fait prisonnier de l’Islam, au Maroc, après le désastre de Tanger (1438). Ses geôliers en font un martyr, à force de mauvais traitements, car il s’oppose, héroïque, à sa propre libération, qui requiert l’abandon de Ceuta, ville chrétienne. Cieslak a le physique du rôle, mi-ascète, mi-prophète. Et le corps émacié du champion de jeûne qu’évoquait Kafka, qui traduit au mieux la convulsion lente d’une proche agonie [20]. La ronde infernale des bourreaux est comme la métaphore de ses chaînes. On les voit du reste mimer le vent du large quand il chute de son grabat, cadavre en puissance, pour moquer sans doute son unique liberté, qui est la mort. Le théâtre est ici dans le rite mortuaire – la funèbre pantomime – où ce qui compte n’est pas le sens (la symbolique) mais l’affect (l’atmosphère). On n’en juge que par les plans trop rares de l’assistance : un travelling nous montre les visages graves des spectateurs. Flux et intensités, diraient Deleuze et Guattari [21]. Grotowski parlait sur le tard, dans ses cours au Collège de France (1997) juste avant sa mort, de l’action organique. Repentir ? C’est à voir. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il invente ici le… théâtre sans organes.

8Fût-il vocal. Certes, le prince n’est pas aphone. Mais atone. Grotowski ne supprime pas la voix. Mais il la neutralise. Aussi parlera-t-on de solitanie, ce mélange de soliloque et de litanie, pour qualifier le monologue du prince. On croirait ouïr un prêtre à la messe dans la très catholique Pologne. Les mots s’entendent. Mais ils ne s’écoutent pas. Et ne signifient rien. C’est ce que Grotowski nomme la somati-sation du langage. Et ce débit monocorde, qui tient de la complainte et de l’homélie, sied moins au texte qu’au contexte : funérailles… anthumes d’un mort vivant. Grotowski lui inflige du reste une castration symbolique dont Calderon lui-même se fût étonné. Phallos et logos vont de pair, comme on sait, dans le phallogocentrisme (disait Derrida) du vieil Occident [22]. Et pour couronner le tout (la couronne du martyre), Grotowski finit par exorciser le prince lui-même, c’est-à-dire son personnage, et jusqu’à son ombre, ou son reflet : son concept. Il s’appuie, dans sa direction de Cieslak – son double, son frère, son jumeau –, sur un long travail d’anamnèse : un souvenir amoureux de l’acteur adolescent qui lui sert à combattre le spleen du prisonnier requis par le texte. C’est le drame baroque revu par le gai savoir (gaie mémoire) : rhétorique incendiaire de l’antiphrase qui ne laisse après elle que des cendres…

9Freud écrit, vers 1906, un article sur le théâtre, dont la publication fut posthume : « Personnages psychopathiques à la scène [23] ». Auf der Bühne : vous avez bien lu. Freud y traite, par exception, non du texte mais de la scène. Il analyse le phénomène théâtral, et pas seulement le texte littéraire. C’est donc un écrit séminal qui est trop peu commenté. On ne peut le résumer ici sans trahir son propos, qui est complexe. Mais il est une thèse qu’il faut mettre en exergue de cette méditation vespérale. Le drame, écrit Freud, a pour thème « toutes les sortes de souffrances », sauf une : la souffrance corporelle. C’est, dit-il, que le sentiment de la maladie annule la jouissance du spectateur. En bref, le drame est psychique, et non physique : affaire de l’esprit, non du corps. Il est même psychopathe, c’est-à-dire névrosé, dans le cas d’Hamlet, où Freud voit le premier des drames modernes. Mais jamais physiopathe : ni cachexique ni cacochyme. Il ne tolère pas le corps qui souffre. Mais tolère-t-il le corps lui-même ? Ce n’est pas sûr. Freud ne parle pas de l’acteur. Il n’est pas le seul. Rares sont les analystes qui ont osé le faire, comme Otto Fenichel. Mais il n’empêche : ce théâtre ne connaît pas les acteurs. Il ne connaît que les personnages : héros, voire anti-héros. Peu importe. Ce qui compte est ce qu’ils disent, ou ce qu’ils font. Mais pas ce qu’ils sont. Car ils n’ont pas d’existence autonome. Ce sont des créatures de papier : le verbe ici n’est jamais chair. Le théâtre, chez Freud, est incorporel. On dira même qu’il est… immatériel. Ni décor ni accessoire. La scène freudienne ignore la scénographie. C’est un plateau vide : une machine abstraite à produire du fantasme. Ou des fantômes…

10Freud est pourtant un théâtreux passionné, qui fréquente les salles de Vienne dans sa jeunesse, et les textes du répertoire, dans sa maturité [24]. Lacan de même est un lecteur inspiré des grands classiques, de Sophocle (Antigone) [25] à Shakespeare (Hamlet). Mais il interrompt sa lecture d’Hamlet, dans le séminaire inédit sur Le désir et son interprétation (1958-1959), pour s’interroger sur sa propre exégèse avec une rare lucidité : « J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, c’est ce qu’on découvre du moins, à entendre le rayonnement de ce que j’articule ici, à une certaine distance [26]. » Mais quand il reconnaît que l’acteur n’est pas une marionnette, il est déjà trop tard. En atteste Kantor, qui ne songe plus qu’à s’en débarrasser. Car c’est la marionnette qui nous importe à présent…

11Quelque chose se noue, dans les années soixante (et post), qu’on appelle, faute de mieux, la « révolution théâtrale ». On dira, pour simplifier beaucoup, qu’elle joue le corps contre le texte. Au point de tout emporter sur son passage : théâtre total – théâtre existentiel – qui s’affranchit de la théâtralité. Retour aux origines ? C’est Meyer-hold qui ressuscite… Il convient d’évoquer ici quatre expériences théâtrales (anti-théâtrales) qui paraissent exemplaires de cette métamorphose : quatre façons d’interroger à rebours le théâtre freudien de l’analyse que régit encore, pour l’essentiel, le primat du texte. Et celle-ci est déjà la deuxième. Grotowski invente l’analyse corporelle, où le rapport maître-élève (son rapport avec Cieslak) n’est pas si loin du rapport analytique. Mais ce rapport est gestuel, et non textuel. Il passe par le mime, et non par le verbe. Et la pratique des exercices (les fameux exercices de Grotowski) lui tient lieu de transfert, entre ascèse et catharsis…

Kantor et le théâtre automatique

12Cracovie, 1975. La classe morte[27] : spectacle entre tous légendaire de Tadeusz Kantor, que nous restitue le film de Wajda, tourné sur place, à l’époque même de la création [28]. Kantor reçoit le public dans l’antre caverneux de la galerie Krzysztofory, qui accueille, à Cracovie, les spectacles du Cricot 2 (sa compagnie théâtrale) : sa grotte de Caliban [29]. Au fond, dans un coin, sont alignés des bancs d’école, « vieillots et pauvres, écrit Kantor lui-même, comme dans une école de campagne [30] ». La salle est divisée par une corde, qui sépare les deux séries de bancs, ceux des acteurs et ceux des spectateurs (ces deux notions n’ayant ici qu’un sens indicatif). Sur ces vieux bancs sont assis de vieux humains : « des petits vieux », dit Kantor, qui regardent les arrivants. Et comme ils sont immobiles, on croirait que les rôles s’inversent : c’est le public qui fait le spectacle. Mais ils lèvent le doigt, d’abord timidement, puis avec insistance. Et s’en vont. Tous quittent la place l’un après l’autre. « Les petits vieux, note Kantor dans sa partition scénique, demandent une chose ultime : le pipi à l’éternité. » Puis ils reviennent bientôt, d’un air satisfait, sur fond sonore de valse populaire, aux accents nostalgiques. La valse, que tout Polonais fredonne, sert de leitmotiv à l’étrange guinguette. Or ce cortège triomphal est… une marche funèbre : « La grande parade du Cirque de la Mort, écrit Kantor, avant que commence la représentation [31]. »

13Car voici le moment clef du spectacle – si c’en est un. « Entrent les créatures humaines avec les cadavres des enfants [32]. » Les petits vieux portent une figure de cire qui est comme l’allégorie – l’effigie – de leur propre enfance. Chacun le fait à sa manière. Mais tous avec peine, comme un fardeau. Ce défilé tient lieu de générique : il présente les personnages avec leurs attributs ou leurs caractères. Il y a le Petit Vieux au Vélocipède et le Petit Vieux pédophile, la Femme à la Fenêtre et la Femme au Berceau mécanique, la Prostituée somnambule et le Pion mélancolique, etc. Il y a enfin la Balayeuse (en travesti), qui n’est rien moins que la Mort elle-même [33]. Tous sont d’ailleurs vêtus de noir : ils portent leur propre deuil (le deuil de leur enfance). En noir sont aussi les figures de cire qu’ils traînent avec eux. Et la noirceur du costume – habits mortuaires, uniformes scolaires – finit par mêler tout le monde au point qu’on ne sait plus guère qui sont les vivants et les morts. Les petits vieux, note Kantor, sont plus livides et plus cadavériques encore que les pantins eux-mêmes [34]. Et ce sont eux, les vrais mannequins, maintien raide et visage de cire, qui ressemblent à des hommes…

14Théâtre de la mort. C’est le nom que donne Kantor à ses derniers spectacles, qui ont fait sa gloire. L’action change ici de nature. Elle devient totale. Et s’approprie l’espace. Puis le public. L’action devient collective. C’est-à-dire chorale. Au sens le plus antique : il n’y a plus d’acteurs. Mais il y a un chœur. Et un chorège : Kantor lui-même, qui s’exhibe dans ses œuvres, deus in machina, fantôme dans la machine, montreur de marionnettes. Car c’est ici la grande invention de cette entreprise iconoclaste. Le théâtre de la mort est un théâtre de marionnettes[35]. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces marionnettes sont… humaines. On n’y voit pas seulement paraître des mannequins. C’est que les acteurs mêmes se changent en automates, fussent-ils tragiques. Il s’agit d’un vieux rêve du romantisme allemand (Kleist, Hoffmann), que Gordon Craig théorise, dans les années 1900, sous influence orientale. L’acteur vivant, dit Craig, parasite le théâtre, qu’il rend trop humain. D’où la décadence de la scène. La marionnette, chez Kantor, est l’exacte antithèse d’une créature théâtrale : un tas de loques et de chiffons, qui proviennent des arrière-boutiques de foire ou de marché, loin des officines policées de la culture bourgeoise. Le mannequin, c’est ici la marge. Et même la fange, avec, dit-il, façon Bataille, « un relent de péché ». Et surtout la mort : la mort de l’acteur [36]. La figure triomphale du vieil Occident, depuis les Grecs (au moins), l’increvable histrion des tréteaux classiques est enfin réduit au statut de mortel. Et pire : il est moins qu’un homme. Et moins qu’une poupée : tout juste un apprenti mannequin. Voici Narcisse au fond des eaux : l’acteur disparaît avec l’action…

15Kantor invente un théâtre du troisième type : le théâtre automatique du rêve (le théâtre onirique des automates). Et sans doute est-ce le plus freudien de tous, si l’on se réfère à l’autre Freud ou, si l’on préfère, au Freud de l’autre scène. Pas au Freud exégète qui parle du théâtre en n’y voyant que le texte (et rien d’autre). Mais au Freud visionnaire qui traque chez ses patients les images du rêve : œil-écran, qui se doute bien que ce sont, dit Lacan, les images qui nous regardent [37] ; œil-cerveau, dirait Deleuze, qui pense, comme personne avant lui, que l’image, c’est du langage (et inversement) : mêmes lois du visible, même rhétorique du figurable[38]. Le vrai texte de Freud sur le théâtre est la Traumdeutung, où de théâtre il n’est pas question (et pour cause). On ne sait trop si Kantor a beaucoup lu Freud. Mais on croirait, à voir ses spectacles, qu’il feuillette – avec génie – les pages de la Traumdeutung : collages (ou bricolages) de visions fortes, que saturent à dessein des forêts de symboles, jusqu’à l’asphyxie du sens. Il s’agit de se perdre dans ces tableaux vivants, qui naissent (et renaissent) des ténèbres de l’inconscient. Car ce théâtre est muet. Ou presque. La musique y prend la place des mots, non sans avantage. Et quand les mots subsistent, ils sont aussi indigents – aussi usagés – que les accessoires triviaux de ce théâtre pauvre. Ce sont des restes de langage : le solde phonétique d’histoires anciennes qui n’ont plus de sens, où l’on devine encore, à l’occasion, l’écho d’Homère et de Witkacy.

16Puis ce théâtre inouï, qui ne raconte rien, ressasse les mêmes obsessions, dans un éternel retour, qui est celui du refoulé. Toutes les scénographies de Kantor ont pour axe une porte qui est la porte même qu’évoque Freud, dans une métaphore inlassable, quand il parle du refoulement : celle que forcent toujours les images importunes qu’on tâche de verrouiller. Les spectres, chez Kantor, vont en meute. Et ne cessent d’entrer et sortir, dans un processus compulsif de répétition, où triomphe ce que Freud (puis Lacan) nomme le Zwang de la Wiederholung. Il y a enfin la présence du maître. Kantor est sur scène. Il dirige ses comédiens comme un chef d’orchestre. Et cette position de maîtrise est celle de Freud dans son cabinet, au chevet du divan, qui lui tient lieu de scène. Tous deux accouchent leurs ouailles de leur fardeau d’images (des mannequins de leur enfance). Mais leur maïeutique n’est pas du même ordre. Elle passe, chez Freud, par le verbe, mais chez Kantor, par le geste : la pantomime. Et l’on songe à ce que dit Freud de Charcot [39], son mentor, dans le texte magistral où il lui rend hommage à la mort du grand homme (1893), qui est, à tous égards, un texte théâtral. Charcot faisait vivre le symptôme dans ses Leçons du mardi, qui étaient, note Freud, comme un théâtre ouvert [40] – théâtre de l’hystérie, où prime la deixis, qui montre du doigt ce qu’on ne veut pas voir…

Jarzyna ou la schizo-analyse

172002, Varsovie : 4.48 Psychosis[41], dernière pièce de Sarah Kane. Scène finale du suicide, à 4 h 48 du matin, « happy hour (écrit Kane) / quand la clarté fait sa visite / chaude obscurité / qui me mouille les yeux ». C’est l’heure où la femme qui dit je – on n’ose parler de narratrice, encore moins d’héroïne – se pend, comme fit Kane, un jour de février 1999. Ici pas de corde. Mais un mur. Où elle se brise : le mur de l’hôpital (psychiatrique). Et ce bloc de béton, qui luit dans les ténèbres, comme une fausse sortie, est une pierre tombale : une stèle funéraire. « Regardez-moi disparaître », dit la femme, qui le couvre de sang. « Regardez-moi. Regardez [42] ». La voix off, voix mâle, voix médicale, voix patriarcale, où sévissent tous les surmois de rigueur (l’asile, l’État, la société), lui fait par haut-parleur une espèce d’oraison funèbre : écho mécanique aux accents… obscènes. Au sens propre : extra-scéniques. Car cet univers préposthume, qui est froid comme la mort, n’est plus un théâtre. Mais une morgue.

18Et même… une gare. Gzegorz Jarzyna montre Sarah Kane dans la Gare centrale de Varsovie [43]. L’enfant terrible de la scène polonaise est alors le plus radical des iconoclastes. Il quitte les salles traditionnelles pour chercher dans les friches urbaines des publics nouveaux. Puis il évite le star system en usant de pseudonymes pour signer son travail [44]. C’est ainsi qu’il combat les vieux mythes du théâtre bourgeois, le culte de l’artiste et le rite du spectacle [45]. On dira plus crûment : le poids des institutions et le prix du billet. Retour aux années soixante ? Jarzyna réinvente un théâtre nomade en rupture ouverte avec la culture officielle et ses bureaucrates analphabètes [46]. Car ce théâtre-là est vraiment populaire, au sens où l’entendaient Barthes [47] et Vilar, c’est-à-dire Brecht : il fait de l’élitisme pour tous, avec des programmes sans concession, qui offrent au plus grand nombre les œuvres les plus difficiles (comme celle de Sarah Kane). Avis aux amateurs, France incluse, qui fait si souvent tout le contraire…

19Mais on s’en doute un peu : Jarzyna lit Kane à rebours. Je, chez Kane, est une voix. Rien qu’une voix : des mots. La pièce est un monologue. Et pas même : des bribes de phrases qui s’égarent dans la page blanche – « le vierge papier, dit le poète (Mallarmé), que sa blancheur défend [48] ». Ce langage en miettes n’est qu’un tas de phonèmes que menace à tout moment le vertige de l’aphasie : le silence de la psychose. Au commencement de la pièce est d’ailleurs le silence : « un très long silence », dit le texte [49]. Or, chez Jarzyna, ce texte prend corps. À la lettre (si j’ose dire) : le verbe se fait chair. Magdalena Cielecka, son actrice fétiche, est presque aussi nue que le plateau. Mais elle n’est pas silencieuse. Il s’en faut. Car elle crie. Et ce cri-là, c’est justement ce que la psychose inhibe : le grain de la voix, l’exercice de la profération, la violence de la parole. Le monologue de Kane est un cri muet dont la psychose aurait coupé le son. La première exigence de Jarzyna – de son interprète – consiste à… donner de la voix. Peu importe qu’ils oublient en chemin la plupart des mots. Le texte ici n’est qu’un prétexte. Et le théâtre ici vaut performance : une action, même un suicide, comme si les deux termes étaient synonymes. Par où l’on retrouve et Brus et Grotowski.

20Voici donc le stade ultime – le plus téméraire – d’un théâtre moderne (postmoderne, posthumain), qui n’a plus rien de théâtral : l’espace psychotique de la schizo-analyse, façon Deleuze et Guattari. Car ici l’inconscient n’est plus une scène, comme dans la grande métaphore qui régit, chez Freud et Lacan, le théâtre analytique. C’est la scène qui est l’inconscient : un système indifférencié de forces obscures qui ne visent qu’à tout détruire (elles y parviennent assez bien), le texte, le corps, la scène – le théâtre, en un mot, de la représentation, soit l’imposture métaphysique de la Vorstellung. « Détruire, détruire », écrivent Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe : la tâche de la schizo-analyse passe par la destruction, tout un nettoyage, « un curetage de l’inconscient [50] ». Ne subsiste à la fin que le souffle [51] dont parlait Artaud dans « Le théâtre de Séraphin », ce texte… ineffable de 1936 – qu’on nous pardonne l’oxymore – sur le théâtre des ombres (chinoises) : le dernier souffle, qui est un cri, « le cri de la révolte qu’on piétine », le cri de la terre blessée, du trou de l’abîme – le cri, dit Artaud, du féminin terrible[52]. Il ne manque à Freud que d’avoir lu Artaud. Car le théâtre à présent n’est plus le pathos, ni même le psychopathos, qu’évoquait Freud en 1906 : la souffrance du logos. Il est son exacte antithèse : une pure physique où triomphe la maladie – horresco referens. Et quelle maladie : la peste ! Car ce qui compte, chez Sophocle, écrit Artaud, ce n’est pas Œdipe (le héros, le sens, le complexe), mais la peste[53] : le poison, l’abcès, la contagion, qui putréfient le texte, le mythe, la tragédie, et le théâtre avec eux…

21Voyez l’actrice. Ou mieux : l’actionniste (la femme-cri). Elle ne joue pas de rôle. Pas de personnage. Elle ne représente rien. Rien qu’elle-même. L’action, notait Grotowski, n’est pas un spectacle, et l’acteur n’est pas un personnage. On dira d’abord qu’elle se concentre : phase liminaire de cristallisation (libidinale). Puis elle se… décentre : phase aiguë d’explosion (pulsionnelle). Le destin des pulsions, prétend Freud, est toujours tragique puisqu’il tend toujours vers la pulsion de mort (Todestrieb). Il se peut. Mais la femme a beau se jeter contre un mur, l’action du suicide n’est pas un suicide de l’action. Jarzyna pourrait bien être l’ultime héritier de Brus, et non le moindre. Il a, comme lui, le nihilisme actif. Qui vise au chaos. Jarzyna détruit le théâtre. Et produit des monstres : des corps en transe, à l’acmé de la peur et du désir, qui évoquent, aux dires de son maître, le grand Lupa, « l’obscure énergie d’un nouveau primitivisme [54] ». Il y avait encore, chez Sarah Kane, un dernier reste d’humanité : un débris de sujet (moignon d’ego). Quelqu’un dit encore je, par manière d’épitaphe, quand finit la pièce, dans le moment même de son évanescence [55]. Mais il n’y a plus ici que du vide (barbare) : un théâtre inhumain de pulsions brutes qu’accuse, par contraste, une musique sirupeuse de supermarché. Viennent alors – viennent enfin –, dit le poète (Mallarmé toujours [56]), « et l’avare silence, et la massive nuit »…


Mots-clés éditeurs : Schizo-analyse, Corps sans organes, Théâtre de la mort, Théâtre pauvre

Mise en ligne 17/04/2012

https://doi.org/10.3917/sc.015.0128

Notes

  • [1]
    Voir hors-texte, I.
  • [2]
    Zerreißprobe (1970), film 16 mm, réalisé par Werner Schulz, d’après l’action fameuse de Munich (Haus der Kunst, 19 juin 1970).
  • [3]
    G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, Paris (1967), Éd. de Minuit, 1996, p. 105-115.
  • [4]
    J. Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (1962), trad. fr. G. Lane, Paris, Points/Essais, 1991, 1re conférence, p. 37-45.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    G. Brus, Journal de jeunesse, par A. et F. Meifert, « Günter Brus : je suis, donc j’essaie de me faire », dans C. Grenier (sous la direction de), Günter Brus. Limite du visible, Paris, centre Pompidou, 1993. Voir nos commentaires dans R. Michel, La peinture comme crime ou la part maudite de la modernité, Paris, rmn, 2001, p. 286.
  • [7]
    G. Brus, « Brevet de merde » (1969), dans C. Grenier, op. cit., note 9.
  • [8]
    Voir notre exégèse : R. Michel, « Je suis une femme. Trois essais sur la parodie de la sexualité » dans Valie Export, catalogue de l’exposition du Jeu de Paume, Paris, 2003, p. 35-50.
  • [9]
    Cf. W. Reich, La psychologie de masse du fascisme (1933), Paris, Payot, trad. fr. P. Kamnitzer, 1998, p. 53-84.
  • [10]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 (1980), Paris, Éd. de Minuit, 1997, p. 196-202.
  • [11]
    G. Bataille, Les larmes d’Éros (1961), Paris, 10/18, 2004, p. 120-122. Sur le Lingchi, voir notre analyse, R. Michel, « Chen Chieh-Jen ou le supplice de l’histoire », dans L’œil-écran ou la Nouvelle Image. 100 vidéos pour repenser le monde, Luxembourg, 2007, p. 304-323.
  • [12]
    G. Deleuze, « Contrôle et devenir », dans Pourparlers (1990), Paris, Éd. de Minuit, 1997, p. 236-239.
  • [13]
    Voir hors-texte, II.
  • [14]
    Pour Jerzy Grotowski, cf. http://rokgrotowskiego.pl/index (Fondation Grotowski) ; Zbigniew Osinski, Grotowski i jego Laboratorium, Warszawa 1980 / Grotowski and his Laboratory, trad. angl. L. Vallee, R. Findlay, New York, 1986.
  • [15]
    J. Grotowski, Vers un théâtre pauvre (1965), trad. fr. Cl. B. Levenson, Paris, L’Âge d’Homme, 2006, p. 13-23.
  • [16]
    G. Debord, « VIII. La négation et la consommation de la culture », dans La société du spectacle (1967), Paris, Folio/Gallimard, 1996, p. 180-211 et p. 77-200.
  • [17]
    C. Stanislavski, La formation de l’acteur (1938), trad. fr. E. Janvier (1984), chap. III-VI, Paris, Payot, 2003, p. 51-136.
  • [18]
    J. Grotowski, « Le théâtre et le rite », Dialog, n° 8, 1969.
  • [19]
    J. Grotowski, Teksty z lat 1965-1969, Wroclaw, III wydanie : 1999, p. 8.
  • [20]
    F. Kafka, « Un champion de jeûne » (1924), dans La colonie pénitentiaire et autres récits, trad. fr. A. Vialatte (1948), Paris, Folio/Gallimard, 1968, p. 71-86.
  • [21]
    G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 10-37 (partic. p. 32 et suiv.).
  • [22]
    J. Derrida, « The purveyor of truth », Yale French Studies, 52, 1975, p. 31-113.
  • [23]
    S. Freud, « Personnages psychopathiques à la scène » (1905 ou 1906), trad. fr. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rouzy, dans Résultats, idées, problèmes, I (1890-1920), (1984), Paris, puf, 1998, p. 123-129.
  • [24]
    J.-M. Vivès, « Le théâtre psychopathologique et la scène de la psychanalyse » (2008), http://www.insistance.org:news:134:7, p. 1-2.
  • [25]
    J. Lacan, « L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de Sophocle », dans Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 285-332.
  • [26]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, cité par Jean Florence, « Scènes pour la psychanalyse. Ce que l’analyse doit au théâtre » (Cliniques méditerranéennes, 2009), http://www.cairn.info:article, p. 7.
  • [27]
    Voir hors-texte, III.
  • [28]
    T. Kantor, Umara Klasa (La classe morte), 1975, filmé pour la télévision par Andrzej Wadja, 1977.
  • [29]
    D. Bablet, Tadeusz Kantor, Les voies de la création théâtrale, vol. XI, Paris, cnrs Éditions, 1983, p. 29-34.
  • [30]
    « La partition scénique de La classe morte », dans ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 80 à 83.
  • [32]
    Ibid. (extraits du carnet du metteur en scène).
  • [33]
    « Les personnages de La classe morte », dans ibid., p. 73-74.
  • [34]
    Ibid., p. 89.
  • [35]
    T. Kantor, Le théâtre de la mort, textes établis par D. Bablet, Paris, L’Âge d’Homme, 2004, p. 59-65.
  • [36]
    G. Craig, On the Art of Theatre, London, 1911, dans ibid., p. 59.
  • [37]
    J. Lacan, « Du regard comme objet petit a », dans Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 79-135.
  • [38]
    G. Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran », dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Éd. de Minuit, 2003, p. 263-271.
  • [39]
    Voir hors-texte, IV.
  • [40]
    S. Freud, « Charcot » (1893), dans Résultats, idées, problèmes, op. cit., p. 61-73.
  • [41]
    Voir hors-texte, IV.
  • [42]
    S. Kane, 4.48 Psychosis (2000), trad. fr. Évelyne Pieller, Paris, Arche Éditeur, 2001, p. 52-55.
  • [43]
    Sur la mise en scène de Jarzyna, « Test dla teatru », Gazeta Wyborcza, 25 février 2002 ; sur la version londonienne au Barbican Center, Lyn Gardner, The Guardian, March 26, 2010 et Sarah Hemmings, Financial Times, même date.
  • [44]
    M. Mokrzycka-Pokora, Grzegorz Jarzyna, http://www.culture.pl, février 2004.
  • [45]
    P. Gruszczynski, « Cérémonies », Alternatives théâtrales 81, 2004, p. 32-35.
  • [46]
    « Trois entretiens avec Grzegorz Jarzyna », ibid., p. 36-40.
  • [47]
    Sur le théâtre populaire, voir R. Barthes, « Pour une définition du théâtre populaire » (1954), dans Écrits sur le théâtre, éd. établie par J.-L. Rivière, Paris, Le Seuil, Points/Essais, 2002, p. 99-101.
  • [48]
    S. Mallarmé, « Brise Marine » (1887), dans Œuvres complètes, éd. établie par H. Mondor et G.-Jean Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 38.
  • [49]
    S. Kane, op. cit., p. 9.
  • [50]
    G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 371.
  • [51]
    A. Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Le théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard, 1964, p. 199-201.
  • [52]
    Ibid., « Le théâtre de Séraphin », p. 219.
  • [53]
    Ibid., « Le théâtre et la peste », p. 42-45.
  • [54]
    K. Lupa, Didaskalia, n° 18, 1997.
  • [55]
    S. Kane, op. cit., p. 54.
  • [56]
    « Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit/Et l’avare silence et la massive nuit ». S. Mallarmé, « Toast funèbre à Théophile Gautier » (1873), dans S. Mallarmé, op. cit., p. 55 (note p. 1470-1472).
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